Les Mahrattes de l’ouest
Rapsodes et Chefs de clan mahrattes. — Forteresses sur les Montagnes,
Mœurs féodales. — Poonah. — Un Collége brahmanique.
— Le Maharashtra sous la domination anglaise.
L’hiver, dans l’Inde, consiste en une série de jours parfaitement sereins, encore très chauds, mais tempérés par des brises plus fraîches. Quelques arbres, d’une délicatesse extrême, perdent leur feuillage ; d’autres, éternellement verts, subissent à peine un ralentissement passager dans l’activité de leur sève. Sous les latitudes tropicales, cette saison n’apporte pas même à sa suite la mélancolie que nous inspirent les premières atteintes de l’automne. On sent que la nature est plongée dans un demi-sommeil dont chaque rayon, plein de chaleur, tend à la faire sortir ; l’espérance est si prochaine, qu’il n’y a pas place pour la tristesse. Au lieu de les craindre, on attend avec une certaine impatience ces mois où le soleil s’éloigne de quelques degrés, où, de toutes parts, une nouvelle vie vient ranimer les villes et les campagnes. Le passage de l’astre souverain au solstice d’été a amené des nuées fécondes ; le ciel s’est ouvert pour verser à la terre toute l’eau dont elle avait besoin ; les moissons arrosées se sont mises à croître et à mûrir. Puis, les récoltes achevées, quand la nécessité d’échanger leurs produits pousse les populations à traverser de grands espaces, une température plus supportable les invite aux voyages. Les nuits, un peu plus longues, permettent au sol de mieux s’imbiber de rosée ; l’homme a plus de force et de santé pour affronter les fatigues ; les animaux qui lui obéissent ont plus de courage pour franchir les grandes distances, pour gravir les montagnes et fouler le sable des plaines. Le temps d’hiver est aussi celui des promenades et des excursions pour les Européens. Les habitans de Bombay sortent de leur île, et font des parties à la voile aux grottes d’Eléphanta, aux caves de Salsette. Quelquefois on pousse le voyage jusqu’à Elora, car les monumens énigmatiques dont on ignore la date, marqués au sceau d’une antiquité si reculée que l’esprit se trouble à en rechercher l’origine, ont un prestige qui attire. Sans en déchiffrer les inscriptions, sans en saisir les symboles, on s’initie, au moins pour quelques instans, aux mystères des générations mortes avec le secret de leur existence.
Celui qui, en débarquant d’Europe, veut s’acclimater ou se reposer des chaleurs dans une atmosphère plus saine, ira s’établir sur les montagnes de Mahabéliswar ou aux cantonnemens de Poonah. D’ailleurs, il suffit d’avoir séjourné quelques semaines au milieu des sables et de l’étouffante poussière de Bombay pour éprouver le besoin de s’aventurer par-delà les cimes qui bornent la baie. C’est de ce côté, vers Poonah, capitale des Mahrattes de l’ouest, que nous nous dirigeâmes nous-même, dans cette belle saison qui commence en décembre et finit en février. La route des montagnes vient se joindre à une petite rivière, au fond de la rade, à neuf lieues de Bombay : c’est là qu’on doit se rendre. Le trajet s’effectue dans de charmantes barques à voiles latines, ordinairement la nuit, parce qu’il faut profiter d’une brise qui, après avoir soufflé avec force jusque vers trois heures, s’apaise subitement au matin. Bientôt on a laissé derrière soi les grands navires européens, les lourdes chaloupes asiatiques, qu’un commerce toujours plus actif attire par centaines autour de la ville anglaise. À mesure que l’on se plonge dans le calme d’une nuit sereine, qu’on entend bondir autour de soi les vagues agitées, on sent un bien-être inexprimable ; on renaît au bruit harmonieux du vent qui gémit dans les cocotiers serrés le long des îles. D’abord, on glisse entre des roches sombres, escarpées ; puis on côtoie une rive plus basse moins sauvage ; la mer a fait place à un petit fleuve aux eaux tranquilles ; sur la côte, on distingue vaguement auprès des cabanes, où ne brille plus aucun feu, les palmiers qui balancent leurs têtes sous un ciel étoilé. Les matelots hindous dorment roulés dans de longues pièces de cotonnade blanche pareilles à des linceuls ; le pilote chante à voix basse, et la grue lui répond en jetant au milieu des joncs son cri vibrant comme le timbre sur lequel retentissent les heures. Les oiseaux aquatiques ne sommeillent guère plus que les ruisseaux, qui ne suspendent un son ni leurs cours ni leur murmure.
On jette l’ancre au port de Panwell, il y a aussi loin de la capitale d’une des trois présidences quittées la veille à cet humble village, que de la grande mer cachée derrière les montagnes voisines à la petite rivière si paisible. Cependant Panwell est une place de commerce assez importante et qui lie Bombay avec les villes de l’intérieur, et commande la ligne de communication entre cette île et les petits états de la confédération mahratte englobés désormais dans le territoire de la compagnie. À l’aurore, nous distinguâmes de grosses barques à deux mâts chargées de coton, échouées sur la grève en attendant le reflux ; des chariots, des bœufs en grand nombre, de petits chevaux et quelques chameaux occupaient l’espace d’un quart de mille qui sépare le village de la rivière. Mais, à cette heure, les Hindous ne vaquent point encore aux travaux de leur caste ; ils accomplissent avec un certain recueillement les prescriptions religieuses et hygiéniques qui forment le cadre de leur vie. Dans ces contrées, où l’espèce humaine si multipliée semble s’avilir et perdre de sa valeur, tout homme se rappelle qu’il vient de Dieu ; qu’il soit sorti du pied de Brahma ou de la tête de cette divinité créatrice, que le destin l’ait fait naître pour servir ou pour commander, l’Hindou tient à son enveloppe mortelle, et la soigne comme un temple.
Des bords de la rivière au pied des vallons s’étendent des plaines salines et marécageuses dans lesquelles les Anglais viennent se donner le plaisir de la chasse aux bécassines, leur passe-temps favori. Le village de Panwell est bâti à l’entrée des premières gorges de la montagne, et les débris d’un fort antique attestent que cette position avait déterminé les belliqueux habitans de la contrée à en faire une place de guerre. Ce fut Sambadjî, dont les conquêtes reculèrent si loin les bornes de l’empire mahratte, qui détruisit, en 1682, la citadelle devenue nuisible à ses intérêts, parce que les lieutenans d’Amrang-Zèbe s’emparaient de ce point pour isoler leurs ennemis des bords de la mer, et les empêcher de menacer la côte avec leurs chaloupes armées. Les Européens n’y ont point bâti d’établissemens d’aucun genre, de sorte que Panwell est resté un vaste bazar ombragé de beaux arbres, traversé sans cesse par les caravanes de l’intérieur, retentissant à toute heure du tambourin des bayadères, du cri des mendians et du chant des faquirs. À partir des dernières cabanes rangées le long de la route, le terrain monte ; on aborde les rampes escarpées. Si l’on redescend chaque montagne après l’avoir franchie, c’est pour en gravir une seconde plus élevée, et atteindre peu à peu les plateaux des Ghautts. La chaîne ainsi nommée s’étend depuis la rivière Tapti jusqu’au cap Comorin. Excepté sur un seul point, où ses derniers versans viennent presque s’abaisser jusque dans les vagues, elle se tient éloignée de la mer à une distance de quarante à soixante-dix milles, montrant aux navigateurs, dans toute son étendue, des cimes abruptes, légèrement dentelées, qui la font ressembler aux montagnes de l’Arabie vers le détroit de Bab-el-Mandeb.
C’est une loi de la nature que les extrémités des continens avancés au milieu des eaux soient soutenues par une ligne de montagnes ; de même que les Andes forment l’arête principale de toute l’Amérique du Sud, ainsi les Ghautts sont avec leurs diverses ramifications, la membrure de la presqu’île indienne. Si elles ne cachent point, comme les Cordillères, des pics neigeux jusque dans les nues, cependant elles présentent, en s’enfonçant dans l’intérieur, des gradins multipliés pareils aux croupes successives par lesquelles on remonte des bords de l’Océan Pacifique aux parties hautes du Chili. Entre les chaînes inférieures, souvent veinées d’un porphyre sombre, dans lequel les artistes hindous taillaient des statues colossales, s’étendent des plaines encaissées qu’on prendrait pour des lacs mis à sec. Des routes anciennes, spacieuses comme des voies romaines, traversent quelques-uns de ces bassins ; quelques palmiers sauvages (borassus flabelliformis), semés par le vent à de rares intervalles, jettent sur la chaussée une ombre peu abondante. D’autres arbres de la même famille, couronnés le plus souvent d’une volée de vautours noirs, surgissent çà et là, au milieu de ces espaces solitaires, tantôt d’une touffe d’arbustes épineux, tantôt du lit desséché d’un ruisseau. Au pied des monts arrondis à leur base, âpres et brisés à leurs cimes, on voit des fragmens de forêts sous lesquelles s’allonge et se perd la route à l’entrée d’un défilé. Le soir, quelque fumée bleuâtre trahit la présence d’une cabane au fond de ces bois tranquilles ; d’ordinaire, les portions de terrain que ne traverse et n’arrose aucun cours d’eau, que le soleil brûle par la réverbération des rocs voisins, sont impropres à la culture et à peu près inhabités. Cette région, peu éloignée de l’océan, ressemble à ce que serait la rade de Bombay elle-même, si, par suite d’un grand cataclysme, les flots en se retirant laissaient à sec l’intervalle qui sépare les îles. Mais quand on avance au cœur du pays, les monts, labourés par des torrens impétueux au temps des pluies, présentent de prodigieux ravins, des précipices effrayans et des vallées où la végétation tropicale se développe dans toute sa splendeur.
