Les Mabinogion/Le Songe de Maxen Wledic

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Le songe de Maxen Voici le songe de Maxen Wledic




Maxen Wledic [1] était empereur à Ruvein (Rome). C’était le plus beau et le plus sage des hommes, le mieux fait pour la dignité d’empereur de tous ceux qui avaient régné avant lui. Un jour qu’il tenait une conférence de rois, il dit à ses intimes : « J’ai l’intention demain d’aller à la chasse. » Le lendemain matin, il partit avec sa suite et atteignit la vallée d’une rivière qui arrive à Rome. Il chassa dans la vallée jusqu’au milieu du jour accompagné de trente-deux rois, tous portant couronne et ses vassaux. Ce n’était pas par plaisir qu’il chassait aussi longtemps ; il voulait se conduire comme un homme qui est le seigneur de tant de rois. Le soleil était haut dans le ciel au-dessus de leurs têtes, la chaleur était grande ; il fut pris de sommeil. Les valets de chambre dressèrent alors en cercle autour de lui leurs écus en les plaçant sur la hampe de leurs lances pour le défendre du soleil. Ils lui mirent sous la tête un bouclier émaillé d’or. Ainsi dormit Maxen.

Les traits du Maxime de l’histoire ne sont pas du tout ceux du personnage de la légende. Il est d’origine espagnole, repousse en Bretagne une attaque des Pictes et des Scots, est proclamé empereur par les légions, passe en Gaule, prend et tue Gratien à Lyon et est défait et tué par Valentinien et Théodose à Aquilée, 483-488 (v. Aurélius Victor, c. 47, 48 ; Zosime, III, 35 ; Paul Orose, VII, 34, 35 ; Sozomène, VII, 13 ; Prosper d’Aquitaine, aux années 383, 388 ; Prosper Tyron, à l’année 382). Paul Orose est le seul qui fasse son éloge. Gildas (X) le traite de tyran, et ajoute une remarque importante, c’est que la Bretagne, privée de soldats et de chefs par son expédition, devient par là, pour les Pictes et les Scots, une proie facile (XI). Nennius (XXII, XXIII) ajoute au récit de Gildas l’établissement des soldats bretons en Litaw (Armorique) ; ils tuent les hommes et conservent les femmes, après leur avoir coupé la langue, pour que leurs descendants n’aient pas d’autre langage que le leur ; d’où le nom de Letewicion, semi-tacentes, donné aux Armoricains, parce qu’ils parlent confusément. Nennius décompose le mot en Let-tewicion, « qui se taisent à demi, » étymologie des plus fantaisistes (v. J. Loth, De vocis aremoricae forma atque significatione, Picard, Paris, 1883). Gaufrei ajoute l’épisode de Conan Meriadec, reproduit depuis par tous les écrivains bretons armoricains (v. J. Loth, L’émigration bretonne en Armorique du V au VIIe siècle de notre ère, Paris, Picard, 1883, Introduction, V – VII), et beaucoup de détails romanesques. Ainsi Helen, fille du roi Coel, duc de Colchester, se marie à Constance père de Constantin. Après le départ de Constantin, Octavius, duc des Wissei (Essex), enlève le gouvernement aux princes à qui il l’avait confié. Sa fille, dont le nom n’est pas donné, est mariée à un sénateur romain, Maxen Wledic, qui était de race bretonne, étant fils de Llewelyn (Leoninus pour Leolinus), oncle d’Helen. Il est combattu par le neveu d’Octavius, Kynan Meiriadawc. La paix se fait entre eux. Kynan accompagne Maxen, et est récompensé par la royauté du Llydaw. Maxen tee Valentinien, détrône Gratien, mais est tué lui-même à Rome. Ses nombreuses troupes se dispersent, et une bonne partie se réfugient en Armorique avec Kynan Meiriadawc (Cf. Brut Tysilio, Myv. arch., p. 451 et suiv.). On voit que les traits principaux du songe, malgré de notables différences se retrouvent dans Gaufrei (sur la légende de Maxen, d’Ambroisius et d’Uter frères de Constans et fils de Constantin, sur l’origine et les éléments du faux, v, J. Loth, Revue celt., X, p. 418-489). Les Triades sont d’accord avec le songe : la troisième grande expédition a été emmenée de cette île par Elen Lluyddawg et Kynan son frère, seigneur de Meiriadawc jusqu’au Llydaw, où ils obtinrent des terres et des domaines de l’empereur Maxen Wledig, pour l’avoir aidé coutre les Romains. Ces guerriers étaient originaires de la terre de Meiriadawc, de Seisyllwg, de Gwyr et de Gorwennydd. Pas un ne revint ; ils restèrent en Llydaw et à Ystre Gyfaelwg, où ils dominèrent. À la suite de cette grande levée, il manqua d’hommes d’armes en Cymry, de façon que les Gwyddyl Pictes opprimèrent le pays. Gwrtheyrn Gwrtheuau fut obligé d’appeler les Saxons contre eux mais ceux-ci, voyant la faiblesse des Cymry, s’entendirent avec les Gwyddyl Pictes t les traîtres, et enlevèrent aux Cymry leur terre et leur suprématie (Myv. arch., p. 401, 11 ; cf. ibid., p. 395, 5). Le nom de Maxen n’est point populaire chez les poètes gallois ; son nom est une création de lettré, ainsi que les principaux traits de sa légende. Cependant Llewis Glyn Cothi compare Davydd ab Sion à Macsen, et sa femme Gwenllian à Elen, fille d’Eudav (p. 120, v. 50).

Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla qu’il remontait la vallée du fleuve jusqu’à sa source, puis qu’il arrivait à la montagne la plus haute du monde : elle lui paraissait aussi haute que le ciel. La montagne franchie, il traversait, de l’autre côté, les contrées les plus belles et les plus unies qu’on eût jamais vues. Il apercevait de grands fleuves se dirigeant de la montagne vers la mer. Il marchait le long des rivières vers leur embouchure. Quelque temps qu’il eût mis à voyager ainsi, il arrivait à l’embouchure d’un grand fleuve, la plus grande que l’on pût voir. Il y avait à l’embouchure une grande ville et dans la ville une grande forteresse surmontée de grandes tours en grand nombre et de différentes couleurs. Une flotte se trouvait à l’embouchure de la rivière : c’était bien la plus grande qu’on eût jamais vue. Au milieu, il vit un navire beaucoup plus beau que tous les autres. Tout ce qu’il en apercevait au-dessus des flots était composé alternativement de panneaux dorés et argentés ; un pont d’os de cétacés était jeté du navire à terre. Il lui sembla qu’il traversait le pont et entrait dans le navire. Les voiles s’élevèrent et le navire partit à travers la mer et les flots.

Il arriva à une île, la plus belle du monde. Après avoir traversé l’île d’une mer à l’autre et être arrivé à l’extrémité la plus éloignée, il aperçut des vallons encaissés, des précipices, des rochers élevés et une terre abrupte, très arrosée, telle qu’il n’en avait jamais vue de pareille. De là, il aperçut dans la mer, en face de cette terre sillonnée de ruisseaux, une île, et, entre l’île et lui un pays dont la plaine était aussi longue que la mer qui le bordait ; la montagne s’étendait autant que les bois. De la montagne il voyait une rivière traverser le pays et se diriger vers la mer. À son embouchure était une grande forteresse, la plus belle qu’on eût jamais vue. La porte était ouverte ; il entra. Il y aperçut une belle salle. Le toit lui parut être en or, les murs, formant cercle, en pierres précieuses étincelantes, les portes tout entières en or massif. Il aperçut des couches [2] dorées et des tables d’argent. Sur la couche, en face de lui, étaient deux jeunes gens bruns jouant aux échecs [3].

L’échiquier était en argent et les cavaliers en or ; les jeunes gens était vêtus de paile tout noir ; leur chevelure étaient retenue par des bandeaux d’or rouge, rehaussés de pierres précieuses étincelantes ; les rubis et les gemmes [4] y alternaient, sans parler des pierres impériales. Leurs pieds étaient chaussés de brodequins de cordwal neuf, fermés par des lames d’or rouge. Au pied,d’une des colonnes, un homme aux cheveux blancs était assis dans une chaire [5] d’os d’éléphant ornée de deux aigles d’or rouge. Il portait aux bras des bracelets d’or, aux doigts de nombreuses bagues, au cou un collier d’or ; un bandeau d’or retenait ses cheveux : son air était imposant. Il avait devant lui un échiquier d’or avec ses cavaliers ; il tenait à la main une verge d’or et des haches d’acier avec lesquelles il taillait les cavaliers du jeu d’échecs. En face de lui était assise une jeune fille dans une chaire d’or rouge. Elle était si belle qu’il n’était pas plus facile de la regarder que le soleil dans tout son éclat. Elle portait des chemises de soie blanche fermées sur la poitrine par des agrafes d’or rouge, un surcot [6] de paile dorée, autour de la tête un bandeau d’or rouge rehaussé de rubis, de gemmes alternant avec des perles, et de pierres impériales ; sa ceinture était d’or rouge.

