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Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXV

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 317-331).



CHAPITRE XXV.


Depuis que je respire, interrogez ma vie ;
Je la livre aux méchants, à la haine, à l’envie.
Dans ses plis et replis, sans relâche cherchez ;
Et venez me flétrir alors, si vous pouvez !

L’Orpheline.



Il est à présumer que Timms trouva moyen, le lendemain matin, de communiquer à Williams le refus de son offre avant la réunion de la Cour, car ce dernier déploya un zèle inusité à accomplir des devoirs que la plupart des hommes trouvent pénibles, et qu’il fut captieux, incisif et mal intentionné.

Au moment où Marie Monson parut dans l’intérieur de la barre, on remit une lettre à Dunscomb : il en brisa tranquillement le cachet, la lut deux fois, puis il la mit dans sa poche d’un air si calme, qu’un simple spectateur n’en aurait jamais soupçonné l’importance. La lettre était de Millington, et annonçait qu’il avait complétement échoué dans sa mission. On ne pouvait obtenir aucun renseignement sur l’endroit où se trouvait M. de Larocheforte, et les personnes quelque peu au courant de ses pérégrinations étaient d’avis qu’il voyageait dans l’ouest, accompagné de sa jeune et riche moitié. Aucun de ceux qui auraient naturellement pu entendre parler d’un événement aussi important qu’une séparation ne pouvait dire s’il s’était accompli. Millington lui-même n’avait jamais vu sa parente à cause de la froideur de longue date qui existait entre les deux branches de la famille, et ne pouvait donner que peu ou pas de renseignements à ce sujet. En un mot, il lui avait été impossible de rien découvrir qui lui servît à confirmer les bruits qui circulaient, tandis que, d’un autre côté, il avait trouvé bon nombre de gens très-disposés à ajouter foi à la rumeur propagée par Marie Monson elle-même, à savoir qu’elle était le bouc émissaire d’une bande de maraudeurs, et, sans aucun doute, coupable de tout ce dont on l’accusait. Millington, néanmoins, devait rester en ville un jour de plus, et s’efforcer de pousser ses recherches assez loin pour obtenir quelque utile résultat. Froid, sagace, et nullement romanesque, ce jeune homme était le meilleur agent qu’on pût employer dans cette circonstance ; Dunscomb le savait bien, et il se vit contraint d’attendre patiemment les découvertes qu’il pourrait réussir à faire. Pendant ce temps, le procès continua.

— Monsieur le greffier, dit Son Excellence, faites l’appel du jury.

Les lèvres de Marie Monson s’agitèrent, tandis qu’un sourire dissimulé éclairait sa physionomie ; car ses yeux devinèrent la sympathie exprimée sur les visages de plusieurs des hommes graves appelés par le sort à être les arbitres de sa vie ou de sa mort. Il fut évident pour elle que son sexe, sa jeunesse, peut-être son extérieur et sa beauté, lui conciliaient des amis, et qu’elle pouvait beaucoup compter sur ces hommes peu nombreux, mais influents. Quelques-unes de ses combinaisons semblaient réussir. Le conte qui faisait d’elle un bouc émissaire avait été activement mis en circulation avec quelques additions et embellissements qu’il était très-facile de réfuter ; une autre troupe d’agents s’était mise vivement à l’œuvre ; toute la matinée, pour ébranler les circonstances collatérales qui d’abord avaient appuyé le gros de l’histoire, et qui, étant détruites comme de nulle valeur, ne manquaient pas d’envelopper tout ce bruit du doute le plus profond. Marie Monson comprenait probablement tout cela, et s’en réjouissait ; il y avait dans sa nature mille tendances bizarres, qui la poussaient dans des directions différentes.

— J’espère qu’il n’y aura pas de retard provenant des témoins, dit le juge : le temps est très-précieux.

— Nous sommes armés de toutes pièces, Excellence, et disposés à amener l’affaire à une prompte conclusion, répondit Williams, jetant sur la prisonnière un de ces regards qui lui avaient justement attiré le sobriquet d’« impudent ». Crieur, appelez Samuel Burton.