À l’époque où nous traversions cette pittoresque contrée, une population de pasteurs et de marchands défilait dans les routes poudreuses ; c’étaient des familles maharattes conduisant au point d’embarquement le coton que les bateaux transportent de la côte à Bombay. Les récoltes se font bien loin dans l’intérieur, mais plus près de cette dernière ville que de Madras ; arrivés sur le quai de la cité anglaise, les balles de coton restent entassées près des murailles pendant toute la saison sèche, en plein air, en attendant que des navires les déversent sur les marchés de Londres et de Liverpool, les déposent dans les factoreries de Canton, où elles sont échangées contre le thé et les soieries de la Chine. Les montagnards récoltent aussi des grains de diverses espèces qui servent à la nourriture des animaux, du riz, du blé ; ils achètent, en retour, du sel, du fer et des petits poissons pêchés sur la côte de Malabar, que les Hindous mangent avec leur karry après l’avoir fait sécher au soleil. Ce n’est point sur des chariots que les Mahrattes apportent leurs produits quand ils viennent de loin ; les routes, mal frayées en maints endroits, ne permettraient point à des voitures de rouler commodément : ils se servent de bœufs et de buffles, sur lesquels ils attachent, au moyen de fortes sangles, deux sacs de grain ou deux balles de coton bien équilibrées. Il y a des convois de deux et trois cents animaux ainsi chargés, cheminant des mois entiers par monts et par vaux, et escortés d’une vingtaine de guerriers qui portent le fusil à mèche, la masse d’armes, la pique, le bouclier et le sabre. En tête de la caravane marche le plus beau de ces robustes et patiens quadrupèdes ; le plus souvent c’est un bœuf, car le buffle, affaissé sur ses courtes jambes, qui va les naseaux tendus, cherchant les mares et les ruisseaux, où il aime à se plonger, a des allures trop humbles pour briguer l’honneur du commandement. Le glorieux bœuf auquel est dévolu ce poste brillant devient à la fois général et porte-enseigne ; cette dernière fonction était l’une des quatre grandes dignités à la cour des princes mahrattes. Sur ses cornes droites et hautes flottent de larges pantalons rouges qu’il se garde bien de déchirer aux buissons, sur son cou nerveux est fixé le petit drapeau aux couleurs du maître, signe de ralliement pour le convoi. Des enfilades de ces jolies coquilles blanches (de la famille des porcelaines), nommées dans l’Inde kauri, retombent en guirlandes autour des yeux, sur le front de la bête privilégiée. Cet ornement de coquillages, si commun dans la presqu’île indienne, n’est pas un grand luxe ; la valeur du kauri, admis comme monnaie dans les bazars, où les banquiers en apportent des cassettes pleines, ne représente que la quatre-vingtième partie d’un sou de cuivre !
Le soir, après avoir choisi un lieu propre à la halte, la tribu s’arrête. Les balles de coton disposées en murailles sur quatre faces forment un camp retranché, avec une seule ouverture, au milieu duquel on enferme le bétail pendant la nuit. Dans les lieux déserts où l’on peut craindre l’attaque d’un tigre ou d’une bande de voleurs, des sentinelles veillent attentivement à l’entrée. Au centre sont dressées les tentes de toile ou de nattes qui abritent la famille voyageuse ; les hommes accrochent leurs armes aux poteaux fixés en terre, s’accroupissent en rond et causent en fumant. Leur narguilé consiste en un coco vidé surmonté d’une tige plus ou moins ornée qui soutient le fourneau, et muni d’un tuyau de bambou. Jamais le Mahratte ne quitte sa demeure sans emporter avec lui cet ustensile assez embarrassant, le narguilé et le sabre antique à large garde sont ses inséparables compagnons de route. Le costume des hommes se compose généralement d’une étoffe blanche serrée autour des reins et des cuisses de manière à ne pas gêner le mouvement du genou ; en plaine, c’est dans un des plis de cette ceinture, roulée plusieurs fois autour du corps, que le montagnard passe son cimeterre ; quand il s’enfonce dans les broussailles des collines, il le tient à la main. Le Bédouin qui marche sur les sables du désert peut bien suspendre à une ficelle autour de son cou la fine lame de Damas enfermée dans un fourreau de bois ; mais comment le Mahratte, agile et leste comme le chamois, gravirait-il les ravins des Ghautts, si son arme embarrassait sa course ? Les aspérités des rocs l’obligent aussi à garnir son pied d’un grossier cothurne, quelquefois même il enveloppe ses jambes d’un pantalon pareil à celui des anciens Francs. Sa tête est ornée du turban hindou, fait d’une étoffe rouge ou blanche dont la pointe retombe sur la nuque et l’abrite du soleil.
Tandis que les hommes se reposent, les femmes commencent les travaux du ménage ; celles-ci allument le feu, rassemblent les branches mortes autour du camp ; celles-là s’en vont, une cruche sur le front, un enfant sur la hanche, suivies de cinq ou six autres plus grands qui gambadent nus dans la poussière, puiser l’eau à la fontaine voisine. Dans la saison froide, elles se couvrent la tête et les épaules d’un court manteau à capuchon, d’étoffe rayée, inconnue dans les autres provinces de la presqu’île indienne, et qu’on retrouve par un singulier hasard sur le dos de nos paysannes dans certains villages des Pyrénées. La jaquette serrée qui enveloppe la gorge et le haut des bras laisse à nu, selon l’usage, l’espace compris entre cette partie supérieure du vêtement et le jupon écourté, que les femmes mahrattes portent ample et flottant, un peu à la manière des créoles espagnoles et portugaises. Cette jupe roulée autour des reins, bariolée de couleurs tranchantes, laisse voir un pied chargé d’anneaux sonores, un bas de jambe entouré de cercles de cuivre, d’acier ou d’argent. Les bras sont ornés de bracelets depuis le poignet jusqu’au-dessus du coude ; au nez est suspendue une boucle démesurée qui retombe plus bas que la bouche, et les pendans d’oreille enrichis de torsades, de fils de couleur, de touffes rouges et bleues, joignent les épaules. Ce costume un peu extravagant est porté par les jeunes femmes mahrattes avec une certaine dignité ; celles qui prétendent descendre de familles radjpoutes se voilent la face à la manière des dames mahométanes.
Souvent, à une même fontaine, se trouvent réunies les femmes de plusieurs campemens. Les jeunes filles dégagées du manteau, emplissent les cruches et les rangent à la ronde. Les mères, encore adolescentes, assises à l’ombre, s’entretiennent avec les matrones à cheveux blancs, venues à la citerne par habitude, pour se mêler à cette jeunesse qui les respecte, pour sentir vivre autour d’elles ces âges d’espérance et de fécondité qui leur rappellent bien des souvenirs. Dans les pays d’Orient, où les femmes vivent en dehors de la société des hommes, ces réunions en plein air ont quelque chose de mystérieux et de confidentiel ; l’Européen lui-même sent qu’il y aurait inconvenance à les troubler par son approche.
Cependant la conque a retenti ; les bœufs reviennent lentement dans l’enceinte, les buffles marquent leur trace sur la poussière par les gouttes d’eau qui ruissellent de leurs flancs. Les chiens fatigués suivent le bétail et se couchent aux pieds de leurs maîtres. Sur la tente flotte le pavillon de la tribu ; les femmes se dirigent, en se dispersant, chacune vers son gîte. La fontaine devient déserte, car dans la forêt, à cette heure, errent de mauvais génies. L’enfant, effrayé par le glapissement du chacal, se serre contre sa mère ou l’entraîne en avant ; l’oiseau de nuit, sortant tout à coup du creux d’un figuier, a fait frissoner la jeune fille qui fuit d’un pas plus rapide et ne peut se détourner sans courir le risque de renverser les trois amphores posées sur sa tête. Bientôt les ténèbres s’abaissent du haut des monts ; on distingue à peine des formes humaines pareilles à des ombres qui s’effacent çà et là ; le bruit des anneaux de cuivre qui trahissent une marche ferme et hâtée s’éloigne peu à peu, et un sommeil bienfaisant enveloppe ces familles patriarcales aux mœurs sauvages, inaltérées. De bonne heure, au matin, la troupe se remet en voyage, et elle cherche pour la halte du jour des lieux ombragés. Elle campera cette fois sous les branches tortueuses de l’anarcadium (le cashew des Anglais), dont les enfans aiment à cueillir les fruits rouges, ou sous les voûtes que forme le figuier sacré en laissant tomber de toutes parts ses tiges échevelées qui partent d’en haut et deviennent des racines dès qu’elles touchent la terre[1]. Mais il faut plaindre le voyageur qui se trouvera à l’entrée d’une gorge, face à face avec la caravane prête à déboucher dans la plaine. Si par bonheur il monte un de ces petits chevaux du pays appelés tattous, plus entêtés qu’ombrageux, il en sera quitte pour avoir les jambes meurtries par le choc des ballots qu’emportent pêle-mêle à ses côtés les bœufs impatiens de se répandre sur une route plus spacieuse. S’il trotte sur un beau coursier du golfe Persique peu habitué à ces rencontres, et que le chef du troupeau s’arrête devant lui en agitant ses cornes immenses si bizarrement ornées, alors il y a un danger réel que le cavalier ne soit entraîné à travers les forêts et les rocs par son cheval épouvanté.
La distance de Panwell à Poonah est d’environ trente lieues, mais trente lieues de montagnes. Bien que les défilés se multiplient en s’éloignant de la mer de façon à rendre la marche pénible, on ne songe guère à s’en affliger, tant les sites sont solennels, les points de vue enchanteurs. Quelquefois le chemin serpente au flanc de la montagne, près d’un village caché sous les manguiers ; à mesure qu’on s’élève, le regard plongeant à pic sur une immense étendue, saisit mieux les détails du paysage. Dans la partie la plus riante du vallon se dresse d’abord la pagode, aux bords d’un étang entouré d’escaliers souvent à demi ruinés comme le temple lui-même ; un jardin toujours vert, toujours plein de fleurs et de fruits, est adossé au bassin ; deux buffles attelés à une roue font monter l’eau destinée à l’irrigation. Cet appareil, au moyen duquel le parterre entretenu dans une perpétuelle fraîcheur ne laisse jamais l’autel manquer d’offrandes, se cache quelquefois sous le feuillage, si bien qu’on entend les jantes creuses se déverser dans les canaux sans en rien voir. Sous ces bosquets chante le rossignol indien, le boulboul, dont la voix est plus grave, plus sonore que celle du nôtre, parce qu’il a de plus vastes solitudes à animer de son chant. Bientôt on découvre les sillons de la vallée s’ouvrant sous la charrue légère qui effleure à peine le sol, les cabanes éparses dans la campagne, puis d’autres collines, puis des pics chenus, et par-delà les cimes que la lumière trop vive baigne d’une vapeur azurée, la ligne droite de la mer étincelant à l’horizon. Alors on s’arrête, et au milieu de l’extase qu’inspire un pareil tableau, on regrette de n’avoir pas d’ailes pour se lancer dans cette immensité dont le regard a pris possession. Partout, les montagnes émeuvent et exaltent l’esprit ; mais quand une végétation tropicale pare les gorges et les vallons, quand les lianes monstrueuses, couvrant sous leur feuillage d’invisibles ruisseaux vont suspendre leurs fleurs par-delà le ravin au tronc des arbres penchés sur l’abîme, quand le colibri bourdonne sous les bananiers et que l’aigle se balance au-dessus des rocs menaçans, la majesté de cette nature complète, si riante et si terrible, remplit l’ame. On a compris la poésie indienne, inégale et désordonnée, si bien en harmonie avec les contrées où elle a pris naissance ; Qu’on se figure de pareilles scènes aux instans solennels de la journée, au soir, au matin surtout ! N’oublions pas que nous sommes en hiver, qu’on peut marcher à pied sans trop de fatigue pendant les heures qui précèdent l’aurore. Dans les intervalles des monts s’étend une teinte diaphane déjà rose sur les cimes les plus hautes. Le kohila, le coucou de l’Inde, a jeté son cri matinal ; de petits oiseaux verts d’émeraude, gais comme l’alouette, s’éveillent et montent avec un gazouillement joyeux au-devant du soleil. Dès que les masses de la forêt encore confuses se dessinent avec les nuances que leur a données l’automne, les perruches s’agitent et vont à grand bruit s’abattre dans les vergers. Sur les branches à demi rompues d’un arbre séculaire, incliné par les tempêtes de la mousson, quelques vautours paresseux n’ont point allongé leur cou nu replié encore sous le duvet de l’aile. Pour les tirer d’un si lourd sommeil, il faudra leur lancer une pierre ; alors on verra ces gigantesques oiseaux, glissant d’un vol léger entre deux monts abruptes, projeter au fond des ravins leur ombre incertaine. Quand la mousson éclate dans les Ghautts et qu’au roulement de la foudre tonnant de toutes parts des torrens de pluie se précipitent dans les anfractuosités des rocs, les arbres ébranlés ploient et tordent leurs rameaux ; les bambous brisés tombent avec les branches moites dans l’écume des gouffres ; les pierres roulent, le tigre se réfugie dans les cavernes, l’oiseau se tait, et ce désordre de la nature qu’on prendrait pour la fin d’un des âges qui, selon la croyance des hindous, renouvelle notre globe usé, ce chaos effroyable ne fait que rafraîchir les monts et tapisser les rochers de verdure et de fleurs !
