Les Maîtres de l’opéra français

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Revue des Deux Mondes tome 64, 1884
L. Brethous-Lafargue

Les maîtres de l’opéra français


LES MAITRES
DE
L'OPERA FRANCAIS

En ce temps où plus que jamais la musique allemande, comme une invasion nouvelle, s’est répandue sur l’Europe entière, on est assez mal venu à parler de la musique française. Il semble même qu’un effort de patriotisme soit nécessaire pour revenir sur cette cause, que l’on croit définitivement jugée. Depuis quelques années, en effet, nos idées se sont si profondément modifiées que l’on ne trouve pas sans peine des défenseurs de nos vieilles traditions musicales ; et, chose plus fâcheuse ! nos compositeurs, les meilleurs même de nos jours, ont aidé à cette destruction du passé. Encore une fois, les esprits se sont donc tournés vers un seul pays ou vers un seul homme, et, comme il y a cent ans, c’est toujours du Nord que nous vient la lumière : triste résultat, qui fait au moins mal préjuger de notre nature ou de nos forces. L’invasion cependant avance sains relâche, et nous la subissons, toujours plus docilement, nous la glorifions même, comme si nous n’avions plus auprès de nous des maîtres capables de nous donner de bonnes et solides leçons.

Mais, avant tout, qu’on ne nous accuse pas de contester un seul instant la valeur des musiciens de l’Allemagne. Notre unique regret est que l’admiration de l’étranger risque de nous faire perdre nos traditions de famille et de race. Que les concerts de musique classique nous aient dévoilé tout à coup des hommes tels que Bach, Händel, Haydn ou Beethoven, et, qu’après un demi-siècle, nos compositeurs se soient un beau jour aperçus qu’ils faisaient fausse route, c’est là, sans contredit, un inestimable bienfait. Nous comprenons donc sans peine les sentimens qui les ont agités, lorsque, au-dessus d’un ancien idéal, étroit et purement sensuel, ils ont entrevu un art nouveau, noble et sacré comme une religion. Mais qu’est-il arrivé ? Mus par un de ces ressorts si puissans dans le caractère français, ils n’ont plus marchandé leur admiration, et, loin de disputer la place à l’envahisseur, ou, ce qui valait mieux, d’essayer de rivaliser avec lui, ils n’ont tâché qu’à lui ressembler. L’expiation était inévitable : ceux qui avaient la grâce en partage ont eu l’affectation ; ceux qui avaient la clarté, ce soleil de notre musique et de nos lettres, n’ont eu désormais que le vague et l’indéfini.

Certes les modèles étaient illustres et dignes d’admiration, car nous savons aussi bien que personne la part immense qui revient à l’Allemagne, et les éternels monumens de gloire qu’elle s’est élevés par la musique symphonique ; mais nous ne savons pas moins que si son génie a ouvert à la musique des voies nouvelles, la France en a ouvert autrefois, elle aussi, par où les maîtres allemands se tinrent heureux de passer. Si l’Allemagne peut s’enorgueillir aujourd’hui de noms incomparables, si elle a trouvé des formes musicales plus en rapport avec sa nature et ses mœurs, d’autres sont venus avant elle qui lui ont légué des leçons profitables. Au sortir de cette guerre de trente ans qui avait étouffé en elle toute aspiration d’idéal, n’a-t-elle pas dû recourir à ses voisins et commencer par porter sur ses théâtres les opéras de la France et de l’Italie ? Et devons-nous rappeler enfin que ses plus grands maîtres, même ses plus fiers novateurs contemporains, n’ont fait en somme qu’appliquer des principes esthétiques formulés par Gluck il y a plus d’un siècle ? et que Gluck lui-même était l’héritier naturel de Lully et de Rameau ? Qu’on ne s’étonne donc pas de nous voir prendre la défense d’un passé qu’il semble de bon goût d’oublier aujourd’hui ; avant de parler de nos premiers musiciens, nous devions insister sur les services rendus à un art qu’ils ont pour ainsi dire créé, et qui plus tard a porté de tels fruits.


I

On ne saurait en effet toucher à ce sujet sans constater avant tout l’état précaire de notre musique au moment où le drame lyrique fut importé en France. Le passé ne nous pesait guère. Nous ne parlons pas de la musique d’église ; malgré des exemples qui nous font honneur, c’est encore à l’Italie qu’en revient la plus grande gloire, de Palestrina à Carissimi. C’est elle qui, par sa technique antérieure, avait, sans en prévoir les suites, assuré les fondemens d’un art qui devait émigrer des églises dans les théâtres. La révolution commença à la cour des Médicis, et bientôt il ne fut plus de ville italienne qui n’eût son théâtre et son école. Le XVIIe siècle devait voir chez nous cette renaissance de la musique, comme le XVIe avait vu celle des lettres. Deux siècles suffiront à son évolution, et dans cet intervalle, l’art nouveau aura si universellement étendu son empire qu’il ne serait pas sans intérêt de rechercher par quelle pente insensible il s’est ainsi glissé chez tous les peuples. Le XVIIe siècle commence la révolution ; le XVIIIe la verra près de finir. Pendant ce temps, toutes les règles, tous les genres musicaux, du plus simple au plus complexe, auront été établis ou créés ; la France aura vu passer Lully, Rameau, Gluck, Grétry et bien d’autres ; l’Italie, Scarlatti, Pergolèse, Sacchini, Spontini ; l’Allemagne, Bach, Händel, Mozart, Haydn et Beethoven. D’autres viendront sans doute, mais, si grand que soit leur génie, on en pourra dire qu’ils n’ont fait, eux aussi, que glaner sur les traces des anciens, et, malgré les modifications nombreuses qu’aura subies l’art initial, on devra rapporter ses plus lointains effets à l’action première de la musique dramatique française.

Nous ne nous attarderons pas à expliquer l’état de notre musique dans les premières années du XVIIe siècle. Cela touche plutôt à l’archéologie. Peu importe que les érudits découvrent par intervalles quelque page musicale digne d’échapper à l’œuvre du temps. Louis XIII laissait un pauvre héritage à son successeur. Si la France demandait quelque plaisir à la musique, il lui venait de l’Italie. On comprend sans peine qu’après l’avènement de Louis XIV, lorsque Mazarin eut fait entendre à Paris l’opéra italien, la cour du jeune roi ait songé à acclimater en France un art dont elle goûtait les attraits. Ajoutons que la première tentative avait pleinement réussi et qu’on songea aussitôt à établir un théâtre d’opéra. Mais peut-être vaut-il mieux préciser par des dates des époques aussi importantes et d’ailleurs peu éloignées de nous.

C’est en 1669 que Pierre Perrin obtient les lettres patentes portant « permission d’établir dans la ville de Paris et autres du royaume, des académies de musique pour chanter en public des pièces de théâtre, comme il se pratique en Italie, en Allemagne et en Angleterre, pendant l’espace de douze années. » Fort de ce privilège, Perrin fonde le théâtre de la rue Mazarine, et s’associe avec Cambert. Au mois de mai 1671, l’opéra de Pomone, dont Cambert Avait fait la musique, est joué avec un éclatant succès, et, huit mois durant, fait la fortune de ses auteurs. Mais la division se met entre les associés. Grâce au crédit de Mme de Montespan, Lully obtient le privilège de Perrin, et Cambert désespéré passe en Angleterre, à la cour du roi Charles II, où le chagrin le tue. Par nouvelles lettres patentes, le roi accorde à Lully « permission de tenir académie royale de musique, » et Lully fait construire, rue de Vaugirard, une salle plus vaste que celle de la rue Mazarine. En février 1673, le nouveau théâtre est inauguré par les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, dont Lully avait fait la musique et Quinault les paroles, Ajoutons, pour en finir avec ces détails, que Molière étant mort dans le cours de la même année, le roi fit don à Lully de la salle du Palais-Royal. Dès ce moment, l’opéra est définitivement fondé, et deux hommes prennent possession de la scène française.

