Les Mages (Verhaeren)

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La Multiple SplendeurSociété du Mercure de France (p. 45-52).


LES MAGES


— De quels vieux orients et de myrrhe et d’encens,
Avec, entre vos mains, quels dons et quels présents,
Avec, en votre cœur, quels chants et quels hommages,
Dites, arrivez-vous vers nous,
Les bons rois mages ?

Une étoile qui vient d’au delà du désert,
Sur l’unique chemin par son rayon couvert,
Jusques à Bethléem, allonge vos trois ombres.
Partout ailleurs, la nuit est sombre ;
Les chaînes du Liban ne se voient pas ;
Seule, l’étoile est un flambeau qui bouge ;
Et l’on n’entend que le bruit de vos pas
Qui font craquer le sable rouge.


— Nous arrivons du fond des temps,
Vers l’avenir trouble et flottant,
D’où rien ne transparaît encore
Si ce n’est, douce comme l’aurore,
La lueur d’un front d’enfant.
Il nous est apparu d’abord en rêve
Et nous avons erré par le steppe et la grève ;
Mais aujourd’hui, c’est bien là-bas,
Au bout du long chemin où se suivent nos pas,
Qu’il s’éclaire, ceint d’auréoles.
Une étable l’abrite, un rayon droit
Tombe du ciel et traverse le toit
Et le silence est plein de divines paroles.

— Approchez-vous, les bons mages, très doucement :
Voici sa mère, elle prépare les langes ;
Voici l’âne et le bœuf ; voici les anges
Qui chanteront sa gloire autour du firmament.
Approchez-vous encor, approchez tous les trois ;
Prenez en mains ses deux petits pieds froids
Et baisez-les : ils vont sauver le monde.


Regardez bien ses yeux : la vie en est profonde.
Sous la ténèbre, au front du Golgotha, un jour,
Ils seront doux et clairs jusque dans l’agonie.
Son cœur est un jardin de douceur infinie
Où, sous la vigne en sang du plus suprême amour,
S’en viendront reposer saint Jean et Madeleine.
Il sera le soleil rayonnant sur les peines,
Le doux berger soignant ses plus humbles agneaux,
L’homme errant et seul qui vient guérir les maux,
Alors que plus personne, au soir tombant, ne passe
Par les chemins perdus des âmes qui sont lasses.

— Depuis que son beau front des ténèbres a jailli,
Une flamme nouvelle a brûlé l’infini.
Dans l’Inde, au temps des Bouddhas clairs et des ascètes,
Des lèvres d’or ont bégayé ce qu’il dira ;
Lui seul pourtant, avec son cœur, prononcera
Pour les chrétiens futurs la parole complète ;
L’ère attendue est là de la toute bonté,
De la candeur ardente et du tendre silence,
De la bonne prière et de la vigilance,

Autour du brasier blanc dont vit la chasteté.
Le Christ sera vêtu de tristesse sereine ;
Il s’en ira, par les matins et par les soirs,
Tirant des cris nouveaux du fond de l’âme humaine,
Exaltant les douleurs qui baiseront leur chaîne
Et les amours pareils à de beaux reposoirs.
Sa croix sera plantée, au bord de chaque abîme,
Ses monastères d’or luiront de cime en cime,
Le vent de sa folie ébranlera les monts,
La guerre en son orage emportera son nom,
Les peuples d’Occident ploieront sous la rafale,
Pour la première fois, leur esprit ferme et clair
Doutera de la force et reniera la chair,
À voir passer, devant leurs yeux, l’éclair
De la chimère orientale.

Et les mages s’en sont allés aux pieds du Christ,
Dans la crèche, parmi la paille et sa lumière,
Déposer leurs présents et dire leur prière,
Les mains jointes, les yeux calmes, le cœur contrit.
La Vierge souriait rayonnante de larmes,

Les rois mages quittaient leurs turbans et leurs armes,
Tandis que saint Joseph rangeait les fiers métaux
Qu’ils retiraient, pour les offrir, de sous les housses,
Et sur le seuil désert secouait leurs manteaux
Pleins de graviers menus et de poussières rousses.

Doucement, longuement,
Jusqu’au moment
Où l’aube pointe au firmament,
Les bons rois mages,
À la mode de leur pays,
Ont adoré leur Dieu plus doux qu’un lys,
Tel qu’on le voit sur les images.

Puis sont partis, par le désert vermeil,
À l’heure grande où montait le soleil
Dans le plein jour indubitable.
Parfois, l’un d’eux se retournait, en vain,
Pour voir encor, au loin, dans le matin,
S’illuminer la crèche et rayonner l’étable.

Puis repartait, hâtant le pas,
Et le cortège et ses montures lasses
Devint, de plus en plus, une ombre dans l’espace,
Là-bas.

— Mages des nuits d’argent dont les astres caressent
Les fronts penchés vers la candeur et la bonté,
Vos regards sont ravis et vos cœurs exaltés
De croire au doux pouvoir nouveau de la faiblesse.
Mais l’homme en qui l’audace a imprimé sa loi,
Dont l’ample volonté est l’essor et la foi
Et qui part conquérir pour soi-même le monde,
Admettra-t-il jamais qu’en son âme profonde
Le règne d’un enfant fasse ployer l’orgueil ?
Pénitents, confesseurs, martyrs et saintes femmes
Pourront fleurir les temps des roses de leur deuil
Et jeter vers le Christ leur sang comme des flammes,
Ils ne changeront rien à ce qui fut toujours :
L’humanité n’a soif que de son propre amour ;
Elle est rude, complexe, ardente ; elle est retorse ;
La joie et la bonté sont les fleurs de sa force.