Les Maîtres mosaïstes/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
◄  XX.
XXII.  ►

XXI.

Francesco ne put se défendre d’un mouvement de répugnance lorsque le Bozza parut devant lui : il savait que ce jeune homme, honnête d’ailleurs et incapable d’une action basse, n’avait aucune bonté, aucune affection, aucun sentiment généreux dans le cœur. Toutes les voix de la tendresse et de la sympathie étaient dominées en lui par celle d’un orgueil farouche et d’une implacable ambition. Cependant, quand il sut dans quel état Valerio avait trouvé le Bozza, Francesco courut chercher une de ses paires de chausses et une de ses meilleures robes, et les lui offrit, tandis que son frère lui préparait un repas substantiel. Dès ce moment, le Bozza fit partie de l’indigente famille, qui, à force d’économie, d’ordre et de labeur, vivait encore honorablement à San-Filippo. Valerio ne regrettait pas sa peine ; et quand il voyait, le soir, toute son ancienne école réunie autour d’un repas modeste, son âme s’épanouissait encore à la joie, et il s’abandonnait à une douce effusion. Alors les yeux inquiets de Francesco rencontraient ceux du Bozza toujours pleins d’indifférence ou de dédain. Le Bozza ne comprenait rien à l’héroïque dévouement des Zuccati. Il concevait si peu cette grandeur, qu’il l’attribuait à des motifs d’intérêt personnel, au dessein de fonder une école nouvelle, d’exploiter le travail de leurs apprentis, ou de les enchaîner d’avance par de tels services, qu’ils ne pussent passer à une école rivale. Ce que ses compagnons trouvaient à bon droit sublime, il le trouvait donc tout simplement habile.

Cependant la misère devenait menaçante de plus en plus. Les Zuccati étaient bien résolus à s’imposer les plus sévères privations avant d’avoir recours aux illustres maîtres dont ils possédaient l’amitié. La fortune de leur père était plus que médiocre ; son orgueil s’était toujours refusé à recevoir aucun secours de fils placés, selon lui, dans une condition si basse. Tant qu’ils avaient été dans la prospérité, ils lui avaient fait passer une partie de leur salaire ; et, pour qu’il consentît à recevoir cet argent, il avait fallu que le Titien le lui fît agréer en son propre nom. Maintenant que les Zuccati ne pouvaient plus assister leur père, le Titien continuait, pour son propre compte, à servir cette rente au vieillard, et les fils reconnaissants lui cachaient leur misère, dans la crainte d’abuser de sa générosité.

Heureusement le Tintoret veillait sur eux, quoique lui-même fût fort gêné à cette époque. L’art semblait tomber en discrédit ; les confréries faisaient des ex voto au rabais ; on parlait de vendre tous les tableaux des scuole pour en distribuer l’argent aux pauvres ouvriers des corporations. Les patriciens cachaient leur luxe au fond des palais, afin de n’être point frappés de trop rudes impôts en faveur des classes pauvres. Néanmoins le Tintoret trouvait encore moyen de secourir ses amis infortunés. Outre qu’à leur insu il leur faisait acheter beaucoup d’ornements, il ne cessait d’insister pour que le sénat leur donnât de l’emploi. Il réussit enfin à prouver la nécessité de nouvelles réparations à la basilique. Un certain nombre de parois de mosaïques byzantines (celles qu’on voit encore à Saint-Marc) pouvaient être conservées ; mais il fallait les lever entièrement et les replacer sur un nouveau mastic. D’autres parties étaient tout à fait irréparables, et il fallait les remplacer par de nouvelles compositions avant que le tout tombât en poussière, ce qui occasionnerait plus de dépenses qu’on ne pensait. Le sénat décréta ces travaux et vota des sommes à cet effet ; mais il décida que le nombre des ouvriers en mosaïque serait réduit, et que, pour faire cesser toute rivalité, il n’y aurait qu’un chef et qu’une école. Ce chef serait celui qu’après un concours de tous les ouvriers précédemment employés, les peintres de la commission jugeraient le plus habile ; son école serait recrutée aussitôt, non pas à son choix, selon ses sympathies et ses intérêts de famille, mais selon le degré d’habileté des autres concurrents reconnus par la commission. Il y aurait donc un grand prix, un second prix, et quatre accessits. Le nombre des maîtres serait limité à six.