Nous avons assurément beaucoup à rabattre du jugement des contemporains et d’un siècle de postérité qui en parlant de ces deux hommes, les a appelés, l’un, « l’immortel Quinault, » l’autre, « le grand, » et même « le divin Lully. » Cependant, disons-le d’abord, nous sommes loin de partager l’opinion de nos lettrés et de nos musiciens, qui font aujourd’hui trop bon marché de ces deux maîtres. En effet, si peu qu’on les étudie et qu’on prenne la peine de se reporter à leur temps, on est forcé d’avouer qu’ils furent des novateurs glorieux. Le musicien surtout ne sera jamais trop admiré, lui qui, dans sa courte carrière, a fixé les principes d’un art qui devait dans la suite servir de modèle aux plus grands maîtres : aussi, ne pourra-t-on jamais élever un monument quelconque à notre histoire musicale sans faire rayonner à son frontispice le grand nom de Lully. Mais d’abord parlons du poète.

Nous partagerions à son égard et sans réserve l’admiration de ses contemporains si, comme le dit Voltaire, l’opéra devait être « un spectacle aussi bizarre que magnifique, où l’asservissement à la musique rend nécessaires les fautes les plus ridicules, où il faut chanter des ariettes dans la destruction d’une ville et danser autour d’un tombeau ; où l’on est content pourvu qu’il y ait du spectacle, de belles danses, une belle musique, quelques scènes intéressantes. » Mais si, comme en jugeait l’abbé Arnaud, l’opéra n’est pas seulement « un concert dont la musique est le prétexte, » mais une école où l’on va chercher des émotions d’un ordre élevé ; si l’on veut même que l’action dramatique soit augmentée, renforcée par les sons ; et si, malgré le côté conventionnel des arts du théâtre, il faut admettre que l’opéra peut et doit exprimer sa part de vérité, dans ce cas, l’immortel Quinault ne reste plus qu’on poète habile, désireux uniquement de plaire et d’amuser, et dépensant à des jeux futiles un incontestable talent. Lui, du moins, ne pourrait se prévaloir d’avoir trouvé les lettres dans l’état malheureux où Lully trouvait la musique. Toutefois, on ne saurait lui disputer une rare valeur dans un genre qui, depuis deux siècles, a exercé tant d’écrivains, dont aucun ne l’a surpassé. Son plus grand mérite à nos yeux est de s’être mis tout entier au service du musicien, et d’avoir consenti à sacrifier aux exigences du compositeur une nature de poète. Il est vrai que les plus difficiles peuvent lui reprocher de n’avoir pas compris son rôle comme Racine comprenait le sien, et de s’être plus préoccupé du spectacle que de la vérité dramatique. Il n’en reste pas moins le modèle des librettistes par l’harmonie de la forme, la richesse de la langue, et le choix des effets scéniques. En cela, il mérita de triompher de ses ennemis, malgré les attaques implacables de Boileau et les railleries du plus grand nombre qui pensaient, comme Saint-Évremond, que « l’opéra n’est qu’un travail bizarre de poésie et de musique où le poète et le musicien, également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. » Le jugement de Voltaire à cet égard demeure définitif, et nous pouvons dire avec lui sans hésitation que : « c’est un des grands avantages du siècle de Louis XIV que Lully ait rencontré un Quinault. »

Quant au musicien, nous lui accorderons bien davantage, surtout en considération de l’époque où il est venu. Nous ne redirons pas comment, vers l’âge de treize ans, il fut amené à Paris dans le bagage du duc de Guise, et ses premières années passées dans les cuisines de Mlle de Montpensier. Si nous rappelons ces détails, c’est seulement pour répondre, en passant, à ceux de ses biographes étrangers ou français qui l’appellent sans plus de façon « le maître florentin. » Ils nous semblent à cet égard singulièrement exagérer les droits de l’Italie. Certes, le titre est juste si l’on se reporte au nom et à l’origine, mais il est faux en tout le reste. Nous comprenons d’ailleurs que l’Italie revendique Lully comme un des siens, et nous le lui abandonnons volontiers, à la condition toutefois qu’elle veuille bien reconnaître que si elle nous a offert un petit marmiton, nous lui avons rendu un grand musicien.

Le plus sérieux dans cette affaire est que Lully, s’il eût vécu à Florence en suivant sa vocation d’artiste, serait forcément tombé dans l’ornière commune, ou serait passé incompris. Mais, avant de parler de la révolution qu’il opéra en France, rappelons que le discrédit dont il semble frappé aujourd’hui tient en grande partie au jugement de nos critiques contemporains. On est porté à juger de son œuvre entière, comme Berlioz a fait de son Alceste, en lui opposant, pour l’en accabler, celle de Gluck, et sans vouloir considérer qu’un siècle sépare ces deux opéras, mais surtout qu’il n’existe entre eux aucun rapport de pensée dramatique. Du reste, Berlioz fait trop souvent retomber sur le musicien les fautes du poète. La faiblesse du poème d’Alceste est imputable à Quinault seul. A Dieu ne plaise, cependant, que nous songions à défendre l’Alceste de Lully contre celle de Gluck ! Malgré certaines pages d’une facture magistrale, — l’air de Caron, par exemple, — il serait puéril d’attribuer au premier de ces opéras une valeur autre que celle de la curiosité. Mais il ne faut pas moins déclarer que si l’Alceste de Lully peut être négligée par celui qui n’estime d’une œuvre d’art que sa valeur intrinsèque, il en est autrement de celui qui s’intéresse plutôt à l’histoire même de l’art, de ses évolutions et de ses révolutions.

On ne doit point oublier, en effet, qu’au moment où Lully prit la direction de l’Académie, il n’avait derrière lui aucune discipline musicale et qu’il avait tout à créer, — depuis son rôle de compositeur jusqu’à celui de ses chanteurs, de ses machinistes, et de ses danseurs. Il lui fallait lutter, non-seulement contre le goût de son siècle, mais surtout contre l’ignorance et le mauvais vouloir des musiciens de son orchestre ; et telle était cette ignorance, que les meilleurs instrumentistes de l’époque, ces fameuses « bandes du roi, » ne pouvaient jouer que de mémoire, et se trouvaient incapables de lire à première vue la plus simple musique. Enfin, le compositeur ne trouvait sous sa main aucun de ces élémens alors si nombreux en Italie. Là, chaque ville avait son école, où des maîtres illustres s’attachaient à perpétuer les vieilles traditions et imposaient à leurs élèves des études longues et laborieuses, bien autrement pénibles que celles de nos conservatoires. Là encore se rencontraient des chanteurs rompus à toutes les difficultés, des artistes si flattés du public et par cela même si certains de l’impunité, qu’ils n’hésitaient pas à sacrifier le malheureux compositeur aux plus étranges fantaisies vocales. — L’idée du musicien n’était plus qu’un canevas sur lequel ils brodaient, à tort et à traversées trilles, des cadences et des ritournelles. — Mais cela même suffit à prouver que les moyens ne manquaient pas. Lully ne disposait d’aucune de ces ressources. S’il avait un théâtre, il n’avait ni chanteurs ni orchestre. Seules en France, les maîtrises d’église formaient des élèves ; mais les voix, qu’elles dégrossissaient à peine, ne pouvaient guère se plier qu’à la psalmodie, liturgique. Que devait-il penser de ses interprètes, alors que Gluck, cent ans plus tard, se plaignait encore de leur faiblesse et de leur ignorance ? Il eut pourtant la force de surmonter tous ces obstacles et de créer, pour ainsi dire, un genre lyrique si imparfait jusque-là. Après les premiers tâtonnemens, dans plusieurs œuvres aujourd’hui dénuées d’intérêt, il arriva enfin à écrire suivant des principes que le temps n’a pu vieillir.

