Les Maîtres sonneurs/28

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 334-346).



VINGT-HUITIÈME VEILLÉE


Quand nous fûmes au repas, nous nous sentions tous soulagés de l’appréhension de la veille, par rapport à la fâcherie d’Huriel et de Joseph, et, comme Thérence montrait bien, soit en sa présence, soit en son absence, qu’elle n’avait pour lui aucun ressentiment, bon ou mauvais du passé, je me trouvais, ainsi qu’Huriel et le grand bûcheux, en idées riantes et tranquilles. Charlot, se voyant choyé et caressé de tout le monde, commençait à oublier l’homme qui l’avait épeuré et meurtri. De temps en temps, il se retournait encore au moindre bruit, et Thérence le consolait en riant et en lui disant qu’il était parti et ne reviendrait plus. Nous étions là comme une seule famille, et, tout en servant Thérence avec un grand respect, je me disais que j’aurais le vouloir moins impérieux et plus patient avec mes amours que Joseph avec les siennes.

Brulette seule demeurait soucieuse et accablée, comme si elle eût reçu dans le cœur un mauvais coup. Huriel s’en inquiétait ; le grand bûcheux, qui connaissait bien l’âme humaine dans tous ses plis, et qui était si bon que sa figure et sa parole mettaient du miel dans toutes les amertumes, lui prit ses petites mains, et attirant sa jolie tête sur son cœur, lui dit, à la fin du repas :

— Brulette, nous avons une prière à t’adresser, et si tu as l’air triste et inquiète, voilà mon fils et moi qui n’oserons. Ne veux-tu point nous donner un sourire d’encouragement ?

— Parlez, mon père, et commandez-moi ? répondit Brulette.

— Eh bien, ma fille, il faut que tu sois consentante de nous présenter dès demain à ton grand-père, à seules fins qu’il agrée mon Huriel pour son petit-fils.

— C’est trop tôt, mon père, répondit Brulette, répandant encore quelques larmes ; ou pour mieux dire, c’est trop tard. Car si vous m’aviez commandé cela, il y a une heure, avant que Joseph lâchât de certaines paroles devant moi, j’eusse été consentante de bon cœur. À présent, j’aurais honte, je vous le confesse, d’accepter si librement la foi d’un honnête homme, quand je vois que je ne passe point pour une honnête fille. Je savais bien qu’on m’avait reproché une humeur légère et des goûts de coquetterie. Votre fils lui-même m’avait doucement tancée là-dessus, l’an dernier. Thérence m’en blâmait, tout en me donnant son amitié. Aussi, voyant qu’Huriel avait tant de courage pour me quitter sans me demander rien, j’avais fait de grandes réflexions. Le bon Dieu m’y avait aidée en m’envoyant la charge de ce petit enfant, qui ne me plaisait pas d’abord et que j’aurais peut-être refusé, si, à mon devoir, ne se fût mêlée l’idée que, par un peu de souffrance et de vertu, je serais plus digne d’être aimée, que par mon babillage et mes toilettes. Je pensais donc d’avoir réparé mes années d’insouciance, et d’avoir mis sous mes pieds le trop grand amour de ma petite personne. Je me voyais bien critiquée et délaissée chez nous ; je m’en consolais en me disant : « S’il revient, lui, il verra bien que je ne mérite pas d’être blâmée pour être devenue raisonnable et sérieuse. » Mais voilà que j’apprends bien autre chose, autant par la conduite de Joseph que par la parole de Thérence. Ce n’était pas seulement Joseph qui me croyait égarée depuis longtemps, c’était Huriel aussi, puisqu’il avait l’amour assez fort et le cœur assez grand pour dire hier à sa sœur : « Fautive ou non fautive, je l’aime et la prends comme elle est. » Ah ! Huriel, je vous en remercie ! mais je ne veux pas que vous m’épousiez avant de me connaître. Je souffrirais trop de vous voir critiqué comme vous allez l’être, sans doute, à cause de moi. Je vous respecte trop pour laisser dire que vous endossez la paternité d’un champi. Allons ! convenez qu’il faut que j’aie été bien légère dans mes allures d’autrefois, pour donner prise à une pareille accusation ! Eh bien, je veux que vous me jugiez par ma conduite de tous les jours, et que vous sachiez que je ne suis pas seulement belle danseuse à la noce, mais bonne gardienne de mon devoir à la maison. Nous viendrons demeurer ici, comme vous le souhaitez ; et, dans un an, si je ne suis pas maîtresse de vous prouver que je n’ai pas à rougir de mes soins pour Charlot, du moins je vous aurai donné, par toutes mes actions, la preuve que je suis raisonnable dans mes esprits autant que saine dans ma conscience.

