Les Maîtres mosaïstes/Chapitre 22

La bibliothèque libre.
◄  XXI.
XXIII.  ►

XXII.

Cette rechute causa un si vif chagrin à Valerio, qu’il faillit abandonner son travail et se retirer du concours. L’état de Francesco était grave, et les angoisses d’esprit qu’il éprouvait à l’aspect de son chef-d’œuvre commencé et interrompu augmentaient encore ses souffrances physiques. Ces angoisses s’aggravèrent lorsque la femme de Ceccato vint lui dire étourdiment qu’elle avait vu en passant le Bozza dans l’atelier des Bianchini. Ce trait d’ingratitude lui parut si noir, qu’il en pleura d’indignation, et qu’il eut un redoublement de fièvre. Valerio, le voyant si tourmenté, prétendit que la Nina s’était trompée, et qu’il allait s’en assurer par lui-même. Il ne pouvait croire en effet à tant d’insensibilité de la part d’un homme avec qui, malgré beaucoup de griefs, il avait partagé ses dernières ressources. Il courut à San-Fantino, où était situé l’atelier des Bianchini, et il vit, par la porte entr’ouverte, le Bozza occupé à diriger le jeune Antonio. Il le fit demander, et, l’ayant emmené à quelque distance, il lui reprocha vivement sa conduite.

« En vous voyant partir précipitamment l’autre jour, lui dit-il, j’avais bien compris qu’au premier espoir de succès personnel vos anciens amis vous deviendraient étrangers ; je reconnaissais bien là l’égoïsme de l’artiste, et mon frère cherchait à l’excuser en disant que la soif de la gloire est une passion si impérieuse, que tout se tait devant elle ; mais entre l’égoïsme et la méchanceté, entre l’ingratitude et la perfidie, il y a une distance que je ne croyais pas vous voir franchir si lestement. Honneur à vous, Bartolomeo ! vous m’avez donné une cuisante leçon, et vous m’avez fait douter de la sainte puissance des bienfaits.

— Ne parlez pas de bienfaits, Messer, répondit le Bozza d’un ton sec ; je n’en ai accepté aucun. Vous m’avez secouru dans l’espérance que je vous deviendrais utile. Moi, je n’ai pas voulu vous être utile, et je vous ai payé vos services par un présent dont la valeur surpasse de beaucoup les dépenses que vous avez pu faire pour moi. »

En parlant ainsi, le Bozza désignait de l’œil et du doigt la chaîne que Valerio portait au cou. À peine eut-il compris ce dont il s’agissait, qu’il l’arracha si violemment, qu’elle se brisa en plusieurs morceaux.

« Est-il possible, s’écria-t-il en dévorant des larmes de honte et de colère, est-il possible que vous ayez eu l’audace de m’envoyer un présent ?

— Cela se fait tous les jours, répondit le Bozza ; Je ne nie pas l’obligeance que vous avez eue de me recueillir, et je vous sais même gré de m’avoir assez bien connu pour ne pas être en peine des avances que vous m’avez faites en me nourrissant.

— Ainsi, dit Valerio en tenant la chaîne dans sa main tremblante, et en fixant sur le Bozza des yeux étincelants de fureur, vous avez pris mon atelier pour une boutique, et vous avez cru que je tenais table ouverte par spéculation ? C’est ainsi que vous appréciez mes sacrifices, mon dévouement à des frères malheureux ! Quand, pour vous laisser le temps de travailler, je préparais moi-même votre repas, vous m’avez pris pour votre cuisinier ?

— Je n’ai pas eu de telles idées, répondit froidement le Bozza. J’ai pensé que vous vouliez vous attacher un artiste que vous ne jugiez pas sans talent, et, pour me dégager en m’acquittant avec vous, je vous ai fait un cadeau. N’est-ce pas l’usage ? »

À ces mots Valerio, exaspéré, lui jeta violemment la chaîne au visage. Le Bozza fut atteint près de l’œil, et le sang coula.

« Vous me paierez cet affront, dit-il avec calme ; si je me contiens ici, c’est que d’un mot je pourrais attirer dix poignards sur votre gorge. Nous nous reverrons ailleurs, j’espère.

— N’en doutez pas », répondit Valerio.

Et ils se séparèrent.

En revenant chez lui, Valerio rencontra le Tintoret, et lui raconta ce qui venait de lui arriver. Il lui fit part aussi de la rechute de Francesco. Le maître s’en affligea sincèrement ; mais voyant que le découragement était entré dans l’âme de Valerio, il se garda bien de lui donner ces consolations vulgaires qui aigrissent encore le chagrin chez les esprits ardents. Il affecta, au contraire, de partager ses doutes sur l’avenir, et de regarder le Bozza comme très-capable de le surpasser au concours, et de mener si bien l’école des Bianchini, qu’elle l’emporterait sur celle des Zuccati.