Le premier, il eut le mérite de croire aux nobles qualités de son art. Il vit que la musique pouvait avoir son expression particulière et sa vérité propre, comme on en avait la preuve dans la musique religieuse italienne. Comme Gluck plus tard, il comprit le parti qu’il pouvait tirer de la langue française, de cette langue ferme, précise, harmonieuse, qui, soit dit en dépit de certaines superstitions écolières, se prête merveilleusement, et peut-être mieux que toute autre, à l’adaptation musicale. Il s’efforça donc de laisser à la parole son autorité, mais en la fortifiant par les sons. Il fit ce que la plupart des musiciens n’ont pas mieux fait depuis : il reconnut à chaque mot un accent, une valeur syllabique spéciale que le compositeur devait avant tout respecter ; ce en quoi il est précieux à étudier, ne fût-ce que pour prouver combien nos contemporains font bon marché de cette règle. Ainsi, le musicien devenait le héraut du poète, ce qui, d’ailleurs, n’enlève guère à son génie, mais ce qui montre combien il importe de mettre la main sur une œuvre véritablement dramatique.

On conviendra d’ailleurs que Lully, en prenant pour modèle la diction théâtrale, devait aboutir à une longue déclamation, presque semblable à une psalmodie. Il est certain qu’il s’éloigna, de parti-pris, de la méthode italienne et qu’il vit la seule vérité dans le récitatif. C’est là qu’il appliqua ses forces. Non pas, comme on l’a cru, que cette forme de l’art lui appartienne en propre. Il en avait emprunté à l’Italie le dessin et le procédé, car on l’y retrouve à peu près identique plus d’un siècle avant lui. Mais il l’a si complètement transfigurée par son génie, que là surtout on peut dire qu’il fut un créateur ; et que Gluck lui-même n’a pas tiré de ces formules monotones des accents plus justes et plus émouvans. Pour mieux voir à quelle puissance, à quelle hauteur peut s’élever le récitatif, qu’on prenne Armide, l’œuvre capitale du maître. Qu’on y fasse la part d’une orchestration assez maigre et d’une certaine aridité de forme, pour ne considérer l’œuvre qu’au point de vue dramatique et musical. C’est ici que le musicien s’est montré digne de ce nom du « grand Lully, » que les plus difficiles ne sauraient lui marchander, surtout en se reportant à une telle époque. Qu’on étudie l’admirable récitatif sur lequel l’enthousiasme d’un siècle ne s’est pas lassé, cette page immortelle où Lully a traduit la réponse d’Armide : « Le vainqueur de Renaud, si quelqu’un le peut être, sera digne de moi, » et que l’on compare la même pensée dans l’Armide de Gluck, inspirée, comme celle de Lully, des vers de Quinault.

Rien ne diffère dans la façon dont les deux musiciens ont compris cette scène ; tous les deux ont prêté à leurs héros le même caractère. Les moyens employés par Lully sont toujours simples. Dès ses premières paroles, Armide se trahit tout entière. Elle apparaît avec sa nature violente et fière, alors que celle de Gluck, par un admirable calcul du maître, est encore indécise et paraît douter d’elle-même. Sans demander secours au moindre artifice de métier, Lully s’exprime d’abord dans un style large, plein de noblesse, pour aboutir graduellement à un merveilleux effet de puissance. Son Armide est bien la reine sûre de son cœur comme de son pouvoir. Celle de Gluck, au contraire, hésite, comme si les paroles de son père lui étaient nouvelles et ne pouvaient compter sur une réponse facile. Et c’est ici que, derrière le grand musicien, se retrouve le psychologue incomparable qui livre tout à l’analyse, et qui veut soumettre celui qui l’écoute en lui arrachant à lui-même le secret de son cœur. Avant de se prononcer, Armide hésite longuement et, après chaque vers, suspend sa pensée. Cinq fois, avant ses dernières paroles, elle s’arrête et se tait pour songer à l’importance de son aveu. Enfin, comme si elle prenait tout à coup son parti, elle découvre son âme tout entière, et l’on sent déjà qu’elle va faiblir. Ce qui peut-être la rend supérieure à celle de Lully, c’est que cette reine inflexible et hautaine trahit à chaque instant une immense tendresse.

Nous pourrions encore établir d’autres comparaisons entre ces deux Armide, ne fût-ce que pour montrer l’influence que Lully a exercée sur Gluck. Nous laissons au lecteur le plaisir de ces découvertes. Qu’on jette un coup d’œil sur l’Invocation aux esprits de l’enfer. Dans Lully, c’est Hidraot, le père d’Armide, qui commence son appel terrible ; Armide reprend après lui. Gluck semble avoir compris l’illogisme de ce procédé ; aussi a-t-il interverti les rôles, puisque Armide seule est ici partie intéressée. C’est donc elle qui, la première, évoque les esprits, et, si le vieillard répond, ce n’est que pour donner plus de force aux accents de sa fille. Certes cette invocation est encore une des pages immortelles du maître allemand, sans compter l’inconcevable puissance de l’orchestration. Mais cela n’empêche pas d’admirer Lully et de déclarer que si, dans ce duo, Gluck reste supérieur par le mouvement et la variété, Lully ne lui cède en rien par l’inspiration.

Nous ne parlerons pas des autres œuvres de Lully. Presque toutes méritent intérêt. On y trouvera les mêmes qualités de style et le même souci de l’expression, et l’on se demandera certainement s’il n’est pas regrettable que cette haute déclamation lyrique soit à jamais perdue. N’est-ce pas un mal que cet art de la grande diction et du vieux récitatif soit abandonné dans nos conservatoires, et que les efforts et la bonne volonté de rares professeurs viennent se briser contre une inexplicable routine ? Où peut-on entendre les meilleures œuvres de nos premiers maîtres, de ceux qui, par leur seul génie, nous ont donné un art national ? Lully, Rameau et Gluck, tout Allemand qu’il est, sont de ce nombre ; mais Gluck surnage encore, grâce aux tentatives de quelque imprésario intelligent et curieux de savoir comment on fait faillite, ou à quelque illustre interprète qui peut s’imposer au public. N’est-ce pas à la vaillance et au génie de Mme Viardot que la plupart doivent de le connaître ? Mais, lorsque, dans le cours de sa carrière d’enseignement, la même artiste a voulu faire exécuter par ses élèves du Conservatoire des airs de nos vieux maîtres, celui de Télaïre, par exemple, dans Castor et Pollux, ne s’est-elle pas heurtée au refus des jurys d’examen ? N’est-ce pas à de tels motifs, en grande partie, que nous devons ces chanteurs sans style, dont le premier souci semble être de garder pour eux seuls, avec un soin jaloux, le secret des paroles ? Pour nous, nous ne saurions trop regretter que nos compositeurs négligent cette forme première de l’art, et ne se servent guère plus du récitatif que pour amener des cantilènes trop souvent, hélas ! taillées sur le même patron. Au temps dont nous parlons, la tragédie lyrique avait un but tout autre ; cependant ce qu’on est convenu d’appeler du nom de mélodie existait alors, comme on peut s’en convaincre, même par les premiers opéras de Lully. Mais le récitatif lui parut à bon droit le véritable caractère de la musique française. Du reste, ses élèves et ses successeurs se gardèrent d’y rien ajouter, ne fût-ce qu’un peu de génie, du moins jusqu’à Rameau. Campra, Destouches, et tous les autres ne sont que des imitateurs. Le premier survit encore par quelques mélodies d’Hésione et quelques ballets de l’Europe galante, le second, par son opéra d’Omphale et quelques airs d’Issé. Le principal mérite de leurs œuvres, toutes sorties du moule de Lully, est de rappeler qu’elles contribuèrent un jour à la fondation de l’opéra français.