Huriel arracha Brulette des bras de son père, embrassa dévotement les larmes qui coulaient de ses beaux yeux, et la replaçant où il l’avait prise :

— Bénissez-la donc bien, mon père, dit-il, car vous voyez si je vous ai menti en vous disant qu’elle en était digne. Elle, a très-bien parlé, cette chère langue dorée, et il n’y a rien à lui répondre, sinon que nous n’avons pas besoin d’un an ni même d’un jour d’épreuve, et que nous irons, dès ce soir, la demander à son grand-père ; car de passer encore une nuit dans l’attente de ce consentement, je ne m’en sens pas le courage, à présent que je n’ai plus que cela à obtenir pour me sentir le roi du monde.

— Voilà donc, dit le père Bastien à Brulette, ce que tu as gagné à chercher du répit ? Au lieu de le demander demain, nous te demanderons aujourd’hui. Allons, mon enfant, il t’y faut soumettre, et c’est le châtiment de ta mauvaise conduite dans le temps passé.

Le contentement s’épanouit enfin sur le visage de Brulette, et le mal que lui avait fait Joseph fut oublié. Cependant, quand nous quittâmes la table, il lui en vint encore un retintement. Charlot entendant Huriel appeler le grand bûcheux mon père, l’appela de même, et en fut d’autant mieux caressé ; mais Brulette s’en affligea encore un brin.

— Ne faudrait-il pas, dit-elle, se donner enfin la peine d’inventer une parenté à ce pauvre enfant ? car chaque fois, à présent, qu’il m’appellera sa mère, il me semblera qu’il fait souffrir ceux qui m’aiment.

On allait encore la rassurer sur ce point, lorsque Thérence dit :

— Parlez plus bas, nous sommes écoutés. Et, tournant tous, comme elle, nos yeux du côté du portail, nous vîmes le bout d’un bâton appuyé à terre et la renflure d’une besace pleine, qui dépassaient le mur et marquaient bien qu’un mendiant était là, attendant qu’on fît attention à lui, et pouvant entendre des choses qui ne le regardaient point.

Je m’avançai vers lui et reconnus le carme Nicolas, qui, tout aussitôt s’approchant, nous confessa, sans embarras, qu’il nous écoutait depuis un quart d’heure et y avait même pris beaucoup de plaisir.

— Il me semblait bien connaître la voix d’Huriel, dit-il ; mais, en faisant ma tournée, je m’attendais si peu à le trouver céans, mes chers amis, que je n’en aurais pas été certain, sans diverses choses qui se sont dites ici, et où Brulette sait bien que je ne suis pas de trop.

— Nous le savons aussi, dit Huriel.

— Vous ? fit le moine. Oui, cela doit être !

— Et cela est, parce que la tante m’a tout confié hier soir, dit Huriel à Brulette. Vous voyez, mignonne, que je n’ai pas tant de mérite à vous croire.

— Oui, dit Brulette bien soulagée, mais hier matin !… Eh bien, puisque vous voilà instruit de mes affaires, ajouta-t-elle en parlant au moine, que me conseillez-vous, frère Nicolas ? Vous qui avez été employé dans celles de Charlot, ne trouverez-vous pas quelque histoire à répandre pour couvrir le secret de ses parents et réparer le dommage fait à mon honneur ?

— Une histoire ? dit le carme. Moi, conseiller et aider le mensonge ? Je ne suis point de ceux qui se peuvent damner pour l’amour des jeunes filles, ma mie ! Il ne m’en reviendrait rien. Il faudra donc que je vous aide autrement, et j’y ai déjà travaillé plus que vous ne pensez. Ayez patience, et tout s’arrangera aussi bien qu’une autre affaire, où maître Huriel sait bien que je n’ai pas été mauvais ami.