Timms tressaillit. C’était porter le combat sur un autre terrain, et produire des témoignages qu’il redoutait beaucoup. Les Burton avaient été les plus proches voisins des Goodwin, et se trouvaient tellement à leur niveau, qu’ils avaient constamment vécu dans la plus grande intimité. Ces Burton se composaient du mari, de sa femme, et de trois sœurs non mariées. D’abord, ils avaient beaucoup causé avec Timms au sujet des meurtres ; mais au grand déplaisir de ce dernier, depuis quelque temps ils avaient été tout à fait muets ; cette circonstance l’empêcha d’anticiper sur le témoignage en dénaturant ces révélations prématurées des témoins, procédé assez en faveur de nos jours au barreau. S’étant vu si bien choyé dans ses premières entrevues, Timms était convaincu que les Burton soutiendraient la défense, et il s’était mis sur le meilleur pied avec les femmes, dont trois pouvaient raisonnablement aspirer à la main de l’intrigant avocat ; mais peu de temps après il apprit que Williams, introduit dans la maison, était devenu un rival heureux. Davis, le neveu et le proche parent des Goodwin, n’était pas marié non plus, et il est probable que ses fréquentes visites à l’habitation des Burton eurent une puissante influence sur ses intérêts. Quelle qu’en soit la cause, l’effet fut évidemment de fermer la bouche à toute la famille : tous les moyens employés par les agents de Timms n’avaient pu amener aucun d’eux à proférer une syllabe sur un sujet qui dès lors paraissait réellement être interdit. Aussi lorsque Burton parut à la barre et eut prêté serment, les deux conseils pour la défense attendirent, avec un intérêt également vif, que celui-ci ouvrît la bouche.

Burton connaissait les défunts, avait vécu toute sa vie près d’eux, était chez lui la nuit du feu, avait couru au secours du vieux couple, avait vu les deux squelettes, ne doutait pas qu’ils ne fussent les restes de Pierre Goodwin et de sa femme, avait remarqué les effets d’un coup pesant sur les fronts des deux, qu’on pouvait voir encore, et il en concluait que ce coup les avait tués, ou tellement étourdis qu’il les avait mis dans l’impossibilité de se sauver du feu.

Ce témoin fut ensuite questionné au sujet du bas et du trésor de mistress Goodwin. Il n’avait vu le bas qu’une fois, en avait souvent entendu parler par ses sœurs, ne pensait pas que sa femme y eût jamais fait allusion, ignorait le montant de l’or, mais supposait qu’il pouvait être très-considérable, avait vu le bureau ouvert, et savait qu’il avait été impossible de trouver le bas. En un mot, son témoignage vint confirmer l’impression qui dominait relativement aux meurtres, quoiqu’il soit superflu de le répéter sous cette forme, vu que le contre-interrogatoire expliquera mieux les dépositions et les opinions des témoins.

— Burton, dit Dunscomb, vous connaissiez bien les Goodwin ?

— Très-bien, Monsieur. Aussi bien que de proches voisins se connaissent l’un l’autre généralement.

— Pouvez-vous jurer que ce soient là les squelettes de Pierre et de Dorothée Goodwin ?

— Je puis jurer que je les crois tels, sans en avoir le moindre doute.

— Désignez celui que vous croyez être le squelette de Pierre Goodwin.

Cette demande embarrassa le témoin. De même que tous ceux qui l’entouraient, il ne pouvait appuyer ces faits que sur les circonstances dans lesquelles on avait trouvé ces tristes restes, et il ne sut trop que répondre.

— Je suppose que le plus court des squelettes est celui de Pierre Goodwin, et le plus long celui de sa femme, répondit-il enfin. Pierre n’était pas aussi grand que Dorothée.

— Quel est le plus court de ces deux restes ?

— C’est ce que je ne pourrais dire sans les mesurer. Je sais que Goodwin était moins grand que sa femme d’un demi-pouce, car je les ai vus se mesurer.

— Vous voulez dire alors que dans votre opinion le plus long de ces deux squelettes est celui de Dorothée Goodwin, et le plus court celui de son mari ?

— Oui, Monsieur ; c’est mon opinion, elle repose sur ce que je sais de plus formel. Je les ai vus se mesurer.

— La mesure était-elle exacte ?

— Tout à fait. Ils avaient l’habitude d’avoir des contestations au sujet de leur taille, et ils se mesurèrent différentes fois, en ma présence ; généralement n’ayant que leurs bas, et une fois pieds nus.

