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Les Maîtres d’autrefois/04

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LES
MAITRES D'AUTREFOIS

IV.[1]
L’ECOLE HOLLANDAISE. — RUYSDAEL. — CUYP.


I

La Haye.

Quand on n’a pas visité la Hollande et qu’on connaît le Louvre, est-il possible de se faire une idée juste de l’art hollandais ? Très certainement. Sauf quelques lacunes rares, tel peintre qui nous manque presque absolument, tel autre dont nous n’avons pas le dernier mot, et la liste en serait courte, le Louvre nous offre sur l’ensemble de l’école, sur son esprit, son caractère, ses perfections, sur la diversité des genres, un seul excepté, — les tableaux de corporations ou de régens, un aperçu historique à peu près décisif et par conséquent un fonds d’études inépuisable.

Harlem possède en propre un peintre dont nous ne connaissions que le nom, avant qu’il ne nous fût révélé très récemment par une faveur bruyante et fort méritée. Cet homme est Frans Hals, et l’enthousiasme tardif dont il est l’objet ne se comprendrait guère hors de Harlem et d’Amsterdam. Jean Steen ne nous est pas beaucoup plus familier. C’est un esprit peu attrayant qu’il faut fréquenter chez lui, cultiver de près, avec lequel il importe de converser souvent pour n’être pas trop choqué par ses bruyantes saillies et par ses licences, — moins éventé qu’il n’en a l’air, moins grossier qu’on ne le croirait, très inégal, parce qu’il peint à tort et à travers, après boire comme avant. Somme toute, il est bon de savoir ce que vaut Jean Steen quand il est à jeun, et le Louvre ne donne qu’une idée très imparfaite de sa tempérance et de son grand talent. Van der Meer est presque inédit en France, et comme il a des côtés d’observateur assez étranges même en son pays, le voyage ne serait pas inutile si l’on tenait à se bien renseigner sur cette particularité de l’art hollandais. A part ces découvertes et quelques autres de peu de prix, il n’en reste pas à faire de notables en dehors du Louvre et de ses annexes, j’entends par là certaines collections françaises qui ont la valeur d’un musée par le choix des noms et la beauté des exemplaires. On dirait que Ruysdael a peint pour la France, tant ses œuvres y sont nombreuses, tant il est visible aujourd’hui qu’on le goûte et qu’on le respecte. Pour deviner le génie natif de Paul Potter ou la puissance expansive de Cuyp, il faudrait peut-être quelque effort d’induction ; mais on y arriverait. Hobbema aurait pu se borner à peindre le Moulin du Louvre ; il gagnerait certainement à n’être connu que par cette page maîtresse. Quant à Metzu, Terburg, aux deux Ostade, surtout à Pierre de Hooch, on pourrait presque les voir à Paris et s’en tenir là.

Aussi j’ai cru longtemps, et c’est une opinion qui se confirme ici, que quelqu’un nous rendrait un grand service en écrivant un voyage autour du Louvre, moins encore, car la vie n’y suffirait pas, un voyage autour du salon carré, moins encore, un simple voyage autour de quelques tableaux, parmi lesquels on choisirait, je suppose, la Visite de Metzu, le Militaire et la Jeune Femme de Terburg et l’Intérieur hollandais de Pierre de Hooch. Assurément ce serait, sans aller bien loin, une exploration originale et aujourd’hui de grand enseignement. Un critique éclairé qui se chargerait de nous révéler tout ce que renferment ces trois tableaux, nous étonnerait, je crois, beaucoup par l’abondance et la nouveauté des aperçus. On verrait qu’une œuvre d’art bien modeste peut servir de texte à de longues analyses. On s’apercevrait que l’étude est un travail en profondeur plutôt qu’en étendue, qu’il n’est pas nécessaire d’en élargir les limites pour en accroître la force pénétrante, et qu’il y a de très grandes lois dans un petit objet.

Qui nous a jamais défini dans son intimité la manière de ces trois peintres, les meilleurs, les plus savans dessinateurs de l’école, du moins en fait de figures ? Le Lansquenet de Terburg par exemple, ce gros homme en harnais de guerre, avec sa cuirasse, son pourpoint de buffle, sa grande épée, ses bottes à entonnoir, son feutre posé par terré, sa grosse face enluminée, mal rasée, un peu suante, avec ses cheveux gras, ses petits yeux humides et sa large main, potelée et sensuelle, dans laquelle il offre des pièces d’or et dont le geste nous éclaire assez sur les sentimens du personnage, et sur l’objet de sa visite, — cette figure, un des plus beaux morceaux hollandais que nous possédions au Louvre, qu’en savons-nous ? On a bien dit, je présume, qu’elle était peinte au naturel, que l’expression était des plus vraies, et que la peinture en était excellente. Excellente est peu concluant, il faut en convenir, lorsqu’il s’agit de nous apprendre le pourquoi des choses. Pourquoi excellente ? Est-ce parce que la nature est imitée de telle façon qu’on croit la prendre sur le fait ? est-ce parce qu’aucun détail n’est omis ? est-ce parce que la peinture en est lisse, simple, propre, limpide, aimable à regarder, facile à saisir, et qu’elle ne pèche en aucun point ni par la minutie, ni par le négligé ? Comment se fait-il que depuis qu’on s’exerce à peindre des figures costumées dans leur acception familière, dans une attitude posée, et certainement posant devant le peintre, on n’a jamais ni dessiné, ni modelé, ni peint comme cela ? Le dessin, où l’apercevez-vous, sinon dans le résultat, qui est tout à fait extraordinaire de naturel, de justesse, d’ampleur, de finesse et de réalité sans excès ? Saisissez-vous un trait, un contour, un accent, un point de repère, qui sentent le jalon, la mesure prise ? Ces épaules fuyantes en leur perspective et dans leur courbe, ce long bras posé sur la cuisse, si parfaitement dans sa manche, ce gros corps rebondi, sanglé haut, si exact dans son épaisseur, si flottant dans ses limites extérieures, ces deux mains souples qui, grandies à l’échelle de la nature, auraient l’étonnante apparence d’un moulage, — ne trouvez-vous pas que tout cela est coulé d’un jet dans un moule qui ne ressemble guère aux accens anguleux, craintifs ou présomptueux, incertains ou géométriques, dans lesquels s’enferme ordinairement le dessin moderne ? Notre temps s’honore avec raison de compter des observateurs émérites qui dessinent fortement, finement et bien. J’en citerais un qui physionomiquement dessine une attitude, un mouvement, un geste, une main dans ses plans, ses phalanges, son action, ses contractions, de telle manière que, pour ce seul mérite, et il en a de plus grands, il serait un maître incontesté dans notre école actuelle. Comparez, je vous prie, sa pointe aiguë, spirituelle, expressive, énergique, au dessin presque impersonnel de Terburg. Ici vous apercevrez des formules, une science qui se possède, un savoir acquis qui vient en aide à l’examen, le soutient, au besoin y suppléerait, et qui, pour ainsi dire, dicte à l’œil ce qu’il doit voir, à l’esprit ce qu’il doit sentir. Là, rien de semblable : un art qui se plie au caractère des choses, un savoir qui s’oublie devant les particularités de la vie, rien de préconçu, rien qui précède la naïve, forte et sensible observation de ce qui est ; en sorte qu’on pourrait dire que le peintre éminent dont je parle a un dessin, tandis qu’il est impossible d’apercevoir du premier coup quel.est celui de Terburg, de Metzu, de Pierre de Hooch.

Allez de l’un à l’autre. Après avoir examiné le galant soudard de Terburg, passez à ce personnage maigre, un peu gourmé, d’un autre monde et déjà d’une autre époque, qui se présente avec quelque cérémonie, debout et saluant comme un homme de qualité cette fine personne aux bras fluets, aux mains nerveuses, qui le reçoit chez elle et n’y voit pas de mal. Puis arrêtez-vous devant l’Intérieur de Pierre de Hooch ; entrez dans ce tableau profond, étouffé, si bien clos, où le jour est si tamisé, où il y a du feu, du silence, un aimable bien-être, un joli mystère, et regardez près de la femme aux yeux luisans, aux lèvres rouges, aux dents friandes, ce grand garçon à mine ingénue, qui fait penser à Molière, un peu benêt, un fils émancipé de M. Diafoirus, tout droit sur ses jambes en fuseaux, tout gauche en ses grands habits raides, tout singulier avec sa rapière, si maladroit dans ses faux aplombs, si bien à ce qu’il fait, si merveilleusement créé qu’on ne l’oublie plus. Là encore c’est la même science cachée, le même dessin anonyme, le même et incompréhensible mélange de nature et d’art. Pas l’ombre de parti-pris dans cette expression des choses si ingénument sincère, que la formule en devient insaisissable ; pas de chic, ce qui veut dire, en termes d’atelier, nulles mauvaises habitudes, nulle ignorance affectant des airs capables et pas de manie. Faites un essai, si vous savez tenir un crayon ; allez copier le trait de ces trois figures, essayez de les mettre en place, proposez-vous cet exercice difficile de faire de cette peinture indéchiffrable un extrait qui en soit le dessin. Essayez de même avec un dessinateur moderne, et peut-être, sans autre avertissement, découvrirez-vous vous-même, en réussissant avec le moderne, en échouant avec les anciens, qu’il y a tout un abîme d’art entre eux.

Le même étonnement saisit quand on étudie les autres parties de cet art exemplaire. La couleur, le clair-obscur, le modelé des surfaces pleines, le jeu de l’air ambiant, enfin la facture, c’est-à-dire les opérations de la main, tout est perfection et mystère. A prendre l’exécution par sa superficie, trouvez-vous qu’elle ressemble à ce qu’on a fait depuis ? et jugez-vous que la manière de peindre aujourd’hui soit en progrès ou en retard sur celle-là ? De nos jours, est-ce à moi de le dire ? de deux choses l’une, ou l’on peint avec soin, et l’on ne peint pas toujours très bien, ou l’on y met plus de malice, et l’on ne peint guère. C’est lourd et sommaire, spirituel et négligé, sensible et fort esquivé, ou bien c’est consciencieux, expliqué partout, rendu selon les lois de l’imitation, et personne, pas même ceux qui la pratiquent, n’oseraient déclarer que cette peinture, pour être plus scrupuleuse, en est plus parfaite. Chacun se fait un métier selon son goût, son degré d’ignorance ou d’éducation, la lourdeur ou la subtilité de sa nature, selon sa complexion morale et physique, selon son sang, selon ses nerfs. Nous avons des exécutions lymphatiques, nerveuses, robustes, débiles, fougueuses ou ordonnées, impertinentes ou timides, seulement sages dont on dit qu’elles sont ennuyeuses, exclusivement sensibles, dont on dit qu’elles n’ont pas de fonds. Bref, autant d’individus, autant de styles et de formules, quant au dessin, quant à la couleur et quant à l’expression de tout le reste par l’action de la main.