— Je sais que je vous dois le repos et la sûreté de ma vie, répondit Huriel. Aussi, qu’on dise des moines ce qu’on voudra : j’en sais au moins un, pour qui je me ferais couper en quatre. Asseyez-vous donc, mon frère, et passez avec nous la journée. Ce qui est à nous est à vous, et la maison où nous sommes est aussi la vôtre.

Thérence et le grand bûcheux allaient faire aussi leurs honnêtetés au bon frère, quand ma tante Marghitonne arriva et ne nous voulut plus souffrir ailleurs qu’avec elle. On allait faire la cérémonie du chou, qui est la grande farce ancienne du lendemain des noces, et déjà la promenade commençait et venait de notre côté. On buvait, chantait et dansait à chaque repos. Il n’y avait plus moyen pour Thérence de se tenir à l’écart, et elle accepta mon bras pour aller au-devant du cortége, tandis qu’Huriel y menait Brulette. Ma tante se chargea du petit, et le grand bûcheux, entraînant le carme, le décida aisément à se divertir en bonne compagnie.

Le gars qui jouait le personnage du jardinier, ou,

Ces rubans faisaient envie aux filles de la noce, qui délibérèrent de ne les point laisser gâter, et, se jetant toutes sur le païen, … elles l’en dépouillèrent (p. 239).

comme on dit encore chez nous, du païen, sur la civière, était orné d’une manière qui étonnait bien le monde. Il avait ramassé, auprès du petit parc, une belle guirlande de nénufars liée de rubans d’argent, et s’en était fait une ceinture sur sa bosse de filasse. Il ne nous fallut pas grand temps pour la reconnaître. Joseph l’avait perdue ou jetée en se retirant de nous. Les rubans faisaient envie aux filles de la noce, qui délibérèrent de ne les point laisser gâter, et, se jetant toutes sur le païen, encore qu’en se défendant il en embrassât plus d’une avec son museau barbouillé de lie, elles l’en dépouillèrent et se firent le partage de cette riche livrée de mariage. Ainsi les rubans dépecés de Joseph brillèrent tout le jour sur la coiffe des plus fraîches fillettes de l’endroit et firent encore un meilleur usage qu’il ne pensait en les laissant sur le chemin.

La comédie donnée de porte en porte dans le village, fut aussi folle que de coutume, et se termina par un grand repas et des danses jusqu’à la nuit. Après quoi, prenant congé, Brulette et moi, accompagnés du grand bûcheux, de Thérence et d’Huriel, nous partîmes pour Nohant, avec le moine en tête, qui conduisait le clairin par la bride, et sur le clairin, le gros Charlot, un peu grisé de tout ce qu’il avait vu, riant comme un fou, et s’essayant à chanter comme il avait entendu faire tout le jour :

Encore que la jeunesse d’aujourd’hui soit bien dégénérée, vous avez tant de fois vu des fillettes de quinze ans faire cinq lieues le matin et autant le soir sur leurs jambes, pour une journée de danse par la plus forte chaleur, que vous ne penserez point que nous arrivâmes chez nous rendus de fatigue. Tout au contraire, nous avions encore dansé à quatre, plus d’une fois, le long du chemin, le grand bûcheux sonnant de la musette, Charlot dormant sur le cheval, et le carme nous traitant de fous, nous grondant, et ne se pouvant retenir de rire et de frapper des mains pour nous exciter.

Enfin nous étions à la porte de Brulette sur les dix heures du soir, et le père Brulet dormait en son lit, quand la joyeuse compagnie entra dans la chambre. Comme il était pas mal sourd et dormait dur, Brulette coucha le petit, nous servit un bout de collation, et se consulta avec nous sur le réveil qu’on lui ferait, avant qu’il eût fini son premier somme.

À la fin il se retourna de notre côté, vit la lumière, reconnut sa fille et moi, s’étonna des autres, et, s’asseyant sur son lit, d’un air aussi sérieux qu’un juge, écouta le discours que lui fit un peu haut et en peu de paroles, mais bien honnêtement, le grand bûcheux. Le carme, en qui le père Brulet avait toute confiance, y ajouta l’éloge de la famille Huriel, et Huriel déclara son inclination et tous ses bons sentiments pour le présent et l’avenir.

