Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 03

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III.

« Allons, vive la joie ! par le corps du diable ! l’ouvrage avance ! Ici du mastic ! petit singe noir ! Maso ! m’entendez-vous ?…Vincent, mon frère, de par le diable ! n’accaparez pas tous les apprentis. Faites descendre vers moi un de vos séraphins barbouillés, afin que je ne sois pas retardé. Ah ! sang de Bacchus ! si je lance mon battoir à la tête de ce marsouin de Maso, il est à craindre que la république ne revoie de longtemps une aussi laide figure. »

Ainsi criait du haut de son échafaudage, un géant à barbe rousse qui dirigeait les travaux de la chapelle de Saint-Isidore, cette partie de la basilique de Saint-Marc ayant été confiée à Dominique Bianchini, dit le Rouge, et à ses deux frères, émules et rivaux des frères Zuccati dans l’art de la mosaïque.

« Vous tairez-vous, grosse cloche ? Prendrez-vous patience, minaret de cuivre rouge ? cria de son côté le hargneux Vincent Bianchini, l’aîné des trois frères ; n’avez-vous pas vos apprentis ? Faites-les marcher, et laissez les miens faire leur devoir. N’avez-vous pas Jean Viscentin, ce joli fromage blanc des Alpes ? Où avez-vous envové Reazo, votre bœuf enrhumé, qui chante si bien au lutrin le dimanche ? Je gage que tous vos garçons courent les cabarets à cette heure pour trouver une bouteille de vin à crédit sous votre nom. S’il en est ainsi, ils ne rentreront pas de si tôt.

— Vincent, répondit Dominique, bien vous prend d’être mon frère et mon associé ; car je pourrais d’un coup de pied faire crouler votre échafaudage et envoyer votre illustre personne et tous vos jolis apprentis étudier la mosaïque sur le pavé.

— Si tu en avais seulement la pensée, cria d’une voix aigre Gian-Antonio Bianchini, le plus jeune des trois frères, en secouant le pied de l’échelle sur laquelle travaillait Dominique, je te ferais voir que les plus haut perchés ne sont pas les plus solides. Ce n’est pas que je me soucie de la peau de Vincent plus que de la tienne ; mais je n’aime pas les fanfaronnades, vois-tu, et, depuis quelques jours, je trouve que tu prends tantôt avec lui, tantôt avec moi, un ton qu’on ne peut souffrir.

Le farouche Dominique jeta sur le jeune Antonio un regard sombre, et se laissa balancer sur l’échelle pendant quelques instants, sans dire un seul mot. Puis, aussitôt qu’Antonio se fut remis à broyer son ciment sous le portique, il descendit, jeta son tablier et sa toque, retroussa ses manches et s’apprêta à lui infliger une rude correction.

Le piêtre Alberto Zio, qui était aussi un mosaïste distingué, et qui, monté sur une échelle, réparait en cet instant un des tympans de la porte extérieure, se hâta de descendre afin de séparer les combattants, et Vincent Bianchini, accourant à grands pas du fond de la chapelle, son battoir à la main, s’apprêta à entrer dans la lice, plus par ressentiment contre Dominique que par intérêt pour Antonio.

Le prêtre, ayant vainement essayé de les ramener à des sentiments plus chrétiens, se servit, pour les apaiser, d’un argument qui manquait rarement son effet.

« Si les Zuccati vous entendent, leur dit-il, ils vont triompher de vos discordes, et s’imaginer que, grâce à leur douceur et à leur bonne intelligence, ils travaillent mieux que vous.

— C’est juste, dit Dominique le Rouge en reprenant son tablier ; nous viderons la querelle, ce soir, au cabaret. Pour le moment, il ne faut pas donner d’armes contre nous à nos ennemis. »

Les deux autres Bianchini se rangèrent à cet avis, et, tandis que chacun d’eux chargeait sa raclette du ciment nouvellement préparé, le père Alberto, entrant en conversation, leur dit :

« Vous avez tort, mes enfants, de regarder les Zuccati comme vos ennemis. Ils sont vos émules, voilà tout. S’ils travaillent d’après d’autres procédés que les vôtres, ils n’en reconnaissent pas moins le mérite de votre ouvrage. J’ai même entendu souvent leur premier apprenti, Bartolomeo Bozza, dire que votre cimentation était d’une qualité supérieure à la leur, et que les Zuccati le reconnaissaient de bonne foi.