On discute avec quelque vivacité pour savoir lequel a raison de ces exécutans si divers. En toute conscience, personne n’a précisément tort, mais les faits témoignent que personne n’a pleinement raison. La vérité qui nous mettrait tous d’accord reste à démontrer ; elle consisterait à établir : qu’il y a dans la peinture un métier qui s’apprend et par conséquent peut et doit être enseigné, une méthode élémentaire qui également peut et doit être transmise, — que ce métier et cette méthode sont aussi nécessaires en peinture que l’art de bien dire et de bien écrire pour ceux qui se servent de la parole ou de la plume, — qu’il n’y a nul inconvénient à ce que ces élémens nous soient communs, — que prétendre se distinguer par l’habit quand on ne se distingue en rien par la personne est une pauvre et vaine façon de prouver qu’on est quelqu’un. Jadis c’était tout le contraire, et la preuve, c’est la parfaite unité des écoles, où le même air de famille appartenait à des personnalités si distinctes et si hautes. Eh bien ! cet air de famille leur venait d’une éducation simple, uniforme, bien entendue et, comme on le voit, bien salutaire. Or cette éducation, dont nous n’avons pas conservé une seule trace, quelle était-elle ? Voilà ce que je voudrais qu’on enseignât et ce que je n’ai jamais entendu dire ni dans une chaire, ni dans un livre, ni dans les cours d’esthétique, ni dans les leçons orales. Ce serait un enseignement professionnel de plus à une époque où presque tous nous sont donnés, excepté celui-là.

Ne nous fatiguons pas d’étudier ensemble ces beaux modèles. Regardez ces chairs, ces têtes, ces mains, ces gorges nues : rendez-vous compte de leur souplesse, de leur plénitude, de leur coloris si vrai, presque sans couleur, de leur tissu compact et si mince, si dense et cependant si peu chargé. Examinez de même les ajustemens et les accessoires, les satins, les fourrures, les draps, les velours, les soies, les feutres, les plumes, les épées, les ors, les broderies, les tapis, les fonds, les lits à tentures, les parquets si parfaitement unis, si parfaitement solides. Voyez comme tout est pareil chez Terburg et chez Pierre de Hooch, et cependant comme tout diffère, comme la main agit de même, comme le coloris a les mêmes élémens, et cependant comme ici le sujet est enveloppé, fuyant, voilé, profond, comme la demi-teinte transforme, assombrit, éloigne toutes les parties de cette toile admirable, comme elle donne aux choses leur mystère, leur esprit, un sens encore plus saisissable, une intimité plus chaude et plus invitante, — tandis que chez Terburg les choses se passent avec moins de cachotterie ; la vraie lumière est partout, le lit est à peine dissimulé par la couleur sombre des tentures, le modelé est dans son naturel, ferme, plein, nuancé de tons simples, peu transformés, seulement choisis, de sorte que couleur, facture, évidence du ton, évidence de la forme, évidence du fait, tout est d’accord pour exprimer qu’avec de tels personnages il ne doit y avoir ni détours, ni circonlocutions, ni demi-teintes. Et considérez que chez Pierre de Hooch comme chez Metzu, chez le plus renfermé comme chez le plus communicatif de ces trois peintres fameux, vous distinguerez toujours une part de sentiment qui leur est propre et qui est leur secret, une part de méthode et d’éducation reçue qui leur est commune et qui est le secret de l’école.

Trouvez-vous qu’ils colorent bien tout en colorant l’un plutôt en gris, l’autre plutôt en brun et en or sombre ? Et jugez-vous que leur coloris n’a pas plus d’éclat que le nôtre tout en étant plus sourd, plus de richesse tout en étant plus neutre, plus de puissance et de beaucoup tout en contenant moins de forces visibles ? Quand par hasard vous apercevez dans une collection ancienne un tableau de genre moderne, fût-il des meilleurs et sous tous les rapports des plus fortement conçus, passez-moi le mot, c’est quelque chose comme une image, c’est-à-dire une peinture qui fait effort pour être colorée et qui ne l’est point assez, pour être peinte et qui s’évapore, pour être consistante et qui n’y parvient pas toujours ni par sa lourdeur quand elle est épaisse, ni par l’émail de ses surfaces lorsque par hasard elle est mince. A quoi cela tient-il ? car il y a de quoi consterner les hommes d’instinct, de sens et de talent qui peuvent être frappés de ces différences ? Sommes-nous beaucoup moins doués ? Peut-être. Moins chercheurs ? Tout au contraire. Nous sommes surtout moins bien élevés. Supposons que, par un miracle qui n’est pas assez demandé et qui, fût-il imploré comme il devrait l’être, ne s’accomplira probablement jamais en France, un Metzu ou un Pierre de Hooch ressuscite au milieu de nous, quelle semence il jetterait dans les ateliers et quel généreux et riche terrain il trouverait pour y faire éclore de bons peintres et de belles œuvres. Notre ignorance est donc extrême. On dirait vraiment que l’art de peindre est depuis longtemps un secret perdu et que les derniers maîtres tout à fait expérimentés qui le pratiquèrent en ont emporté la clé avec eux. Il nous la faudrait, on la demande, personne ne l’a plus ; on la cherche, elle est introuvable. Il en résulte que l’individualisme des méthodes n’est à vrai dire que l’effort de chacun pour imaginer ce qu’il n’a point appris ; que dans certaines habiletés pratiques on sent les laborieux expédiens d’un esprit en peine ; et que presque toujours la soi-disant originalité des procédés modernes cache au fond d’incurables malaises. Voulez-vous avoir une idée des investigations de ceux qui cherchent et des vérités que nous mettons au jour après de longs efforts ? Je n’en donnerai qu’un exemple, et le voici.

Notre art pittoresque, genre historique, genre, paysage, nature morte et autres, s’est compliqué depuis quelque temps d’une question fort à la mode et qui mérite en effet de nous occuper, car il s’agit de rendre à la peinture un de ses moyens d’expression les plus délicats et les plus nécessaires. Je veux parler de ce qu’on est convenu d’appeler les valeurs. On entend par ce mot d’origine assez vague, de sens obscur, la quantité de clair ou de sombre qui se trouve contenue dans un ton. Exprimée par le dessin et par la gravure, la nuance est facile à saisir : tel noir aura, par rapport au papier qui représente l’unité de clair, plus de valeur que tel gris. Exprimée par la couleur, c’est une abstraction non moins positive, mais moins aisée à définir. Grâce à une série d’observations d’ailleurs peu profondes et par une opération analytique qui serait familière à des chimistes, on dégage d’une couleur donnée cet élément de clair ou d’obscur qui se combine avec son principe colorant, et scientifiquement on arrive à considérer un ton sous le double aspect de la couleur et de la valeur, de sorte qu’il y a dans un violet par exemple non-seulement à estimer la quantité de rouge et de bleu qui peut en multiplier les nuances à l’infini, mais à tenir compte aussi de la quantité de clarté ou de force qui le rapproche soit de l’unité claire, soit de l’unité sombre. L’intérêt de cet examen est celui-ci : une couleur n’existe pas en soi, puisqu’elle est, comme on le sait, modifiée par l’influence d’une couleur voisine. A plus forte raison, n’a-t-elle en soi ni vertu ni beauté. Sa qualité lui vient de son entourage, ce qu’on appelle aussi ses complémentaires. On peut ainsi, par des contrastes et des rapprochemens favorables, lui donner des acceptions très diverses. Bien colorer, je le dirai plus expressément ailleurs, c’est ou connaître ou bien sentir d’instinct la nécessité de ces rapprochemens ; mais bien colorer, c’est en outre et surtout savoir habilement rapprocher les valeurs des tons. Si vous ôtiez d’un Véronèse, d’un Titien, d’un Rubens, ce juste rapport des valeurs dans leur coloris, vous n’auriez plus qu’un coloriage discordant, sans force, sans délicatesse et sans rareté. A mesure que le principe colorant diminue dans un ton, l’élément valeur y prédomine. S’il arrive, comme dans les demi-teintes où toute couleur pâlit, comme dans les tableaux de clair-obscur outré où toute nuance s’évanouit, comme dans Rembrandt par exemple, où quelquefois tout est monochrome, s’il arrive, dis-je, que l’élément coloris disparaisse presque absolument, il reste sur la palette un principe neutre, subtil et cependant réel, la valeur pour ainsi dire abstraite des choses disparues, et c’est avec ce principe négatif, incolore, d’une délicatesse infinie, que se font quelquefois les plus rares tableaux.

Ces choses terribles à énoncer en français et dont vraiment l’exposition n’est permise que dans un atelier et à huis-clos, il m’a fallu vous les dire, puisque je n’aurais pas été compris sans cela. Or cette loi qu’il s’agit aujourd’hui de mettre en pratique, n’imaginez pas qu’on l’ait découverte ; on l’a retrouvée parmi des pièces fort oubliées dans les archives de l’art de peindre. Peu de peintres en France en ont eu le sentiment bien formel. Il y eut des écoles entières qui ne s’en doutèrent pas, s’en passèrent et ne s’en trouvèrent pas mieux, on le voit maintenant. Si j’écrivais l’histoire de l’art français au XIXe siècle, je vous dirais comment cette loi fut tour à tour observée puis méconnue, quel fut le peintre qui s’en servit, quel est celui qui l’ignora, et vous n’auriez pas de peine à convenir qu’on eut tort de l’ignorer. Un peintre éminent, trop admiré quant à sa technique, qui vivra, s’il vit, par le fond de son sentiment, des élans fort originaux, un rare instinct du pittoresque, surtout par la ténacité de ses efforts, Decamps, ne s’est jamais occupé de savoir qu’il y eût des valeurs sur une palette ; c’est une grande infirmité qui commence à frapper les gens un peu avisés et dont les esprits délicats souffrent beaucoup. Je vous dirais également à quel observateur sagace les paysagistes contemporains doivent les meilleures leçons qu’ils aient reçues ; comment, par une grâce d’état charmante, cet esprit sincère, simplificateur par essence, eut le sentiment naturel des valeurs en toute chose, les étudia mieux que personne, en établit les règles, les formula dans ses œuvres et en donna de jour en jour des démonstrations plus heureuses. C’est désormais le principal souci de tous ceux qui cherchent, depuis ceux qui cherchent en silence jusqu’à ceux qui le font plus bruyamment et sous des noms bizarres. La doctrine qui s’est appelée réaliste n’a pas d’autre fondement sérieux qu’une observation meilleure et plus saine des lois du coloris. Il faut bien se rendre à l’évidence et reconnaître qu’il y a du bon dans ces visées, et que si les réalistes savaient plus et peignaient mieux, il en est dans le nombre qui peindraient fort bien. Leur œil en général a des aperçus très justes et des sensations particulièrement délicates, et, chose singulière, les autres parties de leur métier ne le sont plus du tout. Ils ont, paraît-il, une des facultés les plus rares, ils manquent de ce qui devrait être le plus commun, si bien que leurs qualités, qui sont grandes, perdent leur prix pour n’être pas employées comme il faudrait, qu’ils ont l’air de révolutionnaires parce qu’ils affectent de n’admettre que la moitié des vérités nécessaires, et qu’il s’en faut à la fois de très peu et de beaucoup qu’ils n’aient strictement raison.