Il n’y avait pas une créature offrant un plus beau coup d’œil. La jeune fille se leva de sa chaire à son approche. Il lui jeta les bras autour du cou [7], et ils s’assirent tous les deux dans la chaire d’or qui ne parut pas plus. étroite pour eux que pour la pucelle toute seule ; il avait les bras autour du cou de la jeune fille et sa joue contre la sienne, quand il fut tiré de son sommeil : les chiens faisaient rage contre leurs laisses, les écus se heurtaient, les hampes des lances s’entrechoquaient, les chevaux hennissaient et piaffaient.

Une fois réveillé, l’empereur n’eut plus ni vie, ni repos au souvenir de la pucelle qu’il avait vue en songe. Il n’y avait pas en lui une jointure d’os, un point à l’intérieur d’un ongle, et à plus forte raison endroit plus considérable, qui ne fût entièrement pénétré de l’amour de la jeune fille. Les gens de sa maison lui dirent : « Seigneur, il est plus que temps pour toi de manger. » L’empereur remonta alors sur son palefroi et se dirigea vers Rome, plus triste que jamais homme ne l’avait paru.

Il resta ainsi toute la semaine ; si les gens de sa maison allaient boire vin et hydromel dans des vases d’or, il restait à l’écart ; allaient-ils écouter de la musique ou des récits amusants, il ne les accompagnait point. Il n’aimait qu’une seule chose : dormir. Aussi souvent qu’il s’endormait, il voyait en songe la femme qu’il aimait le plus. Quand il était éveillé, il n’y avait pas trace d’elle : il ne savait au monde où elle était.

Le valet attaché à la chambre – et tout valet qu’il était, c’était le roi de Romani – lui dit un Jour : « Seigneur, tous tes hommes se plaignent de toi. » ― « Pourquoi donc ? » répondit l’empereur.

― « Parce qu’ils n’obtiennent de toi ni mission ni réponse, comme les vassaux ont l’habitude d’en avoir de leur seigneur. Voilà la cause des plaintes qui s’élèvent contre toi. » ― « Eh bien ! valet, » dit l’empereur, « amène autour de moi les sages de Rome et je dirai pourquoi je suis triste. » On réunit les sages de Rome autour de l’empereur. Il leur dit : « Sages de Rome, j’ai eu un songe, et dans ce songe, j’ai vu une jeune fille. Je n’ai plus ni vie ni repos à cause d’elle. » ― « Seigneur, » répondirent-ils, « puisque tu as jugé à propos de nous consulter, nous allons te donner un conseil. Nous sommes d’avis que tu envoies des ’messagers pendant trois ans dans les trois parties du monde pour chercher l’objet de ton songe. Comme tu ne sais ni quel jour ni quelle nuit tu recevras la bonne nouvelle, tu seras toujours soutenu par cet espoir. » Les messagers se mirent à errer à travers le monde et à chercher des nouvelles de la jeune fille pendant toute une année. Quand ils revinrent au bout de l’année, ils ne savaient rien de plus que le jour où ils étaient partis. L’empereur s’attrista en pensant que, vraisemblablement, il n’aurait jamais de nouvelles de la femme qu’il aimait le plus. Le roi de Romani dit alors à l’empereur : « Seigneur, va chasser dans la direction où il t’a semblé aller ; vois si c’est à l’orient ou à l’occident. » L’empereur partit pour la chasse et arriva sur les bords de la rivière. « Voici, » dit-il, « où j’étais quand j’eus cette vision. Je marchais en remontant la rivière vers l’occident. » Aussitôt treize hommes se mirent en route comme messagers de l’empereur.

Devant eux, ils aperçurent une grande montagne qui leur semblait s’élever jusqu’au ciel. Voici dans quel attirail marchaient les messagers chacun d’eux portait sur sa cape, par devant, une manche [8], comme insigne d’ambassadeurs, pour qu’on ne les inquiétât pas dans les pays en guerre qu’ils auraient à traverser. Après avoir franchi cette montagne, ils eurent devant les yeux de grandes contrées au terrain uni, traversées par de grands fleuves. « Voilà, » dirent-ils, « le pays qu’a traversé notre seigneur. » [9] La manche, à cette époque, était cette longue bande de soie qui pendait en écharpe au bras des dames de haut rang. Lancelot, dans le roman qui porte son nom, attache la manche de la reine sur son heaume en forme d’aigrette (Paulin Paris, Les Romans de la Table ronde, V, p. 334).