— Quant à Bartolomeo Bozza, répondit Vincent Bianchini, je ne dis pas le contraire ; c’est un bon ouvrier et un robuste compagnon. Je ne suis pas éloigné de lui faire un avantage pour l’embaucher à mon service ; mais ne me parlez pas de ces Zuccati. Il n’y a pas de pires intrigants dans le monde, et, si leur talent répondait à leur ambition, ils évinceraient tous leurs rivaux. Heureusement la paresse les ronge ; l’aîné perd son temps à imaginer des sujets inexécutables, et le plus jeune fait un travail de contrebande à San-Filippo, dont il mange le fruit avec des gens au-dessus de sa condition.

— L’astre des Zuccati pourrait bien tomber des nuées, malgré toutes les protections des peintres, dit l’envieux Dominique, si on voulait s’en donner la peine.

— Comment cela ? s’écrièrent les deux autres ; si tu sais un moyen de les humilier, dis-le, et que tes torts envers nous te soient remis.

— Je ne me soucie pas plus de vous que d’eux, répliqua Dominique ; seulement je dis qu’il n’est pas impossible de prouver qu’ils abusent de leur salaire, en faisant de mauvaise besogne, et que par conséquent ils volent les deniers de la république.

— Vous êtes méchant, messer Dominique, dit le prêtre avec sévérité. Ne parlez pas ainsi de deux hommes qui jouissent de l’estime générale ; vous donneriez à penser que vous êtes jaloux de leurs avantages.

— Oui, j’en suis jaloux ! s’écria Dominique en frappant du pied, Et pourquoi n’en serais-je pas jaloux ? N’est-ce pas une injustice, de la part des procurateurs, de leur donner cent ducats d’or par an, tandis que nous n’en avons que trente, nous qui travaillons depuis bientôt dix ans à l’arbre généalogique de la Vierge ? J’ose dire que ce travail énorme n’eût pu être mené à moitié, quand même les Zuccati y auraient consacré toute leur vie. Combien de mois leur faut-il pour faire seulement un pan de robe ou une main d’enfant ? Qu’on les observe un peu, et on verra ce que leur beau talent coûte à la république.

— Ils vont moins vite que vous, il est vrai, répondit le prêtre ; mais quelle perfection de dessin, quelle richesse de couleur !

— Si vous n’éliez pas un prêtre, répliqua Vincent en haussant les épaules, on vous apprendrait à parler. Vous feriez mieux de retourner à votre confessionnal et à votre encensoir, que de juger des choses auxquelles vous n’entendez rien.

— Messer ! qu’osez-vous dire là ? s’écria Alberto un peu offensé. Vous oubliez que je savais le métier avant que vous en eussiez les premières notions, et que je suis le meilleur disciple de notre maître à tous, de l’ingénieux Rizzo, le digne successeur de nos vieux maîtres gypsoplastes.

— Ingénieux tant que vous voudrez ; il ne faut pas tant d’imagination, par le corps du Christ ! pour travailler la mosaïque. Il faut ce qui vous manque, à vous autres prêtres, et à ces fainéants de Zuccati ; il faut des bras infatigables, des reins de fer, de la précision et de l’activité. Dites la messe, père Alberto, et laissez-nous tranquilles.

— Pas de bruit ! dit Antonio, voilà ce vieux sournois de Sébastien Zuccato qui passe. Comme ses fils le reconduisent avec des coups de barrette et des baisements de mains ! Ne dirait-on pas d’un doge escorté de ses sénateurs ? Cela tranche de l’illustrissime, et cela ne sait pas tenir le tampon !

— Silence ! dit Vincent, voilà messer Robusti qui vient regarder notre ouvrage. »

Ils se découvrirent tous les trois, plus par crainte du crédit du maître que par respect pour son génie, qu’ils n’étaient pas capables d’apprécier. Le père Alberto marcha à sa rencontre et le promena dans la chapelle de Saint-Isidore. Le Tintoret donna un coup d’œil aux panneaux incrustés, accorda des éloges aux réparations de l’antique mosaïque grecque, confiées au prêtre, et se retira en saluant profondément les Bianchini, sans leur adresser la parole ; car il n’estimait ni leurs ouvrages ni leurs personnes.