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Les Maîtres sonneurs/10

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 106-117).

DIXIÈME VEILLÉE


— Parlez, dit mon oncle, on vous entendra.

Alors le muletier : — Je m’appelle Jean Huriel, muletier de mon état, fils de Sébastien Huriel, qui est dit Bastien le grand bûcheux, maître sonneur très-renommé, et ouvrier très-estimé dans les bois du Bourbonnais. Voilà mes noms et qualités, dont je peux faire preuve et honneur. Je sais que pour gagner plus de confiance, j’aurais dû me présenter à vous comme j’ai le moyen de paraître ; mais ceux de mon état ont une coutume…

— Votre coutume, dit le père Brulet, qui lui portait grande attention, je la connais, mon garçon. Elle est bonne ou mauvaise, selon que vous êtes bons ou mauvais vous-mêmes. Je n’ai pas vécu jusqu’à présent sans savoir ce que c’est que les muletiers, et comme j’ai roulé autrefois hors du pays, je sais vos usages et comportements. On dit vos confrères sujets à beaucoup de méfaits : on en a vu enlever des filles, battre des chrétiens, voire les faire périr dans de méchantes disputes, et leur enlever leur argent.

— Je pense, dit Huriel en riant, qu’on a beaucoup surpassé le mal en le racontant. Les choses dont vous parlez sont si anciennes qu’on n’en pourrait retrouver les auteurs, et la peur qu’on en a eu dans vos pays les a augmentées, si bien que, pendant longues années, les muletiers n’ont osé sortir des forêts qu’en grandes bandes et avec grand danger. La preuve qu’ils se sont bien amendés et qu’on n’a plus à les craindre, c’est qu’ils ne craignent plus rien eux-mêmes, et que me voilà seul au milieu de vous.

— Oui, dit le père Brulet, qui n’était point aisé à persuader, mais vous avez le noir sur la figure, pas moins ! Vous avez juré à votre confrérie de suivre son commandement, qui est de passer déguisé en cette mode dans les pays où vous êtes encore suspects, afin que si l’un de vous y fait quelque mal, on ne puisse pas dire, en voyant les autres plus tard : « C’est lui ou ce n’est pas lui. » Enfin, vous êtes tous responsables les uns pour les autres. Ça a son bon côté, qui est de vous faire amis bien fidèles, chacun à la dévotion de tous ; mais ça laisse une grande doutance pour le restant de votre religion, et je ne vous cache pas que si un muletier, tant bon garçon et avancé d’argent fût-il, venait me demander mon alliance, je lui offrirais bien de bon cœur mon vin et ma soupe, mais je ne le semondrais point d’épouser ma fille.

— Aussi, dit le muletier, l’œil allumé et regardant hardiment Brulette qui faisait semblant de penser à autre chose, n’ai-je point eu l’idée de me présenter dans un pareil dessein ; vous n’avez pas besoin de me refuser, père Brulet, car vous ne savez pas si je suis marié ou garçon, je ne vous en ai rien dit.

Brulette baissa les yeux tout à fait, sans laisser voir si elle était contente ou fâchée du compliment. Puis elle reprit son courage, et dit au muletier : — Il ne s’agit point de cela, mais de Joset, dont vous deviez nous donner nouvelles, et dont la santé m’angoisse beaucoup le cœur. Voilà mon grand-père qui a élevé ce garçon et qui lui porte de l’intérêt : ne sauriez-vous nous parler de lui avant toutes choses ?

Huriel regarda très-fixement Brulette, parut surmonter un moment de chagrin et se raffermir en lui-même pour parler ; puis il dit :

— Joseph est malade, assez malade pour que je me sois décidé à venir dire à celle qui en est l’auteur : « Voulez-vous le guérir, et cela est-il en votre pouvoir ? ».

— Qu’est-ce que vous chantez là ? dit mon oncle ouvrant l’oreille, qu’il commençait à avoir un peu dure. En quoi ma fille peut-elle guérir cet enfant dont nous parlons ?