Tout cela, c’était l’a b c de l’art hollandais, ce devrait être l’a b c du nôtre. Je ne sais pas quelle était, doctrinalement parlant, l’opinion de Pierre de Hooch, de Terburg et de Metzu sur les valeurs, ni comment ils les nommaient, ni même s’ils avaient un nom pour exprimer ce que les couleurs doivent avoir de nuancé, de relatif, de doux, de suave, de subtil dans leurs rapports. Peut-être le coloris dans son ensemble comportait-il à la fois toutes ces qualités soit positives, soit impalpables. Toujours est-il que la vie de leurs œuvres et la beauté de leur art tiennent précisément à l’emploi savant de ce principe. La différence qui les sépare des tentatives modernes est celle-ci : de leur temps, on n’attachait au clair-obscur un grand prix et un grand sens, que parce que cela paraissait être l’élément vital de tout art bien conçu. Sans cet artifice, où l’imagination joue le premier rôle, il n’y avait pour ainsi dire plus de fiction dans la reproduction des choses, et partant l’homme s’absentait de son œuvre ou du moins n’y participait plus à ce moment du travail où sa sensibilité doit surtout intervenir. Les délicatesses d’un Metzu, le mystère d’un Pierre de Hooch tiennent, je vous l’ai dit, à ce qu’il y a beaucoup d’air autour des objets, beaucoup d’ombres autour des lumières, beaucoup d’apaisemens dans les couleurs fuyantes, beaucoup de transpositions dans les tons, beaucoup de transformations purement imaginaires dans l’aspect des choses, en un mot, le plus merveilleux emploi qu’on ait jamais fait du clair-obscur, en d’autres termes aussi, la plus judicieuse application de la loi des valeurs. Aujourd’hui c’est le contraire. Toute valeur un peu rare, toute couleur finement observée, semblent avoir pour but d’abolir le clair-obscur et de supprimer l’air. Ce qui servait à lier sert à découdre. Toute peinture dite originale est un placage, une mosaïque. L’abus des rondeurs inutiles a jeté dans l’excès des surfaces plates, des corps sans épaisseur. Le modelé a disparu le jour même où les moyens de l’exprimer semblaient meilleurs et devaient le rendre plus savant, de sorte que ce qui fut un progrès chez les Hollandais est pour nous un pas en arrière, et qu’après être sortis de l’art archaïque, sous prétexte d’innover encore, nous y revenons.

Que dire à cela ? Quel est celui qui démontrera l’erreur où nous tombons ? De claires et frappantes leçons, qui les donnera ? Il y aurait un expédient plus sûr : faire une belle œuvre qui contînt tout l’art ancien avec l’esprit moderne, qui fût le XIXe siècle et la France, ressemblât trait pour trait à un Metzu, et ne laissât pas voir qu’on s’en est souvenu.

II

De tous les peintres hollandais, Ruysdael est celui qui ressemble le plus noblement à son pays. Il en a l’ampleur, la tristesse, la placidité un peu morne, le charme monotone et tranquille. Avec des lignes fuyantes, une palette sévère, en deux grands traits expressément physionomiques, — des horizons gris qui n’ont pas de limites, des ciels gris dont l’infini se mesure, — il nous aura laissé de la Hollande un portrait, je ne dirai pas familier, mais intime, attachant, admirablement fidèle et qui ne vieillit pas. A d’autres titres encore, Ruysdael est, je crois bien, la plus haute figure de l’école après Rembrandt, et ce n’est pas une mince gloire pour un peintre qui n’a fait que des paysages soi-disant inanimés, et pas un être vivant, du moins sans l’aide de quelqu’un.

Considérez qu’à le prendre par le détail, Ruysdael serait peut-être inférieur à beaucoup de ses compatriotes. D’abord il n’est pas adroit à un moment et dans un genre où l’adresse était la monnaie courante du talent, et peut-être est-ce à ce défaut de dextérité qu’il doit l’assiette et le poids ordinaire de sa pensée. Il n’est pas non plus précisément habile. Il peint bien et n’affecte aucune originalité de métier. Ce qu’il veut dire, il le dit nettement, avec justesse, mais comme avec lenteur, sans sous-entendus, vivacité ni malices. Son dessin n’a pas toujours le caractère incisif, aigu, l’accent bizarre, propres à certains tableaux d’Hobbema. Je n’oublierai pas qu’au Louvre, devant le Moulin à eau, la vanne d’Hobbema, une œuvre supérieure qui n’a pas, je vous l’ai dit, son égale en Hollande, il m’est arrivé quelquefois de m’attiédir pour Ruysdael. Ce Moulin est une œuvre si charmante, il est si précis, si ferme dans sa construction, si voulu d’un bout à l’autre dans son métier, d’une coloration si forte et si belle, le ciel est d’une qualité si rare, tout y paraît si finement gravé, avant d’être peint, et si bien peint par dessus cette âpre gravure ; enfin, pour me servir d’une expression qui sera comprise dans les ateliers, il s’encadre d’une façon si piquante et fait si bien dans l’or, que quelquefois, apercevant à deux pas de là le petit Buisson de Ruysdael et le trouvant jaunâtre, cotonneux, un peu rond de pratique, j’ai failli conclure en faveur d’Hobbema et commettre une erreur qui n’eût pas duré, mais qui serait impardonnable, n’eût-elle été que d’un instant.

Ruysdael n’a jamais su mettre une figure dans ses tableaux, et, sous ce rapport, les aptitudes d’Adrian van de Velde seraient bien autrement diverses, pas un animal non plus, et, sous ce rapport, Paul Potter aurait sur lui de grands avantages, dès qu’il arrive à Paul Potter d’être parfait. Il n’a pas la blonde atmosphère de Cuyp, et l’ingénieuse habitude de placer dans ce bain de lumière et d’or, des bateaux, des villes, des chevaux et des cavaliers, le tout dessiné comme on le sait, quand Cuyp est de tous points excellent. Son modelé, pour être des plus savans lorsqu’il l’applique soit à des végétations, soit à des surfaces aériennes, n’offre pas les difficultés extrêmes du modelé humain de Terburg ou de Metzu. Si éprouvée que soit la sagacité de son œil, elle est moindre en raison des sujets qu’il traite. Quel que soit le prix d’une eau qui remue, d’un nuage qui vole, d’un arbre buissonneux que le vent tourmenté, d’une cascade s’écroulant entre des rochers, tout cela, lorsqu’on songe à la complication des entreprises, au nombre des problèmes, à leur subtilité, ne vaut pas, quant à la rigueur des solutions, l’Intérieur galant de Terburg, la Visite de Metzu, l’Intérieur hollandais de Pierre de Hooch, l’École et la Famille d’Ostade qu’on voit au Louvre, ou le merveilleux Metzu du musée Van-der-Hoop, d’Amsterdam. Ruysdael ne montre aucun esprit, et, sous ce rapport également, les maîtres spirituels de la Hollande le font paraître un peu morose. A le considérer dans ses habitudes normales, il est simple, sérieux et robuste, très calme et grave, assez habituellement le même, à ce point que ses qualités finissent par ne plus saisir tant elles sont soutenues ; et devant ce masque qui ne se déride guère, devant ces tableaux presque d’égal mérite, on est quelquefois confondu de la beauté de l’œuvre, rarement surpris. Telles marines de Cuyp, par exemple le Clair de lune du musée Six, sont des œuvres de primesaut, absolument imprévues, et font regretter qu’il n’y ait pas chez Ruysdael quelques saillies de ce genre. Enfin sa couleur est monotone, forte, harmonieuse et peu riche. Elle ne varie que du vert au brun ; un fond de bitume en fait la base. Elle a peu d’éclat, n’est pas toujours aimable et, dans son essence première, n’est pas de qualité bien exquise. Un peintre d’intérieur raffiné n’aurait pas de peine à le reprendre sur la parcimonie de ses moyens, et jugerait quelquefois sa palette par trop sommaire.

Avec tout cela, malgré tout cela, Ruysdael est unique : il est aisé de s’en convaincre au Louvre, d’après son Buisson, le Coup de soleil, la Tempête, le Petit Paysage (n° 474). J’en excepte la Forêt, qui n’a jamais été très belle, et qu’il a compromise en priant Berghem d’y peindre des personnages. A l’exposition rétrospective faite au profit des Alsaciens-Lorrains, on peut dire que Ruysdael régnait avec une souveraineté manifeste, quoique l’exposition fût des plus riches en maîtres hollandais et flamands, car il y avait là Van Goyen, Wynants, Paul Potter, Cuyp, Van de Velde, Van der Neer, Van der Meer, Hals, Teniers, Bol, Salomon Ruysdael, Van der Heyden avec deux œuvres sans prix. J’en appelle aux souvenirs de tous ceux pour qui cette exposition d’œuvres excellentes fut un trait de lumière, Ruysdael n’y marquait-il pas comme un maître, et, chose plus estimable encore, comme un grand esprit ? A Bruxelles, à Anvers, à La Haye, à Amsterdam, l’effet est le même ; partout où Ruysdael paraît, il a une manière propre de se tenir, de s’imposer, d’imprimer le respect, de rendre attentif, qui vous avertit qu’on a devant soi l’âme de quelqu’un, que ce quelqu’un est de grande race et que toujours il a quelque chose d’important à vous dire.

Telle est l’unique cause de la supériorité de Ruysdael, et cette cause suffit : il y a dans le peintre un homme qui pense, et dans chacun de ses ouvrages une conception. Aussi savant dans son genre que le plus savant de ses compatriotes, aussi naturellement doué, plus réfléchi et plus ému, mieux qu’aucun autre il ajoute à ses dons cet équilibre qui fait l’unité de l’œuvre et la perfection des œuvres. Vous apercevez dans ses tableaux comme un air de plénitude, de certitude, de paix profonde, qui est le caractère distinctif de sa personne, et qui prouve que l’accord n’a pas un seul moment cessé de régner entre ses belles facultés natives, sa grande expérience, sa sensibilité toujours vive, sa réflexion toujours présente. Ruysdael peint comme il pense, sainement, fortement, largement. La qualité extérieure du travail indique assez bien l’allure ordinaire de son esprit. Il y a dans cette peinture sobre, soucieuse, un peu fière, je ne sais quelle hauteur attristée qui s’annonce de loin, et de près vous captive par un charme de simplicité naturelle et de noble familiarité tout à fait à lui. Une toile de Ruysdael est un tout où l’on sent une ordonnance, une vue d’ensemble, une intention maîtresse, la volonté de peindre une fois pour toutes un des traits de son pays, peut-être bien aussi le désir de fixer le souvenir d’un moment de sa vie. Un fonds solide, un besoin de construire et d’organiser, de subordonner le détail à des ensembles, la couleur à des effets, l’intérêt des choses au plan qu’elles occupent ; une parfaite connaissance des lois naturelles et des lois techniques, avec cela un certain dédain pour l’inutile, le trop agréable ou le superflu, un grand goût avec un grand sens, une main fort calme avec le cœur qui bat, tel est à peu près ce qu’on découvre à l’analyse dans un tableau de Ruysdael.

Je ne dis pas que tout pâlisse à côté de cette peinture, d’éclat médiocre, de coloris discret, de procédés constamment voilés ; mais tout se désorganise, se vide et se découd. Placez une toile de Ruysdael à côté des meilleurs paysages de l’école, et vous verrez aussitôt apparaître dans ses voisins des trous, des faiblesses, des écarts, une absence de dessin là où il en faudrait, des traits d’esprit quand il n’en faudrait pas, des ignorances mal déguisées, des effacemens qui sentent l’oubli. A côté de Ruysdael, un beau Van de Velde est maigre, joli, précieux, jamais très mâle ni très mûr ; un Guillaume Van de Velde est sec, froid et mince, presque toujours bien dessiné, rarement bien peint, vite observé, peu médité. Isaac Ostade est trop roux, avec des ciels trop nuls. Van-Goyen est par trop incertain, volatil, évaporé, cotonneux ; on y sent la trace rapide et légère d’une intention fine, l’ébauche est charmante, l’œuvre n’est pas venue, parce qu’elle n’a pas été substantiellement nourrie d’études préparatoires, de patience et de travail. Cuyp lui-même souffre sensiblement de ce voisinage sévère, lui si fort et si sain. Sa continuelle dorure a des gaîtés dont on se lasse, à côté des sombres et bleuâtres verdures de son grand émule, et quant à ce luxe d’atmosphère qui semble un reflet pris au midi pour embellir ses tableaux du nord, on cesse d’y croire, pour peu qu’on connaisse les bords de la Meuse ou du Zuiderzée.