II

Le XVIIe siècle musical se ferme sur Lully, mais la gloire du maître va grandir encore ; pendant plus d’un demi-siècle, il absorbera la pensée lyrique française, et ses opéras, Thésée, par exemple, continueront encore de se jouer à côté des plus belles œuvres de Gluck. Entre eux deux, Rameau seul apportera au théâtre d’autres ressources que ses devanciers. Nous ne parlons pas de ses travaux techniques, qui, du reste, eurent une heureuse influence sur ses opéras. Si dépréciée que soit aujourd’hui sa méthode harmonique, on ne peut nier qu’elle eut du retentissement en Europe, et qu’elle ait servi aux progrès de la musique. Mais c’est dans ses œuvres d’imagination qu’il faut chercher le maître et le réformateur. On sait qu’il n’aborda la tragédie lyrique qu’après de longues épreuves, des études préparatoires dont quelques-unes, comme ses compositions pour clavecin, seront toujours tenues pour des modèles de grâce et de fantaisie. Son idéal était dès lors bien arrêté. Comme il l’avouait plus tard à propos des Indes galantes ; « toujours occupé de la belle déclamation et du beau tour de chant qui règnent dans le récitatif du grand Lully, il tâchait de l’imiter, non en copiste servile, mais en prenant comme lui la simple et belle nature pour modèle. » On chercherait donc en vain dans son premier opéra les tâtonnemens remarqués dans Lully. À ce titre, Hippolyte et Aride marque le commencement d’une ère musicale nouvelle. Les lullistes eux-mêmes, voyant que la tradition était respectée, se rangèrent du parti nouveau ; ils avouèrent enfin que la musique avait le droit de reculer ses horizons ; et bon nombre d’entre eux durent admettre ce que plus tard d’Alembert écrivait à Rameau : « J’ose croire que l’art ira peut-être plus loin que vous ne pensez. L’expérience m’a rendu circonspect sur les assertions en matière de musique. Avant d’avoir entendu vos opéras, je ne croyais pas qu’on pût aller au-delà de Lully et de Campra. » La pensée n’était pas indigne d’un philosophe ; et ce n’est pas en musique seulement que l’avenir l’a plus d’une fois confirmée.

Cependant, si l’école de Lully ne devait pas subir d’atteinte dans son principe, elle devait changer dans ses moyens. Quelles étaient les ressources nouvelles apportées par Rameau ? Laissons la parole à un critique musicien, qui fut le premier de nos jours à lui rendre justice : « Les continuateurs de Lully, dit Adolphe Adam, avaient suivi presque pas à pas les traces du grand musicien que l’on regardait alors comme un modèle qui ne devait jamais être surpassé. Ils écrivaient pour les voix et disposaient les instrumens exactement comme l’avait fait Lully quarante ans avant eux. C’était la même coupe pour les ouvertures, les récits de scène, et les airs de danse. Rameau vint changer presque tout. Son récitatif était moins simple et plus surchargé de dissonances, ses airs étaient plus accusés, ses rythmes variés et presque tous nouveaux. Aux mouvemens presque toujours lents il en substituait de vifs et d’animés, et, ce qui étonnait surtout, c’était la nouveauté et l’imprévu de la modulation, la force de l’harmonie et les combinaisons de l’instrumentation. Chez Lully, comme chez ses successeurs, presque toute la partition était écrite pour les instrumens à cordes et à cinq parties. Les instrumens à vent n’apparaissent que pour doubler les instrumens à cordes dans les tutti… Rameau, abandonnant ce système, faisait faire des rentrées aux flûtes, aux hautbois, aux bassons, sans interrompre le jeu de la symphonie, donnant à chaque instrument une partie indépendante et distincte, assignant à chacun un rôle différent, faisant, en un mot, l’essai de ce qui s’est pratiqué depuis. »

Le génie de Rameau ne saurait toutefois se comparer à celui de Lully. Il y a dans l’auteur d’Armide des trouvailles de récitatif, des formules admirables comme Rameau n’en rencontra jamais. On sent trop dans sa composition, ce qu’il avoue d’ailleurs lui-même, que « rien n’est abandonné au hasard ; » mais sa pensée se développe mieux, grâce à des artifices nouveaux. Il ne craint pas d’user du genre fugué qui, à cette époque, faisait fureur en Allemagne, et d’employer la forme descriptive, tentative que ses prédécesseurs avaient jugée des plus hardies. Il veut faire imiter à l’orchestre les roulemens du tonnerre et le bruit des flots. Certes les moyens qu’il emploie sont peu compliqués ; nous avons le droit de les trouver enfantins ; mais leur grand mérite est dans la nouveauté, et, n’en déplaise aux adversaires de ce genre musical, ces préoccupations de l’effet n’en sont pas moins louables, parce qu’elles ont souvent amené de très beaux résultats, et qu’elles décèlent dans le musicien le souci de la vérité.

Ces qualités d’invention et de forme qu’Adolphe Adam a si bien analysées dans Hippolyte et Aricie, ces pages géniales, comme « le trio des Parques, » nous les retrouvons dans les autres opéras de Rameau, principalement dans Castor et Pollux. Le premier chœur des Spartiates, l’air si connu de Télaïre, l’acte tout entier des Enfers et l’air de Castor dans les champs Élysées nous en donnent la preuve. Le seul regret que l’on éprouve devant de pareilles œuvres, c’est que le musicien ait toujours sacrifié à la force, et qu’il n’ait pas compris, comme Gluck et Mozart, que le cœur se laisse aussi bien subjuguer par la tendresse et la douceur.

Nous abandonnons une bonne part du XVIIIe siècle à la gloire de Rameau. De longues années durant, le nouveau maître occupe avec Lully l’Académie royale, et obtient des triomphes comme Voltaire seul en connaissait à cette époque. Mais déjà la musique n’était plus l’art ou le divertissement de quelques privilégiés. Elle avait pris droit de cité en France, et s’était si bien insinuée dans les mœurs du pays que les philosophes crurent devoir intervenir. Passons outre à ce long épisode, encombré de querelles et de controverses sur un art que les plus habiles ne pouvaient juger que par leurs sentimens ; les contradictions de tous nos philosophes ont été si bien recueillies et appréciées que nous ne saurions y rien ajouter[1]. Disons seulement que ces luttes entre penseurs et lettrés, ces disputes interminables tiennent bien moins, chez leurs auteurs, à la passion musicale qu’à des motifs personnels. Ce qu’on désirait, ce n’était pas un changement d’école, mais plutôt un changement de milieu.