— Si j’ai parlé de moi avant de parler de lui, répondit Huriel, c’est que j’avais à en dire des choses délicates et que vous n’auriez point souffertes du premier venu. À présent, si vous me jugez honnête homme, permettez-moi d’exposer tout ce que je pense et tout ce que je sais.

— Expliquez-vous sans crainte, dit vivement Brulette ; je ne m’embarrasse d’aucune idée qu’on puisse avoir de moi.

— Je n’ai de vous qu’une bonne idée, belle Brulette, répartit le muletier : ce n’est pas votre faute si Joseph vous aime ; et si vous le lui rendez dans le secret de votre cœur, personne n’a le droit de vous en blâmer. On peut envier Joseph dans ce cas-là, mais non point le trahir, ni vous faire de la peine. Sachez donc comment vont les choses entre lui et moi depuis le jour où nous avons fait amitié ensemble, et où je lui ai persuadé de venir apprendre, en mon pays, la musique dont il se montrait si affolé.

— Je ne sais pas si vous lui avez rendu là un bien beau service, observa mon oncle ; m’est avis qu’il aurait pu l’apprendre ici tout aussi bien, et sans chagriner ni inquiéter son monde.

— Il m’a dit, reprit Huriel, et je l’ai bien vu depuis, qu’il ne serait pas souffert par les autres sonneurs. D’ailleurs, je lui devais la vérité, puisqu’il me donnait sa confiance quasiment à la première vue. La musique est une herbe sauvage qui ne pousse pas dans vos terres. Elle se plaît mieux dans nos bruyères, je ne saurais vous-dire pourquoi ; mais c’est dans nos bois et dans nos ravines qu’elle s’entretient et se renouvelle comme les fleurs de chaque printemps ; c’est là qu’elle s’invente et fait foisonner des idées pour les pays qui en manquent ; c’est de là que vous viennent les meilleures choses que vous entendez dire à vos sonneux ; mais comme ils sont paresseux ou avares, et que vous vous contentez toujours du même régal, ils viennent chez nous une fois en leur vie, et se nourrissent là-dessus tout le restant. À cette heure même, ils font des élèves qui rabâchent nos vieux airs en les corrompant, et qui se croient dispensés de venir consulter nos anciens. Donc un jeune homme bien intentionné comme toi, disais-je à votre Joset, qui s’en irait boire à la source, s’en reviendrait si frais et gras nourri que personne ne pourrait se soutenir contre lui.

C’est pourquoi Joset fit accord de partir à la Saint-Jean ensuivante, et de s’en aller en Bourbonnais, ou il trouverait, à la fois, de l’ouvrage pour vivre dans nos bois et des leçons du meilleur maître. Car il faut vous dire que les plus fameux inventeurs sont dans le haut Bourbonnais, vers les bois de pins, du côté où la Sioule descend emmi les monts-dômes, et que mon père, natif du bourg nommé Huriel, d’où il a pris son nom, a passé sa vie dans les meilleurs endroits et se tient toujours en bonne haleine et provision de belle science. C’est un homme qui n’aime pas à travailler deux ans de suite au même pays, et plus il avance en âge, plus il est vif et changeant. Il était en la forêt de Tronçay l’an dernier ; il a été ensuite en celle de l’Épinasse, et il est, à cette heure, en celle de l’Alleu, où Joset, toujours fendant, bûchant et cornemusant avec lui, l’a suivi fidèlement, l’aimant comme s’il était son fils et se louant d’en être pareillement aimé.