En général on remarque dans les tableaux hollandais, j’entends les tableaux de plein air, un parti-pris de force sur des clairs, qui leur donne beaucoup de relief et, comme on dit dans la langue des peintres, une particulière autorité. Le ciel y joue le rôle de l’aérien, de l’incolore, de l’infini, de l’impalpable. Pratiquement il sert à mesurer les valeurs puissantes du terrain, et par conséquent à découper d’une façon plus ferme et plus tranchée la silhouette du sujet. Que ce ciel soit en or comme chez Cuyp, en argent comme chez Van de Velde ou Salomon Ruysdael, floconneux, grisâtre, fondu dans des buées légères comme dans Isaac Ostade, Van-Goyen, ou Wynants, — il fait trou dans le tableau, conserve rarement une valeur générale qui lui soit propre et presque jamais ne se met avec l’or des cadres dans des relations bien décisives. Estimez la force du pays, elle est extrême. Tâchez d’estimer la valeur du ciel, et le ciel vous surprendra par l’extrême clarté de sa base. Je vous citerais ainsi tels tableaux dont on oublie l’atmosphère et tels fonds aériens, qu’on pourrait repeindre après coup sans que le tableau, terminé d’ailleurs, y perdît. Beaucoup parmi les œuvres modernes en sont là. Il est même à remarquer, sauf quelques exceptions que je n’ai point à signaler si je suis bien compris, que notre école moderne en son ensemble paraît avoir adopté pour principe que l’atmosphère étant la partie la plus vide et la plus insaisissable du tableau, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’elle en soit la partie la plus incolore et la plus nulle.

Ruysdael a senti les choses différemment et fixé une fois pour toutes un principe bien autrement audacieux et vrai. Il a considéré l’immense voûte qui s’arrondit au-dessus des campagnes ou de la mer comme le plafond réel, compacte, consistant de ses tableaux. Il le courbe, le déploie, le mesure, il en détermine la valeur par rapport aux accidens de lumière semés dans l’horizon terrestre ; il en nuance les grandes surfaces, les modèle, les exécute en un mot, comme un morceau de premier intérêt. Il y découvre des arabesques qui continuent celles du sujet, y dispose des taches, en fait descendre la lumière et ne l’y met qu’en cas de nécessité. Ce grand œil bien ouvert sur tout ce qui vit, cet œil accoutumé à la hauteur des choses comme à leur étendue, va continuellement du sol au zénith, ne regarde jamais un objet sans observer le point correspondant de l’atmosphère et parcourt ainsi sans rien omettre le champ circulaire de la vision. Loin de se perdre en analyses, constamment il synthétise et résume. Ce que la nature dissémina, il le concentre en un total de lignes, de couleurs, de valeurs, d’effets. Il encadre tout cela dans sa pensée comme il veut que cela soit encadré dans les quatre angles de sa toile. Son œil a la propriété des chambres noires : il réduit, diminue la lumière et conserve aux choses l’exacte proportion de leurs formes et de leur coloris. Un tableau de Ruysdael, quel qu’il soit, — les plus beaux bien entendu sont les plus significatifs, — est une peinture entière, pleine et forte, en son principe, grisâtre en haut, brune ou verdâtre en bas, qui s’appuie solidement des quatre coins aux cannelures chatoyantes du cadre, qui paraît obscure de loin, qui se pénètre de lumière quand on s’en approche, belle en soi, sans aucun vide, avec peu d’écarts, comme qui dirait une pensée haute et soutenue, et pour langage une langue du plus fort tissu. J’ai ouï dire que rien n’était plus difficile à copier qu’un tableau de Ruysdael et je le crois, comme il n’est rien de plus difficile à imiter que la façon de dire des grands écrivains de notre XVIIe siècle français. Ici comme là c’est le même tour, le même style, un peu le même esprit, je dirais presque le même génie. Je ne sais pourquoi j’imagine que, si Ruysdael n’avait pas été Hollandais et protestant, il aurait été de Port-Royal.

Vous remarquerez à La Haye et à Amsterdam deux paysages qui sont l’un en grand, l’autre en petit, la répétition du même sujet. La petite toile est-elle l’étude qui a servi de texte à la plus grande ? Ruysdael dessinait-il ou peignait-il d’après nature ? S’inspirait-il ou copiait-il directement ? C’est là son secret, comme à la plupart des maîtres hollandais, sauf peut-être Van de Velde, qui certainement a peint en plein air, a excellé dans les études directes, et qui dans l’atelier perdait beaucoup de ses moyens, quoi qu’on en dise. Toujours est-il que ces deux œuvres sont charmantes et démontreraient ce que je viens de dire des habitudes de Ruysdael. C’est une vue prise à quelque distance d’Amsterdam, avec la petite ville de Harlem noirâtre, bleuâtre, pointant à travers des arbres et perdue, sous le vaste ondoiement d’un ciel nuageux, dans les buées pluvieuses d’un mince horizon ; en avant, pour unique premier plan, une blanchisserie à toits rougeâtres, avec une lessive étendue à plat sur des prés. Rien de plus naïf et de plus pauvre comme point de départ, rien de plus vrai non plus. Il faut voir cette petite toile, haute de 1 pied 8 pouces, pour apprendre d’un maître qui ne craignit jamais de déroger, parce qu’il n’était pas homme à descendre, comment on relève un sujet quand on est soi-même un esprit relevé, comment il n’y a pas de laideurs pour un œil qui voit beau, pas de petitesses pour une sensation grande, en un mot ce que devient l’art de peindre quand il est pratiqué par un noble esprit.

La Vue d’une rivière, du musée Van-der-Hoop, est la dernière expression de cette manière hautaine et magnifique. Ce tableau serait encore mieux nommé le Moulin à vent, et sous ce titre il ne permettrait plus à personne de traiter sans désavantage un sujet qui, sous la main de Ruysdael, a trouvé son expression typique incomparable. En quatre mots, voici quelle est la donnée : un coin de la Meuse probablement ; à droite un terrain étage avec des arbres, des maisons, et pour sommet le noir moulin, ses bras au vent, montant haut dans la toile ; une estacade contre laquelle vient onduler assez doucement l’eau du fleuve, une eau sourde, molle, admirable ; un petit coin d’horizon perdu, très ténu et très ferme, très pâle et très distinct, sur lequel s’enlève la voile blanche d’un bateau, une voile plate, sans aucun vent dans sa toile, d’une valeur douce et tout à fait exquise. Là-dessus un grand ciel chargé de nuages avec des trouées d’un azur effacé, des nuées grises montant directement en escalade jusqu’au haut de la toile ; pour ainsi dire pas de lumière nulle part dans cette tonalité puissante, composée de bruns foncés et de couleurs ardoisées sombres ; une seule lueur au centre du tableau, un rayon qui de toute distance vient comme un sourire éclairer le disque d’un nuage. Grand tableau carré, grave (il ne faut pas craindre d’abuser du mot avec Ruysdael), d’une extrême sonorité dans le registre le plus bas, et mes notes ajoutent merveilleux dans l’or. Au fond, je ne vous le signale et n’y insiste que pour arriver à cette conclusion, qu’outre le prix des détails, la beauté de la forme, la grandeur de l’expression, l’intimité du sentiment, c’est encore une tâche singulièrement imposante à la considérer comme simple décor.

Voilà tout Ruysdael : de hautes allures, peu de charme, sinon par hasard, un grand attrait, une intimité qui se révèle à mesure, une science accomplie, des moyens très simples. Imaginez-le conforme à sa peinture, tâchez de vous représenter sa personne à côté de ses tableaux, et vous aurez, si je ne me trompe, la double image très concordante d’un songeur austère, d’une âme chaude, d’un esprit laconique et d’un taciturne. J’ai lu quelque part, tant il est évident que le poète se révèle à travers les retenues de la forme et maigre la concision de son langage, que son œuvre avait le caractère d’un poème élégiaque en une infinité de chants. C’est beaucoup dire quand on songe au peu de littérature que comporte un art dont la technique a tant d’importance, dont la matière a tant de poids et de prix. Élégiaque ou non, poète à coup sûr, si Ruysdael avait écrit au lieu de peindre, je soupçonne qu’il aurait écrit en prose plutôt qu’en vers. Le vers admet trop de fantaisie et de stratagèmes, la prose oblige à trop de sincérité pour que ce véridique et clair esprit n’eût pas préféré ce langage à l’autre. Quant au fond de sa nature, c’était un rêveur, un de ces hommes comme il en existe beaucoup de notre temps, rares à l’époque où naquit Ruysdael, un de ces promeneurs solitaires qui fuient les villes, fréquentent les banlieues, aiment sincèrement la campagne, la sentent sans emphase, la racontent sans phrase, que les lointains horizons inquiètent, que les plates étendues charment, qu’une ombre affecte, qu’un coup de soleil enchante. On ne se figure Ruysdael ni très jeune, ni très vieux ; on ne voit pas qu’il ait eu une adolescence, on ne sent pas davantage le poids affaiblissant des années. Ignorât-on qu’il est mort avant cinquante-deux ans, on se le représenterait entre deux âges, comme un homme mûr ou de maturité précoce, fort sérieux, maître de lui de bonne heure, avec les retours attristés, les regrets, les rêveries d’un esprit qui regarde en arrière et dont la jeunesse n’a pas connu le malaise accablant des espérances. Je ne crois pas qu’il eût un cœur à s’écrier : Levez-vous, orages désirés ! Ses mélancolies, car il en est plein, ont je ne sais quoi de viril et de raisonnable où n’apparaissent ni le tumultueux enfantillage des premières années ni le larmoiement nerveux des dernières ; elles ne font que teinter sa peinture en plus sombre, comme elles auraient teinté la pensée d’un janséniste.

Que lui a fait la vie pour qu’il en ait un sentiment si dédaigneux ou si amer ? Que lui ont fait les hommes pour qu’il se retire en pleine solitude et qu’il évite à ce point de se rencontrer avec eux, même dans sa peinture ? On ne sait rien ou presque rien de son existence, sinon qu’il naquit vers 1630, qu’il mourut en 1681, qu’il fut l’ami de Berghem, qu’il eut Salomon Ruysdael pour frère aîné et probablement pour premier conseiller. Quant à ses voyages, on les suppose et l’on en doute : ses cascades, ses lieux montueux, boisés, à coteaux rocheux, donneraient à croire ou qu’il dut étudier en Allemagne, en Suisse, en Norvège, ou qu’il utilisa les études d’Everdingen et s’en inspira. Son grand labeur ne l’enrichit point, et son titre de bourgeois de Harlem ne l’empêcha pas, paraît-il, d’être fort méconnu. On en aurait même la preuve assez navrante, s’il est vrai que par commisération pour sa détresse plus encore que par égard pour son génie, dont personne ne se doutait guère, on dut l’admettre à l’hôpital de Harlem, sa ville natale, et qu’il y mourut. Mais avant d’en venir là que lui arriva-t-il ? Eut-il des joies, s’il eut certainement des amertumes ? Sa destinée lui donnât-elle l’occasion d’aimer autre chose que des nuages, et de quoi souffrit-il le plus, s’il a souffert, du tourment de bien peindre ou de vivre ? Toutes ces questions restent sans réponse, et cependant la postérité se les adresse. Auriez-vous jamais l’idée d’en demander autant sur Berghem, Karel-Dujardin, Wouwerman, Goyen, Terburg, Metzu, Pierre de Hooch lui-même ? Tous ces peintres brillans ou charmans peignirent, et il semble que ce soit assez. Ruysdael peignit, mais il vécut, et voilà pourquoi il importerait tant de savoir comment il vécut. Je ne connais dans l’école hollandaise que trois ou quatre hommes dont la personne intéresse à ce point : Rembrandt, Paul Potter, Ruysdael, Cuyp peut-être, et c’est déjà plus qu’il n’en faut pour les classer.