— La différence était-elle d’un demi-pouce en faveur de la femme ?

— Oui, Monsieur, à peu près, car j’ai été tiers-arbitre plus d’une fois.

— Pierre Goodwin et sa femme faisaient-ils bon ménage ensemble ?

— Assez bon ; dans le genre des autres gens mariés.

— Expliquez ce que vous voulez dire par là.

— Eh bien ! il y a des hauts et des bas, je suppose, dans tous les ménages. Dorothée avait le sang chaud, et parfois Pierre était têtu.

— Voulez-vous dire qu’ils se querellaient ?

— Ils avaient des mots ensemble, de temps en temps.

— Pierre Goodwin était-il sobre ?

Le témoin parut embarrassé. Il regarda autour de lui, et rencontrant partout des visages sur lesquels on lisait : « Oui, » il n’eut pas le courage moral d’affronter l’opinion publique et de dire : « Non. » On ne saurait croire combien est grande la tyrannie que cette concentration d’esprits exerce sur ceux dont les idées ne sont pas très-nettes, et qui ne sont pas constitués moralement pour résister à son influence. Elle va jusqu’à contraindre ces personnes à ne pas croire au témoignage de leurs sens, et à s’en rapporter plutôt à ce qu’elles entendent qu’à ce qu’elles ont vu. Un des effets de cette disposition, c’est de ne voir que par les yeux des autres. Comme les « voisins, » au courant des détails d’intérieur et des habitudes domestiques, croyaient généralement Pierre un homme sobre, et qu’un bien petit nombre avaient une opinion contraire, Burton ne sut que répondre. Plusieurs circonstances lui avaient révélé le défaut du vieillard, mais ses déclarations n’auraient pas été appuyées, eût-il dit toute la vérité, puisque Pierre avait réussi à cacher cette faiblesse aux yeux du public. À ceux d’un homme comme le témoin, il était plus facile de sacrifier la vérité que de se mettre en contradiction avec des voisins.

— Je suppose qu’il était comme beaucoup d’autres, répondit Burton après un délai qui causa quelque surprise ; il était homme, il avait une nature d’homme. Dans les jours de repos et de réjouissances, je l’ai vu s’en donner plus que ne le permet la tempérance ; mais je ne voudrais pas dire qu’il fût un homme déréglé.

— Alors, il buvait à l’excès de temps à autre ?

— Pierre avait une tête très-faible, c’était son plus grand malheur.

— Avez-vous jamais compté l’argent renfermé dans le bas de mistress Goodwin ?

— Jamais. Il y avait de l’or et du papier ; combien ? c’est ce que j’ignore.

— Vîtes-vous des étrangers dans la maison des Goodwin ou aux environs, le matin du feu ?

— Oui ; il y avait là deux hommes très-activement occupés à aider la prisonnière à sortir par la fenêtre. Ils mirent le plus grand soin à sauver les effets de Marie Monson.

— Ces étrangers se tinrent-ils près du bureau ?

— Non que je sache. J’aidai moi-même à sortir le bureau, et plus tard j’étais présent à l’enquête lorsqu’on y chercha l’argent. Nous n’en trouvâmes pas.

— Que devinrent ces étrangers ?

— Je ne puis vous le dire. Je les perdis de vue dans la confusion.

— Les aviez-vous jamais vus auparavant ?

— Jamais.

— Ni depuis ?

— Non, Monsieur.

— Voulez-vous avoir la bonté de prendre cette perche, et de me dire quelle différence de grandeur il y a entre les deux squelettes.

— J’espère, Excellence, que c’est là un témoignage qu’on n’admettra pas, dit Williams. Le fait est devant les jurés, et ils peuvent en prendre connaissance pour leur compte.

Dunscomb sourit en répondant :

— Le zèle de mon savant adversaire l’emporte sur la connaissance qu’il a des règles de l’évidence. Compte-t-il que le jury mesurera les restes ; ou devons-nous démontrer le fait au moyen de témoins ?

— Ceci est un contre-interrogatoire, et c’est là un des points de l’enquête. Le témoin appartient à la défense si elle a le droit de poser la question.

