Les Makouas, récit de la côte de Madras
RECIT DE LA COTE DE MADRAS.
Dans un petit village des environs de Madras vivait un de ces fabricans de pots d’argile que l’on nomme cossevers sur la côte de Coromandel. Blanchi par l’âge, mais encore actif et laborieux, il travaillait tout le jour à l’ombre des cocotiers. Il fallait le voir faire tourner d’un coup de baguette la roue horizontale dressée sur un pivot, jeter une poignée de terre humide dans le creuset, et façonner avec deux doigts des vases de toute forme. La tête entourée d’un turban étroit, le corps ceint d’une bande de cotonnade blanche, le cossever, parfaitement à l’aise dans son léger costume, se livrait, avec l’entrain et la verve d’un artiste, aux travaux de sa profession. Il était heureux de son état et fier de sa caste. La cabane qu’il habitait, le jardin peu étendu, mais bien cultivé, qui lui servait d’atelier, la pièce d’eau dans laquelle il mettait son argile à tremper, tout cela lui appartenait. Il avait acquis ce modeste domaine du fruit de ses épargnes, et rien ne manquait à la joie du vieillard quand il voyait sa fille, assise à ses côtés, pétrir la terre glaise de ses doigts délicats. Celle-ci, — elle se nommait Palaça, — était renommée pour son habileté dans l’art de mouler les petits chevaux en terre cuite que les habitans de la côte suspendent aux arbres, ou plantent sur un bâton au milieu des champs, comme des dieux protecteurs des fruits et des moissons. À ses momens de repos, elle prenait plaisir à cultiver des fleurs et soignait son jardin avec une véritable tendresse.
Un jour le vieux cossever venait de terminer une cruche de grande dimension, parfaitement ronde et d’un beau grain ; il la faisait tourner dans le creux de sa main, au-dessus de sa tête, pour en admirer la transparence, quand un pêcheur paria, de la tribu des Makouas, parut à quelques pas devant lui. Le Makoua, jeune garçon de bonne mine, tenait au bout d’une ficelle un faisceau de jolis poissons rouges sortis de la mer depuis une heure à peine ; il allongeait le bras vers le potier sans rien dire, dans l’attitude soumise d’un homme qui sent son infériorité. — Passe ton chemin, Makoua, dit le vieux potier ; nos provisions sont faites pour aujourd’hui.
Le pêcheur s’avança silencieusement vers la jeune fille, lui montrant les poissons qui frétillaient. Palaça, pour toute réponse, secoua la tête d’un air négatif sans interrompre son travail, ramena son écharpe sur sa poitrine et se tourna doucement de côté, comme pour se soustraire aux regards du jeune Makoua.
— Combien ce petit cheval ? dit timidement le pêcheur en désignant celui dont la jeune fille dessinait la crinière avec la pointe d’un couteau.
À ces mots, le cossever fit un tour sur lui-même : — Et qu’est-ce que tu en veux faire, Makoua ? dit-il avec surprise. As-tu un champ à protéger contre les mauvais esprits ?
Cette question, à laquelle il ne savait quoi répondre, déconcerta le pauvre Makoua. Saluant avec humilité le vieux cossever et sa fille Palaça, Le pêcheur s’éloigna tristement et à pas lents ; puis, arrivé à l’extrémité du jardin, il se glissa derrière un cocotier et demeura immobile. Blotti à l’ombre comme un chat, il regardait avec une admiration mêlée de respect la jeune fille occupée à ranger au soleil, pour les faire sécher, une demi-douzaine de petits chevaux assez informes qu’il tenait pour autant de chefs-d’œuvre. Palaça n’était point un artiste de premier ordre, cela est vrai, mais elle avait de grands yeux vifs et doux, une abondante chevelure relevée en nattes épaisses derrière la tête, des mains fines et allongées, et de si gentils petits pieds, qu’à voir leur trace sur la poussière on eût dit qu’un enfant avait passé par là.