III

Cuyp non plus ne fut pas très goûté de son vivant, ce qui ne l’empêcha pas de peindre comme il l’entendait, de s’appliquer ou de se négliger tout à son aise, et de ne suivre en sa libre carrière que l’inspiration du moment. D’ailleurs cette défaveur assez naturelle, si l’on songe au goût pour l’extrême fini qui régnait alors, il la partageait avec Ruysdael, il la partagea même avec Rembrandt, lorsque vers 1650 Rembrandt cessa tout à coup d’être compris. Il était, comme on le voit, en bonne compagnie. Depuis il a été bien vengé, par les Anglais d’abord, plus tard par l’Europe entière. Dans tous les cas, Cuyp est un très beau peintre. En premier lieu, il a ce mérite d’être universel. Son œuvre est un si complet répertoire de la vie hollandaise, surtout en son milieu champêtre, que son étendue et sa variété suffiraient à lui donner un intérêt considérable. Paysages, marines, chevaux, bétail, personnages de toute condition, depuis les hommes de fortune et de loisir jusqu’aux bergers, petites et grandes figures, portraits et tableaux de basses-cours, telles sont les curiosités et les aptitudes de son talent qu’il aura contribué plus qu’aucun autre à élargir le cadre des observations locales où se déployait l’art de son pays. Né l’un des premiers en 1605, de toutes les manières par son âge, par la diversité de ses recherches, par la vigueur et l’indépendance de ses allures, il aura été l’un des promoteurs et des initiateurs les plus actifs de l’école.

Un peintre qui d’une part touche à Hondekoeter, de l’autre à Ferdinand Bol, et, sans imiter Rembrandt, qui peint des animaux aussi aisément que Van de Velde, des ciels mieux que Both, des chevaux et de grands chevaux plus sévèrement que Wouwerman ou Berghem ne peignent les leurs en petit, — qui sent vivement la mer, les fleuves et leurs rivages, qui peint des villes, des bateaux au mouillage et de grandes scènes maritimes avec une ampleur et une autorité que Guillaume Van de Velde ne possédait pas, — un peintre qui de plus avait une manière de voir à lui, une couleur propre et fort belle, une main puissante, large, aisée, le goût des matières riches, épaisses, abondantes, un homme qui s’étend, grandit, se renouvelle et se fortifie avec l’âge, — un pareil personnage est un homme vaste. Si l’on songe en outre qu’il vécut jusqu’en 1691, qu’il survécut ainsi à la plupart de ceux qu’il avait vus naître, et que pendant cette longue carrière de quatre-vingt-six ans, sauf un trait de son père très marqué dans ses ouvrages et par la suite un reflet du ciel italien qui lui vint peut-être des Both et de ses amis les voyageurs, il reste lui, sans alliage, sans mélange, sans défaillance non plus, il faut convenir que c’était un fort cerveau.

Si notre Louvre donne une idée assez complète des formes diverses de son talent, de sa manière et de sa couleur, il ne donne pas toute sa mesure, et ne marque pas le point de perfection qu’il peut atteindre et qu’il a quelquefois atteint. Son grand paysage est une belle œuvre qui vaut mieux par l’ensemble que par les détails. On ne saurait aller plus loin dans l’art de peindre la lumière, de rendre les sensations aimables et reposantes dont vous enveloppe et vous pénètre une atmosphère chaude. C’est un tableau. Il est vrai sans l’être trop. Il est observé sans être copié. L’air qui le baigne, la chaleur ambrée dont il est imbibé, cette dorure qui n’est qu’un voile, ces couleurs qui ne sont qu’un résultat de la lumière qui les monde, de l’air qui circule autour et du sentiment du peintre qui les transforme, ces valeurs si tendres dans un ensemble si fort, tout cela vient à la fois de la nature et d’une conception ; ce serait un chef-d’œuvre, s’il ne s’y glissait des insuffisances qui semblent le fait d’un jeune homme ou d’un dessinateur distrait. Son Départ pour la promenade et sa Promenade, deux pages équestres d’un si beau format, de si noble allure, sont aussi remplies de ses plus fines qualités : le tout baigne dans le soleil et se trempe dans ces ondes dorées qui sont pour ainsi dire la couleur ordinaire de son esprit. Il a cependant fait mieux. Il y a de lui des choses plus rares. Je ne parle pas de ces petits tableaux trop vantés qui ont passé à diverses époques dans nos expositions françaises rétrospectives. Sans sortir de France, on a pu voir dans des ventes de collections particulières des œuvres de Cuyp, non pas plus délicates, mais plus puissantes et plus profondes. Un vrai beau Cuyp est une peinture à la fois subtile et grosse, tendre et robuste, aérienne et massive. Ce qui appartient à l’impalpable, comme les fonds, les enveloppes, les nuances, l’effet de l’air sur les distances et du plein jour sur le coloris, tout cela correspond aux parties légères de son esprit, et pour le rendre sa palette se volatilise et son métier s’assouplit. Quant aux objets de substance plus solide, de contours plus arrêtés, de couleur plus évidente et plus consistante, il ne craint pas d’en élargir les plans, d’en étoffer la forme, d’insister sur les côtés robustes, et d’être un peu lourd, pour n’être jamais faible ni par le trait, ni par le ton, ni par la facture. En pareil cas, il ne se raffine plus, et, comme tous les bons maîtres à l’origine des fortes écoles, il ne lui en coûte aucunement de manquer de charme, lorsque le charme n’est pas le caractère essentiel de l’objet qu’il représente.

Voilà pourquoi ses cavalcades du Louvre ne sont pas, selon moi, le dernier mot de sa belle manière sobre, un peu grosse, abondante, tout à fait mâle. Il y a là un excès de dorure, du soleil et tout ce qui s’ensuit, rougeurs, luisans, reflets, ombres portées ; ajoutez-y je ne sais quel mélange de plein air et de jour d’atelier, de vérité textuelle et de combinaisons, enfin je ne sais quoi d’improbable dans les costumes et de suspect dans les élégances, d’où il résulte que malgré des qualités hors ligne, ces deux tableaux ne rassurent pas absolument. Le musée de La Haye possède un Portrait du sire de Roovère dirigeant la pêche du saumon aux environs de Doordrecht, qui reproduit avec moins d’éclat, avec plus d’évidence encore quant aux défauts, le parti-pris des deux toiles célèbres dont je parle. Le personnage est un de ceux que nous connaissons. Il est en habit ponceau brodé d’or, bordé de fourrures, avec toque noire à plumes roses et sabre courbe à poignée dorée. Il monte un de ces grands bais bruns dont vous connaissez aussi la tête busquée, le coffre un peu lourd, les jambes raides et les sabots de mule. Mêmes dorures dans le ciel, dans les fonds, dans les eaux, sur les visages, mêmes reflets trop clairs, comme il arrive dans la vive lumière quand l’air ne ménage en rien ni la couleur, ni le bord extérieur des objets. Le tableau est naïf et bien assis, ingénieusement coupé, original, personnel, convaincu ; mais, à force de vérité, l’abus de la lumière ferait croire à des erreurs de savoir et de goût.

Maintenant voyez Cuyp à Amsterdam au musée Six et consultez les deux grandes toiles qui figurent dans cette collection unique. L’une représente l’Arrivée de Maurice de Nassau à Scheveninguen. C’est une importante page de marine avec bateaux chargés de figures. Ni Backhuysen, ai-je besoin de le dire ? ni Van de Velde, ni personne, n’aurait été de force à construire, à concevoir, à colorer de la sorte un tableau d’apparat de ce genre et de cette insignifiance. Le premier bateau à gauche, opposé à la lumière, est un morceau admirable. Quant au second tableau, le très fameux effet de lune sur la mer, je relève sur mes notes la trace assez succinctement formulée de la surprise et du plaisir d’esprit qu’il m’a causés. « Un étonnement et une merveille : grand, carré ; la mer, une côte escarpée, un canot à droite ; en bas, canot de pêche avec figure tachée de rouge ; à gauche, deux bateaux à voiles ; pas de vent, nuit tranquille, sereine, eaux toutes calmes ; la lune pleine à mi-hauteur du tableau, un peu à gauche, absolument nette dans une large trouée de ciel pur ; le tout incomparablement vrai et beau, de couleur, de force, de transparence, de limpidité. Un Claude Lorrain de nuit, plus grave, plus simple, plus plein, plus naturellement exécuté d’après une sensation juste ; un véritable trompe-l’œil avec l’art le plus savant. »

Comme on le voit, Cuyp réussit à chaque entreprise nouvelle. Et si on s’appliquait à le suivre, je ne dis pas dans ses variations, mais dans la variété de ses tentatives, on s’apercevrait qu’en chaque genre il a dominé par momens, ne fût-ce qu’une fois, tous ceux de ses contemporains qui se partageaient autour de lui le domaine si singulièrement étendu de son art. Il aurait fallu le bien mal comprendre ou se bien peu connaître pour refaire après lui un Clair de lune, un Débarquement de prince en grand appareil naval, pour peindre Doordrecht et ses environs. Ce qu’il a dit est dit, parce qu’il l’a dit à sa manière, et que sa manière sur un sujet donné vaut toutes les autres.

Il a la pratique d’un maître, l’œil d’un maître. Il a créé, chose qui suffit en art, une formule fictive et toute personnelle de la lumière et de ses effets. Il a eu cette puissance assez peu commune d’imaginer d’abord une atmosphère et d’en faire non-seulement l’élément fuyant, fluide et respirable, mais la loi et pour ainsi dire le principe ordonnateur de ses tableaux. C’est à cela qu’il est reconnaissant. Si l’on n’aperçoit pas qu’il ait agi sur son école, à plus forte raison peut-on s’assurer qu’il n’a subi l’influence de personne. Il est un ; quoique divers, il est lui. Cependant, car il y a suivant moi un cependant avec ce beau peintre, il lui manque ce je ne sais quoi qui fait les maîtres indispensables. Il a pratiqué supérieurement tous les genres, il n’a pas créé un genre ni un art ; il ne personnifie pas dans son nom toute une manière de voir, de sentir ou de peindre, comme on dirait : C’est du Rembrandt, du Paul Potter ou du Ruysdael. Il vient à un très haut rang, mais certainement en quatrième ligne, dans ce juste classement des talens où Rembrandt trône à l’écart, où Ruysdael est le premier. Cuyp absent, l’école hollandaise y perdrait des œuvres superbes : peut-être n’y aurait-il pas un grand vide à combler dans les inventions de l’art hollandais.