Le père Brulet écouta le tout sans dire un mot, et j’avais crainte qu’il n’y eût rien compris ; mais encore qu’il parût rêver, il avait son entendement libre et répondit en homme sage, qu’il reconnaissait très-bien dans le grand bûcheux le fils d’un ancien ami ; qu’il faisait grand état de toute la famille ; qu’il estimait le frère Nicolas digne de foi, et que, par-dessus tout, il se fiait à l’esprit et au fin jugement de sa petite-fille. Selon lui, elle n’avait pas tant retardé son choix et refusé de si beaux partis, pour finir par une sottise, et puisqu’elle souhaitait épouser Huriel, Huriel devait être un bon mari.

Il parlait d’une manière avisée, et pourtant sa mémoire lui faisait défaut sur un point qui lui revint au moment où nous nous retirions ; c’est qu’Huriel était un muletier :

— Et c’est là, dit-il, le seul point qui me fâche… Ma petite-fille s’ennuiera donc seule à la maison les trois quarts de l’année ?

On le consola bien en lui apprenant qu’Huriel avait quitté son état pour se mettre au fendage, et il agréa l’idée d’aller travailler au Chassin pendant la bonne saison.

Nous nous départîmes donc tous contents les uns des autres, Thérence resta avec Brulette, et j’emmenai les autres à mon logis.

Nous apprîmes, le lendemain soir, par le carme, qui s’était promené tout le jour, que Joseph, lequel n’avait point paru au bourg de Nohant, était allé passer une heure avec sa mère, après quoi il s’était mis en route pour courir les environs, disant que son idée était de rassembler les sonneurs du pays en un concours où il demanderait la maîtrise et le droit pour pratiquer. La Mariton était bien en peine de cette résolution là, pensant que les Carnat et toute la bande des ménétriers du pays, qui était déjà plus nombreuse que de besoin, s’y montreraient contraires et lui causeraient du trouble et du tort. Mais Joseph ne l’avait point écoutée, disant toujours qu’il la voulait retirer de servitude et emmener au loin avec lui, encore qu’elle n’y parût point disposée comme il l’eût souhaité.

Le surlendemain, tous nos apprêts étant faits, et les premiers bans d’Huriel et de Brulette déjà publiés au prône de notre paroisse, nous retournâmes tous au Chassin. C’était comme le départ pour un pèlerinage au bout du monde. Comme il nous fallait emporter du mobilier, et que Brulette voulait que son grand-père ne manquât de rien, nous avions loué une charrette, et tout le village ouvrait de grands yeux, à nous voir emporter de sa maison jusqu’aux paniers. Elle n’oublia ni ses chèvres ni ses poules, que Thérence se réjouissait d’avoir à soigner, elle qui ne connaissait pas le gouvernement des bêtes et qui disait vouloir l’apprendre pendant que l’occasion s’en trouvait.

Cela me fournit celle de m’offrir en plaisanterie à sa gouverne, comme la plus soumise et fidèle bête de tout le troupeau. Elle ne s’en fâcha pas, mais ne m’encouragea point à passer du badinage au sérieux. Seulement, il me sembla bien qu’elle n’était pas mécontente de me voir quitter si gaiement pays et famille pour la suivre, et que, si elle ne m’attirait pas, elle ne me repoussait pas non plus.

Au moment où le vieux Brulet et les femmes, avec Charlot, montaient sur la voiture, Brulette étant fière de s’en aller avec un si bel amoureux, à la barbe de tous les amoureux qui l’avaient méconnue, le carme vint comme pour nous dire adieu, et ajouta pour les oreilles des curieux : — Au fait, je vas de votre côté, et ferai un bout de chemin avec vous.

Il monta auprès du père Brulet, et au bout d’une lieue, dans un chemin couvert, il fit arrêter. Huriel conduisait son clairin, qui était aussi bon au tirage qu’au transport, et nous marchions un peu en avant, le grand bûcheux et moi. Voyant la voiture retardée, nous retournâmes, pensant que ce fût quelque accident, et vîmes Brulette tout en pleurs, embrassant Charlot, qui s’attachait à elle en faisant de grands cris, parce que le carme le voulait emporter. Huriel intercédait pour qu’on s’y prît autrement, car il était si peiné du chagrin de Brulette, que, pour un peu, il aurait pleuré aussi.