Quand le soleil s’est élevé assez haut pour darder ses rayons jusque dans les profondeurs des bois, la route s’anime, et l’on surprend çà et là des groupes curieux. Ici, dans les buissons, sont campés les bateleurs qui voyagent d’une ville à l’autre avec des serpents dans des paniers, des ustensiles d’escamotage, et quelque bœuf savant qui porte le bagage sur les chemins ; de même que le jongleur, dépouillé de son prestige, fait cuire le riz et raccommode, durant la halte, les oripeaux dont il s’affuble pour égayer la foule, ainsi la bête, principal acteur de la troupe, reprend dans les entr’actes son rôle servile. Là, par un sentier détourné, passent silencieusement deux jeunes laboureurs ; sur un hamac grossier suspendu à un bambou, ils transportent avec respect, vers un étang sacré, leur pauvre mère agonisante. Cette population primitive, que rien n’a changée encore, continue de vivre sur les traditions d’une autre époque. En parcourant les lieux qu’elle habite, on la surprend dans l’intimité de ses habitudes et de ses mœurs. Combien de sensations perdues pour nous on retrouve dans cette simple existence ! Par momens, on croirait que la civilisation a pour but de dépouiller l’homme de toutes ses joies du premier âge, et de remplacer toutes les inspirations de son cœur par des émotions factices. Aussi, avec quel bonheur on saisit ces jours de liberté, où du haut de la montagne on se voit seul éclairé par un soleil levant, seul à contempler le magique spectacle d’une radieuse aurore qui est comme le symbole d’une éternelle jeunesse !
La difficulté des passages arrêta plus d’une fois les armées anglaises dans leurs expéditions contre les Mahrattes. Après les guerres qui ont amené le démembrement et la soumission des états confédérés, une route stratégique fut entreprise et achevée, comme l’indique une inscription, par lord Elphinstone. Dans l’endroit le plus escarpé, a été établie une barrière de péage (toll house), où les bêtes de somme et de trait, ainsi que les piétons, doivent payer une légère taxe ; mais, si minime qu’il soit, cet impôt rapporte à l’état environ cent mille francs par an. Le conducteur de bœufs remet par écrit au percepteur le total de ses animaux, que celui-ci compte de nouveau en les faisant défiler un à un. Cette opération, souvent fort longue, cause un grand encombrement sur la route ; tandis qu’une caravane descend, une autre monte ; les bœufs, les chevaux, les chariots, se heurtent, et produisent tout le long du défilé une épouvantable poussière. Il faut attendre, et pendant une de ces haltes forcées au toll house, j’eus la curiosité d’examiner en détail les armes d’un Mahratte de distinction : assis gravement près de la barrière, il jetait les yeux sur l’immense étendue de pays déroulée à ses pieds, et que ses pères avaient peut-être possédée jadis ! La pique consistait en un fer très long, tranchant des deux côtés, adapté à une hampe de bois dur ; cette hampe, recouverte d’un cuir noir à clous de cuivre, se terminait par une tige de métal ornée de quelques ciselures. Le bouclier, de forme ronde, était, ainsi que la partie supérieure de la pertuisane, enveloppé dans un étui de cuir à frange ; le disque, d’environ vingt pouces de diamètre, rehaussé de cinq petites bosses en saillie, ne pouvait couvrir que la poitrine et la tête du combattant, pourvu qu’il s’inclinât en levant le bras. La masse ressemblait en tous points à celle de nos anciens chevaliers, et l’effet doit en être terrible dans une lutte corps à corps ; on la porte comme le bouclier, en sautoir, derrière le dos. Le fusil à mèche, aussi long que la carabine grecque, présentait, au lieu de chien, une petite corde de coton finement tressée, qui brûle sans cesse pendant la marche. Enfin la belle lame damassée du sabre, garnie d’une garde très large, reposait dans un fourreau de velours rouge. J’éprouvais une singulière surprise à voir dans les mains d’un homme vivant ces armes d’un autre âge, dont quelques-unes ont été portées par tous les peuples anciens, même par nos aïeux les Gaulois.
On conçoit que les avantages de cette route militaire aient été peu appréciés par les peuples dont elle assure la soumission ; le droit de péage, destiné à en couvrir les frais, excita quelques murmures : les Mahrattes ne connaissaient point encore le turnpike-road des comtés de l’Angleterre ; il fallut bien aller vendre ses récoltes sur la côte et se résigner à trouver le chemin meilleur. Cependant de hardis piétons, trop pauvres ou trop fiers pour accepter cette loi, se lancent à travers les précipices et coupent au plus court sans passer devant le toll house. Au risque de se tuer, le montagnard monte et descend en s’accrochant aux lianes, en suivant le lit des torrens à sec. Pour lui, c’est une joie de se plonger dans les solitudes, de lutter contre les périls, de s’aventurer dans les forêts infréquentées. D’ailleurs aussi il aime à accomplir sur sa route certaines pratiques superstitieuses qui demandent un peu de mystère. Il consacre aux dieux les prémices de l’animal dont il se nourrit, en teignant de sang la pierre sur laquelle il l’immole ; cette pierre est devenue sacrée pour lui ; elle est à ses yeux une divinité qui préside à son voyage. Dans les anfractuosités d’un roc inaccessible, près d’un réservoir naturel formé par un ruisseau qui ne coule plus, entre deux touffes de bambous qui poussent plus beaux dans les Ghautts que dans tout le reste de la presqu’île, il connaît un palmier de la plus magnifique espèce. À cet arbre, nommé târ ou tâl dans sa langue[2], il a voué une espèce de culte ; grimpant jusqu’au point où le tronc marqué d’anneaux s’épanouit en feuilles dentelées, il y suspend, à côté des baies qui retombent en grappes élégantes, une offrande quelconque, un ex-voto ; après quoi il reprend gaiement sa route. S’il perd la vie dans cette imprudente ascension, personne ne le sait ; seulement les aigles, les vautours, les milans, se réunissent par centaines au-dessus du lieu fatal en poussant des cris rauques. Le voyageur surpris, arrivant au sommet du défilé, se demande avec quelque effroi pourquoi ce bruit d’ailes étourdissant, pourquoi ces cercles sans fin que les oiseaux de proie tracent au-dessus de l’abîme : car cette chaîne de monts, qui possède une végétation si riche à sa base, a le privilége aussi de nourrir sur ses pics d’innombrables troupes de volatiles carnassiers, et dans ses grottes, des bêtes fauves en abondance, parmi lesquelles le chittar, petit léopard qu’on réussit quelquefois à dresser pour la chasse.
Dès qu’on a pénétré un peu dans le pays, on retrouve partout les traces de cette féodalité ancienne dont les vieilles armures sont un dernier vestige. Sur toutes les montagnes escarpées à leur sommet, quelquefois même dans les villages, s’élevaient les forteresses des seigneurs du Maharashtra, du grand royaume ; bien qu’abandonnées aujourd’hui, elles étonnent encore par l’étendue de leurs enceintes et la hardiesse de leurs positions. Quand la citadelle occupait la cime d’une colline, ses longues murailles descendaient jusque dans les plaines, jusqu’au bord d’un ravin, couvrant ainsi toute la partie accessible ; d’autres fois deux montagnes se trouvaient jointes par un double rempart qui les convertissait en un seul fort grand comme une ville ; des milliers d’hommes campaient à l’aise dans ces espaces immenses : c’étaient véritablement des camps retranchés. Enfin, il y avait aussi des lignes de défense courant sur les crêtes les plus abruptes, à la distance de plusieurs lieues, de sorte qu’on eût dit une ligne de frontière tracée entre deux peuplades. Les remparts, les tours, étaient construits en terre pour la plupart ; des écrivains musulmans ont même prétendu que les princes de l’Inde ne bâtissaient jamais autrement leurs forteresses ; ils avouent également que ces murailles épaisses, garnies de créneaux, résistaient aux batteries composées de pièces d’un calibre moyen. Cependant nous avons vu, dans les grosses tours aux angles d’un château de construction assez ancienne, quelques arêtes faites de briques posées en travers, représentant l’appareil le plus ordinaire de l’architecture romane. Dans les siècles d’indépendance, chaque hauteur avait sa couronne de fortification ; en temps de guerre, quand la population, obstinément vouée au culte brahmanique, se soulevait contre le joug des empereurs mogols, des feux s’allumaient sur les monts ; les signaux se répandaient avec rapidité, et bientôt les Ghautts entières se hérissaient de soldats. Aujourd’hui, il en est de ces vieux castels comme de ceux qui se dressent sur les deux rives du Rhin ; les donjons qui se menaçaient les uns les autres depuis des siècles s’affaissent, pareils à des vieillards, et ne se reconnaissent plus ; les citadelles mahrattes, d’où s’élançaient des cris de guerre incessans, où se soudaient les uns aux autres les anneaux de la confédération, se délabrent aux pluies de la mousson. Un édifice désert devient un corps d’où la vie s’et retirée ; il tombe en lambeaux et retourne à la nature ; les animaux s’en emparent, les reptiles s’y choisissent des repaires. Dans nos climats, le lierre et les petites fleurs ; sous les tropiques, les grosses lianes et les plantes gigantesques s’accrochent au front des tours et les font crouler : les oiseaux y sèment les graines de la forêt ; la savane reparaît dès que l’homme est absent. Quelquefois, devant les portes béantes de ces forteresses, vous verrez passer de beaux chameaux bactriens, deux fois plus grands et plus robustes que le dromadaire brun du désert de Suez ; ils descendent la colline en allongeant le pas ; mais le chamelier, balancé sur son siége, s’endort au roulis, et continue son chemin sans s’arrêter : il n’apporte plus au castel les riches étoffes de Delhi et d’Agra !