— Je ne crois pas, Excellence. Le témoin a affirmé, à l’enquête, que ces restes, selon lui, sont ceux de Pierre et de Dorothée Goodwin : il a dit ensuite, dans ce contre-interrogatoire, que Dorothée avait un demi-pouce de plus que Pierre ; nous désirons maintenant vérifier l’exactitude de la première opinion, en comparant les deux faits, c’est-à-dire la taille des deux époux telle qu’il la connaissait, avec la mesure d’aujourd’hui. On a dit que ces deux squelettes étaient à très-peu de chose près de la même taille ; nous voulons qu’on voie la vérité.

Le témoin répondra à la question, dit le juge.

— Je ne sais si la Cour a le pouvoir de contraindre un témoin à démontrer des faits d’une nature aussi irrégulière, répondit l’obstiné Williams.

— Vous pouvez faire toutes vos réserves, confrère Williams, répliqua le juge en souriant ; quoiqu’il ne soit pas facile de voir quelles en seront les utiles conséquences. Si la prisonnière est acquittée, vous ne pouvez guère vous attendre à la faire juger derechef ; et si elle est condamnée, l’accusation ne sera pas trop portée à vous suivre sur ce nouveau terrain.

Williams, qui avait résisté par entêtement plus que par tout autre motif, se soumit alors ; Burton prit la perche et mesura les squelettes, ce qu’il aurait pu sans doute se refuser à faire s’il l’avait jugé à propos. Les spectateurs remarquèrent de la surprise sur sa physionomie, et on le vit mesurer de nouveau, avec évidemment plus de soin.

— Eh bien, Monsieur, quelle est la différence dans la grandeur de ces squelettes ? demanda Dunscomb.

— Elle est à peu près d’un pouce et demi, si ces marques sont justes, répondit-il avec lenteur, prudence et réflexion.

— Dites-vous encore que vous croyez que ces squelettes sont les restes de Pierre et de Dorothée Goodwin ?

— De qui le seraient-ils, sinon d’eux ? On les trouva à l’endroit où le vieux couple dormait d’ordinaire.

— Je vous demande de répondre à ma question. Je ne suis pas ici pour répondre aux vôtres. Dites-vous encore que vous croyez que ce soient les squelettes de Pierre et de Dorothée Goodwin ?

— Je suis fortement ébranlé par ce nouveau mesurage, bien que la chair, la peau et les muscles puissent avoir fait une différence considérable de leur vivant.

— Certainement, dit Williams avec un de ses sourires effrontés, sourires qui seuls avaient gagné plus d’une cause par leur impudence et leur sarcasme ; chacun sait combien un homme a plus de muscles qu’une femme. C’est ce qui cause une grande différence dans leurs forces relatives. Quelques muscles en plus ou en moins au talon expliqueraient toute l’affaire.

— Combien de personnes habitaient dans la maison des Goodwin à l’époque du feu ? demanda Dunscomb.

— Marie Monson y était, dit-on, et je l’y vis durant le feu ; mais je ne l’avais jamais vue auparavant.

— Savez-vous s’il y logeait quelque autre personne outre le vieux couple et la prisonnière ?

— Je vis une femme que je ne connaissais pas aller et venir dans la maison, une semaine ou deux avant le feu ; mais je ne lui parlai jamais. C’était une Allemande, me dit-on.

— Ne vous occupez pas de ce qu’on vous dit. monsieur Burton, fit observer le juge, attestez seulement ce que vous savez.

— Avez-vous vu cette femme au moment du feu, ou après ? demanda Dunscomb.

— Je ne puis dire l’avoir vue, Je me rappelle l’avoir cherchée sans la trouver.

— Parla-t-on alors de son absence, dans la foule ?

— On en dit quelques mots ; mais nous étions trop occupés du vieux couple pour parler beaucoup de cette étrangère.

Telle fut, en résumé, la déposition de Burton ; mais le contre-interrogatoire dura plus d’une heure, et Williams le recommença en sous-œuvre au nom de l’accusation. Cet intrépide praticien prétendait que la défense avait fait de Burton son propre témoin dans tout ce qui avait rapport au mesurage des squelettes, et qu’il avait droit à reprendre l’interrogatoire. Après toutes ces contestations, le seul fait de quelque importance qui ressortît du témoignage avait trait à la différence de stature entre Goodwin et sa femme.