Il s’y est trouvé aussi heureux que peut l’être un amant séparé de sa maîtresse ; mais la vie n’est pas si douce et si commode chez nous que dans vos pays, et malgré que mon père, conseillé par son expérience, le voulait retenir, Joseph, pressé de réussir, a un peu trop usé de son souffle dans nos instruments, qui sont, comme vous avez pu voir, d’autre taille que les vôtres, et qui fatiguent l’estomac, tant qu’on n’a pas trouvé la vraie manière de les enfler : si bien que les fièvres l’ont pris et qu’il a commencé de cracher du sang. Mon père connaissant le mal, et sachant le gouverner, lui a retiré sa musette et lui a recommandé le repos ; mais si son corps y a gagné d’une façon, il s’y est empiré de l’autre. Il s’est arrêté de tousser et de cracher du sang, mais il est tombé dans un ennui et dans une faiblesse qui ont donné frayeur pour sa vie ; si bien qu’il y a huit jours, revenant d’un de mes voyages, j’ai trouvé Joset si pâle que je ne le reconnaissais point, et si lâche sur ses jambes qu’il ne se pouvait porter.

Questionné par moi, il m’a dit bien tristement et versant des larmes : « Je vois bien, mon Huriel, que je vas mourir au fond de ses bois, loin de mon pays, de ma mère, de mes amis, et sans avoir été aimé de celle à qui j’aurais tant voulu montrer mon savoir. L’ennui me mange la tête et l’impatience me sèche le cœur. J’aurais mieux souhaité que ton père me laissât m’achever en cornemusant. Je me serais éteint en envoyant de loin à celle que j’aime toutes les douceurs que ma bouche n’a jamais su lui dire, et en rêvant que j’étais à son côté. Sans doute le père Bastien a eu bonne intention, car je sentais bien que je m’y tuais par trop d’ardeur. Mais qu’est-ce que je gagne à mourir moins vite ? Il n’en faut pas moins que je renonce à la vie, puisque, d’une part, me voilà sans pain et à votre charge, faute de pouvoir bûcher ; et que, de l’autre, je me vois trop chétif de ma poitrine pour cornemuser. Ainsi, c’est fait de moi. Je ne serai jamais rien, et je m’en vas, sans avoir tant seulement le plaisir de me remémorer un jour d’amour et de bonheur. »

Ne pleurez pas, Brulette, continua le muletier en lui prenant la main dont elle s’essuyait le visage ; tout n’est pas encore perdu. Écoutez-moi jusqu’à la fin.

Voyant l’angoisse de ce pauvre enfant, je m’en allai quérir un bon médecin, lequel, l’ayant examiné, nous dit qu’il avait plus d’ennui que de maladie, et qu’il répondait de le bien guérir, s’il pouvait se retenir de sonner et se dispenser de bûcher encore un mois durant.

Quant au dernier point, c’était bien commode ; mon père n’est pas malheureux, ni moi non plus, Dieu merci, et nous n’avons pas grand mérite à prendre soin d’un ami empêché dans son travail ; mais l’ennui de ne point musiquer et d’être là, loin de son monde, privé de voir sa Brulette, sans profit pour son avancement, a fait mentir le médecin. Un mois s’est quasiment passé, et Joset n’est pas mieux. Il ne voulait pas vous le faire assavoir, mais je l’y ai décidé ; et mêmement, je le voulais amener ici avec moi. Je l’avais bien arrangé sur un de mes mulets et vous le reconduisais déjà, lorsqu’au bout de deux lieues, il est tombé en faiblesse, et j’ai été obligé de le reporter à mon père, lequel m’a dit : « Va-t’en au pays de ce garçon et ramène ici sa mère ou sa fiancée. Il n’est malade que de chagrin, et, en voyant l’une ou l’autre, il reprendra courage et santé pour achever ici son apprentissage ou pour s’en retourner chez lui. »

Cela dit devant Joset l’a beaucoup secoué : « Ma mère, criait-il comme un enfant ; ma pauvre mère, qu’elle vienne au plus tôt ! » Mais bien vite il se reprenait : « Non, non ! je ne veux pas qu’elle me voie mourir ; son chagrin m’achèverait trop malheureusement. — Et Brulette ? lui disais-je tout bas. — Oh ! Brulette ne viendrait pas, faisait-il ; Brulette est bonne ; mais il n’est point possible, qu’elle n’ait pas fait choix d’un amoureux qui la retiendrait de me venir consoler. »

Alors, j’ai fait jurer à Joset qu’il prendrait au moins patience jusqu’à mon retour, et je suis venu. Père Brulet, décidez de ce qu’il faut faire, et vous, Brulette, consultez votre cœur.