En effet, depuis les premières années de Louis XIV, que voyait-on à l’Opéra ? Une perpétuelle invasion de la Grèce avec ses héros et ses dieux, et, selon l’expression de Diderot, « du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perdre haleine. » On se sentait instinctivement poussé vers un art plus humain ; on comprenait enfin que la vieille école ne savait ni charmer ni séduire. Les œuvres du répertoire avaient sans doute des qualités de force ; aucune n’avait la grâce, aucune la tendresse. Or l’idéal nouveau, d’aucuns l’avaient entrevu au-delà des monts. Une musique tout autre occupait l’Italie. A Rome comme à Florence, à Naples comme à Venise, se jouaient des pièces tirées de la vie ordinaire, écrites dans un style facile, où la mélodie ne cherchait qu’à plaire, et, chose étrange, depuis Lully, jamais la France n’avait songé à jeter un coup d’œil sur les œuvres de ses voisines. Les Bouffons italiens vinrent la réveiller. La Serva padrona était juste l’opposé de notre musique. Ces mélodies bien écrites, vivantes et spirituelles, chantées avec les finesses de l’art italien, firent tourner toutes les têtes. « La musique des Bouffons, dit La Harpe, fit connaître à l’oreille un plaisir tout nouveau. Cette richesse, cette variété d’expression, était bien le contraste des effets ordinaires de l’Opéra. » La guerre était allumée.

Nous aurions certainement le droit de traiter la querelle elle-même, de pure bouffonnerie, si nous n’y trouvions engagés des hommes comme Rousseau, Grimm, d’Alembert et Diderot. Elle eut lieu à coups d’invectives et à coups d’épée, tant et si bien que Louis XV lui-même dut s’en mêler. Mais, pour revenir à l’Opéra, c’est autour de Rameau que se rallièrent les combattans, et, plus que jamais, d’après leur place au « coin du Roi ou de la Reine » ou d’après leurs impressions du café Procope, écrivains et philosophes divaguèrent à loisir. Le jugement de Rousseau nous intéresserait davantage, en raison de la compétence musicale de son auteur, s’il n’avait plusieurs fois varié ; mais peu importe, en somme, qu’il ait traité le chant français « d’aboiement continuel. » Après tout, cela pouvait bien être ; les Italiens, qui étaient bons juges dans la partie, n’en jugeaient pas différemment. S’il a écrit aussi que les Français « n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou bien que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux, » ce n’est là qu’une simple boutade. Pourquoi donc les Français n’auraient-ils pas de musiciens, alors qu’ils ont des peintres et des poètes ? Pourquoi leur permettre tous les arts, à l’exclusion d’un seul ? Assurément ces assertions sont aussi puériles que cette autre du même philosophe, que « la langue française est inapte à la musique, » théorie qu’il faillit payer cher, et dont il eut à subir le plus éclatant démenti, et d’un Allemand, qui plus est. Au résumé, le meilleur de ces controverses a été de nous laisser des œuvres qui resteront comme des modèles de bon goût, si elles ne sont pas des modèles de critique, des pages inimitables comme la Lettre sur la musique française, le Poème lyrique de Grimm, le Petit Prophète de Bœlimischbroda, et bien d’autres. Ajoutons qu’elles faisaient un certain bruit en Europe, et qu’elles préparaient à la musique une évolution nouvelle.

Moins brusquement que les Bouffons, un opéra de Gluck venait d’entrer en France. Nous sommes en 1764. Depuis deux ans bientôt, l’Orphée italien poursuivait à Vienne son éclatant succès. La partition tombe par hasard entre les mains de Grimm. Écoutons le critique allemand, jugeant son compatriote le musicien : « Cet ouvrage, dont j’ai eu l’occasion de voir la partition, m’a paru à peu près barbare. La musique serait perdue si ce genre pouvait s’établir ; mais j’ai trop bonne opinion des Italiens, nos seuls maîtres dans les arts, pour craindre que ce faux genre leur plaise jamais. » Qu’on se rassure : ce jugement n’est pas définitif. Il n’empêchera pas le philosophe de proclamer, dix ans plus tard, que ce même Orphée est « la musique la plus sublime que l’on ait peut-être jamais exécutée en France. » Mais plus d’un pense comme lui, car, « après un intervalle d’un peu moins de trois années, il s’était acheté neuf exemplaires de cette partition[2]. » Gluck ne se disposait pas moins à venir en France, où il devinait, avec raison, que sa musique trouverait la meilleure hospitalité. Il savait que le terrain lui était dès longtemps préparé. Avec Calsabigi, il a compris que la poésie peut être vraie, comme elle l’est dans le drame antique ; il ne s’adressera donc plus à Métastase, le poète abbé, qui est à Racine ce que le cavalier Bernin est à Michel-Ange ; il ira chercher son inspiration aux sources les plus pures de l’antiquité. « Quelque talent qu’ait le compositeur, écrit-il, il ne fera jamais que de la musique médiocre si le poète n’excite pas en lui cet enthousiasme sans lequel les productions de tous les arts sont faibles et languissantes. »

Alceste est jouée à Vienne et soumet bientôt le public. Après avoir imposé son génie, Gluck allait imposer sa doctrine ; c’est Alceste qu’il chargea de ce soin. Tout le monde connaît cet admirable manifeste, cette déclaration des droits de la musique adressée au grand-duc de Toscane. « Lorsque j’entrepris de mettre en musique l’opéra d’Alceste, je me proposai d’éviter tous les abus que la vanité mal entendue des chanteurs et l’excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans l’opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus ridicule. Je cherchai à ramener la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentimens et l’intérêt des situations, sans interrompre l’action et la refroidir par des ornemens superflus ; je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres… J’ai cru que mon travail devait avoir surtout pour but de rechercher une belle simplicité ; je n’ai attaché aucun prix à la découverte d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement donnée par la situation et liée à l’expression. » Telle est l’esthétique de Gluck. On y reconnaît tout entière l’école de Lully et de Rameau. Et vers quel pays meilleur que la France le compositeur allemand pouvait-il se tourner pour y importer sa doctrine ? L’Italie avait des maîtres sans doute, mais tous partisans forcenés de la mélodie, incapables de la moindre expression dramatique. L’Angleterre était tout entière au culte de Händel. L’Allemagne se contentait au mieux des œuvres étrangères, et ne se doutait même pas qu’elle avait donné le jour à celui qu’on ne surpassera jamais, au patriarche, à l’Homère de la musique, à Sébastien Bach.