Ils se dirigèrent le long dus rivières, vers leur embouchure, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un grand fleuve qu’ils voyaient couler vers la mur ; une grande ville était à l’embouchure du fleuve, et dans la ville une grande forteresse surmontée de grandes tours de couleurs variées. À l’embouchure était une flotte, la plus grande du monde, ut, au milieu, un navire plus grand que tous les autres. « Voilà bien, encore, » dirent-ils, « ce que notre seigneur a vu en songe. » Ils traversèrent la mer sur ce grand navire et arrivèrent dans l’île du Bretagne. Ils la traversèrent jusqu’à l’Eryri [10]. « Voici bien encore, » dirent-ils, « la terre sillonnée d’eau qu’a vue notre seigneur en rêve. » Ils s’avancèrent jusqu’à ce qu’ils aperçurent Mon (Anglesey) en face et qu’ils eurent aussi sous les yeux Arvon. « Voici bien, » dirent-ils, « la terre qu’a vue en songe notre seigneur. » Aber Sein [11] leur apparut ainsi que le fort à l’embouchure du la rivière. La porte du fort était ouverte ; ils entrèrent, ut, à l’intérieur, ils virent une salle. « Voilà bien, » dirent-ils, « la salle qu’il a vue en songe. » Ils entrèrent : les deux jeunes gens jouaient aux échecs assis sur une couche d’or ; l’homme aux cheveux blancs était assis au pied du la colonne, dans une chaire d’or, en train du tailler les cavaliers du jeu d’échecs ; la jeune fille. était assise dans sa chaire d’or rouge.

Les envoyés tombèrent à genoux devant elle. « Impératrice de Rome, » dirent-ils,« saluts » ― « Seigneurs, » répondit la jeune fille, « vous avez l’aspect du gens du marque et dus insignes d’ambassadeurs : que signifie cette moquerie à mon adresse ? » ― « Il n’y a pas là, princesse, la moindre moquerie. L’empereur du Rome t’a vue en songe. Il n’a depuis, à cause du toi, ni vie, ni repos. Nous tu laissons donc le choix, princesse : ou tu viendras avec nous pour qu’on tu fasse impératrice à Rome, ou l’empereur viendra ici lui-même tu prendre pour femme. » ― « Gentilshommes, je nu veux pas mettre en doute ce que vous me dites, ni y ajouter trop du foi non plus. Seulement, si l’empereur m’aime, qu’il vienne me chercher ici. » Lus messagers s’en retournèrent en marchant nuit et jour. Lorsque les chevaux faiblissaient, ils en achetaient d’autres. En arrivant à Rome, ils allèrent saluer l’empereur en demandant leur récompense. Ils eurent ce qu’ils demandèrent. « Nous tu guiderons, seigneur, » dirent-ils, « par mer et par terre, jusqu’à l’endroit où se trouve la femme que tu aimes le plus. Nous savons son nom, ses attaches du famille et son extraction. » L’empereur partit immédiatement avec ses troupes, avec ces hommes pour guides. Ils se rendirent dans l’île de Bretagne à travers la mer et les flots. Il conquit l’île sur Beli, fils de Manogan, et sur ses fils, et les força à prendre la mer ; pour lui, il s’avança jusqu’en Arvon. L’empereur reconnut le pays en le voyant. En apercevant le fort d’Aber Sein : « Voilà, » dit-il, « le fort où j’ai vu la femme que j’aime le plus. » Il marcha droit au fort et à la salle [12]. Il y vit Kynan [13], fils d’Eudav, et Adeon, fils d’Eudav, jouant aux échecs ; Eudav, fils de Karadawc, assis dans une chaire d’ivoire, en train de tailler les cavaliers du jeu d’échecs. La pucelle qu’il avait vue en songe était assise dans une chaire d’or. « Impératrice de Rome, » dit-il, « salut ! » L’empereur lui jeta les bras autour du cou, et, cette nuit-là même, il coucha avec elle.