— Maître Huriel, dit Brulette en se levant, j’irai, encore que je ne sois point la fiancée de Joseph, comme vous le dites, et que rien ne m’oblige envers lui, sinon que sa mère m’a nourrie de son lait et portée en ses bras. Mais pourquoi pensez-vous que ce jeune homme est épris de moi, puisque, aussi vrai que voilà mon grand-père, il ne m’en a jamais dit le premier mot ?

— Il m’avait donc bien dit la vérité ? s’écria Huriel, comme charmé de ce qu’il entendait ; mais, se raccoisant aussitôt : Il n’en est pas moins vrai, dit-il, qu’il en peut mourir, d’autant plus que l’espoir ne le soutient pas, et je dois ici plaider sa cause et dire ses sentiments.

— En êtes-vous chargé ? dit Brulette avec fierté, et aussi avec un peu de dépit contre le muletier.

— Il faut que je m’en charge, commandé ou non, répliqua Huriel. J’en veux avoir le cœur net… à cause de lui qui m’a confié sa peine et demandé mon secours. Voilà donc comme il me parlait : « J’ai voulu me donner à la musique, autant par amour de la chose que par amour de ma mie Brulette. Elle me considère comme son frère, elle a toujours eu pour moi de grands soins et une bonne pitié ; mais elle n’en a pas moins fait attention à tout le monde, hormis à moi ; et je ne l’en peux blâmer. Cette jeunesse aime la braverie et tout ce qui rend glorieux. C’est son droit d’être coquette et avantageuse. J’en ai le cœur fâché, mais c’est la faute du peu que je vaux si elle donne ses amitiés à de plus vaillants que moi. Tel que me voilà, ne sachant ni piocher rude, ni parler doux, ni danser, ni plaisanter, ni même chanter, me sentant honteux de moi et de mon sort, je mérite bien qu’elle me regarde comme le dernier de ceux qui pourraient prétendre à elle. Eh bien, voyez-vous, cette peine me fera mourir si elle dure, et j’y veux trouver un remède. Je sens en dedans de moi quelque chose qui me dit que je peux musiquer mieux que tous ceux qui s’en mêlent dans notre endroit ; si j’y aboutais, je ne serais plus un rien du tout. Je deviendrais plus que les autres, et comme cette fille a du goût et de l’accent pour chanter, elle comprendrait, par elle-même, ce que je vaux, outre que sa fierté serait flattée de l’estime qu’on ferait de moi. »

— Vous parlez, dit Brulette en souriant, comme si je l’entendais lui-même, encore qu’il ne m’ait jamais dit cela à propos de moi. Son amour-propre a toujours été en souffrance, et je vois que c’est aussi par l’amour-propre qu’il croirait pouvoir me persuader ; mais puisque une telle maladie le met en danger de mourir, je ferai, pour lui remonter le courage, tout ce qui dépendra de la sorte d’amitié que j’ai pour lui. J’irai le voir avec la Mariton, si toutefois c’est le conseil et la volonté de mon grand-père.

— Avec la Mariton, dit le père Brulet, ça ne me paraît pas possible, pour des raisons que je sais et que tu sauras bientôt, ma fille. Qu’il te suffise, quant à présent, que je te dise qu’elle est empêchée de quitter son maître, à cause d’embarras qu’il a dans ses affaires. D’ailleurs, si la maladie de Joseph peut se dissiper, il est inutile de tourmenter et de déranger cette femme. J’irai donc avec toi, parce que j’ai la confiance, comme tu as toujours gouverné Joseph pour le mieux, que tu auras encore crédit sur son esprit pour le ramener au courage et à la raison. Je sais ce que tu penses de lui, et c’est ce que j’en pense aussi : d’ailleurs, si nous le trouvions dans un état désespéré, nous ferions vitement écrire pour que sa mère vienne lui fermer les yeux.