— Qu’y a-t-il donc ? dit le grand bûcheux, et pourquoi, ma fille, voulez-vous vous départir de ce pauvre enfant ? Est-ce donc la suite de votre idée de l’autre jour ?

— Non, mon père, répondit Brulette. Ce sont ses véritables parents qui le réclament, et c’est pour son bien. Le pauvre petit ne comprend pas cela, et moi, encore que je le comprenne, le cœur me manque. Mais comme il y a des raisons pour que la chose se fasse sans retard, donnez-moi du courage, au lieu de m’en ôter.

Et, tout en parlant de courage, elle n’en avait point contre les pleurs et les caresses de Charlot, car elle était arrivée à l’aimer d’une grande tendresse, et il fallut que Thérence s’en mêlât. La fille des bois avait dans son air et dans ses moindres discours une assurance de bonté qui eût persuadé les pierres, et que l’enfant sentait, encore qu’il ne sût comment. Elle réussit à lui faire entendre de s’apaiser, et qu’on ne le quittait que pour bien peu, de sorte que frère Nicolas put l’emporter sans violence, et qu’on se mit en route au son d’une manière de rondine qu’il lui chantait pour l’ébaubir, et qui ressemblait à un psaume d’église plus qu’à une chanson ; mais Chariot s’en paya, et quand leurs voix se perdirent, celle du carme couvrait les dernières plaintes du pauvre mignon.

— Allons, Brulette, en route, dit le grand bûcheux. Nous vous aimerons tant, que nous vous consolerons.

Huriel monta sur le brancard, afin d’être près d’elle, et, tout le long du chemin, l’entretint si doucement, qu’elle lui dit, à l’arrivée :

— Ne me croyez pas inconsolable, mon vrai ami ! J’ai eu le cœur faible un moment ; mais je sais bien où reporter l’amitié que j’avais pour cet enfant, et où je retrouverai la joie qu’il me donnait.

Il ne nous fallut pas grand temps pour nous installer au vieux château, et mêmement y pendre la crémaillère. Il y avait plusieurs chambres habitables, encore qu’elles n’eussent pas de mine et qu’on les eût crues prêtes à nous choir sur la tête ; mais il y avait si longtemps que le vent en secouait les ruines sans les renverser, qu’elles pouvaient bien encore durer autant que nous.

La tante Marghitonne, enchantée de notre voisinage, nous fournit tout ce qui eût pu manquer aux petites aises dont nous étions coutumiers, et que la famille d’Huriel se laissa persuader de partager avec nous, malgré le peu d’habitude qu’elle en avait et le peu de cas qu’elle en faisait. Les ouvriers bourbonnais que le grand bûcheux avait embauchés arrivèrent, et il en embaucha d’autres dans l’endroit même. Si bien que nous étions là comme une colonie, campée partie dans le bourg, partie dans les ruines, travaillant tous de bon cœur sous la conduite d’un homme juste qui savait ce que c’est que la peine à ménager et le courage à récompenser, et nous réunissant tous les soirs pour manger ensemble sur le préau, écouter et raconter des histoires, chanter et folâtrer à la fraîche, et faisant bal, le dimanche, avec toute la jeunesse du pays, qui nous savait tant de gré de la musique bourbonnaise, qu’on nous apportait de petits présents de tous les côtés, et nous considérait on ne peut plus.

Le travail était rude, à cause de la pente de la futaie qui se trouvait quasiment à pic sur la rivière, et l’abatage offrait de grands dangers. J’avais fait, au bois de l’Alleu, l’expérience du caractère vif du grand bûcheux. Comme il n’avait que des ouvriers de choix pour sa partie, et que les dépeceurs étaient à leurs pièces, il n’avait pas sujet de s’impatienter ; mais j’avais l’ambition de devenir un fendeux du premier ordre pour lui complaire, et je craignais que mon apprentissage ne me fît encore traiter de maladroit et d’imprudent, ce qui m’eût bien mortifié devant Thérence. Aussi priai-je Huriel de m’en faire à part la démonstration et de me laisser le bien observer dans la pratique. Il s’y prêta de son mieux, et j’y portai un si bon vouloir, qu’en peu de jours j’étonnai le maître par mon habileté. Il m’en fit compliment, et mêmement me demanda devant sa fille pourquoi je me donnais si vaillamment à un état qui ne m’était point de nécessité en mon endroit. — C’est, lui répondis-je, que je ne serais pas fâché d’être bon à gagner ma vie en tout pays. On ne sait point ce qui peut arriver, et si j’aimais une femme qui me voulût emmener au fond des bois, je l’y suivrais, et l’y soutiendrais aussi bien qu’un autre.