Le lendemain, la jeune fille lui demanda son présent conjugal (Agweddi) [14] en retour de sa virginité. Il lui demanda ce qu’elle désirait. Elle demanda l’île de Bretagne pour son père depuis la mer Rudd (la Manche) <ref> Mor Rudd, habituellement mor Udd, la Manche :O for ud hyd for Iwerdon, depuis la mer Udd jusqu’à la mer d’Irlande (Cyndelw, XIIe s.), Myv. arch., p. 153, col. 2 ; (O for Udd i for Iwerdon, Myv. arch., p. 318, col. 2 ; mor Udd, Llewis Glyn Cothi, p. 111, 22). Cette mer porte, en irlandais, le nom de Muir n-icht, qui n’est pas réductible au nom gallois. En revanche, Icht peut faire supposer que le Portus Ittius pourrait bien être Ictius, comme l’a conjecturé avec raison M. Rhys (Celtic Britain, 2ème éd., p. 299). </ref> jusqu’à la mer d’Iwerddon, et les trois principales îles adjacentes [15] pour les tenir sous l’empereur de Rome, et trois forteresses à bâtir, à son gré, dans l’endroit qu’elle choisirait. Elle choisit un emplacement pour sa première forteresse la plus élevée en Arvon [16]. On y apporta de la terre de Rome pour qu’il fût plus sain pour l’empereur d’y dormir, de s’y asseoir et de s’y promener. Ensuite on lui bâtit deux autres forteresses, l’une à Kaer Llion [17], l’autre à Kaer Vyrddin [18]. Un jour l’empereur s’en alla chasser à Kaervyrddin et s’avança jusqu’au sommet de Brevi Vawr [19].

Là, l’empereur fit tendre son pavillon, et l’endroit porte encore aujourd’hui le nom de Kadeir Vaxen (chaire de Maxen) [20]. Kaervyrddin est ainsi appelée parce qu’elle a été bâtie par une myriade d’hommes. Alors Elen eut l’idée de faire faire des grandes routes de chaque ville forte à l’autre à travers l’île de Bretagne. Les routes furent faites et on les appelle les chemins d’Elen Luyddawc (la conductrice d’armées) <ref> Lluyddawc, dérivé de llu, « armée, troupe. » Les voies romaines portent en Galles, par endroits, le nom de Sarn Elen ou chaussée, chemin ferré d’Elen. V. la note à Maxen plus haut. Une Triade assez singulière, et probablement altérée, l’envoie à la tête d’une armée, avec Maxen, en Scandinavie, d’où ils ne reviennent pas (Triades Mab, p. 298, 9). Dafydd ab Gwilym et Llewis Glyn Cothi font des allusions à Elen. Llwyddawc pourrait bien être une traduction galloise d’impératrice, de chef d’armée. Hélène, mère de Constantin, paraît avoir été originaire de Bretagne ; mais elle aurait été d’obscure naissance d’après Eutrope (Brev. hist. Rom., X, 2). Bède, Hist. eccl., I, 8, dit que Constance a eu son fils Constantin ex concubina Helena, en Bretagne. C’est Gaufrei de Monmouth qui, le premier, l’a faite fille de Coel, roi de Colchester, car Henri de Huntindon ne le dit sans doute que d’après lui (Historia Anglorum, I, p. 702, dans les Mon. hist. brit.). Le nom de Custennin ou Constantin a été très commun chez les Bretons. On le trouve même dans le Cart. de Redon, dans une charte de 869, sous la forme armoricaine Custentin. Elen et Macsen sont la souche d’une famille de saints, comme tous les personnages en vue de la légende galloise :Owain Vinddu, Ednyved, Peblic, Cystenin sont leurs enfants (Iolo mss., p. 113). Trait assez curieux : une généalogie donne à Maxen, comme fils, Gwythyr, qui parait bien être la forme galloise de Victor ; or, Maxime avait un fils du nom de Victor (Iolo mss., p. 138). </ref>, parce qu’elle était originaire de l’île de Bretagne et que les gens de l’île ne se seraient jamais assemblés en pareil nombre pour personne autre qu’elle.

L’empereur resta sept ans dans cette île-ci. Or les gens de Rome avaient, à cette époque, cette coutume, que, tout empereur qui passait en pays étranger plus de sept années en conquérant, restait dans le pays conquis, et ne pouvait retourner à Rome. Ils créèrent un nouvel empereur. Celui-ci écrivit une lettre de menaces à Maxen. Elle ne contenait que ces mots : « Si tu viens, oui, si tu viens jamais à Rome… » La lettre et les nouvelles furent portées à Maxen, à Kaer Llion. Il envoya alors, lui aussi, une lettre à celui qui se disait empereur de Rome. Il n’y avait non plus, dans cette lettre, que les mots : « Si je vais jamais à Rome, oui, si j’y vais… » Maxen se mit alors en marche avec ses troupes vers Rome. Il soumit la France, la Bourgogne, toutes les contrées sur son passage jusqu’à Rome, et vint assiéger la ville. Il l’assiégea pendant un an, sans être plus près de la prendre que le premier jour.