Tandis qu’Alceste propageait ainsi la révolution en Europe, Iphigénie en Aulide approchait de sa fin. L’œuvre comme le poème était d’essence absolument française, ce qui faisait dire à Burney, l’ami et l’historiographe de Gluck : « S’il était possible aux partisans de la vieille musique française d’en entendre d’autre que de Lully et de Rameau, ce devrait être l’opéra d’Iphigénie de Gluck, dans lequel le compositeur allemand s’est tellement accommodé au goût national, à son style et à son langage, qu’il a souvent imité les deux maîtres français et presque adopté leur manière. » — « Il louait dans Lully, écrit le comte d’Escherny, une noble simplicité, un chant rapproché de la nature et des intentions dramatiques. Il avait étudié les partitions de Lully, et cette étude avait été pour lui un trait de lumière ; il avait aperçu le fond d’une musique pathétique et théâtrale, et le vrai génie de l’opéra, qui ne demandait qu’à être développé, perfectionné. S’il était appelé à travailler pour l’Opéra de Paris, il espérait, en conservant le genre de Lully et la cantilène française, en tirer la véritable tragédie lyrique[3]. » Nous tenons d’autant plus à citer de pareils témoignages, qu’ils affirment nettement comment Gluck se rattache à l’école française. Outre l’appui de la dauphine, Marie-Antoinette, son ancienne élève, il pouvait donc compter que lullistes et ramistes se grouperaient autour de lui, puisqu’il vénérait leurs idoles : « Ce grand homme, dit son collaborateur et ami du Rollet, s’est convaincu que le genre français était le véritable genre dramatique musical ; que s’il n’était point parvenu jusqu’ici à sa perfection, c’était moins au talent des musiciens français qu’il fallait s’en prendre qu’aux auteurs des poèmes qui, ne connaissant point la portée de l’art musical, avaient, dans leurs compositions, préféré l’esprit au sentiment, la galanterie aux passions. M. Gluck s’est indigné contre les assertions hardies de ceux de nos écrivains fameux qui ont osé calomnier la langue française en soutenant qu’elle n’était pas susceptible de se prêter à la grande composition musicale. » Réponse péremptoire aux allégations de Rousseau.

Iphigénie en Aulide est terminée. Gluck arrive à Paris et s’impose bientôt par un génie sans égal et les conceptions artistiques les plus hardies : Lully et Rameau avaient un successeur et leurs aspirations les plus hautes allaient enfin se réaliser. Quelles réformes apportait-il ? Tous les connaissent sans aucun doute. Elles sont aussi vastes dans le fond que dans la forme. L’œuvre dramatique s’offre à lui comme un faisceau indissoluble dont aucune partie ne doit rester faible ou inutile. L’adaptation musicale est si exacte, si vigoureuse qu’elle semble sculptée sur le poème par une main puissante comme celle d’un Michel-Ange. Dans l’action tout est solidaire ; instrumens et voix agissent de complicité. La forme du chant se modifie. Le récitatif garde sa force et sa simplicité, mais on n’y voit plus ces éternels changemens de mesure qui jetaient l’indécision sur la phrase, et en détruisaient le rythme et le contour. L’orchestre à son tour se transforme ; le musicien lui découvre de nouvelles richesses par la combinaison des timbres. Mais son moindre mérite n’est pas d’avoir répandu sur son œuvre, dès qu’il l’a voulu, tous les attraits de la tendresse. Qu’on cherche au hasard dans Orphée, Armide, les deux Iphigénie ou Alceste ; qu’on se demande ensuite si toutes ces qualités de force, de précision, de tendresse et de grâce ne sont pas éminemment, uniquement françaises ; et qu’on ne prétende plus enfin que chez tout autre peuple Gluck eût trouvé la même gloire. Non ; jamais l’Italie ne voulut l’adopter, et l’Allemagne, qui cependant le revendique comme un des siens par un droit que les romanistes appellent le droit de postliminium, ne le mit jamais au rang qu’il méritait : « Les Français seuls, dit Fétis, rendirent d’abord justice à ce grand homme. Le pays qui l’avait vu naître ne montra pas seulement de l’indifférence pour sa musique ; des critiques amères y furent publiées sur les inventions qui s’y trouvaient. On crut les flétrir en disant « qu’elles n’étaient bonnes que pour les Français. »

Plus d’un cependant, parmi les maîtres étrangers, rendit hommage à son génie, ne fût-ce que par l’imitation de son style. Contentons-nous de citer Salieri, Sacchini et celui-là même qu’on osa lui opposer, son rival Piccinni. Bien d’autres sont venus depuis qui l’ont pris pour maître. Parmi ceux qui nous touchent de plus près, et parmi les plus grands, est-il besoin de nommer Berlioz ? Serait-il aussi sans intérêt aujourd’hui de rechercher influence que l’auteur d’Alceste a elle sur l’auteur, bien allemand celui-là, de Lohengrin, et de voir comment Wagner, par des moyens souvent analogues, a tenté, lui aussi, de résoudre le problème si complexe de l’expression musicale ?

On le voit, Berlioz a pleinement raison lorsqu’il parle de l’immense distance qui sépare Gluck et Lully, mais il a tort assurément d’affirmer que si Gluck fût venu cent ans plus tôt, il nous eût laissé les mêmes chefs-d’œuvre. Qu’il eût compté comme un musicien de génie, nous n’en pouvons douter ; mais, sans contredit, nous n’admirerions pas aujourd’hui les ouvrages les plus parfaits qui soient sortis de l’esprit humain. Du reste, c’est à cette perfection, à cette merveilleuse conscience artistique qu’il doit d’être resté le musicien de quelques milieux ou plutôt de quelques églises, mais n’oublions pas que s’il a pu y atteindre, c’est avec le secours de ses devanciers français, en tirant la musique du cercle étroit où elle étouffait, et en lui imposant pour seule règle « l’imitation de la nature. »

Cet idéal a-t-il changé, et n’est-il pas celui de tous les maîtres ? Nous ne parlons pas de Mozart, qui n’en eut jamais d’autre, mais inconsciemment, par le seul instinct du génie, comme dans Don Juan et dans Idoménée, ni de Beethoven dans Fidelio. Pour trouver un exemple moins éloigné de nous, parmi les contemporains, ne doit-on pas regarder Berlioz comme le plus glorieux disciple de Gluck ? Or, dans ses œuvres dramatiques, telles que les Troyens à Carthage et la Prise de Troie, ne voit-on pas toujours derrière lui la grande ombre du maître qui lui montre la source où il a puisé ses plus belles inspirations ? Nous voici déjà loin de cette esthétique rêvée par les philosophes du XVIIIe siècle, « de cette simple phrase mélodique qu’un accompagnement discret doit soutenir. » Toutes les voix de la scène, tous les instrumens de l’orchestre vont s’unir désormais pour donner plus d’expression aux sentimens et de force à la vérité dramatique, Que, Gluck ait parfois exagéré sa méthode en donnant simultanément des intentions différentes à l’accompagnement et aux voix, on serait d’autant plus mal venu à l’en blâmer qu’il en a tiré quelquefois de surprenans effets. Même, pour que tout soit indivisible dans l’œuvre, il veut que l’ouverture, si insignifiante jusque-là, prenne part à l’action, et, dans certains cas, il l’a si étroitement liée au sujet dramatique qu’on ne peut, sans la déformer, la jouer isolément. Pour le reste, c’est à l’auditeur de ne pas s’égarer au milieu de cette trame où parfois l’orchestre et le chant jouent un rôle divers. Faut-il rappeler l’exemple si connu, donné par Gluck lui-même quand on lui représentait comme un contre-sens musical l’air célèbre chanté par Oreste après les paroles ; « Où suis-je ? .. A l’horreur qui m’obsède, quelle tranquillité succède ? » Cet accompagnement agité, troublé par des syncopes, presque toujours en dissonance avec le chant, est, lui disait-on, en contradiction flagrante avec les paroles d’Oreste : « Le calme rentre dans mon cœur. » — « Non ! non ! s’écria le compositeur, il a tué sa mère ! »


III

Cette esthétique, on l’avouera, peut sembler spécieuse, et plus d’un a le droit de la contester ; c’est l’expression musicale portée jusqu’au symbolisme : aussi ne laissa-t-elle pas d’être vivement discutée dans le cours du XVIIIe siècle. Plusieurs écrivains s’acharnèrent contre elle. Contrairement à Rameau et à Gluck, ils se gardèrent d’accorder à la musique un pouvoir sans limites. Certains critiques lui refusèrent même toute faculté d’expression, et en firent un art distinct n’ayant pas d’autre objet que lui-même. Le problème offrait assez d’intérêt pour être approfondi. Les encyclopédistes y avaient travaille ; il nous revient aussi nouveau. Puisqu’on cherche à lui faire de nos jours une autre jeunesse, nous ne saurions l’écarter, car il se lie trop étroitement à l’esthétique des maîtres dont nous avons parlé.