— Si vous voulez me souffrir en votre compagnie pour le voyage, dit Huriel, je vous conduirai bien au juste, d’un soleil à l’autre, au pays où se trouve Joseph, et mêmement en une seule journée si vous ne craignez pas trop les mauvais chemins.

— Nous causerons de ça à table, répondit mon oncle ; et quant à votre compagnie, je la souhaite et la réclame, car vous avez très-bien parlé, et je ne suis pas sans savoir à quelle famille d’honnêtes gens vous appartenez.

— Connaissez-vous donc mon père ? dit Huriel. En nous entendant nommer Brulette, il nous a dit, à Joseph et à moi, que son père avait eu un ami de jeunesse qui s’appelait Brulet.

— C’était moi, dit mon oncle. J’ai bûché longtemps, il y a une trentaine d’années, dans le pays de Saint-Amand avec votre grand-père, et j’ai connu votre père tout jeune, travaillant avec nous et sonnant déjà par merveille. C’était un garçon bien aimable, qui ne doit pas être encore trop chagriné par l’âge. Quand vous vous êtes fait connaître tout à l’heure, je n’ai pas voulu vous couper la parole, et si je vous ai un peu tancé sur les coutumes de votre état, c’était à seules fins de vous éprouver. Or donc, asseyez-vous, et n’épargnez rien de ce qui est ici à votre service.

Pendant le souper, Huriel se montra aussi raisonnable dans ses discours et aussi gentil dans son sérieux, que nous l’avions trouvé divertissant et agréable dans la nuit de la Saint-Jean. Brulette l’écoutait beaucoup et paraissait s’accoutumer à sa figure de charbonnier ; mais quand on parla du chemin à faire et de la manière de voyager, elle s’inquiéta pour son grand-père de la fatigue et du dérangement ; et comme Huriel ne pouvait pas répondre que la chose ne fût bien pénible pour un homme d’âge, je m’offris à accompagner Brulette à la place de mon oncle.

— Voilà la meilleure des idées, dit Huriel. Si nous ne sommes que nous trois, nous prendrons la traverse, et, partant demain matin, arriverons demain soir. J’ai une sœur, très-sage et très-bonne, qui recevra Brulette en sa propre cabiole, car je ne vous cache pas que là où nous sommes, vous ne trouverez ni maisons, ni couchée selon vos habitudes.

— Il est vrai, reprit mon oncle, que je suis bien vieux pour dormir sur la fougère, et malgré que je ne sois pas bien complaisant à mon corps, si je venais à tomber malade là-bas, je vous serais d’un grand embarras, mes chers enfants. Or donc, si Tiennet y va, je le connais assez pour lui confier sa cousine. Je compte qu’il ne la quittera d’une semelle dans toute rencontre où il y aurait danger pour une jeunesse, et je compte sur vous aussi, Huriel, pour ne l’exposer à aucun accident en route.

Je fus bien content de cette résolution et me fis un plaisir de conduire Brulette, de même qu’un honneur de la défendre au besoin. Nous nous départîmes à la nuit, et avant la levée du jour, nous nous retrouvâmes à la porte du même logis ; Brulette déjà prête et tenant son petit paquet, Huriel conduisant son clairin et trois mules, sur l’une desquelles il y avait une bâtine très-douce et très-propre où il assit Brulette ; puis il enfourcha le cheval, et moi l’autre mule, un peu étonné de me voir là-dessus. La troisième, chargée de grandes bannes neuves, suivait d’elle-même, et Satan fermait la marche. Personne n’était encore levé dans le village, et c’était mon regret, car j’aurais souhaité donner un peu de jalousie à tant de galants de Brulette, qui m’avaient fait enrager maintes fois ; mais Huriel paraissait pressé de quitter le pays sans être examiné de près et critiqué, aux oreilles de Brulette, pour sa figure noire.