Les frères d’Elen Luyddawc vinrent le rejoindre avec une armée peu nombreuse, mais composée de tels guerriers, qu’elle valait mieux qu’une armée, double de soldats romains. On avertit l’empereur lorsqu’on vit cette troupe s’arrêter à côté de son armée, et tendre ses pavillons. On n’avait jamais vu une armée plus belle, mieux équipée, ni pourvue d’étendards plus brillants, pour son nombre. Elen vint voir l’armée, et reconnut les étendards de ses frères. Alors, Kynan et Adeon, fils d’Eudaf, allèrent faire visite à l’empereur, qui leur fit bon accueil et les embrassa. Ils allèrent voir les Romains livrer assaut aux remparts, et Kynan dit à son frère : « Nous allons essayer de lutter contre Rome d’une façon plus habile que cela. » Ils mesurèrent pendant la nuit la hauteur des remparts, et envoyèrent leurs charpentiers dans les bois. Ils leur firent faire des échelles, une par quatre hommes. Elles furent prêtes. Chaque jour à midi, les deux empereurs prenaient leur repas, et le combat cessait des deux côtés, jusqu’à ce que chacun eût fini de manger. Or, les hommes de l’île de Bretagne prirent leur repas le matin, et burent jusqu’à être échauffés par la boisson. Au moment où les deux empereurs étaient allés manger, les Bretons s’avancèrent contre les remparts, y appliquèrent leurs échelles, et, en un instant, pénétrèrent, par-dessus, dans l’intérieur. Avant que le nouvel empereur eût eu le temps de s’armer, ils le surprirent et le tuèrent, ainsi que beaucoup d’autres. Ils passèrent trois jours et trois nuits à soumettre les hommes qui se trouvaient dans la forteresse, et à s’emparer du château. Une partie d’entre eux étaient occupés à défendre l’accès des remparts contre tout soldat de l’armée de Maxen jusqu’à ce qu’ils eussent fini de soumettre tout le monde à leur gré.

Maxen dit alors à Elen Lluyddawc : « Je suis fort étonné que ce ne soit pas pour moi que tes frères ont conquis cette ville. » ― « Seigneur empereur, » répondit-elle, « mes frères sont les hommes les plus sages du monde. Va-t’en toi-même réclamer la ville. Si ce sont eux qui l’ont en leur pouvoir, ils te la donneront volontiers. » L’empereur et Elen allèrent demander la ville. Les deux frères dirent alors à l’empereur qu’il ne devait la conquête de la ville et sa reddition qu’aux hommes de l’île de Bretagne. Aussitôt s’ouvrirent les portes de la ville de Rome. L’empereur alla s’asseoir sur son trône, et tous les Romains lui prêtèrent hommage.