IV

Une question se présente, entre beaucoup d’autres, quand on étudie le paysage hollandais et qu’on se souvient du mouvement correspondant qui s’est produit en France il y a quarante-cinq ans à peu près. On se demande quelle fut l’influence de la Hollande en cette nouveauté, si elle agit sur nous, comment, dans quelle mesure et jusqu’à quel moment, ce qu’elle pouvait nous apprendre, enfin par quels motifs sans cesser de nous plaire elle a cessé de nous instruire. Cette question, fort intéressante, n’a jamais, que je sache, été pertinemment étudiée, et ce n’est pas moi qui tenterai de le faire. Elle touche à des choses trop voisines de nous, à des contemporains, à des vivans. On comprend que je n’y serais pas à l’aise. Je voudrais seulement en poser les termes élémentaires.

Il est clair que pendant deux siècles nous n’avons eu en France qu’un seul paysagiste, Claude Lorrain. Très Français, quoique très Romain, très poète, mais avec ce clair bon sens qui longtemps a fait douter que nous fussions une race de poètes, assez bonhomme au fond quoique solennel, ce très grand peintre est, avec plus de naturel et moins de portée, le pendant dans son genre de Poussin dans la peinture d’histoire. Sa peinture est un art qui représente à merveille la valeur de notre esprit, les aptitudes de notre œil, qui nous honore et qui devait un jour ou l’autre passer dans les arts classiques. On le consulte, on l’admire, on ne s’en sert pas, surtout on ne s’en tient pas là, surtout on n’y revient plus, pas plus qu’on ne revient à l’art d’Esther et de Bérénice. Est-ce tant pis ? est-ce tant mieux ? C’est accompli, donc c’était inévitable. Le XVIIIe siècle ne s’est guère occupé du paysage, sinon pour y mettre des galanteries, des mascarades, des fêtes soi-disant champêtres ou des mythologies amusantes dans des trumeaux. Toute l’école de David l’a visiblement dédaigné, et ni Valenciennes, ni Bertin, ni leurs continuateurs en notre époque, n’étaient d’humeur également à le faire aimer. En toute sincérité, ils adoraient Virgile et aussi la nature. En toute vérité, on peut dire qu’ils n’avaient le sens délicat et vrai ni de l’un ni de l’autre. C’étaient des latinistes qui scandaient noblement des hexamètres, des peintres qui voyaient les choses en amphithéâtre, arrondissaient assez pompeusement un arbre et détaillaient son feuille. Au fond, ils goûtaient peut-être encore mieux Delille que Virgile, faisaient quelques bonnes études et peignaient mal. Avec beaucoup plus d’esprit qu’eux, de la fantaisie et des dons réels, le vieux Vernet que j’allais oublier n’est pas non plus ce que j’appellerais un paysagiste très pénétrant, et je le classerai avant Hubert Robert, mais avec lui parmi les bons décorateurs de musées et de vestibules royaux. Je ne parle pas de Demarne, moitié Français, moitié Flamand, et que la Belgique et la France n’ont aucune envie de se disputer bien chaudement, et je crois pouvoir omettre Lantara, sans grand dommage pour la peinture française. Il a fallu que David fût mort ou à peu près et son école à bout de crédit, qu’on fût à court de tout et en train de se retourner comme une nation le fait quand elle change de goût, pour qu’on vît apparaître à la fois dans les lettres et dans les arts la passion sincère des choses champêtres. L’éveil avait commencé par les prosateurs, puis de 1816 à 1825 il avait passé dans les vers. Enfin de 1824 à 1830 on vit que les peintres avertis se mettaient à suivre. Le premier élan nous vint de la peinture anglaise, et par conséquent lorsque Géricault et Bonington acclimatèrent en France la peinture de Constable et de Gainsborough, ce fut d’abord une influence anglo-flamande qui prévalut. La couleur de Van-Dyck dans ses fonds de portraits, les audaces et la fantasque palette de Rubens, voilà d’abord ce qui nous servit à nous dégager des froideurs et des conventions de l’école précédente. La palette y gagna beaucoup, la poésie n’y perdit pas, la vérité ne s’en trouva qu’à demi satisfaite. Notez qu’à la même époque et par suite d’un amour pour le merveilleux qui correspondait à la mode littéraire des ballades, des légendes, à la couleur un peu roussâtre des imaginations d’alors, le premier Hollandais qui souffla quelque chose à l’oreille des peintres, ce fut Rembrandt. A l’état visible, à l’état latent, le Rembrandt des brumes chaudes est un peu partout au début de notre école moderne. Et c’est précisément parce qu’on sentait vaguement Rubens et Rembrandt cachés dans la coulisse qu’on fît à ceux qu’on appela des romantiques la mine ombrageuse qui les accueillit quand ils entrèrent en scène.

Vers 1828, on vit du nouveau. Des hommes très jeunes, il y avait dans le nombre des enfans, montrèrent un jour des tableaux fort petits qu’on trouva coup sur coup bizarres et charmans. Je ne nommerai de ces peintres éminens que les deux qui sont morts, ou plutôt je les nommerai tous, sauf à ne parler selon mon droit que de ceux qui ne peuvent plus m’entendre. Les maîtres du paysage français contemporain se présentèrent ensemble ; ce furent MM. Flers, Cabat, Dupré, Rousseau et Corot. Où se formèrent-ils ? D’où venaient-ils ? Qui les avait poussés au Louvre plutôt qu’ailleurs ? Qui les avait conduits, les uns en Italie, les autres en Normandie ? On dirait vraiment, tant leurs origines sont incertaines, leurs talens d’apparence fortuite, qu’on touche à des peintres morts depuis deux siècles et dont l’histoire n’a jamais été bien connue.

Quoi qu’il en soit de l’éducation de ces enfans de Paris nés sur les quais de la Seine, formés dans les banlieues, instruits on ne voit pas trop comment, deux choses apparaissent en même temps qu’eux : des paysages naïvement, vraiment rustiques et des formules hollandaises. La Hollande cette fois trouvait à qui parler ; elle nous enseignait à voir, à sentir et à peindre. Telle fut la surprise, qu’on n’examina pas de trop près l’intime originalité des découvertes. L’invention parut aussi nouvelle de tous points qu’elle parut heureuse. On admira ; et Ruysdael entra le même jour en France, un peu caché pour le moment dans la gloire de ces jeunes gens. Du même coup on apprit qu’il y avait des campagnes françaises, un art de paysage français et des musées avec d’anciens tableaux qui pouvaient nous enseigner quelque chose.

Deux des hommes dont je parle restèrent à peu près fidèles à leurs premières affections, ou, s’ils s’en écartèrent un moment, ce fut pour y revenir ensuite. Corot dès le premier jour se détacha d’eux. Le chemin qu’il a suivi, on le sait. Il cultiva l’Italie de bonne heure et en rapporta je ne sais quoi d’indélébile. Il fut plus lyrique, aussi champêtre, moins agreste. Comme eux, il aima les bois et les eaux, mais autrement. Il inventa un style ; il mit moins d’exactitude à voir les choses qu’il n’eut de finesse pour saisir ce qu’il devait en extraire et ce qui s’en dégage. De là, cette mythologie toute personnelle et ce paganisme si ingénieusement naturel qui ne fut, sous sa forme un peu vaporeuse, que la personnification de l’esprit même des choses. On ne peut pas être moins hollandais.

Quant à Rousseau, un artiste complexe, très dénigré, très vanté, en soi fort difficile à définir avec mesure, ce qu’on pourrait dire, de plus vrai, c’est qu’il représente en sa belle et exemplaire carrière, tous les efforts de l’esprit français pour créer en France un nouvel art hollandais : je veux dire un art aussi parfait tout en étant national, aussi précieux tout en étant plus divers, aussi dogmatique tout en étant plus moderne. A sa date et par son rang dans l’histoire de notre école, c’est un homme intermédiaire et de transition entre la Hollande et les peintres de l’avenir, s’il en vient. Il dérive des peintres hollandais et s’en écarte, il les admire et il les oublie. Dans le passé, il leur donne une main, de l’autre il fait signe à ce qui doit être. Il invente, il provoque, il appelle à lui tout un courant d’ardeurs, de bonnes volontés, de germes à naître. Dans la nature, il découvre mille choses nouvelles. Le répertoire de ses sensations est immense. Toutes les saisons, toutes les heures du jour, du soir et de l’aube, toutes les intempéries, depuis le givre jusqu’aux chaleurs caniculaires, toutes les altitudes depuis les grèves jusqu’aux collines, depuis les landes jusqu’au Mont-Blanc, les villages, les prés, les taillis, les futaies, la terre nue et aussi toutes les frondaisons dont elle est couverte, — il n’est rien qui ne l’ait tenté, arrêté, convaincu de son intérêt, persuadé de le peindre. On dirait que les peintres hollandais n’ont fait que tourner autour d’eux-mêmes, quand on les compare à l’ardent parcours de ce chercheur d’impressions nouvelles. Tous ensemble, ils auraient fait leur carrière avec un petit abrégé des cartons de Rousseau. A ce point de vue, il est absolument original, et par cela même il est bien de son temps. Une fois plongé dans cette étude du relatif, de l’accidentel et du vrai, on va jusqu’au bout. Non pas seul, mais pour la plus grande part, il contribua à créer une école qu’on pourrait appeler l’école des sensations.

Si j’étudiais un peu intimement notre école de paysage contemporaine au lieu d’en esquisser les quelques traits tout à fait caractéristiques, j’aurais d’autres noms à joindre aux noms qui précèdent. On verrait comme dans toutes les écoles, des contradictions, des contre-courans, des traditions académiques qui continuent à filtrer à travers le vaste mouvement qui nous porte au vrai naturel, des souvenirs de Poussin, des influences de Claude, l’esprit de synthèse poursuivant son travail opiniâtre au milieu des travaux si multiples de l’analyse et des observations naïves. On remarquerait aussi des personnalités saillantes, quoiqu’un peu sujettes, qui doublent les grandes sans leur trop ressembler, qui découvrent à côté sans avoir l’air de découvrir. Enfin je citerais des noms qui nous honorent infiniment, et je n’aurais garde d’oublier un peintre ingénieux, brillant, un esprit multiforme, qui a touché à mille choses, fantaisie, mythologie, paysage, qui a aimé la campagne et la peinture ancienne, Rembrandt, Watteau, beaucoup Corrège, passionnément les taillis de Fontainebleau et par-dessus tout peut-être les combinaisons d’une palette un peu chimérique ; — enfin celui de tous les peintres contemporains qui le premier devina Rousseau, le comprit, le fit comprendre, le proclama un maître et le sien, et mit au service de cette originalité inflexible son talent plus souple, son originalité mieux comprise, son influence acceptée, sa renommée faite. Ce que je désire montrer, et cela suffit ici, c’est que dès le premier jour l’impulsion donnée par l’école hollandaise et par Ruysdael, l’impulsion directe s’arrêta court ou dériva, et que deux hommes surtout contribuèrent à substituer l’étude exclusive de la nature à l’étude des maîtres du nord : Corot, sans nulle attache avec eux, Rousseau, avec un plus vif amour pour leurs œuvres, un souvenir plus exact de leurs méthodes, mais avec un impérieux désir de voir plus, de voir autrement, et d’exprimer tout ce qui leur avait échappé. Il en résulta deux faits conséquens et parallèles, des études plus subtiles, sinon mieux faites, des procédés plus compliqués sinon plus savans.