La commission fut donc nommée et composée des peintres qui avaient examiné les travaux des Zuccati et des Bianchini. Le concours fut ouvert, et le sujet proposé fut un tableau de mosaïque représentant saint Jérôme. En même temps que le Tintoret porta cette heureuse nouvelle aux Zuccati, il leur remit les cent ducats qui leur étaient dus pour une année de travail, et qu’il avait enfin réussi à obtenir. Cette victoire imprévue sur une destinée si mauvaise et si effrayante ralluma l’énergie éteinte de Francesco et du Bozza, mais d’une manière bien différente ; car tandis que le jeune maître pressait dans ses bras son frère et ses chers apprentis, Bartolomeo, jetant un cri de joie âpre et sauvage comme celui d’un aigle marin, s’élança hors de l’atelier et ne reparut plus.

Son premier mouvement fut de courir chez les Bianchini, et de leur exposer leur situation respective. Le Bozza avait pour les Bianchini de la haine et du mépris, mais il pouvait tirer parti d’eux. Il était bien évident pour lui que, soit partialité, soit justice, les travaux de Francesco et de ses élèves passeraient les premiers au concours. Les Bianchini n’étaient que des manœuvres, et certainement ne seraient admis qu’en sous-ordre aux travaux futurs de la république. D’un autre côté, le Bozza savait que l’état de langueur et de maladie de Francesco ne lui permettrait pas de travailler. Il pensait que Valerio produirait à lui seul les deux essais commandés aux Zuccati, que même les apprentis y mettraient la main ; car le délai accordé était court, et la commission voulait juger la promptitude aussi bien que le savoir des concurrents. Il se flattait donc, au fond de l’âme, de pouvoir rivaliser à lui seul contre toute cette école. Dans les derniers temps qu’il venait de passer à San-Filippo, il avait beaucoup étudié le dessin et cherché à s’emparer de tous les secrets de couleur et de ligne, que Valerio lui avait, du reste, naïvement et généreusement communiqués.

Quoique espérant surpasser les Zuccati, le Bozza ne s’aveuglait pourtant pas sur la difficulté de supplanter Francesco, dont le nom était déjà illustre, tandis que le sien était encore ignoré. Il fallait, pour l’écarter, que les procurateurs parvinssent à épouvanter les juges par les intrigues et les menaces de Melchiore. Or, les procurateurs étaient favorables aux Bianchini, qui les avaient adulés lâchement en leur disant qu’ils se connaissaient beaucoup mieux en peinture et en mosaïque que le Titien et le Tintoret. Résolu à lutter contre le talent des Zuccati, le Bozza n’avait plus qu’à se rendre favorable l’influence des Bianchini. Il le fit en démontrant aux Bianchini qu’ils ne pouvaient se passer de lui, puisqu’ils ignoraient absolument les règles du dessin, et que leurs travaux seraient infailliblement écartés du concours s’ils ne lui en abandonnaient la direction. Cette prétention insolente ne blessa pas les Bianchini. L’argent leur était encore plus cher que la louange ; et la froideur des peintres à leur égard, lors du dernier examen, leur avait laissé de grandes craintes pour l’avenir. Ils acceptèrent donc l’offre du Bozza, et consentirent même à lui donner d’avance dix ducats. Aussitôt il courut acheter, avec la moitié de cette somme, une belle chaîne qu’il envoya aux Zuccati, et que Francesco passa au cou de son frère sans savoir de quelle part elle venait.

De tous côtés on se mit au travail avec ardeur. Mais Francesco, un instant ranimé par l’espérance, compta trop sur ses forces, et, repris par la fièvre au bout de quelques jours, fut obligé d’interrompre son œuvre, et de surveiller de son lit les travaux de son école