— Palaça, dit le vieillard à sa fille, il me semble que ce Makoua rôde bien souvent par ici. N’est-ce pas hier qu’il est venu pour la dernière fois ?…
— Peut-être, répondit Palaça ; je n’y ai pas fait attention… Il passe tant de monde par ici.
— Et qu’est-ce qu’il voulait faire de ce petit cheval que tu tiens là ? En vérité, c’est bien pour de pareilles gens que je t’ai appris à manier l’argile. — D’un tour de main, il lança de nouveau sa roue à toute vitesse, et continua comme s’il se fût parlé à lui-même : « Les cossevers prennent rang bien au-dessus des travailleurs qui labourent la terre et gardent les troupeaux ; ils ont donné jadis des rois au Maissour… Sans nous, les brahmanes ne pourraient faire leurs ablutions, et la mère de famille serait bien en peine de cuire son riz. » Puis tout à coup, apercevant le pêcheur caché au fond du jardin, il cria à haute voix : — Holà ! Makoua ! la corneille et le milan ne perchent point sur la même branche. Va dormir plus loin si tu es las, et ne te montre pas de si tôt par ici !
Le pêcheur n’avait pas attendu la fin de la phrase pour se remettre en marche. Comme le chien troublé dans son sommeil par la pierre que lui jette un passant se secoue, tourne la tête et prend sa course, ainsi le Makoua, arraché à sa contemplation, s’esquiva par les sentiers poudreux. À la tombée du jour, il avait vendu son poisson et se rapprochait de Madras, où son frère, pêcheur comme lui, devait le rejoindre après avoir parcouru les environs de la ville dans une direction opposée. Les deux Makouas s’étaient donné rendez-vous sur une grande place située à l’extrémité des quartiers les plus populeux, et fréquentée par toute sorte de bateleurs. Plusieurs groupes se formaient déjà autour des chanteurs et des jongleurs ; mais il y en avait un surtout qui se composait d’un cercle très nombreux de curieux et d’oisifs : il s’agissait de voir un gentil petit bœuf du Malabar, au dos bossu, aux cornes droites et effilées, exécuter des tours d’adresse et répondre à sa manière aux questions de son maître. Celui-ci paraissait appartenir à la tribu des Lambadys, qui sont marchands de sel en temps de paix et brigands en temps de guerre ; sa face plate et osseuse, d’un noir foncé, et son regard impudent contrastaient étrangement avec la peau blanche et la bénigne figure de la bête qui lui servait à gagner sa vie. Le Lambady parlait avec la volubilité et l’emphase particulières à tous les gens qui veulent faire impression sur le public ; dans sa main gauche, il tenait un petit tambour sur lequel il frappait de temps à autre un coup rapide ou prolongé, suivant qu’il avait à marquer les points ou les virgules de son discours.