Il est naturel qu’un peuple essentiellement belliqueux, qui chaque année, après les pluies, trouvait quelque guerre à entreprendre, soit passionné pour les traditions. Aujourd’hui qu’il a fini son rôle, que lui reste-t-il, si ce n’est les souvenirs de sa gloire passée ? Mais le Mahratte les a sans cesse présens à son esprit ; ils sont comme la mèche de la carabine qu’on aperçoit fumant sur son épaule le jour, la nuit, dans les plaines les plus tranquilles, au sein d’une paix d’autant plus profonde, qu’il n’est guère en son pouvoir de la troubler. Les rapsodes s’en vont, de village en village, chanter au son de la guitare et du tambourin des récits guerriers ; différens en cela des bardes de la côte de Coromandel, qui, plus rapprochés des mimes et des jongleurs, égaient souvent la foule par des couplets licencieux. Les récits historiques auxquels la tradition se mêle, ainsi que la légende, s’appellent kathas, du mot kath, parler, comme saga, le chant traditionnel de l’Islande, vient de segia, dire. Ils excitent au milieu du cercle qui les écoute un enthousiasme calme, mais profond, qui se trahit par l’immobilité de la foule, véritablement suspendue aux lèvres du conteur. J’en ai vu plusieurs exemples, mais un surtout bien remarquable. Une nuit, j’étais couché dans le village de Karli ; la guitare ne cessait de se faire entendre, je résolus d’aller voir ce qui se passait à pareille heure sur la place d’un hameau hindou. Tournant derrière les bambous qui poussent comme une forêt sur ce plateau élevé, afin de me dérober aux aboiemens des chiens, je me glissai entre les cabanes, et je vis deux chanteurs entourés d’une population ébahie. Quand le souffle leur manquait, des femmes, craignant sans doute que le récit ne vînt à s’interrompre, versaient des cruches d’huile dans les lampes allumées aux portes, et la clarté renouvelée semblait ranimer l’improvisation défaillante du poète. C’était un souvenir de la poésie antique chantée avec geste, déclamée au son de la musique ; il y avait là des traces du poème épique, le germe du drame. Au sortir d’un de ces récits patriotiques et nationaux, le peuple, on le devine, saisissait ses armes et courait aux combats. Une partie de la nuit s’écoula de la sorte. Les vieillards tenaient les yeux fixés sur la terre ; leurs longues moustaches grises, relevées à la hauteur des pendans d’oreilles, s’agitaient par instant au frémissement d’une bouche contractée. Les femmes, plus animées, semblaient éprouver l’influence du chant et de la musique ; les hommes paraissaient dominés par le récit même, par l’histoire racontée. Quand les deux rapsodes se turent, une planète s’abaissait derrière les murailles du château de Logar, au-dessus duquel elle avait brillé comme un signal. Située à quelques lieues du village, élevée à près de six mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer, cette citadelle, la plus forte de tout le Maharashtra, était considérée comme imprenable ; le chef de clan auquel elle appartenait refusa constamment de la livrer au souverain de Poonah. Lorsqu’enfin, après la guerre de 1802, Dondae-Punt, qui l’occupait, consentit à se rendre, sur les instances du général Welesley, il assura que depuis trente ans il n’avait jamais franchi la porte de son fort. Trente fois le vieux aigle avait vu, du haut de son aire, les saisons se renouveler sans songer un instant à trahir la cause qui lui était confiée !
En face de Logar, dont la vue s’étend vers l’ouest à trente lieues, plus loin que l’île de Bombay et à un demi-mille du village de Karli, se trouve un temple taillé dans le roc, assez remarquable et surtout assez différent de ceux que nous avons décrits ailleurs, pour qu’il en soit fait une mention particulière. Il a 126 pieds de long sur 46 de large ; sa voûte, un peu ogivale, est revêtue d’une charpente en bois parfaitement conservée, et d’une date plus récente que le reste du travail. La façade, précédée d’un péristyle de colonnes gigantesques surmontées de lions à courte crinière comme le lion héraldique, est ornée de sculptures assez délicates dont le motif principal est une couple d’éléphans qui enlacent leurs trompes. À l’intérieur, une colonnade assez basse, ornée d’éléphans agenouillés, se déroule jusqu’au fond du chœur ; là s’élève un édifice de forme ronde, que couronne une espèce de parasol, sans aucune figure de divinité. Ce temple appartenait-il à la secte des Djaïnas, jadis florissante dans toute la presqu’île, et qui existe encore dans le Gouzarate ? Il y a lieu de le penser. À quel dieu inconnu était-il voué ? Les inscriptions fort anciennes, lues diversement à plusieurs reprises, ne semblent rapporter que les noms, les dignités de quelques donataires, et ne disent rien de ce que la science désirerait savoir. Des cellules creusées dans les rochers, à gauche de l’entrée, paraissent avoir servi de retraite à des religieux ; elles sont comme la pagode elle-même, orientées à l’ouest. Dans les chapiteaux des colonnes se sont logés des chauve-souris et des rats palmistes, dans les niches, autour d’une statue brahmanique éclairée par une lampe, s’abritent des mendians hideux, estropiés des pieds et des mains, vivant d’aumônes, fort peu préoccupés de connaître le dieu qui présidait à cette grotte. Ils n’y ont vu qu’un asile consacré à une divinité quelconque, et sont venus y cacher leurs plaies. La misère et la souffrance ont besoin de se mettre sous la protection des puissances du ciel, puisque celles de la terre les repoussent.
Le sentiment religieux est un des traits caractéristiques de l’esprit des montagnards, aussi bien que l’amour de la patrie ; les Mahrattes attachés aux croyances brahmaniques les ont défendues contre les envahissemens de l’islamisme, tout en combattant pour l’indépendance de leur territoire contre les sectateurs du prophète. C’est par les instigations de leurs brahmanes qu’ils fondèrent un empire éphémère, mais immense, ce serait avec le secours des intrigues ourdies par les descendans de ces mêmes prêtres qu’ils recouvreraient leur liberté, si la chose était jamais possible. Les individus de cette caste, qui jouissent d’un si grand crédit dans le Maharashtra, sont cependant fort peu considérés par leurs collègues des autres provinces ; ceux-ci ne voudraient contracter avec eux aucune alliance. Les brahmanes mahrattes se vantent toutefois, comme leurs voisins du sud de l’Inde, d’avoir été mis en possession du pays par le dieu Paraçourama, sixième incarnation de Vichnou, descendue sur la terre pour faire cesser la querelle entre la caste sacerdotale et celle des guerriers. Si on veut bien conserver ce dogme et lui donner une valeur historique, il représentera un roi ancien mettant d’accord les deux castes rivales en établissant, sur un plus grand nombre de points, les familles militaires d’une part, les familles sacerdotales de l’autre. De là les innombrables petits radjas, nobles à majorats et à seigneuries, répandus dans l’Inde ; de là aussi les agraharas, concessions de terrains faites aux brahmanes ; la date peu ancienne se trouve souvent précisée dans des actes authentiques inscrits sur des plaques de métal. Tel dut être le moyen par lequel le langage, la religion, l’organisation civile et militaire des Hindous se propagèrent sur une si grande étendue de pays ; cette action civilisatrice, assez lente sans doute, n’ayant point été interrompue par les invasions des peuples de l’Asie centrale, contre lesquelles l’Inde était abritée par de hautes montagnes, par des fleuves de premier ordre, enfin par la mer. Mais ce qui jette quelque défaveur sur l’origine des Mahrattes, c’est qu’ils descendent de trois castes infimes, ou plutôt de trois branches de la dernière caste, qui ne s’appelait point régénérée, comme les autres ; leurs ancêtres étaient laboureurs, bergers, gardeurs de vaches ; malgré toutes leurs prétentions, ils ne peuvent marcher de pair avec les Radjpoutes, fils de rois, dont le nom seul indique la haute noblesse, et auxquels tant de rapports semblent les lier. Il vrai aussi que des différences morales et physiques distinguent les peuples du Radjasthan de ceux du Maharashtra. Le système fédératif prévalut dans les deux contrées ; chez les deux nations, la guerre fut le premier besoin ; mais on peut dire que les Mahrattes n’ont offert qu’un type inférieur de cette souche commune peut-être. Ils paraissent sortir des rangs secondaires d’une société dont les Radjpoutes seraient les représentans les plus accomplis. On reconnaîtrait volontiers des tribus émancipées dans les Mahrattes, dont la physionomie énergique manque de distinction. Ils ont la figure plate, et leur profil ne reproduit en rien ces lignes fines et pures qu’on admire dans les trois têtes du Trimourti d’Éléphanta ; leurs formes sont plutôt robustes que gracieuses ; la grosseur de la tête, qui frappe chez eux comme une exception à la loi générale parmi les peuples de l’Inde, les éloigne de toute ressemblance avec les images sculptées sur les temples des meilleures époques.
Le nom du Maharashtra, de bonne heure mentionné dans les livres de l’Inde, ne se trouve cependant mêlé à aucun évènement de quelque importance jusqu’au jour où Aurang-Zèbe monta sur le trône de Dehli. Lorsque le conquérant menaça de soumettre le sud de l’Inde à ses armes victorieuses, un prince mahratte, doué d’un courage héroïque, Civadjî, dont l’histoire est un merveilleux roman, vint lui opposer une barrière redoutable. Détachant du service des empereurs mogols des corps de cavalerie qu’il avait commandés lui-même, et dont les musulmans tiraient de si grands avantages, il fit un appel aux seigneurs des montagnes. Son père Shahdjî ayant déjà secoué le joug en se déclarant souverain de la principauté dont l’empereur mogol lui avait confié le commandement, Civadjî continua l’œuvre d’émancipation. Soit par l’effet de ses propres inspirations, soit qu’il fût guidé par les conseils d’un vieux brahmane, son précepteur et son oracle dans toutes les occasions où il voulait donner à sa cause un caractère sacré, il rêva la réunion du pays sous un seul chef, et réalisa son dessein. À mesure que les citadelles tombaient en son pouvoir, par surprise, par la reddition volontaire des garnisons, il agrandissait le théâtre de ses campagnes sans cesser de tenir entre ses mains l’autorité suprême. Comme jamais, avant lui, de si impérieuses circonstances n’avaient donné à un seul prince tant d’ascendant sur la nation, il trouva obéissance et dévouement dans le cœur des plus rebelles au système unitaire ; le fédéralisme s’effaçait de lui-même, parce qu’il se sentait impuissant à reconquérir l’indépendance. Quand Civadjî mourut à cinquante-quatre ans, en 1680, il laissa à son successeur un état compact, dans lequel les brahmanes formaient un corps puissant, voué à la dynastie naissante. La réaction avait été religieuse autant que politique ; les titres de la cour, empruntés à la langue persane et importés de Dehli, firent place à des expressions équivalentes tirées de l’idiome sacré. Encore aujourd’hui, le dialecte du Maharashtra s’est conservé presque entièrement pur de tout mélange ; l’influence musulmane n’y est guère plus sensible que dans les mœurs du peuple.