Nous n’allâmes pas loin sans qu’il me fît sentir qu’il ne me laisserait pas gouverner toutes choses à mon gré. Nous étions au bois de Maritet sur le midi, et avions fait quasi la moitié du voyage. Il y avait par là un petit endroit qu’on appelle la Ronde, où j’aurais été content d’entrer et de nous payer un bon déjeuner ; mais Huriel se moqua de mon goût pour le couvert, et, se voyant soutenu par Brulette, qui était disposée à prendre tout en gaieté, il nous fit descendre un petit ravin où coule une mince rivière qui a nom la Portefeuille, parce que, de ce temps-là, du moins, elle était toute couverte des grandes nappes du plateau blanc[1], et aussi ombragée du feuillage de la forêt, laquelle descendait, de chaque côté, jusqu’à ses rives. Il lâcha les bêtes dans les joncs, nous choisit une belle place toute rafraîchie d’herbes sauvages, ouvrit les paniers, déboucha le baril, et nous servit un aussi bon goûter que nous l’eussions pu faire chez nous, bien proprement, et avec tant d’égards pour Brulette qu’elle ne se put empêcher d’en marquer son plaisir.

Et comme elle vit qu’avant de toucher au pain pour le couper, et à la serviette blanche qui roulait les provisions, il se lavait avec grand soin les mains dans la rivière, jusqu’au-dessus des coudes, elle lui dit en riant et avec son petit air de commandement gracieux : — Pendant que vous y êtes, vous pourriez bien aussi vous laver la figure, afin qu’on voie si c’est bien vous le beau cornemuseux de la Saint-Jean. — Non, mignonne, répondit-il. Il faut vous habituer à l’envers de la monnaie. Je ne prétends rien sur votre cœur qu’un peu d’amitié et d’estime, malgré que je sois un païen de muletier ; je n’ai donc pas besoin de vous plaire par mon visage, et ce n’est pas pour vous que je le blanchirai.

Elle fut mortifiée, mais ne resta point court :

— On ne doit point faire peur à ses amis, dit-elle, et tel que vous voilà, vous risquez que la frayeur m’ôte l’appétit.

— En ce cas-là, j’irai donc manger à l’écart, pour ne vous point écœurer.

Il le fit comme il le disait, s’assit sur une petite roche qui avançait dans l’eau, en arrière de l’endroit où nous étions assis, et se mit à manger seul, tandis que je profitais du plaisir de servir Brulette.

Elle en rit d’abord, croyant l’avoir fâché et y prenant gré comme toutes les coquettes ; mais quand elle se lassa du jeu et le voulut ramener, elle eut beau l’exciter en paroles, il tint bon, et, chaque fois qu’elle tournait la tête devers lui, il lui tournait le dos en se cachant d’elle et en lui répondant, bien à propos, mille badineries, sans montrer aucun dépit, ce qui, pour elle, était peut-être bien le pire de la chose.

De sorte qu’elle en eut regret, et, à un mot un peu vif qu’il lâcha sur les bégueules, et qu’elle crut dit à son intention, deux larmes lui tombèrent des yeux, encore qu’elle eût bien voulu les retenir en ma présence. Huriel ne les vit point, et je n’eus garde de paraître les avoir vues.

Quand nous fûmes assez repus pour une fois, Huriel me dit de serrer le restant de nos vivres, et ajouta :

— Si vous êtes las, mes enfants, vous pouvez faire un somme ici, car nos bêtes ont besoin qu’on laisse passer la grande chaleur du jour. C’est l’heure où la mouche est enragée, et, dans ces taillis, elles se peuvent frotter et secouer à leur guise. Je compte, Tiennet, que tu feras bonne garde à notre princesse. Moi, je vas monter un peu dans la forêt pour voir comment s’y gouverne l’œuvre du bon Dieu.

Et d’un pas léger, ne sentant pas plus le chaud que si nous étions au mois d’avril, encore que ce fût en plein juillet, il grimpa la côte et se perdit sous les grands arbres.

  1. Nymphea ou nénufar.