Et, pour marquer à Thérence que je n’étais pas si câlin qu’elle le pensait peut-être, je m’exerçais à coucher sur la dure, à vivre sobrement, et à devenir un forestier aussi solide que ceux qui l’entouraient. Je ne m’en trouvais pas plus mal portant, et même je sentais bien mon esprit y devenir plus léger et mes idées plus claires. Beaucoup de choses que je n’entendais point sans de grandes explications au commencement, se débrouillaient peu à peu d’elles-mêmes devant mes yeux, et elle ne riait plus de mes questions lourdaudes. Elle causait avec moi sans ennui et marquait de la confiance dans mes jugements.

Pourtant une bonne quinzaine se passa devant que j’eusse un peu d’espérance, et comme je me plaignais à Huriel de n’oser point dire un mot à une fille qui me paraissait trop au-dessus de moi pour me vouloir jamais regarder, il me répliqua :

— Sois tranquille, Tiennet, ma sœur a le cœur le plus juste qui existe, et si, comme toutes les jeunes filles, elle a ses moments de fantaisie, il n’y a point d’imagination en elle qui ne cède à l’amour d’une belle vérité et d’une franche réparation.

Les discours d’Huriel, qui étaient aussi ceux de son père avec moi, me baillèrent grand courage, et Thérence reconnut en moi un si bon serviteur, j’étais si attentionné à ce qu’elle n’eût peine, fatigue ou impatience d’aucune chose dépendant de mon pouvoir ; j’étais si soigneux de ne regarder aucune autre fille, et d’ailleurs j’en avais si peu d’envie ; enfin, je me comportais avec un respect si honnête et qui lui marquait si bien l’état que je faisais de son mérite, qu’elle y ouvrit les yeux, et je la vis plusieurs fois me regarder courir au-devant de ses souhaits, avec un air de réflexion très-doux, et m’en payer par des remercîments qui me rendaient fier. Elle n’était pas habituée, comme Brulette, à se voir prévenir, et n’eût pas su, comme elle, y inviter gentiment. Elle paraissait même toujours étonnée qu’on y songeât ; mais quand cela arrivait, elle en marquait une grande obligation, et je ne me sentais pas d’aise quand elle me disait, de son air sérieux, et sans fausse retenue :

— Vraiment, Tiennet, vous avez trop bon cœur. Ou bien : — Tiennet, vous prenez pour moi tant de peine, que je voudrais avoir à en prendre pour vous dans l’occasion.

Un jour qu’elle me parlait en cette manière, devant les autres bûcheux, l’un d’eux, qui était un beau garçon bourbonnais, observa, à moitié voix, qu’elle me gratifiait d’un grand intérêt.

— Certainement, Léonard, lui répondit Thérence en le regardant d’un air assuré. Je lui porte l’intérêt que je dois à sa complaisance pour moi et à son amitié pour les miens.

— Est-ce que vous croyez, reprit Léonard, qu’on n’agirait pas aussi bien que lui, si on croyait être payé de même ?

— Je serais juste avec tout le monde, répliqua-t-elle, si j’avais le goût ou le besoin des complaisances de tout le monde ; mais cela n’est point, et, de l’humeur dont je suis, l’amitié d’une seule personne me contente.

J’étais assis sur le gazon, auprès d’elle, tandis qu’elle parlait ainsi, et je pris sa main dans la mienne, sans oser plus que de l’y retenir un petit moment. Elle me la retira, mais non sans me l’appuyer, en passant, sur l’épaule, en signe de confiance et de parenté d’âme.

Pourtant les choses duraient ainsi, et je commençais à souffrir grandement de ma retenue avec elle, d’autant que les amours d’Huriel et de Brulette étaient si tendres et si heureuses, que cela troublait le cœur et l’esprit. Leur beau jour approchait, et je ne voyais pas venir le mien.