Ce que Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Sénancour, nos premiers maîtres paysagistes en littérature, observaient d’un coup d’œil d’ensemble, exprimaient en formules sommaires, ne devait plus être, quarante ou cinquante ans plus tard, qu’un abrégé bien incomplet et qu’un aperçu bien limité le jour où la littérature se fit purement descriptive. De même les besoins de la peinture, voyageuse, analytique, imitative, allaient se trouver à l’étroit dans le style et dans les méthodes étrangères. L’œil devint plus curieux et plus précieux ; la sensibilité, sans être plus vive, devint plus nerveuse, le dessin fouilla davantage, les observations se multiplièrent, la nature, étudiée de plus près, fourmilla de détails, d’incidens, d’effets, de nuances ; on lui demanda mille secrets qu’elle avait gardés pour elle, ou parce qu’on n’avait pas su, ou parce qu’on n’avait pas voulu l’interroger profondément sur tous ces points. Il fallut une langue pour exprimer cette multitude de sensations nouvelles. C’est le peintre Rousseau qui presqu’à lui tout seul inventa le vocabulaire dont on se sert aujourd’hui. Dans ses esquisses, dans ses ébauches, dans ses œuvres terminées, vous apercevrez les essais, les efforts, les inventions heureuses ou manquées, les néologismes excellens ou les mots risqués dont ce profond chercheur de formules travaillait à enrichir la langue ancienne et l’ancienne grammaire des peintres. Si vous prenez un tableau de Rousseau, le meilleur, et que vous le placiez à côté d’un tableau de Ruysdael, d’Hobbema ou de Wynants, du même ordre et de même acception, vous serez frappé des différences, à peu près comme il vous arriverait de l’être si vous lisiez coup sur coup une page d’un descriptif moderne, après avoir lu une page des Confessions ou d’Obermann ; c’est le même effort, le même élargissement d’études et le même résultat quant aux œuvres. Le terme est plus physionomique, l’observation plus rare, la palette infiniment plus riche, la couleur plus expressive, la construction même plus scrupuleuse. Tout semble mieux senti, plus réfléchi, plus scientifiquement raisonné et calculé. Un Hollandais resterait béant devant tant de scrupules et stupéfait devant de pareilles facultés d’analyse. Et cependant les œuvres sont-elles meilleures ? sont-elles plus fortes ? sont-elles plus fortement inspirées et plus vivantes ? Quand Rousseau représente une Plaine sous le givre, est-il plus près du vrai que ne le sont Ostade et Van de Velde avec leurs Patineurs ? Quand Rousseau peint une Pêche aux truites, est-il plus grave, plus humide, plus ombreux que ne l’est Ruysdael en ses eaux dormantes ou dans ses sombres cascades ? Mille fois on nous a décrit dans des voyages, dans des romans ou dans des poèmes les eaux d’un lac battant une grève déserte, la nuit, au moment où la lune se lève, tandis qu’un rossignol chante au loin. Sénancour n’avait-il pas esquissé le tableau, une fois pour toutes, en quelques lignes graves, courtes et ardentes ? Un nouvel art naissait donc le même jour sous la double forme du livre et du tableau, avec les mêmes tendances, des artistes doués du même esprit, un même public pour le goûter. Était-ce un progrès ou le contraire d’un progrès ? La postérité en décidera mieux que nous ne saurions le faire. Ce qu’il y a de positif, c’est qu’en vingt ou vingt-cinq ans, de 1830 à 1855, l’école française avait beaucoup tenté, énormément produit et fort avancé les choses, puisque, partie de Ruysdael avec des moulins à eau, des vannes, des buissons, c’est-à-dire un sentiment très hollandais, dans des formules toutes hollandaises, elle en était arrivée d’une part à créer un genre exclusivement français avec Corot, d’autre part à préparer l’avenir d’un art plus universel encore avec Rousseau. S’est-elle arrêtée là ? Pas tout à fait.. L’amour du chez soi n’a jamais été, même en Hollande, qu’un sentiment d’exception et qu’une habitude un peu singulière. A toutes les époques, il s’est trouvé des gens à qui les pieds brûlaient de s’en aller ailleurs, La tradition des voyages en Italie est peut-être la seule qui soit commune à toutes les écoles, flamande, hollandaise, anglaise, française, allemande, espagnole. Depuis les Roth, Berghem, Claude et Poussin, jusqu’aux peintres de nos jours, il n’est pas de paysagistes qui n’aient eu l’envie de voir les Apennins et la campagne de Rome, et jamais il n’y eut d’école locale assez forte pour empêcher le paysage italien d’y glisser cette fleur étrangère qui n’a jamais donné que des produits hybrides. Depuis trente ans, on est allé beaucoup plus loin. Ce n’est plus le voyage en Italie, c’est le voyage lointain qui a tenté les peintres et changé bien des choses à la peinture. Le motif de ces excursions aventureuses, c’est d’abord un besoin de défrichemens propre à toutes les populations accumulées en excès sur un même point, la curiosité de découvrir et comme une obligation de se déplacer pour inventer. C’est aussi le contre-coup des études scientifiques dont le progrès ne s’obtient que par des courses autour du globe, autour des climats, autour des races. Il en est résulté le genre que vous savez : une peinture cosmopolite, plutôt nouvelle qu’originale, peu française et qui ne représentera dans notre histoire, si l’histoire s’en occupait, qu’un moment de curiosité, d’incertitude, de malaise, et qui n’est à vrai dire qu’un changement d’air essayé par des gens assez mal portans,

Cependant, sans sortir de France, on continue de chercher au paysage une forme plus décisive. Il y aurait un curieux travail à faire sur cette élaboration latente, lente et confuse d’un nouveau mode qui n’est point trouvé, qui même est bien loin d’être trouvé, et je m’étonne que la critique n’ait pas étudié le fait de plus près au moment même où nous le voyons s’accomplir sous nos yeux. Un certain déclassement s’opère aujourd’hui parmi les peintres. Il y a moins de catégories, je dirais volontiers de castes, qu’il n’y en avait jadis. L’histoire confine au genre, qui lui-même confine au paysage et même à la nature morte. Beaucoup de frontières ont disparu. Que de rapprochemens le pittoresque n’a-t-il pas opérés ! Moins de raideur d’un côté, plus d’audace de l’autre, des modes nouvelles, des toiles moins vastes, le besoin de plaire et de se plaire, la vie de campagne qui ouvre bien des yeux, tout cela a mêlé les genres, transformé les méthodes. On ne saurait dire à quel point le grand jour des champs, entrant dans les ateliers les plus austères, y a produit de conversions et de confusions.

Le paysage fait tous les jours plus de prosélytes qu’il ne fait de progrès. Ceux qui le pratiquent exclusivement ne sont pas plus habiles ; mais il est beaucoup plus de peintres qui s’y exercent. Le plein air, la lumière diffuse, le vrai soleil, prennent aujourd’hui, dans la peinture et dans toutes les peintures, une importance qu’on ne leur avait jamais reconnue, et que, disons-le franchement, ils ne méritent point d’avoir. Toutes les fantaisies de l’imagination, ce que l’on appelait les mystères de la palette à l’époque où le mystère était un des attraits de la peinture, cèdent la place à l’amour du vrai absolu et du textuel. La photographie quant aux apparences des corps, l’étude photographique quant aux effets de la lumière, ont changé la plupart des manières de voir, de sentir et de peindre. A l’heure qu’il est, la peinture n’est jamais assez claire, assez nette, assez formelle, assez crue. Il semble que la reproduction mécanique de ce qui est soit aujourd’hui le dernier mot de l’expérience et du savoir, et que le talent consiste à lutter d’exactitude, de précision, de force imitative avec un instrument. Toute ingérence personnelle de la sensibilité est de trop. Ce que l’esprit imaginait est tenu pour artifice, et tout artifice, je veux dire toute convention, est proscrit d’un art qui ne devrait être qu’une convention. De là, comme vous vous en doutez, des controverses dans lesquelles les élèves de la nature ont le nombre pour eux. Même il existe des appellations méprisantes pour désigner les pratiques contraires. On les appelle le vieux jeu, ce qui veut dire une façon vieillotte, radoteuse et surannée de comprendre la nature en y mettant du sien. Choix des sujets, dessin, palette, tout participe à cette manière impersonnelle de voir les choses et de les traiter. Nous voilà loin des anciennes habitudes, je veux dire des habitudes d’il y a quarante ans, où le bitume ruisselait à flots sur les palettes des peintres romantiques et passait pour être la couleur auxiliaire de l’idéal. Il y a une époque et un lieu dans l’année où ces modes nouvelles s’affichent avec éclat : c’est à nos expositions du printemps. Pour peu que vous vous teniez au courant des nouveautés qui s’y produisent, vous remarquerez que la peinture la plus récente a pour but de frapper les yeux des foules par des images saillantes, textuelles, aisément reconnaissables en leur vérité, dénuées d’artifices, et de nous donner exactement les sensations de ce que nous voyons dans la rue. Et le public est tout disposé à fêter un art qui représente avec tant de fidélité ses habits, son visage, ses habitudes, son goût, ses inclinations et son esprit. Mais la peinture d’histoire, me direz-vous ? D’abord, au train dont vont les choses, est-il bien certain qu’il existe encore une école d’histoire. Ensuite, si ce vieux nom de l’ancien régime s’appliquait encore à des traditions brillamment défendues, fort peu suivies, n’imaginez pas que la peinture d’histoire échappe à la fusion des genres et résiste à la tentation d’entrer elle-même dans le courant. On hésite, on a quelques scrupules à s’y jeter et finalement on s’y lance. Regardez bien d’années en années les conversions qui s’opèrent et sans examiner jusqu’au fond, ne considérez que la couleur des tableaux. Si de sombre elle devient claire, si de noire elle devient blanche, si de profonde elle remonte aux surfaces, si de souple elle devient raide, si de la matière huileuse elle tourne au mat, et du clair-obscur au papier japonais, vous en avez assez vu pour apprendre qu’il y a là un esprit qui a changé de milieu et un atelier qui s’est ouvert au jour de la rue. Si je ne mettais d’extrêmes précautions à vous parler de choses auxquelles je m’interdis de toucher, je serais plus explicite et vous ferais saisir du doigt des vérités qui ne sont pas niables.

Ce que je veux en conclure, c’est qu’à l’état latent comme à l’état d’études professionnelles, le paysage a tout envahi et que, chose singulière, en attendant qu’il ait rencontré sa propre formule, il a bouleversé toutes les formules dont on se servait autour de lui. Il a causé beaucoup de ravages, troublé de bons esprits et compromis quelques talens. Il n’en est pas moins vrai qu’on travaille pour lui, que les tentatives essayées sont essayées à son profit, et que, pour excuser le mal qu’il a fait à la peinture en général, il serait heureux que ce genre de peinture y trouvât son compte.