Pendant ce temps, Timms s’assura que la dernière rumeur propagée par ses propres agents à l’instigation de Marie Monson elle-même, circulait activement ; et quoique entièrement opposé aux versions précédentes, ce conte extravagant était accueilli avec avidité. Timms fut effrayé de voir si bien réussir le projet de sa cliente, et sentit la nécessité de commencer dès lors la réaction. Il s’était chaudement opposé à ce dessein dès le principe, et en avait énergiquement repoussé l’adoption ; mais Marie Monson n’avait pas voulu écouter ses objections. Elle le menaça même d’employer un autre intermédiaire, s’il venait à lui faire défaut. Cette invention paraissait s’être vivement emparée de son imagination, et toute l’opiniâtreté de son caractère était venue en aide à cette étrange résolution. La chose était faite ; il restait maintenant à prévenir les funestes effets qu’elle était destinée à produire.

Pendant tout ce temps, la belle prisonnière gardait un silence des plus dignes, écoutant avec attention tout ce qu’on disait, et parfois prenant des notes. Timms s’était hasardé à lui dire avec précaution qu’elle ferait mieux de s’en abstenir, que cela lui donnait l’air d’en savoir trop, et pourrait la dépouiller de l’intérêt qui s’attache à une femme sans protection ; mais elle fit la sourde oreille, étant moins accoutumée à se laisser conduire par les autres qu’à suivre ses propres impulsions.

On interrogea ensuite les sœurs de Burton ; elles reproduisirent tous les faits connus, attestèrent tout ce qu’on avait dit du bas et de son contenu ; et deux d’entre elles reconnurent la pièce d’or trouvée dans la bourse de Marie Monson, pour être celle qui avait été autrefois la propriété de Dorothée Goodwin. Sur ce point le témoignage de chacune d’elles fut complet, catégorique et explicite : chacune d’elles avait souvent vu la pièce d’or et y avait remarqué une petite rainure ou entaille près du bord, laquelle rainure ou entaille était visible sur la pièce présentée en ce moment à la Cour. Le contre-interrogatoire ne put réussir à ébranler ce témoignage ; on avait en vain essayé de mettre la pièce au milieu d’autres pièces ; les femmes n’eurent pas de peine à reconnaître la vraie, grâce à l’entaille. Timms était confondu, Dunscomb avait l’air très-grave, Williams leva le nez plus haut que jamais, et Marie Monson fut frappée de surprise. À la première mention de l’entaille, elle se leva, avança assez près pour examiner la pièce, et mit la main sur son front comme si elle réfléchissait douloureusement à cette circonstance. Ce témoignage produisit une très-profonde impression sur tous les assistants, la Cour, le barreau, le jury. Toutes les personnes présentes, à l’exception de celles qui étaient dans la confidence immédiate de l’accusée, furent fermement convaincues de la culpabilité de Marie Monson ; peut-être que les seules autres exceptions à cette manière de penser étaient quelques praticiens exercés, à qui une longue habitude avait appris à peser les dépositions des deux parties avant d’arrêter un jugement dans une affaire de cette importance.

Nous ne suivrons pas Dunscomb dans son long et difficile contre-interrogatoire des sœurs de Burton, nous nous bornerons à reproduire quelques-unes des questions les plus remarquables qu’il posa à l’aînée des sœurs, et qui furent répétées aux deux autres quand elles parurent à la barre.

— Voulez-vous nommer les personnes qui habitaient dans la maison des Goodwin à l’époque du feu ? demanda Dunscomb.

— Il y avait les deux vieillards, Marie Monson ici présente, et une Allemande nommée Yatty (Jette), que la tante Dorothée avait prise pour servir ses locataires.

— Mistress Godwin était donc votre tante ?

— Non, nous n’étions nullement parentes ; mais étant si proches voisins, et elle si âgée, nous lui donnions le nom de tante à titre de compliment.

— Je comprends cela, dit Dunscomb ; je suis appelé oncle par de charmantes jeunes personnes, d’après le même principe. Connaissiez-vous beaucoup cette Allemande ?

— Je la voyais presque tous les jours, et causais avec elle à ma fantaisie ; mais elle parlait très-peu anglais. Marie Monson était la seule personne qui pût s’entretenir avec elle à son aise, elle parlait sa langue.

— Étiez-vous en grande intimité avec la prisonnière présente ici à la barre ?

— À peu près comme on l’est entre si proches voisins.