Lorsque le bateleur eut débité bien des impertinences, il plaça devant lui un guéridon solide, mais fort étroit ; puis, s’adressant à son bœuf : — Nandi, lui dit-il, vous allez monter sur cette table et tourner lentement en saluant les dieux, au nombre de huit, qui président aux divers points de l’horizon. Voyons, Nandi, montez… — Au roulement que son maître exécutait en allant toujours crescendo, le bœuf se dressa sur ses deux pieds de derrière, posa ceux de devant sur le guéridon, puis les réunit tous les quatre de manière à prendre à peu près la posture de cette chèvre qu’un berger de la Grèce antique avait dressée à se tenir debout sur son piquet. La foule éclatait en applaudissemens, les enfans trépignaient des pieds et battaient des mains en appelant par son nom la patiente bête, qui tournait doucement et saluait de la tête les huit points de l’horizon. Attirés par le roulement du tambourin, par les acclamations de l’assistance, et aussi par la vue du bœuf blanc qui se montrait au-dessus des turbans et des fronts nus, les passans accoururent de toutes parts. Parmi les spectateurs attardés qui avaient manqué le premier acte de cet intéressant spectacle se trouvaient les deux Makouas : ils venaient de se rejoindre. Le plus jeune, Dindigal, — celui que nous avons rencontré déjà dans le jardin du potier, — eût volontiers continué sa route ; mais entraîné par Bettalou, son frère aîné, il se mêla à la foule attentive. Placés au dernier rang, les deux Makouas ne voyaient pas grand’chose ; seulement ils entendaient le Lambady ordonner à son petit bœuf de dire l’âge d’un enfant qu’on lui présentait, et l’intelligent Nandi répondait si juste en frappant la terre de son pied, que plus d’un spectateur ébahi le tenait pour une divinité cachée sous la forme d’un quadrupède. Il ne faut pas oublier que les Hindous ont pour le bœuf une vénération superstitieuse, d’ailleurs la croyance dans la migration des âmes, qui est un de leurs dogmes, les prédispose à respecter toutes les bêtes. À chaque tour qu’il faisait, présentant ses frais naseaux aux femmes et aux enfans, Nandi recevait donc force fruits et gâteaux. Son maître ne faisait point une aussi abondante récolte de pièces de monnaie ; c’est pourquoi, avisant dans la foule un riche banian coiffé du turban de mousseline blanche et dont la poche paraissait bien garnie, il voulut faire un appel direct à sa générosité.
— Voyons, Nandi, s’écria-t-il en lançant l’animal vers le banian, montrez-nous quelle est, dans cette illustre assemblée, la personne que les dieux honorent le plus spécialement de leur bienveillance, à laquelle ils réservent le plus de richesses et de bonheur dans cette vie et dans l’autre.
Le petit bœuf partit au trot ; mais le banian, qui avait deviné les intentions du Lambady, se dissimula subitement et battit en retraite. Comme il était fort gros, la place laissée vide par lui suffisait à contenir les deux Makouas, qui venaient d’arriver et s’agitaient avec impatience pour voir les évolutions de Nandi. Après avoir percé du coude et du genou la masse serrée qui arrêtait leurs regards, ils s’établirent au premier rang. Lancé dans sa course circulaire, le bœuf Nandi ne prit point garde à cette substitution de personnes, et ce fut devant Bettalou, l’aîné des deux Makouas, qu’il s’arrêta en secouant ses fines cornes.
— Comment ! Nandi, lui cria son maître un peu désappointé, vous êtes bien sûr que ce respectable jeune homme est l’ami des dieux et qu’ils lui accorderont prospérité et richesses ?
Un peu ennuyée du manège qu’on lui faisait faire, la bête savante s’obstina à répondre affirmativement à toutes les questions que lui adressait le Lambady. — Soyez attentif, Nandi, continua le bateleur ; est-ce bien à ce jeune homme que vous promettez le bonheur ?… Vous secouez la tête de haut en bas !… Oui ; eh bien ! que réservez-vous donc à celui qui l’accompagne, à l’autre Makoua, qui voudrait bien aussi avoir sa part de prospérité, j’en suis sûr, car il a l’air tout chagrin, le pauvre jeune homme ! .. — Que lui promettez-vous ? Des traverses, des malheurs !… Ah ! pêcheur, je vous plains, car Nandi ne s’est jamais trompé !…
L’assistance éclata de rire a cette remarque du Lambady, et toutes les têtes se tournèrent vers Dindigal, le plus jeune des deux Makouas, qui s’efforçait de cacher son dépit, Bettalou, très satisfait au fond du cœur de la réponse de Nandi, n’en regardait pas moins avec un certain trouble les gros yeux ronds du bœuf savant toujours fixés sur lui. Il lui semblait que la bête intelligente allait parler de cette voix mystérieuse que l’imagination des Hindous, ignorans et timides, prête aux animaux sorciers. Il se retirait donc à reculons et tout doucement, lorsque Nandi fit un bond, et une voix sourde, que tout le monde entendit, articula distinctement ces mots : « Après quelques minutes de repos, Nandi va reprendre ses exercices. »
Qui donc avait ainsi parlé ? Le bœuf Nandi, sans nul doute, car le Lambady semblait fort occupé à compter sa recette. La foule demeura tout émerveillée de la sagacité et de l’esprit du gentil animal. Durant l’intermède qu’il avait annoncé lui-même, les spectateurs se pressèrent à l’envi autour du petit bœuf en lui offrant des friandises ; gâteaux, sucreries, Nandi avalait tout. Chacun voulait le flatter de la main, caresser son poil doux et lisse. On était surpris de trouver tant de simplicité et si peu d’orgueil chez l’intelligent animal qui savait entendre et parler le langage des hommes.
