Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 10

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X.

Le lendemain, on vit le Bozza dans l’école des Bianchini, travaillant avec ardeur à la chapelle de Saint-Isidore. Francesco, à qui son frère avait raconté avec exactitude la scène de la veille, fut si profondément blessé de cette conduite, qu’il pria Valerio de ne faire aucune nouvelle tentative pour en connaître les motifs. Il en souffrit en silence, et ressentant plus vivement une injure faite à son frère bien-aimé que si elle se fût adressée à lui seul, ne concevant pas qu’on pût résister à la franchise et à la bonté d’une explication donnée par Valerio, il feignit de ne pas voir le Bozza, et passa près de lui, à dater de ce jour, comme s’il ne l’eût jamais connu. Valerio, qui savait combien son frère avait à cœur de terminer sa coupole, et qui voyait en lui l’inquiétude causée par l’abandon du Bozza, résolut de mourir à la peine plutôt que de ne pas surmonter cette difficulté. Francesco était d’une santé délicate ; son âme fière et sensible était obsédée de la crainte de manquer à ses engagements. Il ne s’agissait plus là seulement de sa gloire d’artiste, gloire à laquelle il se reprochait d’avoir trop songé, puisqu’il se trouvait en retard pour le travail matériel ; il s’agissait de l’honneur. Il n’ignorait pas les intrigues déjà tentées par les Bianchini pour noircir sa réputation. Lorsqu’il avait accepté cette énorme tâche, son père, la jugeant trop considérable pour les trois années auxquelles elle était limitée, avait essayé de l’en détourner. Le Titien, jugeant que la vie dissipée de Valerio et la mauvaise santé de l’autre rendaient cette exécution impossible, leur avait conseillé plusieurs fois de se réconcilier avec les Bianchini et de demander aux procurateurs un nouvel arrangement. Mais les Bianchini, qui dans le principe avaient fait partie de l’école de Francesco, avaient peu de talent et un insupportable orgueil. Pour rien au monde, Francesco n’eût voulu leur confier un travail entrepris et conduit avec tant de soin et d’amour.

Pour s’expliquer l’importance que ce maître attachait à ne pas être en retard d’un seul jour, il est nécessaire de remonter un peu plus haut, et de dire que la basilique de Saint Marc avait été, durant les années précédentes, exploitée par des ouvriers malhabiles et de mauvaise foi. Des dépenses considérables n’avaient servi qu’à entretenir une troupe d’artisans débauchés, dont il avait fallu refaire à grands frais les ouvrages. Le père Alberto et le Rizzo, premiers maîtres mosaïstes, avaient montré aux procurateurs la nécessité de mettre de l’ordre dans les dépenses et dans les travaux. Après plusieurs épreuves, on avait agréé Francesco Zuccato pour chef de l’atelier de mosaïque, et Vincent Bianchini, bien que banni pendant quatorze ans pour accusation de crime de fausse monnaie et pour avoir commis plusieurs assassinats, notamment un sur la personne de son barbier, avait, grâce à la vigueur de son travail et de celui de ses frères, trouvé protection auprès du procurateur-caissier, qui l’avait placé sous les ordres des Zuccati. Mais toute relation étant impossible entre ces deux familles, Francesco avait demandé la liberté de choisir d’autres élèves, et il l’avait obtenue. Pour mettre fin aux querelles qui s’élevèrent à cet égard, et pour contenter le procurateur qui s’intéressait aux Bianchini, la commission s’était décidée à croire sur parole ces derniers capables de travailler sans direction pour leur propre compte. On leur avait confié un emplacement moins favorable et une tâche plus longue qu’aux Zuccati ; ils avaient eux-mêmes réglé ces conditions et demandé cette épreuve de leurs talents. Depuis ce jour, ils n’avaient pas cessé de se faire valoir auprès de la commission, qui n’était, du reste, rien moins qu’éclairée sur la matière, et de déprécier l’école de Francesco, dont la modestie et la candeur ne savaient pas lutter contre eux. La commission tenait à honneur de faire faire à moins de frais que par le passé des travaux plus considérables et mieux exécutés. Elle voulait, par l’inauguration de l’église restaurée, mériter les éloges et les récompenses du sénat.

Francesco vovait arriver ce jour fatal, et c’était en vain qu’il épuisait ses forces ; l’espérance commençait à l’abandonner. Il voyait aussi Valerio, inaccessible aux soucis de l’inquiétude, persister à célébrer le même jour l’institution d’une compagnie d’hommes de plaisir. Le départ du Bozza dans un moment si critique acheva de le consterner. Quand même, se dit-il, Valerio se donnerait tout entier à son labeur, cela ne servirait pas à grand’chose. Qu’il s’amuse donc, puisqu’il a le bonheur d’être insensible à la honte d’une défaite.