« Cela est bien triste à penser, ajouta-t-il. Voilà des hommes qui ne savent rien en fait d’art ; mais, grâce à un jeune homme qui n’en savait pas davantage il y a peu de temps ; grâce à la persévérance et à l’audace qui souvent tiennent lieu de génie, les plus beaux talents vont peut-être rentrer dans l’ombre, tandis que l’ignorance ou tout au moins le mauvais goût, vont tenir le sceptre. Adieu l’art ! nous voici arrivés aux jours de la décadence !

— Ce mal n’est peut-être pas inévitable, mon cher maître ! s’écria Valerio, ranimé par ce feint abattement. Vive Dieu ! le concours n’est pas encore ouvert, et le Bozza n’a pas encore produit son chef d’œuvre.

— Je ne te dissimulerai pas, reprit le Tintoret, que son commencement est fort beau. J’y ai jeté les yeux hier en passant à San-Fantino, et j’en ai été surpris ; car je ne croyais pas le Bozza capable d’un tel dessin. Son élève, le jeune Antonio, est plein de dispositions, et d’ailleurs Bartolomeo retouche son essai si minutieusement, qu’il n’y laissera pas une tache. Il dirige aussi les deux autres ; et les Bianchini sont des copistes si serviles, qu’avec un bon maître ils sont capables de bien dessiner par instinct d’imitation, sans comprendre le dessin.



Puis la petite Maria vint jouer avec les boucles argentées de sa barbe. (Page 39.)

— Mais enfin, maître, dit Valerio troublé, vous ne voudrez pas donner le prix à des charlatans, au détriment des vrais serviteurs de l’art ? Messer Tiziano ne le voudra pas non plus ?

— Mon cher enfant, dans cette lutte, nous ne sommes pas appelés à juger les hommes, mais les œuvres ; et, pour plus d’intégrité, il est probable que les noms seront mis hors de cause. Tu sais, d’ailleurs, que l’usage est de prononcer sans avoir vu la signature d’aucun ouvrage. À cet effet, on la couvre d’une bande de papier avant de nous présenter le tableau. Cet usage est un symbole de l’impartialité qui doit dicter nos arrêts. Si le Bozza te surpasse, mon cœur en saignera, mais ma bouche dira la vérité. Si les Bianchini triomphent, je penserai que l’imposture l’emporte sur la loyauté, le vice sur la vertu ; mais je ne suis pas l’inquisiteur, et je n’ai à juger que des compartiments d’émail plus ou moins bien arrangés dans un cadre.

— Je le sais bien, maître, reprit Valerio un peu piqué ; mais pourquoi pensez-vous que l’école des Zuccati ne vous forcera pas à lui accorder la palme ? C’est bien ainsi qu’elle l’entend. Qui vous demande une indulgence coupable ? Nous n’en voudrions pas, en supposant que nous pussions l’obtenir de vous.

— Tu me parais si découragé, mon pauvre Valerio, et tu as un si énorme travail à faire, si ton frère ne se rétablit pas promptement, qu’en vérité je suis effrayé de la position où tu te trouves. D’ailleurs, Francesco malade, votre école existe-t-elle ? Tu es un maître habile ; tu es doué d’une facilité merveilleuse, et l’inspiration semble venir au-devant de toi. Mais n’as-tu pas toujours tourné le dos à la gloire ? N’es-tu pas insensible aux applaudissements de la foule ? Ne préfères-tu pas les enivrements du plaisir, ou le dolce farniente, aux titres, aux richesses et aux louanges ? Tu es un homme admirablement doué, mon jeune maître ; ton intelligence pourrait triompher de tout ; mais, il ne faut pas se le dissimuler, tu n’es point un artiste. Tu dédaignes la lutte, tu méprises l’enjeu, tu es trop désintéressé pour descendre dans l’arène. Le Bozza, avec la centième partie de ton génie, arrivera encore à tout par l’ambition, par la persévérance, la dureté de cœur.

— Maître, vous avez peut-être raison, dit Valerio, qui avait écouté ce discours d’un air rêveur. Je vous remercie de m’avoir exprimé vos craintes ; elles sont l’effet d’une tendre sollicitude, et je les trouve trop bien fondées ; cependant, maître, il faudra voir ! Adieu ! »

En parlant ainsi, Valerio, suivant l’usage du temps et du pays, baisa la main de l’illustre maître, et franchit légèrement le Rialto.