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Les Mains de Jeanne-Marie (Littérature)

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Mains de Jeanne-Marie.

Collectif
Littérature4 (p. 1-3).

LES MAINS DE JEANNE-MARIE[1]

Jeanne-Marie a des mains fortes,
Mains sombres que l’été tanna,
Mains pales comme des mains mortes.
— Sont-ce des mains de Juana ?

Ont-elles pris les crêmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans des lunes
Aux étangs de sérénités ?

Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?

Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d’or ?
Crest le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.

Mains chasseresses des diptéres
Dont bombinent tes bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?


Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un réve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?

— Ces mains n’ont pas vendu d’oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux ;
Ces mains n’ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux.

Ce ne sont pas mains de cousine,
Ni d’ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l’usine,
Un soleil ivre de goudrons.

Ce sont des ployeuses[2] d’échines,
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !

Remuant comme des fournaises
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !

Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.


L’éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crane des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !

Une tache de populace
Les brunit comme un sein d’hier.
Le dos de ces mains est la place
Qu’en baisa tout Révolté fier !

Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d’amour chargé
Sur le bronze des mitrailleuses
À travers Paris insurgé !

Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
À vos poings, mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !

Et c’est un soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand quelquefois
On veut vous déhâler, mains d’ange,
En vous faisant saigner les doigts.


ARTHUR RIMBAUD.
  1. Il a été tiré de ce poéme, pour la Collection de LITTERATURE, 500 exemplaires sur papiers de luxe, AU SANS PAREIL.
  2. Variante : Casseuses.