Mais Valerio ne l’entendait pas ainsi. Il connaissait trop la susceptibilité chevaleresque de son frère pour ne pas savoir qu’il serait inconsolable d’une telle mortification. Il assembla donc ses élèves favoris, Marini, Ceccato et deux autres ; il leur peignit la situation d’esprit de Francesco, et celle de toute l’école, en face de l’opinion publique. Il les supplia de faire comme lui, de ne pas désespérer, de ne renoncer ni au travail ni au plaisir, et de rester debout jusqu’à ce que tout fût mené à bien, fallût-il périr le lendemain de la Saint-Marc. Tous firent serment avec enthousiasme de le seconder sans relâche, et ils tinrent parole. Pour ne pas inquiéter Francesco, qui s’affligeait toujours du peu de soin que Valerio prenait de sa santé, on masqua par des planches la partie à laquelle il renonçait à mettre la dernière main, et on y travailla toutes les nuits. Un léger matelas fut jeté sur l’échafaud, et lorsqu’un des travailleurs cédait à la fatigue, il s’étendait dessus et goûtait quelques instants de sommeil, interrompu par les chants joyeux des autres et le craquement des planches sous leurs pieds. Ils prenaient tous leur peine en gaieté, et prétendaient n’avoir jamais mieux dormi qu’au bercement de l’échafaudage et au bruit du battoir. L’inaltérable gaieté de Valerio, ses belles histoires, ses folles chansons, et la grande cruche de vin de Chypre qui circulait à la ronde, entretenaient une merveilleuse ardeur. Cette ardeur fut couronnée de succès. La veille de la Saint-Marc, comme la journée finissait, et que Francesco, pour ne pas avoir l’air d’adresser un reproche muet à son frère, affectait une résignation qui était loin de son âme, Valerio donna le signal. Les élèves enlevèrent les planches, et le maître vit un feston et les beaux angelots qui le soutiennent terminés comme par enchantement.

« Ô mon cher Valerio ! s’écria Francesco, transporté de joie et de reconnaissance, n’ai-je pas été bien inspiré de donner des ailes à ton portrait ? N’es-tu pas mon ange gardien, mon archange libérateur ?

— Je tenais beaucoup, lui dit Valerio en lui rendant ses caresses, à te prouver que je pouvais mener de front les affaires et le plaisir. Maintenant, si tu es content de moi, je suis payé de ma peine ; mais il faut embrasser aussi ces braves compagnons qui m’ont si bien secondé, et qui, par là, se sont tous rendus dignes de la maîtrise ; c’est à toi de choisir, je ne dis pas le plus habile, ils le sont tous également, mais le plus ancien en titre.

— Mes bons et chers enfants, leur dit Francesco après les avoir tous cordialement embrassés, vous aviez tous fait naguère le généreux sacrifice de vos droits et de vos désirs en faveur d’un jeune homme malade d’ambition, dont le talent et la souffrance vous semblaient devoir mériter de l’intérêt et de la compassion. Vous vous étiez promis de lui prouver qu’il vous accusait à tort d’être ses rivaux et ses ennemis. Plus attachés à mes leçons qu’à la vaine gloire dont il était avide, vous étiez sur le point de lui donner un grand exemple de vertu et de désintéressement, en le portant à la maîtrise volontairement et contre son attente. L’ingrat n’a pas su attendre cet heureux jour, où il eût été forcé de vous chérir et de vous admirer. Il s’est éloigné lâchement de maîtres qu’il n’a pas su comprendre, et de compagnons qu’il n’a pas su apprécier. Oubliez-le ; celui qui vous perd est assez puni : où retrouvera-t-il des amitiés plus sincères, des services plus désintéressés ? Maintenant une place de maître est à votre disposition, car elle est à la mienne, et je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre. Dieu me garde de faire un choix parmi des élèves que j’estime et que j’aime tous si tendrement ! Faites donc vous-mêmes son élection. Celui de vous qui réunira le plus de voix aura la mienne.

— Le choix ne sera pas long, dit Marini. Nous avions prévu, cher maître, que tu ferais cette année-ci comme les années précédentes, et nous avons procédé à l’élection. C’est sur moi qu’est tombée la majeure partie des suffrages de l’école, Ceccato m’a donné sa voix, et je suis élu. Mais tout cela est l’effet d’une injustice ou d’une erreur. Ceccato travaille mieux que moi, Ceccato a une femme et deux petits enfants. Il a besoin de la maîtrise, et il y a droit. Moi, je ne suis pas pressé, je n’ai pas de famille. Je suis heureux sous tes ordres ; j’ai encore beaucoup à apprendre. J’abandonne à Ceccato tous mes suffrages, et je lui donne ma voix, à laquelle je te prie, maître, de joindre la tienne.

— Embrasse-moi, mon frère ! s’écria Francesco en serrant Marini dans ses bras. Cette belle action guérit la plaie que l’ingratitude de Barlolomeo m’a faite au cœur. Oui, il y a encore parmi les artistes de grandes âmes et de nobles dévouements. Ne rougis pas, Ceccato, d’accepter ce généreux sacrifice ; à la place de Marini, nous savons tous que tu eusses agi comme il vient de le faire. Sois fier comme si tu étais le héros de cette soirée. Celui qui inspire une telle amitié est l’égal de celui qui l’éprouve. »

Ceccato, tout en larmes, se jeta dans les bras de Marini, et Francesco se mit en devoir d’aller sur-le-champ trouver les procurateurs, afin de leur faire ratifier la promotion de maîtrise due annuellement à un des élèves, aux termes du traité qu’il avait passé avec ces magistrats.

« Nous allons t’attendre à table, lui dit Valerio ; car après tant de fatigues nous avons besoin de nous restaurer. Hâte-toi de venir nous rejoindre, frère, parce que je suis forcé d’aller passer la moitié de la nuit à San-Filippo pour les joyeuses affaires de demain, et que je ne veux pas quitter le souper sans avoir choqué mon verre avec le tien. »