Le fils du fondateur de la dynastie, Sambadjî, tomba entre les mains d’Aurang-Zèbe ; le grand Mogol avait des vengeances à exercer contre le fils de son ennemi le plus acharné. La tête du prince mahratte tomba ; mais, sous le règne de Sahou-Radja, l’empire acquit tout le développement auquel il lui était donné d’atteindre. Cette masse de petits rois dont la vie se passait jadis à fourrager la plaine et à se retirer avec leur butin sur les cimes de la montagne, ces bandits des highlands qui avaient toujours tenu leur propre pays en échec, se liguant parfois pour repousser l’ennemi commun, et se renfermant dans leurs forts après la guerre, venaient de prendre l’offensive. En 1740, les Mahrattes étaient maîtres de toute la partie de l’Inde baignée par les deux mers, depuis Agra, au nord, jusqu’au cap Comorin, du côté du sud ; leurs incursions s’étendaient de l’Indus au Bengale, et les nations européennes, à peine établies sur les côtes, les rencontraient partout menaçans. En 1742, les Anglais avaient entouré d’un fossé la ville naissante de Calcutta pour la défendre contre les attaques de leur cavalerie ; le fort de Bassein et l’île de Salsette, enlevés aux Portugais, appartenaient aux successeurs de Civadjî. Il y avait huit ans déjà que les armées victorieuses parties des hautes régions situées au-delà des Ghautts étaient allées brûler les faubourgs de Delhi et insulter à la gloire passée des musulmans. Enfin, les Mahrattes se lièrent par un traité avec le Nizam et le roi de Mysore ; ils figurèrent parmi les quarante mille cavaliers de Hyder-Ali, côte à côte avec les troupes françaises que Lally commandait. Mieux que leur rivaux, les Anglais surent voir dans les Mahrattes les représentans de l’ancienne nationalité hindoue, dont les princes musulmans heurtaient les croyances et faussaient le principe ; aussi s’attachèrent-ils à les comprimer d’abord, puis à les engager dans cette voie de négociations qui a conduit tous les peuples de l’Inde à la servitude.
Le successeur de Sahou, Râm-Radja, prince faible et inepte, fut déposé et enfermé dans la citadelle de Sattarah par les deux grands dignitaires de la couronne, et l’empire se divisa : le trésorier Bagadjî-Bounsla fit de la ville de Nagpour la capitale du royaume d’Orient ; le brahmane Badjî-Rao, premier ministre (pechwa), choisit l’ancienne capitale, Poonah, pour le chef-lieu de sa résidence et du royaume d’occident. Ce dernier mourut en 1769, laissant à son fils la souveraineté avec le titre de pechwa, devenu héréditaire ; deux ans plus tard, en janvier 1761, les Mahrattes, déjà sur le déclin, perdirent, près de Panniput, contre Ahmed-Chah-Abdalli de Caboul, la plus grande bataille que les Hindous aient livrée aux musulmans depuis les temps de la première invasion. Les auteurs mahométans disent que leur propre armée se composait de 42,000 chevaux, de 38,000 fantassins, de 80 pièces d’artillerie, tandis qu’avec un peu d’exagération, ils font monter celle de leurs ennemis à 50,000 chevaux et 15,000 fantassins soutenus par une foule innombrable d’irréguliers, et une artillerie de 200 canons, y compris les pierriers portés par des chameaux. Le camp mahratte renfermait en tout plus de 500,000 personnes, soldats, femmes, enfans, serviteurs, qui périrent pour la plupart dans la défaite. Ce revers terrible arrêta l’élan des princes confédérés ; peu à peu l’empire se démembra, des conspirations de palais amenèrent une guerre civile, et l’Angleterre prit parti dans la querelle. En 1772, à la mort du pechwa Madhou-Rao, Narraïn, qui devait lui succéder, fut assassiné par son oncle Ragobah. Les populations mécontentes se déclarèrent contre le meurtrier en faveur d’un fils posthume de sa victime. L’usurpateur chercha un refuge près des Anglais, qui avaient enfin un prétendant à soutenir. Le prétexte une fois trouvé, les Anglais l’exploitèrent activement. Deux fois ils déclarèrent la guerre aux Mahrattes pour les forcer à accepter l’assassin de leur pechwa, deux fois les montagnards résistèrent aux attaques étrangères. L’invasion d’Hyder-Ali survenant, il devenait téméraire d’irriter les Mahrattes ; un traité de paix fut conclu, par lequel les places conquises seraient rendues, excepté celle de Salsette. C’était la seconde fois que les agens britanniques renonçaient à faire triompher une cause qui n’était assurément pas celle du droit et de la légitimité.
Désormais, la politique européenne va se trouver en jeu dans le sud de l’Inde ; les chefs mahrattes, hommes d’action, trop impétueux et trop bornés pour démêler leurs véritables intérêts à travers ce labyrinthe d’intrigues, ne savent quel parti embrasser. Sous l’inspiration du roi de Mysore, ils attaquent, en 1784, les petits états voisins des possessions britanniques, et, après avoir enlevé imprudemment cette barrière qu’il fallait respecter, ils s’arrêtent avec effroi. Lord Hastings les détacha bientôt de l’alliance contractée avec Hyder-Ali ; à la rigueur, ils n’avaient rien à gagner aux victoires de ce héros musulman, cruel envers les Hindous, fanatique comme Aurang-Zèbe. Quand Tippoo recommença les hostilités, il enleva aux anciens alliés de son père une partie de leurs provinces, et les Mahrattes vaincus ne rentrèrent en possession du territoire envahi que par le secours de leurs nouveaux amis les Anglais. Ceux-ci sacrifiaient à un avenir peu éloigné leur ambition du moment : Tippoo devait périr à tout prix, telle était la condition première des succès de leurs établissemens dans l’Inde. Quand ces difficultés eurent été habilement résolues, quand le sultan de Seringapatam eut disparu avec la dynastie musulmane, dans sa capitale prise d’assaut, quand la révolution française laissa l’Angleterre asseoir les bases de sa puissance en Asie, de nouveaux troubles ébranlèrent à jamais l’empire affaibli du Maharashtra. En 1795, la mort du jeune pechwa, contre lequel les troupes britanniques avaient autrefois pris parti, amena une lutte désastreuse entre deux compétiteurs qui se disputèrent l’autorité pendant huit années. Après les guerres de la seconde partie du XVIIIe siècle, le royaume des Mahrattes se trouvait déjà restreint aux peuples de ce nom relevant du souverain de Poonah ; les provinces conquises lui avaient et enlevées. Le fils de Ragobah, abandonné de ceux qui avaient accueilli son père dans sa disgrace, fut forcé de se retirer, à la suite de bien des vicissitudes, devant Badji-Rao, que réinstallèrent définitivement les victoires du général Welesley. Ce fut en mai 1803 que l’ordre fut rétabli dans les Ghautts, voici à quelles conditions : le prince mahratte acceptait le régime subsidiaire, reconnaissait la souveraineté de ses alliés et renonçait à la direction de sa politique extérieure. Le pechwa était protégé et séparé des autres chefs de la confédération contre lesquels la guerre allait se continuer. Nous verrons bientôt quelle circonstance amena la compagnie à le déposer. Les citadelles qui tenaient encore pour l’autre prétendant capitulèrent à la longue ; il y en avait que l’on ne pouvait réduire que par la famine, et elles bravaient impunément l’autorité du souverain jusqu’auprès de sa capitale ; au nombre de ces forts, on comptait celui de Logar, dont nous avons parlé plus haut, et qui est éloigné de Poonah à peine de dix lieues.
Quand on arrive près de cette ville et qu’on voit un espace de deux milles carrés tout au plus couvert de maisons d’assez médiocre apparence, on comprend que ce n’est pas là le chef-lieu d’un royaume commerçant, industrieux, ami de la paix. Poonah ressemble à un bourg qui a grossi, et n’a pas la grandeur qui convient à une cité célèbre à tant de titres. Du côté de l’ouest coule une rivière à peu près à sec pendant l’hiver, assez encaissée, large de trois cents mètres, sur laquelle on aperçoit des arches de pont à moitié bâties ; les dieux ne s’étant point montrés favorables à l’achèvement de ce travail, deux fois interrompu par des causes naturelles, les brahmanes ont déclaré qu’il n’y avait pas lieu à continuer l’entreprise. Ce cours d’eau, nommé la Moula, tombe tout près de la ville, dans la Mouta ; c’est au confluent de ces deux rivières, considéré comme un lieu particulièrement saint, que les veuves avaient coutume de se brûler sur le corps de leurs époux[3]. La Mouta se jette dans la Bhîma, qui se mêle elle-même au Krichna, dont les eaux se déversent dans le golfe du Bengale. Ainsi par une suite de rivières, dont la première prend sa source à vingt-cinq lieues de la baie de Bombay, on peut, au temps des crues, traverser toute la presqu’île en bateau, moins ce court trajet, et se rendre de Poonah au rivage de Golconde[4]. Le Krichna, fleuve sacré, véritable, frontière du Dekkhan, fut traversé, pour la première fois, par les armées musulmanes, en 1310, lorsque Cafour alla combattre le roi du Carnata.
Sur la rive gauche de la Mouta sont construites les habitations de l’ancienne résidence ; au temps où les Mahrattes existaient encore quelque peu par eux-mêmes, sous le régime de protection, l’ambassadeur occupait, avec sa petite cour, les hauteurs de Sangam ; maintenant la résidence est le gouvernement local. Par-delà la ville hindoue, sur un plateau aride, mais aéré, bordé de montagnes, s’étendent les cantonnemens militaires, baraques rangées comme les tentes d’un camp où le gong chinois marque l’heure aux sentinelles, où les exercices à feu, les parades, se succèdent sans relâche, moins peut-être pour habituer les troupes aux manœuvres que pour rappeler aux Mahrattes avec quelle attention on surveille leurs mouvemens. De Sangam aux cantonnemens, on rencontre une suite de bagglaws, maisons de campagne délicieuses, occupées par les fonctionnaires anglais, civils, et militaires ; ces cabanes charmantes, construites en bois, ornées de galeries, sévères au dehors, dorées au dedans avec une simplicité qui n’exclut pas le luxe, sont pourtant, en quelque sorte, la ligne de fortifications qui tient en échec la capitale d’un royaume ! Chaque enclos est, pour toute défense, entouré d’une plantation d’acacias ou de bohinias, dont les thyrses blancs et rouges donnent le signal du printemps ; les voitures roulent sans bruit sur le sable des allées ; tout n’est que fleurs et bosquets. Combien de pareilles demeures seraient capables d’inspirer aux peuples soumis le goût de l’ordre, de la civilisation et des habitudes de l’Occident, si les préjugés religieux ne tenaient l’Hindou en défiance contre les populations chrétiennes, si le caractère anglais était moins dépourvu de cette faculté de conciliation à laquelle il préfère l’orgueil et le sentiment de sa supériorité ! Aux arbustes élégans des latitudes méridionales, aux plantes tropicales que le climat plus tempéré permet cependant de cultiver jusque sur la montagne, se mêlent le pêcher et la vigne. L’hiver, si doux à Poonah, rappelle les magnifiques journées d’automne à la Louisiane, ces temps de récolte qu’on appelle, dans le sud des États-Unis, l’été des Indiens, Indian summer. Les mimosas, les euphorbes, se sont dépouillés de leurs feuilles : il y a un peu d’engourdissement dans la nature, une certaine langueur qu’augmente l’absence des brises arrêtées par la chaîne des Ghautts ; mais, dans les lieux rafraîchis par les irrigations, l’influence de la saison sèche est à peine sensible. On peut s’en convaincre en visitant au mois de janvier le jardin qui appartient à la masse (the mess) des officiers de l’armée anglaise. Ce riche enclos produit toujours quelques fruits, quelques végétaux des climats les plus divers ; la patate douce de la Caroline et l’humble tubercule originaire du Canada y croissent à l’ombre du manguier et de l’arbre à betel ; on ne sait sous quelle zône on se trouve transporté. Des champs entourés de cactus épineux, que des galériens taillaient avec des sabres rouillés, sous la conduite des garde-chiourmes accroupis à l’ombre, nous remettaient en mémoire les ranchos de l’Amérique méridionale, les fermes de la pampa, qui n’ont pas d’autre rempart contre les attaques des sauvages.