Ainsi, tandis que musiciens et bon nombre de philosophes tenaient que la musique, indépendamment des paroles, peut exprimer divers sentimens, d’autres sont venus, et plus récemment en Allemagne, qui lui refusent de tels attributs et veulent qu’elle soit un art spécial, des plus nobles et des plus élevés sans doute, n’ayant pour objet que « le beau. » Convenons tout d’abord, et sans difficulté, que si de semblables théories nous paraissent étranges, celles de certains compositeurs de l’école opposée nous paraissent également suspectes. Parmi les plus grands, faut-il citer Haydn ? On sait avec quelle fantaisie, sinon avec quelle naïveté, le compositeur autrichien a voulu, dans la Création, faire tout rendre à la musique, aussi bien les phénomènes de la nature, la pluie, la grêle, les éclairs, que les bonds des panthères, le rugissement du lion et le chant du rossignol ; et cela, par de petits artifices de composition et des combinaisons enfantines. Dans les Saisons, le procédé ne varie pas. Haydn fait dépeindre à la symphonie « les épais brouillards de l’hiver, » « l’aube du jour, » même « le passage de l’hiver au printemps, » et bien d’autres sujets tout aussi bizarres : mais d’une façon si touchante et si naturelle, qu’on admire la candeur et la naïveté du maître, sans songer à lui chercher querelle. Ajoutons qu’il ne fut pas le seul à s’accorder ces libertés ; Bach lui-même et Beethoven les prirent quelquefois.

Les musiciens ne manquent donc pas de modèles illustres pour la défense de leurs théories, et tout laisse croire que, dans leurs compositions à programme, ils n’auront jamais plus d’audace que leurs devanciers. S’appuyant sur l’autorité de Haydn ou de Beethoven, ils peuvent hardiment parler de musique imitative, pittoresque, descriptive, — voire philosophique, — et citer parmi les contemporains Liszt, Schumann ou Berlioz. Cette école ne pouvait manquer d’adversaires. A ceux qui déclaraient que « la musique peut reproduire un certain nombre de sentimens déterminés, tels que la joie et la douleur, la gravité ou l’enjouement ; qu’elle peut mettre la trivialité, le grotesque, en opposition avec la noblesse et la candeur, mais que si elle veut sortir de ce cercle immense, elle doit avoir recours à la parole chantée[4], » un esthéticien célèbre répond : « Non, elle n’a pas ce pouvoir. La beauté d’une œuvre musicale est spécifique à la musique : c’est-à-dire qu’elle réside dans les rapports des sons, sans égard à une sphère d’idées étrangères, extramusicales[5]. » Théorie d’autant plus captieuse qu’elle est vraie en partie, mais qui ne manquerait pas de jeter grand désarroi dans les rangs des compositeurs, si elle était entièrement juste. Inutile d’ajouter qu’elle s’étaie en général sur des exemples bien choisis, et qu’elle se garde bien de discuter les argumens contraires.

Le chef de la nouvelle école, après avoir posé comme prémisses que « l’expression d’un sentiment déterminé est en dehors du pouvoir de la musique, qu’elle est incapable de s’appliquer à un état quelconque de l’âme, » en arrive bientôt à prendre Gluck lui-même à partie. « Ce ne sont pas les sons, dit-il, qui expriment, dans une mélodie vocale, mais les paroles. Le dessin, et non le coloris, détermine le sujet qu’on expose devant nous. Nous faisons appel à la faculté d’abstraction de l’auditeur, et l’invitons à se remémorer quelque belle mélodie dramatique dont il a éprouvé l’effet, en faisant l’effort de ne plus la considérer qu’au point de vue musical… Il se trouvera qu’une mélodie destinée à exprimer la colère, par exemple, ne renferme, quand on l’examine isolément et intrinsèquement, d’autre sens psychique que celui d’un mouvement rapide et passionné… Lorsque l’air d’Orphée,


J’ai perdu mon Eurydice,
Rien n’égale mon malheur !


faisait fondre en larmes des milliers d’auditeurs, et parmi eux des hommes comme Rousseau, un contemporain de Gluck, Boyé, s’avisa de remarquer que la mélodie pourrait convenir aussi bien et même beaucoup mieux aux paroles suivantes, qui disent tout le contraire :


J’ai trouvé mon Eurydice,
Rien n’égale mon bonheur. »


Et, là-dessus, le critique allemand reproduit le texte de l’Orphée italien où cet air est écrit à deux temps, et dans un mouvement rapide. Et l’argument semble d’autant plus sérieux qu’il est fourni par le grand maître de la musique expressive, par Gluck lui-même, qui d’ailleurs a modifié le mouvement de ce morceau dans l’Orphée français. Il nous paraît cependant peu décisif, par la raison que, contrairement à l’opinion commune, nous ne saurions ranger cet air parmi les plus originaux du maître.

Nous reconnaissons donc que le critique peut avoir raison cette fois, et, pour le contredire, nous ne nous attarderons pas à chercher, si, philosophiquement, certaines passions n’occasionnent pas dans l’âme les mêmes effets, c’est-à-dire les mêmes mouvemens, et si l’on peut déterminer à chacune un rôle psychologique absolument distinct. Ce qui ne nous empêche pas de désapprouver certains points de la doctrine musicale à peu près universellement répandue au XVIIIe siècle, quand elle déclare que a la musique peut tout dépeindre, même les objets qui ne sont que visibles, et que la nuit, le sommeil, la solitude et le silence sont dans les grands tableaux qu’elle peut reproduire. » Gluck ne va-t-il pas jusqu’à vouloir que l’ouverture indique le« sujet » de la pièce ? Erreur évidemment surprenante dans un pareil esprit. Mais, au lieu de reproduire ce seul exempte d’Orphée, pourquoi les adversaires de l’école de l’expression ne choisissent-ils pas aussi bien la scène des enfers dans ce même opéra ? Pourquoi pas des pages sans nombre des deux Iphigénie ? Le premier acte d’Alceste tout entier ? Et surtout l’admirable scène d’Alceste aux enfers, intercalée par Berlioz dans la partition française ? Non, certes, les exemples d’union intime de la musique et de la poésie ne manquent pas dans Gluck. Les séparer pour ne laisser à la musique que son rôle individuel, n’est-ce pas lui enlever toute raison d’être ? Nous avons tantôt nommé Haydn. Il est heureux, avouons-le, que l’auteur de la Création n’ait pas connu ces théories ; il nous eût privés peut-être de quelques pages merveilleuses. Mais celui-ci croyait à la musique, naïvement, avec sa grande foi d’artiste, et nulle autre doctrine que celle de l’inspiration ne sut l’inquiéter. Tout le monde connaît le premier chœur de la Création, Haydn va traduire les paroles de la Genèse : « Que la lumière soit, et la lumière fut ; » et, par un artifice enfantin de composition, par un simple changement de mode, mais par un trait sublime de génie, le maître allemand déchire tout à coup le voile qui nous couvrait les yeux et nous inonde, pour ainsi dire, des flots de la lumière naissante. Cette musique, comment l’appellera-t-on ? Pittoresque, descriptive ou sentimentale ? Qu’importe ? Sans cette foi immense dans le pouvoir absolu de son art, Schumann nous eût-il jamais dévoilé les visions mystiques du second Faust ? Entendrions-nous la touchante prière du doctor Marianus, ravi en extase, et le chœur si tendre et si pur des anges emportant dans les hautes sphères la partie immortelle de Faust ?