L’empereur dit alors à Kynan et à Adeon : « Seigneurs, j’ai recouvré entièrement mon empire. Cette armée-ci, je vous la donne pour soumettre avec elle la partie du monde que vous voudrez. » Ils se mirent en marche, et soumirent des pays, des châteaux-forts et des cités fortifiées. Ils tuaient les hommes, mais laissaient vivre les femmes. Ils continuèrent jusqu’à ce que les jeunes gens qui étaient venus avec eux fussent des hommes à cheveux gris tant ils avaient passé de temps à ces conquêtes ! Kynan dit alors à Adeon son frère : « Que préfères-tu ? Rester dans ce pays, ou retourner dans ta patrie ? » Il préféra retourner dans sa patrie, et beaucoup d’autres avec lui. Kynan resta dans le pays avec les autres et s’y fixa. I1 décidèrent de couper la langue à toutes les femmes pour éviter de corrompre leur langage. C’est parce que les femmes cessèrent de parler, tandis que les hommes parlaient, qu’on appela les hommes de Llydaw, Bretons. C’est à la suite de cela que vint de l’île de Bretagne cette appellation fort usitée et qu’elle en vient encore <ref> Le ms. Pan. 4 ; L.F. 191 porte au lieu de : gwyr Llydaw Brytaen : gwyr Llydau Brytanyeit. Il ajoute à : achaws tewi or gwraged ac eu ieith : a dywedut or gwyr (parce que les femmes cessèrent de parler leur langage tandis que les hommes parlaient.) La pensée des rédacteurs des deux manuscrits ou plutôt du rédacteur de la version qu’ils suivent, est claire : pour eux les hommes de Llydaw (Armorique) ont été appelés Bretons parce que les hommes seuls, qui étaient d’origine bretonne, parlaient, tandis que le langage des femmes à, qui on avait coupé la langue, disparaissait. Ils ajoutent que cette appellation de Bretons (et Bretagne), á la suite de ces événements, est venue de l’île et est encore usitée concurremment (ce qui est dans leur pensée) avec l’ancienne dénomination de Llydaw. Le mot ieith dans le sens d’appellation, surnom, est courant, cf. Texte des Mabín., p. 80, 1. 6. Il n’est pas impossible, il est probable même, qu’une version plus ancienne devait s’accorder avec la fameuse étymologie de Nennius. Après avoir raconté la fable des Bretons coupant la langue des femmes d’Armorique, il ajoute : « unde et nos illos vocamus in nostra lingua Letewicion id est semitacentes, quoniam confuse loquuntur. » Nennius tire Letewicion, habitants de Llydaw, de let, à moitié, et tewicion, se taisant. 1l y avait peut-être dans le texte primitif : y gelwit gwyrBrytaen Llydaw. Le ms. 16 aurait peut-être pu nous apporter quelque lumière à ce sujet, mais la fin manque.

Le Brut Tysilio (Myv. Arch. p. 454,col.2) est d’accord avec Pen. et confirme l’explication donnée plus haut : a Lynna yr amser cyntaf y daeth y Britaniait y Lydaw, ac o hynny allan y gelwit hi Bryttaen vechan « c’est à cette époque (du temps de Maxen et Kynan Meiriadoc) pour la première fois que les Bretons allèrent en Llydaw (Armorique), et depuis ce temps-là, on l’appelle Petite Bretagne. » Le Brut Gr. ab arthur (version galloise de l’Historia de Gaufrei) de même : Llydaw e teyrnas a elwyr yr awr hon Brytaen vechan (Myv. Arch. 512). </ref>. Ce récit s’appelle le Songe de Maxen Wledic, empereur de Rome. C’est ici qu’il se termine.