Quand on voit les gracieux cottages de la froide Angleterre, on devine ce que doivent être sous des latitudes si favorisées, sous des cieux si choisis, les habitations de cette société d’élite, obligée, par sa position exceptionnelle, de concentrer dans l’enceinte d’un jardin tous les agrémens de la vie. Aussi, quel contraste entre ce quartier franc si calme, si propre, si morne, malgré sa beauté, et la ville noire, la cité hindoue, véritable ruche de frelons bourdonnans ! Se promener à pied dans les rues de Poonah serait une chose difficile ; les chiens errans, auxquels un faquir distribue de sa propre main les gâteaux de farine, aboient en chœur contre l’étranger. Les chariots roulent sur leurs essieux de bois avec tant de bruit, qu’on n’entend point le cri de khabardar (gare), répété à chaque instant dans la cohue par les porteurs de palanquins, par les serviteurs des personnages de haut rang qui trottent sur leurs petits chevaux. L’Européen à pied est un dieu tombé des cieux, un topiwala, une tête chapeau, et rien de plus ; sa couleur ne le protège point contre les coudoiemens de la foule à laquelle il se mêle. Qu’il reparaisse à cheval, en voiture, les péons se lèveront à son passage, les sentinelles lui porteront les armes ; en toute occasion cependant, son groom et son cocher doivent avoir soin de ne pas brusquer les vaches couchées au milieu de la rue : on peut faire ranger à coups de fouet l’homme de basse caste accroupi sur sa natte, l’animal sacré mérite plus d’égards. Les poètes avaient fait de la vache le symbole de la terre ; le veau, mis bas chaque année par la bête féconde, représentait les productions annuelles d’un sol infatigable ; puis le peuple, ainsi que cela arrive toujours, a oublié le mythe, il ne lui est resté que la lettre, moins l’esprit, et il adore l’image de cette puissante nature dont les anciens sages recherchaient l’auteur par-delà les cieux[5]. Mais, outre cette représentation vivante de la divinité, il y a dans les rues de Poonah des figures symbolique dont on ne peut parler, sculptées impudemment sur le tronc des figuiers ; en voyant ces grossières manifestations d’un culte païen, on ne sait lequel on doit le plus admirer, de la naïveté ou de l’effronterie d’un peuple qui, après avoir tout divinisé sur la terre, ne sait plus où s’arrêter dans ses adorations.
Toutes les rues et les places portent le nom de quelque dieu ; devant les temples sont creusés ces beaux étangs où la population, quand les fleuves manquent, vient se plonger chaque jour à plusieurs reprises et laver ses vêtemens. Ces mêmes hindous, qui vivent en public, se cachent et s’enferment pour manger ; les malignes influences qu’ils redoutent pendant les repas, ce sont la malpropreté, le contact des gens souillés et immondes de naissance ou par accident, dont ils se purifient au moyen du bain et des ablutions. De là les précautions sans cesse renouvelées, le soin extrême de leur personne et de leurs maisons. Dans une ville pieuse comme Poonah, il y a redoublement de pratiques religieuses, et chacun semble préoccupé exclusivement du désir de se rendre agréable aux dieux. Des ascètes aux longs cheveux, aux ongles recourbés, tapis sous des huttes comme des animaux ; jappent des stances que les plus dévots viennent écouter et qui édifient la foule. Non-seulement les noms de Brahma et de Vichnou sont inscrits à l’angle des rues ; mais, dit un auteur anglais, « les membres du panthéon hindou sont mieux manifestés encore par les peintures dont les murailles sont barbouillées, de sorte que l’histoire des divinités brahmaniques peut être apprise rien qu’en traversant la ville. » Les pagodes, cependant, n’ont rien de remarquable ; les Mahrattes, tout fanatiques qu’ils étaient, savaient construire les forteresses mieux que les temples. Dans les bazars, on voit encore des boutiques d’armes anciennes : le sabre, si habilement manié par les cavaliers, à côté de la massue du fantassin, la cuirasse de coton, pareille à celle que portaient les Mongols, auprès de la pique à large fer qu’on croirait empruntée aux Saxons. D’ailleurs, ce n’est pas ici qu’il faut chercher les belles étoffes du nord de l’Inde. Quand les Mahrattes prirent le goût des tissus de Dehli et du Kachmyre, au lieu d’apprendre à les fabriquer, ils allèrent les voler chez leurs voisins, surtout chez les musulmans, qu’une civilisation plus avancée, une plus grande recherche dans le costume portaient à des habitudes de luxe inconnues aux montagnards. Cette ville de plus de cent mille ames (et ce n’est pas beaucoup dans l’Inde), dénuée de grands édifices, ou l’on ne retrouve guère les traces d’un passé glorieux, ne ressemble point à la capitale d’un empire dont le chef percevait trente millions de revenus, et pouvait mettre sur pied jusqu’à deux cent mille hommes de cavalerie. Peut-être la situation de Poonah, au sein des montagnes, nuisait à son développement d’une part, tandis que de l’autre la manie des combats, des chevauchées, des invasions, détournait les Mahrattes des travaux sédentaires ; le défaut de fleuves aussi, le manque de communications faciles et sûres, empêchèrent cette capitale de devenir un entrepôt de commerce, un centre de civilisation et d’industrie. Dans l’esprit de ses belliqueux habitans, Poonah, place ouverte, bâtie sur un plateau, au pied des monts et non à leur cime, impossible à défendre, ne représentait qu’un marché, et à l’approche de l’ennemi ils l’abandonnaient pour aller se réfugier dans les forteresses, emportant avec eux leurs richesses, c’est-à-dire leurs armes et leurs familles.
Les maisons, posées sur des assises de granit, consistent en des murailles de bois ornées de balcons, de toits en saillie, de galeries à jour, sculptées avec une certaine élégance, quelquefois dans le goût mauresque. Ces ornemens gracieux se mêlent assez bien aux frontons étagés des pagodes, aux coupoles de quelques temples imités de l’architecture mogole, aux pyramides tronquées et arrondies qu’on voit s’élever du milieu des jardins. Les édifices religieux, en Orient, ont une variété de formes qui peut se comparer à celle des arbres dans les forêts ; ceux-ci ont la hardiesse du palmier, ceux-là ressemblent par leurs dômes aux touffes de feuillage qui jettent près des sources une si belle ombre. Hors de la ville, non loin de la chapelle catholique portugaise, les musulmans ont leur mosquée et leur cimetière, où les tombes blanches surmontées d’une pierre taillée en turban, se cachent sous de véritables bosquets. On lit dans plusieurs auteurs que l’islamisme n’était point toléré sur le territoire de la confédération des Mahrattes ; cependant le fort de Maligaon, qui leur appartenait, et se rendit en 1818 aux Anglais, avait pour garnison une troupe d’Arabes à la solde des pechwas. Il faudrait entendre plutôt que la religion musulmane compta peu de prosélytes dans cette partie de l’Inde, qui devint, à l’époque de l’invasion, l’un des asiles du brahmanisme. Poonah prétend être la Bénarès de l’ouest, et les traditions antiques s’y conservent dans un collége encore existant. Le lycée brahmanique est établi dans un ancien palais du pechwa, composé de plusieurs corps d’habitation, que séparent des cours peu spacieuses, entourées d’un canal où l’eau coule toujours. Les portes sont basses, les escaliers étroits ; les appartemens ont des fenêtres ornées, mais privées de vitres ; les chambres du fond, tranquilles, isolées, habitées naguère par la partie féminine de la famille régnante, sont hantées aujourd’hui par de jeunes écoliers ; ils sont si peu bruyans eux-mêmes, qu’on dirait que le gynécée s’est transformé en couvent. Un poste d’honneur, formé de soldats indigènes dans toute la pureté du costume et de l’armure antique, occupe la galerie d’entrée. On n’entend aucun bruit sous les cloîtres des cours. Quand un pandit passe, les cipayes le saluent respectueusement, et se couchent de nouveau sur les bancs de bois ; la présence des guerriers n’est qu’un hommage rendu par la caste militaire et par la société hindoue dans son ensemble à la toute-puissance brahmanique.