Différemment impressionnés par ce qu’ils venaient de voir et d’entendre, les deux Makouas se mirent en devoir de traverser la ville pour retourner sur le bord de la mer, où s’élevait leur cabane. Il faisait nuit depuis une heure. À ce moment de la journée, les Européens, employés civils et militaires, négocians et marchands, ont quitté le fort et la ville de commerce pour aller chercher dans leurs maisons de campagne un peu de repos et le silence. Pour eux commence la vie de famille et d’intérieur. Les indigènes au contraire, reprenant avec plus d’aisance et de liberté leur existence en plein air, sortent des sombres quartiers où ils étouffent durant le jour. Il se fait alors un grand bruit dans les bazars. Cette population hindoue, dont le cours des siècles n’a guère modifié les habitudes, cette masse d’Asiatiques, hommes, femmes et enfans, les uns vêtus de longues écharpes rayées et de riches étoiles frangées d’or ou d’argent, les autres presque nus, se répand de toutes parts, aux abords des pagodes, dans les rues, sur les places, pareille à ces nuées d’insectes, ceux-ci étincelans comme des rubis, ceux-là ternes et incolores, qui bourdonnent le soir autour des grands arbres. De loin, l’Océan mêle sa grosse voix à ce murmure confus, parlant plus haut du fond de ses abîmes que ces cent mille poitrines humaines. Les deux pauvres Makouas ne brillaient point au milieu de la foule. Les bayadères qui jouaient avec leurs pendans d’oreilles en fumant le houkka sur le seuil de leurs portes ne leur adressaient aucune provocation. En les voyant passer, les porteurs de palanquins qui chantaient à demi-voix, assis à terre les genoux au menton, savourant à leur manière les douceurs du far-niente après les fatigues de la journée, faisaient un geste de mépris et levaient les épaules.
Après avoir traversé la partie la plus animée de la ville de Madras, les deux frères débouchaient sur l’esplanade plantée d’arbres et coupée de boulingrins qui sépare la cité bourgeoise du fort Saint-George. L’aîné, celui à qui le bœuf Nandi avait promis une heureuse destinée, marchait en avant, préoccupé de cette prédiction inattendue dont il cherchait à pénétrer le sens. L’autre suivait son frère à petits pas, honteux et irrité comme un joueur près de qui la fortune a passé sans s’arrêter. Ils allaient ainsi droit devant eux, dans la direction de la plage, quand ils se trouvèrent en face d’une procession qui s’avançait à leur rencontre. C’étaient deux familles de brahmanes célébrant avec solennité les fiançailles d’un jeune couple à peine âgé de sept à huit ans. Les tambourins de toute forme retentissaient à l’envi ; des gens du peuple portant sur leurs épaules des espèces de candélabres et des pots à feu d’où s’échappaient des jets de flammes escortaient à distance le palanquin ouvert et richement orné sur lequel se tenaient étendus les deux enfans que l’on venait d’unir par un lien anticipé. Parés comme des idoles, se souriant l’un à l’autre comme deux colibris éclos dans un même nid, les deux fiancés s’épanouissaient au bruit joyeux de cette fête qui marquait, sous des couleurs trop riantes sans doute, leur entrée dans la vie. Les grands parens couvaient des yeux la pompeuse litière, ravis et presque étonnés d’avoir donné le jour à de si gracieuses créatures. Les cheveux épars sur les épaules, les bras et la poitrine frottés de cendre, les hommes marchaient lentement, rejetant d’un genou sur l’autre les plis de leur pagne, qu’ils portaient flottant et lâche, selon l’usage de la caste brahmanique. Derrière eux se groupaient les femmes ; barbouillées de poudre de santal, elles s’enveloppaient avec dignité de l’écharpe légère, rayée de rouge et de blanc, qui dessinait leur taille, et s’avançaient le front haut pour mieux voir briller la perle fine enchâssée dans l’anneau qui pendait à leur nez.