Nous aussi, comme le critique viennois, nous pourrions donc citer des milliers d’exemples à l’appui de notre thèse, et prouver, par la musique instrumentale comme par la musique dramatique, que certains sentimens peuvent être clairement exprimés. La marche d’Alceste n’évoque-t-elle pas dans l’esprit une pensée religieuse ? Et, pour donner des exemples peut-être mieux connus, la fête chez Capulet, dans le Roméo et Juliette de Berlioz, n’aura-t-elle pas toujours sa joie et sa mélancolie ? Pour en revenir au poème lyrique, l’invocation à la nature, dans la Damnation de Faust, saurait-elle se prêter à d’autres sentimens ? Pourrait-on, sans un grave attentat, modifier la pensée de Wagner, lorsque l’Elsa de Lohengrin, dans un appel sublime, implore un défenseur ? Assurément, nous ne nions pas que les exemples de fausse juxtaposition soient innombrables, même dans les maîtres ; par la raison que l’on ne peut demander à la musique de s’exprimer avec la précision de la parole, et parce qu’elle est un art dont les moyens et le langage sont de leur nature vagues et indéterminés. En conséquence, nous avouons, avec les adversaires de l’école sentimentale, que, si les « qualités substantives » du sujet lui échappent, elle peut en montrer les « qualités adjectives. » Mais à quoi bon ces arguties de philosophe ou de rhéteur pour celui qui atteint son but ? Qu’importe que les moyens soient directs ou réflexes si la fin est la même ?

Quant à modifier le sens de toute musique par le changement des paroles, cela demande peu d’habileté. Les plus prudens et les plus fins peuvent être dupés par ces adaptations, ce qui d’ailleurs ne prouve rien, ni contre eux ni contre la musique. Le meilleur et le plus digne est de ne pas se les permettre. Nul doute aussi que le compositeur ne puisse rendre d’une seule manière des pensées opposées ; Gluck et Händel ont usé de cette liberté. Du reste, la possibilité d’une adaptation nouvelle quelconque, parodique ou sérieuse, ne saurait rien prouver contre la doctrine de l’expression. Que, « dans l’ouverture de la Flûte enchantée, l’allegpo, transformé en une dispute entre brocanteurs juifs, s’adapte d’une façon surprenante aux paroles comiques, » cela n’a rien de bien étrange. Cette ouverture n’en reste pas moins une belle œuvre de musique instrumentale : c’est tout ce que voulait Mozart. Oui, le champ est immense sur lequel on peut exercer ses caprices et ses fantaisies. En effet, « tout motif musical a la conscience large. » Ce qui n’empêche pas la musique de contenir bien plus que la parti assignée par les nouveaux esthéticiens. Que contient-elle, d’après eux ? « Pas autres chose que des formes sonores et mouvementées. » Nous en convenons un moment, quoique ce terme de « formes mouvementées » puisse donner prise à des objections. Mais alors la musique sera-t-elle capable d’éveiller en notre âme autre chose que l’admiration ? Non, sans doute ; mais, suivant nous, cela ne suffit pas. D’autres arts, la peinture entre autres, ont aussi le beau pour objet et provoquent pourtant des sentimens divers. Si ces « formes mouvementées » nous font éprouver des sensations différentes, prenons garde de glisser peu à peu vers l’école du sentiment. Comparer enfin, comme le philosophe allemand, la musique à « l’arabesque, » même à « l’arabesque vivante, » ici, nous devons l’avouer, toute analogie nous échappe, et nous pardonnons volontiers au savant esthéticien cette innocente raillerie. Nous savons bien que ce nom « d’arabesque » a été donné par Schumann à une composition d’un travail si exquis et d’une forme si gracieuse qu’il a peut-être forcé la pensée du critique, mais ici encore, le musicien a mis son titre à bon escient, et nous saurons gré au lecteur de nous dire si les œuvres de Bach, de Händel, ou de Beethoven ont jamais éveillé dans on esprit une idée d’arabesque. Rappelons, en terminant, que la doctrine en question est loin d’être nouvelle. La justice nous oblige à ne pas laisser à l’Allemagne toute la gloire de cette théorie, qui, par les atours séduisans dont on la revêt aujourd’hui, a beaucoup gagné à être rajeunie. Nous avons vu le critique viennois s’appuyer dans son livre sur un argument du Français Boyé, à propos de l’expression dans Gluck. Après lui, bon nombre d’esthéticiens et de philosophes n’ont pas manqué de reproduire le même exemple. Tous, il est vrai, négligent de nous dire ce que vaut l’opinion de cet écrivain. On en pourra juger en lisant une petite brochure, publiée en 1779, qui, elle aussi, fit grand bruit en son temps, et l’on appréciera si la distance est grande entre l’Essai de réforme de l’esthétique musicale de M. Hanslick, et le livre de Boyé sur l’Expression musicale mise au rang des chimères. Le grand mérite du critique viennois est d’avoir défendu sa thèse avec un goût incontestable, et un respect profond de l’art dont il parle. Lui, du moins, a foi pleine et entière dans la musique, puisqu’on la dégageant des vieilles superstitions du sentiment, il lui accorde le droit de s’élever jusqu’aux hauteurs infinies de la contemplation. Quant à l’écrivain français, puisqu’on semble tenir aujourd’hui à le faire revivre, disons en passant, que dans ce même ouvrage où il prend Gluck à partie, il s’attache à prouver que l’opéra est le plus ridicule des spectacles, que la musique la plus expressive est la plus ennuyeuse, et (que la seule vraiment digne de ce nom est la musique de danse.

Il resterait à parler de la période musicale contemporaine à la révolution. Nous y trouverions des musiciens de valeur, mais sortant presque tous de l’école de Gluck. Parmi les meilleurs disciples, on ne peut oublier Méhul. Tout le monde connaît les rapports étroits qui le rattachent à son maître, et lui donnent un rang parmi nos classiques. Mais il appartient à une époque dont on ne saurait s’occuper sans de nombreuses digressions. Il nous faut du reste compter désormais avec l’Allemagne. Haydn, Mozart et Beethoven viennent changer l’équilibre musical. Nous engager dans cette étude serait dépasser notre intention première, car nous ne voulions parler ici que des fondateurs de l’école qui, pendant plus d’un siècle, a rayonné sur l’Europe et préparé la voie aux plus illustres maîtres.


L. BRETHOUS-LAFARGUE.


  1. La Musique et les Philosophes au XVIIIe siècle, par M. Adolphe Jullien. — Grimm et la Musique de son temps, par M. Jules Carlez.
  2. Gluck et Piccinni, par Gustave Desnoiresterres. Paris ; Didier.
  3. Le comte d’Escherny, Mélanges de littérature, d’histoire, de morale et de philosophie.
  4. Berlioz, A travers chants.
  5. Hanslick, Du Beau dans la musique, Essai de réforme de l’esthétique musicale.