— Vos conversations avec la prisonnière étaient-elles fréquentes et confidentielles ?

— Pour dire la vérité je ne lui ai jamais parlé de ma vie ; Marie Monson était trop grande dame pour moi.

Dunscomb sourit : il savait combien il est commun aux gens de ce pays de dire qu’ils sont en grande intimité avec tel ou tel individu, quand tout ce qu’ils en savent est emprunté aux on dit vulgaires. On fait beaucoup de mal par ce moyen ; mais un Américain, dans les classes ordinaires, qui admettra qu’il vit près de quelqu’un sans être en intimité avec lui, si cette intimité est supposée lui donner du crédit, forme une rare exception à une règle très-générale.

L’idée d’être « trop grande dame » était de nature à faire tort à la prisonnière et à diminuer l’intérêt qu’on lui portait ; aussi Dunscomb crut-il que le meilleur partira prendre était de pousser un peu le témoin sur ce point.

— Pourquoi pensiez-vous que Marie Monson était « trop grande dame » pour vous ? demanda-t-il.

— Parce qu’elle en avait l’air.

— Quel air avait-elle donc ? comment son air vous montrait-il qu’elle était ou qu’elle se croyait « trop grande dame » pour avoir des rapports avec vous ?

— Tout cela est-il bien nécessaire, monsieur Dunscomb ? demanda le juge.

— Je prie Votre Excellence de permettre à monsieur de continuer, dit Williams levant le nez plus haut que jamais, et regardant autour de la salle avec un air d’intelligence que le grand conseiller d’York n’aima pas. C’est un sujet intéressant, et nous autres gens du comté de Dukes, pauvres et ignorants que nous sommes, nous pouvons y gagner quelques idées utiles pour nous apprendre comment on a l’air « trop grand seigneur » et « trop grande dame. »

Dunscomb sentit qu’il avait fait un faux pas, et il eut assez d’empire sur lui-même pour s’arrêter.

— Eûtes-vous quelque conversation avec l’Allemande ? continua-t-il faisant un léger salut au juge pour lui marquer sa déférence.

— Elle ne pouvait parler anglais ; Marie Monson causait avec elle ; je ne le faisais en aucune manière.

— Étiez-vous présente au moment du feu ?

— J’y étais.

— Vîtes-vous quelque part cette Allemande pendant le feu ou après ?

— Non, elle disparut sans qu’on sût comment.

— Depuis que Marie Monson vivait chez les Goodwin, visitiez-vous ces derniers aussi souvent que par le passé ?

— Non ; de grands airs et un grand raffinement de langage ne me plaisaient pas.

— Marie Monson vous a-t-elle jamais parlé ?

— Je crois, Excellence, objecta Williams, qui n’aimait pas la question, que c’est sortir du réquisitoire.

— Laissez monsieur continuer ; le temps est précieux, et une discussion nous en ferait perdre plus que de laisser continuer. Poursuivez, monsieur Dunscomb.

— Marie Monson vous a-t-elle jamais parlé ?

— Jamais, à ma connaissance.

— Que voulez-vous dire alors par « un grand raffinement de langage ? »

— Eh bien, quand elle parlait à la tante Dorothée, elle ne parlait pas comme j’avais l’habitude d’entendre parler les autres personnes.

— En quoi consistait la différence ?

— Elle était plus relevée dans son langage et comme plus prétentieuse.

— Voulez-vous dire qu’elle avait le verbe haut ?

— Non ; moins haut peut-être que le vulgaire, mais ça ressemblait plus à un livre ; ce n’était pas commun.

Dunscomb comprit tout cela à merveille, aussi bien que le sentiment qui dictait ces paroles ; mais il vit qu’il n’en était pas de même du jury, et il fut forcé d’abandonner les recherches sur ce point, comme il arrive souvent en pareille occasion, vu l’ignorance de ceux qui sont appelés à entendre le témoignage. Il renonça au contre-interrogatoire de la sœur de Burton ; l’accusation fit alors comparaître à la barre la femme de ce dernier.

Celle-ci, issue d’un sang différent, n’avait aucun des traits caractéristiques de ses belles-sœurs, qui étaient bavardes, hardies, assez empressées à porter témoignage : elle était silencieuse, réservée dans ses manières, pensive, et en apparence si craintive, qu’elle trembla de tout son corps en étendant la main sur le livre sacré.