Dans les premières salles se tient l’école primaire ; de petits enfans de toute condition apprennent à lire les cactères mahrattes, à reconnaître les groupes sanscrits dans l’écriture cursive et locale, aussi difficile à déchiffrer que celle des Bengalis. Ceux qui commencent à écrire s’exercent en traçant avec le doigt le contour des lettres peintes en blanc sur une planche noire. Ces premiers principes d’éducation sont entièrement distincts des grandes études que l’on aborde plus tard, et qui renferment la somme de toutes les connaissances humaines ; ils sont comme le vestibule du grand édifice de la science. En avançant un peu, on trouve les six classes, ou les six chaires, pour parler notre langue. Dans un cours qui dure cinq années pour chaque branche de l’enseignement, les maîtres expliquent la grammaire, la logique, la poésie, l’astronomie, la médecine, la philosophie du droit civil et religieux. Celui qui passe trente années à parcourir ces six degrés sort du collége pandit, docteur dans toutes les facultés ; bien entendu que c’est la langue sacrée, le sanscrit, le latin de l’Inde, qu’il s’agit d’apprendre et de professer, par conséquent l’invariable tradition des premiers âges. La grammaire est réduite presque à l’état de science abstraite par les formules à moitié algébriques qui en fixent les règles ; la logique (nyaya, manière de procéder avec certitude) a été développée abondamment dans les textes des écrivains hindous, qui ont poussé jusque dans ses derniers retranchemens l’art de raisonner et quelquefois même de déraisonner. Il y a là matière à une longue étude, et le disciple érudit peut tout prouver en sortant de l’école. Quant à la poésie, elle a ses incontestables beautés de rhythme et d’images ; le maître scande le vers, le fait répéter à l’élève, et le lui explique par le commentaire écrit ou par une glose verbale en langue vulgaire. Ce cours m’intéressait plus que les autres, car les œuvres d’imagination sont du domaine de tous les peuples. Les étudians, assis à terre, le manuscrit sur les genoux (chacun est obligé de copier son texte), me suivaient de l’œil furtivement, ne sachant comment interpréter ma curiosité. Les uns regardaient la présence d’un étranger comme une intrusion : c’étaient de jeunes brahmanes élevés dans la campagne ; d’autres, nés de familles aisées et qui avaient visité Bombay, sentaient peut-être en ce moment l’infériorité des enseignemens brahmaniques vis-à-vis de l’éducation européenne, et ils semblaient distraits par cette pensée importune. Le maître s’était levé de dessus ses coussins par respect pour les gentlemen anglais qui m’avaient conduit là. Je tendis la main à un petit élève sérieux, au front plat, à la figure boudeuse, en lui demandant son manuscrit ; il se retira avec dédain, tandis qu’un de ses camarades, plus poli, m’offrait son cahier de bon cœur. Sans aucun doute le pandit possédait l’intelligence des textes ; il les développait en mahratte pour les auditeurs, en hindoustani pour nous, avec une certaine verve et une satisfaction évidente : c’était la tradition qu’il nous donnait, ce qu’ils appellent eux-mêmes la bouche du maître. À cette explication dénuée de critique, fatale, pour ainsi dire, combien j’eusse préféré la méthode claire, savante, que suit le professeur du collége de France ! Dans l’étude de l’astronomie est comprise celle des mathématiques, dont les traités en vers se gravent facilement dans la mémoire ; mais il leur manque toujours la précision, et les hindous sont si peu portés à compter, qu’au-delà d’un certain nombre ils ne parlent plus que de millions et de myriades. Il leur faut du merveilleux jusque dans les chiffres ! On conçoit bien que l’astronomie des brahmanes est, à proprement parler, l’astrologie, de même que leur médecine se rapproche en certains points de la magie. Ils avouent eux-mêmes que l’étude des organes de la vie sur un corps mort est le véritable moyen à employer pour connaître les maladies et apprendre à les guérir ; pourtant l’horreur qu’ils ont des cadavres les éloigne à jamais de toute idée de dissection. Dans cette classe de médecine, en un coin de la salle, deux jeunes gens se tenaient à l’écart ; ils évitaient tout contact avec leurs voisins, parce qu’un de leurs parens étant mort à cent lieues de là, ils se trouvaient impurs pour quarante jours. Il y a loin de ces prescriptions par trop rigoureuses au manque de respect dont les étudians de nos amphithéâtres se rendent parfois coupables envers les restes mortels confiés à leurs mains ! Les préceptes de morale civile et religieuse enseignés dans l’école de philosophie initient le citoyen de l’Inde aux devoirs de sa caste, aux lois de la société à laquelle il appartient. Ce cours serait beau à faire si les brahmanes, en élucidant les textes anciens, détachaient un à un les langes dans lesquels le dogme a été successivement enveloppé ; mais ce n’est pas là leur affaire : ils professent ce qu’ils ont appris et le transmettent à ceux qui viendront après eux. Dans ces écoles, le maître, qui se considère comme un anneau de la grande chaîne, n’a pas trop l’air d’un pédagogue ; les élèves ne sont ni mutins, ni turbulens ; la science ne paraît à charge ni à celui qui la distribue, ni à ceux qui la reçoivent. C’est qu’il existe encore dans cette partie du monde ce qui chez nous se perd chaque jour, le respect pour les choses et pour les personnes qui représentent la tradition.
À part la routine, qui préside aux leçons des colléges brahmaniques, on peut voir une idée féconde dans cet enseignement complet confié à une corporation, à une caste au sein de laquelle la connaissance de l’antiquité se conserve ; c’est à cette institution que le brahmanisme a dû sa longue durée. Les pandits de Poonah sont loin de croire leur règne passé, et ils ont adopté une innovation européenne, la presse lithographique, au moyen de laquelle ils publient eux-mêmes quelques textes, sans le secours d’ouvriers étrangers. Le gouvernement anglais subvient aux frais de leur collége, qui ne se soutiendrait pas par lui-même, car on n’y compte pas plus de dix à quinze élèves par classe. Cette subvention est le gâteau de miel jeté à des ennemis puissans par leur influence pour endormir en eux la passion d’intrigues qui les tourmente. Dans le même but la compagnie accorde un traitement de 50 roupies (125 fr.) par mois aux prêtres qui desservent à tour de rôle les trois pagodes de Pârvatî-Hill. Cette colline, située à deux milles de Poonah, était le Capitole des Mahrattes ; le dernier pechwa en descendit il y a vingt-cinq ans pour s’en aller en exil, à Benarès. Sur sa cime escarpée, elle porte encore trois temples consacrés, le premier à Pârvati, la déesse fille de Himala, souverain des montagnes neigeuses ; le second, à Kartikeya, fils de Pârvatî, dieu de la guerre ; le troisième, à Vichnou. On y monte par un immense escalier que les chevaux et les bœufs peuvent gravir. Après avoir traversé une espèce de corps-de-garde, dans le genre de celui qui occupe le péristyle du collége on se trouve sous des cloîtres aérés, découpés d’ouvertures dans le style mauresque ; les brahmanes de service versent l’huile sur les idoles et fourbissent les grands instrumens de cuivre qui retentiront avec un bruit surhumain aux processions du Dourga-Poudja ; ce sont des trompettes immenses de formes fantastiques, des tambours de toute espèce, des orbes sonores et vibrans comme le tamtam. Plusieurs enceintes de murailles entourent le sommet de la colline, les unes en ruines, les autres debout encore, plantées d’arbres, et cachant leur base dans de longues herbes que broutent indolemment les bœufs sacrés Au-dessus de l’endroit le plus abrupte s’élève, autour d’une cour dont la pagode de Vichnou est le centre, le palais inachevé, du pechwa. La foudre a renversé l’habitation du prince comme pour mieux consacrer la ruine de l’empire dont il était le représentant ; il ne reste plus que des pans de cet édifice, qui dominait tous les points de la plaine. Du haut de la colline, le regard se déploie sur un magnifique horizon ; les deux villes, mahratte et anglaise, se montrent côte à côte, celle-ci pareille à un parc avec ses allées et ses jardins, celle-là pareille à un échiquier couvert de toutes ses pièces. Au-dessus des plantations de manguiers que le souverain avait groupées abondamment dans la campagne pour donner à sa capitale de l’ombre et de la fraîcheur, on aperçoit bien loin, au pied d’une montagne abrupte, son palais d’été. Aux angles de l’édifice à quatre faces, se dressent des clochetons carrés qui se communiquent par des escaliers et des chemins de ronde ; le rez-de-chaussée de ce castel, construit en bois, est entouré d’une galerie, d’un cloître extérieur, destiné à protéger les salles d’en bas contre les rayons du soleil ; puis, comme l’idée de guerre était inséparable de toute construction mahratte, la villa du prince avait pour défense un mur épais, assez haut, flanqué de quatre grosses tours désormais ruinées. On dirait même que jamais ce palais n’a été achevé. Aujourd’hui tout est silencieux et désert autour du pavillon bastionné ; il n’y a ni jeunes femmes dans les cours intérieures, ni sentinelles sur le rempart.
Dans une plaine, auprès de la colline sacrée, on aperçoit encore un grand champ-de-mars, un vaste espace marqué par une muraille ; c’est là que chaque année, à l’époque du dassarah, fête solennelle correspondant à la fin des pluies, les brahmanes par milliers s’assemblaient pour recevoir un à un, de la main des pechwas, l’aumône, le don qui consacrait l’hommage dû par les rois à la caste sacerdotale, d’après ce précepte qui commande au souverain de faire le plus de libéralités possible aux deux fois nés par excellence, à ceux qui ont reçu une nouvelle vie avec l’initiation aux mystères religieux. Il venait des brahmanes de toutes les parties du Maharashtra ; quelquefois on en comptait cinquante mille réunis dans l’enceinte, et le chef de l’état se réjouissait à la vue de tant de saints personnages qui le proclamaient grand et magnifique. Après cette pacifique cérémonie, les guerriers, à la tête de leurs bandes armées, se répandaient dans la campagne, pillant et saccageant les villages, se ruant comme un orage à travers les vallées ; de cette façon, l’année nouvelle était inaugurée. À défaut de guerre, les chefs improvisaient un simulacre d’expédition sur le territoire de leurs voisins, et remontaient dans leurs forts jusqu’à ce que l’occasion se présentât de se mettre à la solde de quelque prince. La vie, d’ailleurs, devait être fort triste sur des pics élevés à cinq ou six mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; les bardes y venaient souvent chanter les exploits des ancêtres du châtelain, mais celui-ci s’ennuyait bientôt à regarder paître ses jumens au versant des monts.
Le souvenir des anciennes assemblées du dassarah tourna la tête du dernier pechwa, Badjî-Rao. Les brahmanes tramaient un complot dont les ramifications s’étendaient dans les provinces, et le prince, excité par eux, éclata imprudemment ; voici dans quelles circonstances. À l’époque où la compagnie s’engageait dans une guerre dangereuse avec le Népal en 1816, Rundjet-Singh menaçait avec une forte armée les Seikhs protégés qui le séparaient des possessions britanniques. Un corps de Patans se formait sur la frontière de la province d’Agra. On s’attendait, disent les écrivains anglais, à un soulèvement général, et lord Hastings s’occupa de prendre des mesures pour en arrêter l’explosion, ou tout au moins en atténuer l’effet. Les Mahrattes aussi se montraient prêts à renouer les liens de la confédération dissoute par le traité de Bassein. Les états du Maharashtra, divisés, se composaient du royaume de Poonah, de celui de Scindiah, de la principauté gouvernée par le Holcar, et des provinces soumises au radjah de Nagpour, Appa-Saheb. Cinq ou six princes, prenant les armes à la fois sur divers points, eussent suffi à tenir en échec la puissance anglaise, moins consolidée que maintenant. Ce qui a été accompli depuis n’était encore qu’ébauché. La politique conseillait de diviser les radjahs en les opposant les uns aux autres, ce fut un moyen de les réduire ; une fois soumis, on les isola plus complètement en interdisant à ces princes, d’ailleurs assez indolens, toute correspondance avec leurs voisins. Mais il est toujours difficile d’empêcher certaines nouvelles de circuler, et à peu près impossible de déjouer les conspirations au sein d’un peuple nombreux disséminé sur un grand espace. Dans ces dernières années, n’a-t-on pas surpris à Poonah, à Bombay même, des proclamations menaçantes pour les Européens ?