La brillante procession, qui recrutait dans sa marche un grand concours de peuple, barra le chemin aux deux Makouas. — Les brahmanes sont comme les éléphans, dit le plus jeune des deux frères en fronçant le sourcil ; partout où ils passent, ils remplissent la route !
— Nous en serons quittes pour remonter jusqu’à la rue voisine, répliqua Bettalou ; marchons vite.
Ils revinrent donc sur leurs pas et entrèrent dans la première rue qui s’ouvrit devant eux. C’était là aussi que se rendait la procession qu’ils s’efforçaient de devancer. Un pandel ou pavillon de verdure, formé de douze troncs de bananiers coupés à la racine et entrelacés de branchages fleuris, marquait la porte des jeunes époux. Autour du toit et à travers les arceaux de feuillage brillaient des milliers de lampes ; du milieu de cette demeure transformée en un petit palais féerique et tout arrosée d’eau de senteur, il s’élevait un nuage de parfums. Tandis que les voisins et les passans, avertis de l’approche du cortège par le bruit des instrumens de musique, arrivaient en hâte, d’autres curieux, invités de droit à toutes ces fêtes, accouraient aussi en gambadant par-dessus la toiture. Ces derniers étaient de gros singes, — on en compte plusieurs bandes établies dans la ville de Madras, — de vilains macaques fauves, à la face effrontée. Traînant leurs petits par la main ou les portant sur les épaules, ils sautaient sur le pandel, en secouaient violemment les poteaux et se livraient à mille contorsions sans que personne songeât à les chasser. Les singes sont des dieux pour les Hindous, et on dirait qu’ils le savent bien, à les voir pénétrer si hardiment dans les magasins et les greniers pour commettre toute sorte de déprédations et de dégâts. Ajoutez à cela qu’ils se permettent de faire des grimaces fort inconvenantes au passant inoffensif qui s’arrête en les regardant. Une troupe de ces quadrumanes vagabonds se rassemblait donc sur le pandel au moment où les deux Makouas traversaient la rue. Le plus jeune des deux frères, Dindigal, était de fort mauvaise humeur ; le fracas de ces réjouissances, qui contrastaient avec sa pauvreté, l’irrita encore davantage. Il se tourna vers un vieux singe qui semblait le narguer du haut du toit et le menaça du poing en lui montrant sa langue. Le singe riposta par une affreuse contorsion, puis, arrachant un morceau de brique qui se trouvait à sa portée, le lança à la face du pêcheur.
— Ah ! scélérat ! ah ! vaurien ! s’écria celui-ci en saisissant le même projectile pour le lancer à la tête de l’animal ; viens donc ici ! descends dans la rue, et nous verrons si je ne saurai pas bien te tordre le cou. Réponds-moi au lieu de remuer tes mâchoires… Qu’est-ce qu’une divinité à quatre pattes qui ne sait pas articuler une parole ?…
La colère du Makoua, longtemps contenue, éclatait enfin, et il l’exprimait par les apostrophes violentes que le peuple de l’Inde, en ses accès d’emportemens, adresse volontiers aux élémens, aux animaux et aux idoles. Toutefois de pareilles invectives et des attaques dirigées contre un animal sacré, abrité sous le toit d’un brahmane, excitèrent les murmures de la foule, qui aurait fait un mauvais parti à Dindigal, si son frère ne l’eût entraîné loin de là. Épouvanté de sa propre audace, Dindigal se mit à fuir au plus vite. Pareils à deux malfaiteurs, les Makouas coururent sans s’arrêter jusqu’au bord de la mer en trottant d’un pas régulier, les coudes en arrière, la poitrine tendue.