Au milieu des modes changeantes, il y a cependant comme un filon d’art qui continue. Vous pouvez, en parcourant nos salles d’exposition, apercevoir çà et là des tableaux qui détonnent et s’imposent, par une ampleur, une gravité, une puissance de gamme, une interprétation des effets et des choses, où l’on sent presque la palette d’un maître. Il n’y a là ni figures, ni agrémens d’aucune sorte. La grâce en est même absolument absente ; mais la donnée en est forte, la couleur profonde et sourde, la matière épaisse et riche, et quelquefois une grande finesse d’œil et de main se cache sous les négligences voulues ou les brutalités un peu choquantes du métier. Le peintre dont je parle, et que j’aurais du plaisir à nommer, joint à l’amour vrai de la campagne l’amour non moins évident de la peinture ancienne et des meilleurs maîtres. Ses tableaux en font foi, ses eaux-fortes et ses dessins sont également de nature à en témoigner. Ne serait-ce pas là le trait d’union qui nous rattache encore aux écoles des Pays-Bas ? En tout cas, c’est le seul coin de la peinture française actuelle, où l’on soupçonne encore leur influence. Je ne sais pas quel est celui des peintres hollandais qui prévaut dans le laborieux atelier que je vous signale. Et je ne suis pas bien certain que Van der Meer de Delft n’y soit pas pour le moment plus consulté et plus écouté que Ruysdael. On le dirait à un certain ; dédain ; pour le dessin, pour les constructions délicates et difficiles, pour le soin du rendu que le maître d’Amsterdam n’aurait ni conseillé ni approuvé. Toujours est-il qu’il y a là, le souvenir vivant et présent d’un art partout ailleurs oublié.

Cette trace ardente et forte est de bon augure. Il n’est pas d’esprit avisé qui ne sente qu’elle vient en ligne assez directe du pays par excellence où l’on savait peindre, et qu’en la suivant avec persistance le paysage moderne aurait quelque chance de retrouver ses voies. Je ne serais pas surpris que la Hollande nous rendît encore un service, et qu’après nous avoir ramenés de la littérature à la nature, un jour ou l’autre, après de longs circuits, elle nous ramenât de la nature à la peinture. C’est à cela qu’il faut revenir tôt ou tard. Notre école sait beaucoup, elle s’épuise à vagabonder ; son fonds d’études est considérable ; il est même si riche qu’elle s’y complaît, s’y oublie, et qu’elle dépense à recueillir des documens des forces qu’elle emploierait mieux à produire et à mettre en œuvre. Il y a temps pour tout, et le jour où peintres et gens de goût, où tous comprendront plus justement que les plus belles études du monde ne valent pas un bon tableau, l’esprit public aura fait encore une fois un retour sur lui-même, ce qui est le plus sûr moyen de faire un progrès.


V

Je serais fort tenté de me taire sur la Leçon d’anatomie. C’est un tableau qu’il faudrait trouver très beau, parfaitement original, presque accompli, sous peine de commettre aux yeux de beaucoup d’admirateurs sincères une erreur de goût, de convenance ou de bon sens. Il m’a laissé très froid, j’ai le regret d’en faire l’aveu. Et cela étant dit, il est nécessaire que je m’explique ou, si l’on veut, que je me justifie.

Historiquement la Leçon d’anatomie est d’un haut intérêt, car on sait qu’elle dérive très évidemment de tableaux analogues perdus ou conservés, et qu’elle témoigne ainsi de la façon dont un homme de grande destinée s’appropriait les tentatives de ses devanciers. À ce titre, c’est un exemple non moins célèbre que bien d’autres du droit qu’on a de prendre son bien où on le trouve, quand on est Shakspeare, Rotrou, Corneille, Calderon, Molière ou Rembrandt. Notez que dans cette liste des inventeurs pour qui le passé travaille, je ne cite qu’un peintre et que je pourrais les y mettre tous. Ensuite par sa date dans l’œuvre de Rembrandt, par son esprit et par ses mérites, elle montre le chemin qu’il avait parcouru depuis les tâtonnemens incertains que nous révèlent deux toiles vraiment trop estimées du musée de La Haye : je veux parler du Saint Siméon et d’un petit portrait de jeune homme, qui me paraît évidemment être le sien et qui dans tous les cas est le portrait d’un enfant fait avec quelque timidité par un enfant.

Quand on se souvient que Rembrandt est élève de Pinas et de Lastman, et pour peu qu’on ait aperçu une œuvre ou deux de celui-ci, on devrait être moins surpris, ce me semble, des nouveautés que Rembrandt nous montre à ses débuts. A vrai dire, et pour parler sagement, ni dans les inventions, ni dans les sujets, ni dans ce mariage pittoresque des petites figures avec de grandes architectures, ni même dans le type et les haillons Israélites de ces figures, ni enfin dans la vapeur un peu verdâtre et dans la lumière un peu soufrée qui baignent ses toiles, il n’y a rien qui soit bien inattendu, ni par conséquent bien à lui. Il faut arriver à 1632, c’est-à-dire à la Leçon d’anatomie, pour apercevoir enfin quelque chose comme la révélation d’une carrière originale. Encore convient-il d’être juste non-seulement avec Rembrandt, mais avec tous. Il faut se rappeler qu’en 1632 Ravesteyn avait de cinquante à soixante ans, que Frans Hals avait quarante-huit ans, et que de 1627 à 1633 ce merveilleux praticien avait fait les plus considérables et aussi les plus parfaits de ses beaux ouvrages. Il est vrai que l’un et l’autre, Hals surtout, étaient ce qu’on appelle des peintres en dehors, ce qui veut dire que l’extérieur des choses les frappait plus que le dedans, qu’ils se servaient mieux de leur œil que de leur imagination, et que la seule transfiguration qu’ils fissent subir à la nature c’était de la voir brillante, charmante, richement colorée, élégamment posée, physionomique et vraie, et de la reproduire avec la meilleure palette et la meilleure main du monde. Il est également vrai que le mystère de la forme, de la lumière et du ton ne les avait pas exclusivement préoccupés, et qu’en peignant prestement, sans grande analyse et d’après des sensations promptes, ils ne peignaient que ce qu’ils voyaient, n’ajoutaient ni beaucoup d’ombres aux ombres, ni beaucoup de lumière à la lumière, et que de cette façon la grande invention de Rembrandt dans le clair-obscur était restée chez eux à l’état de moyen courant, mais non pas à l’état de moyen rare et pour ainsi dire de poétique. Il n’en est pas moins vrai que, si l’on place Rembrandt en cette année 1632 entre des professeurs qui l’avaient fort éclairé et des maîtres qui lui étaient extrêmement supérieurs comme habileté pratique et comme expérience, la Leçon d’anatomie ne peut manquer de perdre une bonne partie de sa valeur absolue.

Son réel mérite est donc de marquer une étape dans la carrière du peintre ; elle indique un grand pas de fait, révèle avec évidence ce qu’il se propose, et si elle ne permet pas de mesurer encore tout ce qu’il devait être peu d’années après, elle en donne un premier avertissement. C’est le germe de Rembrandt : il y aurait lieu de regretter que ce fût déjà lui, et ce serait le méconnaître que de le juger d’après ce premier témoignage. Le sujet ayant été traité déjà dans la même acception, avec une table de dissection, un cadavre également en raccourci, et, on peut le supposer, la lumière agissant de même sur l’objet central qu’il importait de montrer, il resterait à l’acquit de Rembrandt d’avoir mieux traité le sujet peut-être, à coup sûr de l’avoir plus finement senti. Je n’irai pas jusqu’à chercher le sens métaphysique profond d’une scène où l’effet pittoresque et la sensibilité cordiale du peintre suffisent pour tout expliquer. Et je n’ai jamais bien compris toute la philosophie qu’on a supposée contenue dans ces têtes graves et simples et dans ces personnages sans geste, posant, ce qui est même un tort, assez symétriquement pour des portraits. Je crois qu’en se bornant à regarder la peinture, à la bien juger, à la froidement examiner, on sera plus près de la vérité et aussi de la justice que Rembrandt attendait des gens de goût.

La plus vivante figure du tableau, la plus réelle, la plus sortie, comme on pourrait dire en songeant aux limbes qu’une figure peinte doit successivement traverser pour entrer dans les réalités de l’art, la plus ressemblante aussi, c’est le médecin, le docteur Tulp. Parmi les autres, il en est d’un peu mortes que Rembrandt a laissées en route et qui ne sont ni bien vues, ni bien senties, ni bien peintes. Deux au contraire, j’en compterais trois en y comprenant la figure accessoire et de second plan, sont, à les bien regarder, celles où se révèle le plus clairement ce point de vue lointain, ce je ne sais quoi de vif et de flottant, d’indécis et d’ardent, qui sera tout le génie de Rembrandt. Elles sont grises, estompées, parfaitement construites sans contours visibles, modelées par l’intérieur, en tout vivantes d’une vie particulière, très subtile, infiniment rare, et que Rembrandt seul aura découverte sous les surfaces de la vie réelle. C’est beaucoup, puisqu’à ce propos on pourrait déjà parler de Rembrandt, de son art, de ses méthodes, comme d’un fait accompli ; mais c’est là tout, et c’est trop peu quand on pense à ce que contient une œuvre de Rembrandt complète et quand on songe à l’extraordinaire célébrité de celle-ci.

La ton alité générale n’est ni froide, ni chaude ; elle est jaunâtre. Le faire est mince et n’a que peu d’ardeur. L’effet est saillant sans être fort, et en aucune partie des étoffes, du fonds, de l’atmosphère particulière où la scène est placée, le travail ni le ton ne sont très riches. Quant au cadavre, on convient assez généralement qu’il est ballonné, peu construit, qu’il manque d’études. J’ajouterais à ces reproches deux reproches plus graves : le premier, c’est qu’à part la blancheur molle et pour ainsi dire macérée des tissus, ce n’est pas un mort ; il n’en a ni la beauté, ni les laideurs, ni les accidens caractéristiques, ni les accens terribles ; il n’en donne pas l’idée, n’en éveille pas la sensation, toujours poignante ; il a été vu d’un œil indifférent, regardé par une âme distraite, et c’est un grand tort pour le tableau et un sérieux grief contre le peintre. En second lieu, et ce défaut résulte du premier, le cadavre n’est tout simplement, ne nous y trompons pas, qu’un effet de lumière blafarde dans un tableau noir. Et, comme il m’arrivera de vous le dire plus tard, cette préoccupation de la lumière quand même, indépendamment de l’objet éclairé, je dirai sans pitié pour l’objet éclairé, devait pendant toute la vie de Rembrandt ou le merveilleusement servir ou le desservir, suivant le cas. Ici ce fut la première circonstance mémorable où manifestement elle le trompa en lui faisant dire autre chose que ce qu’il avait à dire. Il avait à peindre un homme, il ne s’est pas assez soucié de la forme humaine ; il avait à peindre la mort, il l’a oubliée pour chercher sur sa palette un ton blanchâtre qui fût de la lumière. Je demande à croire qu’un génie comme Rembrandt a été quelquefois plus attentif, plus ému, plus noblement inspiré par le morceau qu’il avait à rendre.

Quant au clair-obscur, dont la Leçon d’anatomie offre un premier exemple à peu près formel, comme nous le verrons ailleurs magistralement appliqué dans ses diverses expressions soit de poésie intime, soit de plastique nouvelle, j’aurai d’autres occasions meilleures de vous en parler. Je me résume, et je crois pouvoir dire qu’heureusement pour sa gloire Rembrandt a fait de bien autres choses, qu’il a donné même en ce genre des notes décisives qui diminuent singulièrement l’intérêt de ce premier tableau. J’ajouterai que, si le tableau était petit, sous tous les rapports il serait jugé comme une œuvre faible, et que, si le format donne à la tentative un prix qu’elle n’aurait pas sans lui, il ne saurait en faire un chef-d’œuvre, ainsi qu’on l’a trop inconsidérément répété.


EUGENE FROMENTIN.

  1. Voyez la Revue des 1er, 15 janvier et 1er février.