Badjî-Rao avait levé des troupes et envoyé loin de sa capitale ses trésors avec sa famille, au printemps de l’année 1817. Pour le punir de ses mauvaises intentions, on lui imposa un contingent de troupes qu’il dut payer et entretenir. Le pechwa mit garnison ennemie dans ses propres états, et paya 34 laks de roupies (8,500,000 fr.) au trésor de la compagnie. L’argent qu’il pouvait employer à solder ses armées passa ainsi aux mains des Anglais. Un traité signé le 15 juin ayant établi les bases de l’alliance nouvelle, bien plus onéreuse que la première pour le chef des Mahrattes, cet ajournement des hostilités permit aux troupes de la compagnie de se préparer à une attaque, aux Hindous des montagnes d’attendre une occasion favorable sans se trahir par des mouvemens précipités. À l’époque des fêtes du Dourga-Poudja, des bandes armées se déployèrent tout le long des marches qui conduisent de la plaine au sommet de Pârvatî-Hill ; le résident demanda des explications à Badjî-Rao sur cet appareil militaire, dont il avait pénétré sans doute le véritable motif. Le pechwa répondit qu’il voulait donner à la fête un éclat inaccoutumé. En effet, la cérémonie fut solennelle : le soleil faisait étinceler une forêt de mousquets et de piques échelonnés sur les immenses gradins de la colline. La dernière armée mahratte, fière de son nombre, regardait avec un fol orgueil le petit camp des Anglais, perdu dans le bassin spacieux que domine Pârvati-Hill. La population confiante regardait avec une joie secrète les préparatifs de cette trahison, qui devait lui faire perdre l’ombre d’indépendance dont elle jouissait encore. Le 5 novembre, Badjî-Rao attaqua brusquement la résidence ; ses troupes, repoussées par le colonel Burn, se retranchèrent au nord-ouest de la ville, dans les gorges de Ganeça. Au fond de ce défilé, devant lequel se dresse la montagne sainte avec ses trois temples, trente mille Asiatiques éprouvèrent encore ce que peut une poignée de soldats européens conduits par des chefs habiles. Une déroute complète rejeta l’armée du pechwa loin de la capitale. Les autres chefs de l’ancienne confédération, qui s’étaient levés tous à la fois dans une grande étendue de pays, essuyèrent des échecs considérables sur divers points. Badjî-Rao, quatre fois battu, réduit à fuir, dépouillé de ses citadelles, enlevées l’une après l’autre, ne sachant plus sur quelle montagne trouver un asile, se rendit à sir John Malcolm, dans le courant de l’année 1818. Admis, aux termes d’une capitulation honorable à se retirer avec une forte pension là où se retrouvent les radjas dépossédés, il dit adieu à la Bénarès de l’ouest pour aller, dans la véritable capitale du brahmanisme, bâtir pieusement des pagodes et rêver à sa gloire passée.
Cependant on ne voulait pas laisser les Mahrattes sans un fantôme de prince. Le descendant de Civadjî, Pertab-Singh, relégué à Sattarah comme ses aïeux depuis le jour où les pechwas (ministres civils), véritables maires du palais, avaient usurpé une autorité héréditaire, fut remis par les vainqueurs sur le trône de sa dynastie ; mais c’est à Sattarah, à quelques lieues de la capitale, qu’on lui permettait de résider, dans une ville qui ressemble à une forteresse. Il n’eut à gouverner qu’un petit territoire, dont il a été dépouillé il y a quelques années, et son contingent fut fixé à cinq cents cavaliers et quatre mille fantassins, armée assez considérable pour une population de quinze cent cinquante mille habitans. Voilà ce qu’on appelle dans l’Inde une restauration, parce que la bannière de Civadjî flotta de nouveau sur la contrée où régna jadis le héros mahratte. Ce qui reste désormais d’artillerie aux habitans de Poonah consiste en cinq petites pièces de deux, rougies du sang des victimes offertes à Dourga et confiées aux brahmanes de Pârvatî-Hill, qui les gardent respectueusement sous un hangar. Au jour de la grande fête, assez triste désormais, ces canons inoffensifs tonnent du haut de la colline, mais d’une façon si peu belliqueuse, que des aigles viennent nicher sur les acacias, aux abords du temple. Ces insidieux brahmanes, si détestés des Anglais, qui avec raison voient en eux des ennemis toujours prêts à conspirer, survivent donc à l’indépendance de leur pays. Tout pensionnés qu’ils sont pour entretenir les idoles et conserver les traditions de la langue sacrée, le joug leur pèse ; ils ne peuvent oublier l’heureux temps où ils gouvernaient les princes, où les solennités religieuses faisaient tomber dans leurs mains des aumônes abondantes. Réduits au rôle de desservans et de maîtres d’école, ils se voient souvent contraints d’embrasser les professions que la loi leur permet en cas de détresse, et certes jamais le législateur n’avait prévu celle dans laquelle ils devaient tomber un jour.
Au nord-est de la colline s’étend un lac charmant entouré de coteaux boisés ; une île assez spacieuse en occupe le milieu. Sur cette île, on voit un petit temple, une habitation de brahmanes, et un de ces jardins où de frais ombrages invitent à la rêverie Aux guerriers appartiennent les montagnes, aux gardiens du culte les vallées ; c’est dans les vertes prairies, au bord des ruisseaux, que les religieux de l’Inde se plaisaient à copier les manuscrits sur feuille de palmier, à revoir les anciens textes, pareils en cela aux bénédictins : valles benedictus amabat. On comprend très bien que les hôtes de ce séjour privilégié se livrassent à l’étude de la philosophie, à la vie contemplative, loin des bruits du monde ; jamais lieu ne fut mieux choisi pour la méditation. Quoi de plus favorable aux élans de l’imagination qu’un climat admirable, des sites enchanteurs, une eau tranquille qui reflète tour à tour les étoiles du firmament et les dômes des bois ? Dans les temps de troubles, combien cette retraite devait paraître paisible, quand les montagnes voisines se couvraient de combattans et retentissaient de cris terribles ! Cette île devenait sacrée, comme la pensée intime qui se cache au fond du cœur. Plusieurs fois, après avoir gravi les hauteurs environnantes, je vins m’asseoir au pied des grands arbres et regarder les ombres s’allonger sur la surface unie du lac. Un soir, j’entendis les pas d’un cheval retentir sur les pavés du chemin ; c’était un vieux chef mahratte, revêtu de son harnais de guerre, qui trottait sur un petit coursier blanc à jambes fines, richement caparaçonné ; la housse, jadis somptueuse, la bride rehaussée de torsades en coton rouge, mais usée, attestaient de longs services. Le vieillard portait une double cuirasse de fer, il avait dans sa ceinture, roulée en écharpe, un long poignard ; l’orbe du bouclier pendu au pommeau de sa selle frappait sans cesse la garde du cimeterre et rendait un son métallique pareil au tintement de la cloche qui s’efface dans le lointain. Où se rendait ce chevalier à barbe blanche, coiffé du turban de mousseline, paré comme un jour de bataille ? Son écuyer le suivait respectueusement, tenant à la main le narguilé incrusté d’argent ; il courait après son maître avec une certaine résignation. Peut-être le vieux chef de clan, se trompant de siècle, faisait-il par habitude le tour de ses anciens domaines ; peut-être voyait-il encore dans son imagination les bandes armées se lever à sa voix et gravir les montagnes ! Le jeune Hindou qui sonnait de la conque, debout sur les marches de la pagode, au bord de l’île, dut le prendre pour un fantôme. Au même instant, un coup de fusil tiré assez près du chemin vint troubler tout le silence du paysage ; c’étaient deux caporaux anglais qui chassaient les tourterelles dans les manguiers plantés jadis par le pechwa !
Voilà ce que sont devenus les peuples les plus redoutables de l’Inde après les Radjpoutes. Habitués au fédéralisme, ils n’ont pu se résoudre à se fondre en un seul royaume ; turbulens et indisciplinés, ils ont rejeté bientôt avec dédain l’idée d’un pouvoir central qui aurait fait leur force. Désormais leur indépendance est perdue, et leur nationalité n’est qu’une illusion. Sur les huit royaumes qui forment aujourd’hui les états mahrattes, il n’en reste pas un seul qui jouisse d’une ombre de liberté, à moins qu’on ne regarde comme indépendans ces souverains de deux ou trois des plus petites de ces principautés auxquels il est permis de s’occuper de leurs affaires domestiques. Le radjah de Bérar (Nagpour), qui compte dans ses domaines une population de deux millions cinq cent mille ames, paie le tribut et fournit un contingent de mille cavaliers. La famille de Holcar, amoindrie par des cessions forcées de territoire, condamnée à un tribut et à un contingent trop considérables, se trouve représentée par un enfant que le résident gouverne ainsi que ses états. Les grandes et belles provinces du Scindia (Gwalior), qui à la fin du dernier siècle menaçaient de reconquérir tout l’empire mahratte avec des armées de 80,000 hommes, dont 60,000 cavaliers, ont vu mourir en 1843 leur dernier souverain. Ce royaume possède une population de quatre millions d’ames, et naguère a retenti jusqu’en Europe le cri de rage que ces Mahrattes poussèrent en risquant une dernière bataille contre les troupes de la compagnie. Mais si la confédération du Maharashtra est détruite, le caractère des peuples qui la composaient n’a pas changé ; ils sont demeurés fourbes, astucieux, cruels ; ils n’ont abdiqué aucun des vices de l’Asie. Dans un pays militairement occupé comme l’Inde anglaise, il y a trop peu de rapports entre les vainqueurs et les vaincus, pour que la civilisation puisse adoucir les mœurs sauvages des montagnards. L’empire mahratte a commencé par une trahison, c’est par une trahison qu’a fini l’état de l’ouest, dont le siége était à Poonah. Le dernier pechwa osa conspirer en face d’un résident, et peut-être eût-il réussi dans ses projets, s’il n’eût eu devant lui un homme aussi éminent que lord Elphinstone. Le radja Pertab-Singh, rétabli par les Anglais sur le petit trône de Sattarah, s’en précipita lui-même en 1839, pour avoir rêvé un soulèvement chimérique. Ces évènemens font voir quelle résistance la compagnie peut trouver encore dans ces populations divisées, qui ne connaissent que la ruse et la force, pour lesquelles toute idée d’organisation se borne à celle d’une levée en masse, d’une invasion, d’un pillage. Les Mahrattes occidentaux, qu’on rencontre sur les chemins, toujours armés, ont l’air de soldats le lendemain d’une bataille ; on dirait une armée licenciée, des troupes en déroute qui cherchent un chef.
- ↑ Quinte-Curce a parfaitement dépeint cet arbre dans la phrase suivante « Plerique rami instar ingentium stipitum flexi in humum, rursus quâ se curvaverant erigebantur, adeo ut species esset non rami resurgentis, sed arboris ex suâ radice generatæ. »
- ↑ Caryota urens de Linnée. Le botaniste portugais Joaô de Loureiro l’appelle caryota mitis, pour le distinguer du caryota urens, dont il fait le sagoutier proprement dit. Voici comment il décrit cet arbre, qui pousse en abondance dans les Ghautts : « De tous les palmiers, celui-ci est, sans contredit, le plus beau ; quand souffle une brise légère, on dirait que les feuilles voltigent, à les voir s’agiter sur leurs pétioles délicats. »
- ↑ Cet usage n’a été aboli qu’en décembre 1829, par un acte de lord Bentinck.
- ↑ Par compensation, la chaîne des Ghautts, interrompue un instant par des ravins immenses près de Paniany, livre passage à la rivière de ce nom, qui, partie de Coimbatour sur la côte de Coromandel, vient se perdre du côté de celle de Malabar, dans l’Océan indien.
- ↑ Dans la province de Bedjapour, dont Poonah est le chef-lieu, il y a cependant deux villages qui ont le droit de vendre la chair de bœuf. Peut-être est-ce une concession faite à d’anciens peuples établis dans la contrée avant l’invasion des hindous.