  1. Le Maxen de ce récit est un personnage imaginaire ; mais sa physionomie est formée de traits empruntés à des personnages historiques. Ce nom est un souvenir littéraire mais non populaire de Maxentius, l’adversaire de Constantin le Grand, tué en 313. 11 y a peut-être aussi un vague ressouvenir de Magnentius, qui aspira à l’empire et périt en 353 ; il était Breton par son père (Zonaras, XIII, 6, ap. Patrie, Mon. hist. brit.). Le mariage avec Hélène est un trait de la vie de Constance, père de Constantin. L’expédition des troupes bretonnes, leur établissement dans le Llydaw sont le fait du Maxime de Nennius (XXIII) et du Maximianus de Gaufrei de Monmouth (V, 5, 9, 10, 11, 12, 13, 15, 16 ; VI, 2, 4 ; IX, 16 ; XII, 5).
  2. Couche, dans le sens qu’on lui attribuait au moyen âge ; ce mot désigne quelque chose comme un divan ou canapé (Paulin Paris, Les Romans de la Table ronde, IV, app.)
  3. Gwyddbwyll, intelligence de bois ou bois intelligent. C’est un jeu celtique, ressemblant beaucoup à nos échecs avec lesquels on aurait cependant tort de le confondre. Ce jeu est mentionné parmi les vingt-quatre exercices des Cymry (Myv. arch., p. 872). Chez les Irlandais, c’était aussi un jeu national (O’Curry, On the manners, II, 359 ; III, 165, 360, 366). Les échecs ont été connus en France aussi de bonne heure. On a un jeu d’échecs d’ivoire du temps de Charlemagne et qui passe même pour lui avoir appartenu (Viollet-le-Duc, Dict. raisonné du mob. français, II, p. 462). Le jeu d’échecs faisait partie de l’enseignement chez les anciens Irlandais (O’Curry, On the manners, II, p. 79). Sur l’importance de ce jeu cf. J. Loth, Le sort et l’écriture chez les Celtes. (Journal des savants, septembre 1911.)
  4. Gem désigne ici une pierre précieuse blanche, par opposition à rhud em, gemme rouge, rubis. Le ms. Pen. 16 porte rudem a gwen em, gemme rouge et gemme blanche.
  5. Pris dans le sens qu’il avait au moyen-âge de chaise avec bras.
  6. Avant le xiiie siècle, la chemise ou chainse est une tunique de dessous ; celle de dessus s’appelait bliaud ; mais, au xiiie siècle, la chainse devient une véritable chemise. Elle a pour équivalent une première robe appelée cotte ; la robe de dessus s’appelle surcot (Quicherat, Le costume en France, pages 138, 180). Le surcot était aussi un vêtement qu’on passait sur la robe quand on voulait sortir de chez soi. Le surcot ouvert remplaçait, pour le repas, nos serviettes ; on le passait sur la tunique avant de s’asseoir à table et de se laver. Il était ordinairement fourni par le maître de la maison (Paulin Paris, Les Romans de la Table ronde, IV, page 214). Surcot a ici le premier sens, celui de robe de dessus.
  7. C’était, semble-t-il, la façon d’embrasser des Celtes. C’est ainsi que s’embrassent les deux héros irlandais Ferdiaidh et Cuchulain (O’Curry, On the manners, I, p.305).
  8. Eryri, nom que l’on donne aujourd’hui encore à la chaîne de montagnes dont la plus haut sommet est connu sous le nom anglais de Snowdon, en gallois, Y Wyddva, « tumulus funéraire ou endroit en vue. » Ce nom Eryri se trouve, pour la première fois, dans Nennius (In montibus Heriri, id est, Snaudun anglice Hist., XLI).
  9. 1
  10. 1
  11. Aber Sein, l’embouchure de la Seint, rivière de Caernarvon. V. la note 2 à la page 134.
  12. Comme dans les romans français, dans les Mabinogion, la salle est destinée aux réunions, aux réceptions publiques ; la chambre ou ystavell à la vie intime (V. Paulin Paris, Les Romans de la table ronde, V, 61).
  13. Kynan, armor. Cunan, Conan, v. la note à Maxen. p. 211. Les chroniqueurs gallois n’ont pas manqué de faire d’Eudav, Octavius, ce qui est phonétiquement et de tous points impossible.
  14. Agweddi n’a pas ordinairement ce sens ; il a plutôt le sens de dot (Ancient laws, I, p. 223, 73 ; 254, 1.6 ; dans les Leges wallicae le mot est glosé par dos, Ancient laws, II, p. 791, 41). V. la note 2 à la page 127, et le Mab. de Kulhwch.
  15. D’après Nennius, Hist., II, ce sont Wight, Man et Orc (Orcania insula) ; cf. Triades, Mab., 309, 7). Une Triade nous fournit à ce sujet des explications ; Anglesey (Mon) se serait détachée plus tard du continent ; Orc se serait brisée en plusieurs îles et aurait créé ainsi l’archipel des Orcades (Myv. arch., 407, col. 2).
  16. Caernarvon, signifie le fort ou la citadelle en Arvon.
  17. Caer Llion vient de Castra Legionum ; il s’agit de Caerlleon sur Wysc ou Usk, et non de Caerlleon du Nord ou Chester, appelée encore aujourd’hui par les Gallois Caer (Castra). Sur le séjour des légions sur ces deux points. v. Hübner, Inscript. Brit. lat., XVII, XII, et son travail : Das römische heer in Britannien. Berlin, 1881, paru dans l’Hermes, t. XVI.
  18. Myrddin vient de Maridunum, ville des Demetæ, (Ptolémée, II, 3). Le narrateur le fait dériver du gallois myrdd, myriade.
  19. Brevi vawr, ou le grand Brevi, serait aujourd’hui Llanddewi Brevi, dans le Cardiganshire. Llanddewi Vach, ou le petit Llanddewi, ou Dewstow, est, dans le Monmouthshire, à quatre milles et demi de Chepstow, mais il s’agit ici d’une colline du comté de Pembroke, Vreni Vawr. Le scribe a lu Vrevi (Egerton Philimore, Owen’s Pembrokeshire, p. 103-106, note 3).
  20. Kadeir Vaxen ou la chaire de Maxen. Plusieurs autres lieux élevés portent ce nom de Cadeir ; il y a aussi des collines en Armorique ainsi désignées (Cador ou vannetais Cadoer).