Mistress Burton passait pour une excellente femme parmi toutes celles qui habitaient à Biberry ou dans les environs, et l’on accordait plus de confiance à ses révélations qu’à celles de ses belles-sœurs. Une grande modestie, pour ne pas dire une grande timidité, un air de candeur singulière, une voix faible et douce, une expression d’inquiétude dans la physionomie, comme si elle pesait la valeur de chaque syllabe, tout cela ne tarda pas à lui gagner la sympathie et la confiance des assistants. Chaque mot qu’elle proférait avait une influence directe sur la cause, d’autant plus qu’elle mettait une certaine répugnance à porter témoignage et semblait peu disposée à faire des révélations.

La déposition faite par mistress Burton dans son interrogatoire lors de l’instruction ne différait pas matériellement de celles de ses belles-sœurs. À certains égards elle en savait plus que celles qui l’avaient précédée, tandis que sur d’autres points, elle en savait moins. Plus qu’aucun autre membre de la famille elle avait eu la confiance de Dorothée Goodwin, elle l’avait vue plus souvent, était plus au courant de ses affaires privées. Elle convint qu’elle avait une parfaite connaissance du bas et de son contenu. L’or s’élevait à plus de douze cents dollars ; elle l’avait compté de ses propres mains. Il y avait aussi du papier, mais elle n’en connaissait pas exactement le montant, vu que Dorothée gardait cela tout à fait pour elle. Elle savait toutefois que ses voisins parlaient d’acheter une ferme, dont le prix était de cinq mille dollars, somme que Dorothée avait souvent parlé de payer comptant. Elle croyait que les défunts devaient avoir cette valeur en argent ou en papier.

Au sujet de la pièce d’or trouvée dans la bourse de Marie Monson, mistress Burton donna son témoignage avec une grande discrétion. Chacun fit une comparaison très-flatteuse de sa réserve, de sa répugnance même, avec la vivacité et l’empressement de mistress Pope et de ses belles-sœurs. Ce témoin parut apprécier l’effet de toutes ses paroles, et exposa les faits qu’elle connaissait, d’une manière gracieuse qui donna un grand poids à son témoignage. Dunscomb vit que c’était le témoin que la défense avait le plus de raison de redouter, et il mit le plus grand soin à noter avec précision tous les mots qu’elle prononça.

Mistress Burton jura qu’elle reconnaissait la pièce d’or entaillée, quoiqu’elle tremblât beaucoup en donnant son témoignage. Elle savait que c’était bien la pièce qu’elle avait vue si souvent en la possession de Dorothée Goodwin ; elle l’avait examinée au moins douze fois, et l’aurait reconnue entre mille au moyen de sa marque particulière. Outre l’entaille, il y avait un léger défaut dans l’empreinte de la date. Ceci lui avait été signalé par Dorothée Goodwin elle-même qui lui avait dit que ce serait un bon moyen de reconnaître la pièce si on venait à la lui voler. Sur ce chapitre, la déposition du témoin fut ferme, claire et complète. Comme elle était corroborée par d’autres preuves frappantes, le résultat fut une impression profonde et générale de la culpabilité de la prisonnière.

Il était tard quand se termina le premier interrogatoire de mistress Burton. Elle déclara qu’elle était très-fatiguée et qu’elle souffrait d’un mal de tête violent ; Williams demanda alors que la Cour voulût bien s’ajourner en faveur du témoin jusqu’au lendemain, avant que le contre-interrogatoire allât plus avant. Cette proposition entrait dans les vues de Dunscomb, car il savait que son adversaire pouvait perdre un avantage considérable en accordant une nuit au témoin pour coordonner ses pensées. Comme il n’y eut pas d’opposition de la part de la prisonnière à la demande de l’accusation, le juge, sans égard cette fois pour le temps précieux de la Cour, consentit à lever la séance à huit heures du soir au lieu de continuer jusqu’à dix ou onze heures. Il en résulta que les jurés se reposèrent dans leur lit au lieu de dormir sur leur banc.

Dunscomb quitta le Palais, abattu et comptant peu sur l’acquittement de sa cliente. Timms avait une meilleure opinion, et pensait qu’il ne s’était encore rien présenté qu’on ne pût réfuter avec succès.