— Tu es fou, dit Bettalou à son frère ; à quel propos vas-tu ainsi ameuter contre nous ces gens de haute caste qui nous méprisent comme des chiens ?
— Tout le monde m’en veut, répondit Dindigal : les hommes me repoussent, les dieux et les bêtes m’insultent et me menacent.
— Tu attireras sur toi des malheurs, reprit Bettalou.
— Et qu’est-ce que cela te fait si tu dois être plus heureux ? répliqua Dindigal. Ce que veut le destin, il l’écrit sur la pierre, et personne ne peut l’effacer.
Il était tard lorsque les deux Makouas, un peu fatigués d’avoir longtemps couru, arrivèrent auprès de la cabane qu’ils habitaient au bord de la mer, derrière le fort Saint-George. Bettalou dormit d’un doux sommeil, bercé par une vague espérance ; il ne pouvait s’empêcher de croire à un avenir plus prospère. Dindigal au contraire passa la nuit dans une grande agitation. Depuis le jour où il avait levé les yeux sur la fille du cossever, à laquelle sa misérable condition de paria lui défendait de prétendre, un violent chagrin troublait son esprit. Il éprouvait une secrète envie contre tout ce qui s’élevait au-dessus de lui et devenait jaloux de son frère, qu’un naturel plus gai et une humeur plus égale soutenaient dans les épreuves de la vie. Le lendemain, avant que le soleil parût sur l’horizon, Bettalou s’éveilla frais et dispos.
— Le ciel est déjà rouge, Dindigal, dit-il à son frère, qui demeurait immobile en un coin de la cabane ; partons, parlons. Il n’y a pas de brise ce matin ; une belle journée en vérité pour aller à la pêche !
— Pars si tu veux, répondit le plus jeune des deux frères. J’ai entendu cette nuit un chacal aboyer à ma gauche[1] ; je n’irai pas à la mer aujourd’hui.
— Tu deviens plus poltron qu’une femme et plus paresseux qu’un faquir, répliqua Bettalou. Viens au moins m’aider à mettre à flot le catimaron.
Dindigal obéit d’assez mauvaise grâce. Sur la plage, tout près de la cabane, était échoué le misérable esquif. Le catimaron se compose de trois pièces de bois liées ensemble, d’égale grosseur, seulement celle du milieu est plus longue, pointue et légèrement recourbée aux deux extrémités. Les deux pêcheurs poussèrent devant eux le lourd radeau, qui glissait assez facilement sur le sable fin. Dès qu’il commença à flotter, Dindigal se retira sans rien dire, laissant son frère aîné prendre le large. Celui-ci, ayant franchi sans trop de difficultés la triple vague qui déferle en tout temps sur cette côte sablonneuse, ne tarda pas à jeter ses lignes. À genoux sur son catimaron, balancé par une houle légère, il ressemblait de loin à ces gros albatros aux ailes noires que l’on rencontre dans les parages du cap de Bonne-Espérance. Dindigal, assis au bord de la mer, promenait sur les vagues calmées son regard découragé et suivait instinctivement les mouvemens de Bettalou, qui de temps à autre se tournait vers lui et faisait briller à sa vue quelques beaux poissons.
— Il suffit que je reste à terre pour que la pêche soit bonne, répéta-t-il tout bas, et, se laissant aller au dépit, il se cacha dans la cabane, mécontent de toutes choses et de lui-même.
Vers midi, Bettalou et les autres pêcheurs qui se trouvaient au large avec leurs catimarons se mirent à ramer vers la terre. Quelques petits nuages jaunâtres volaient sur le ciel, l’air était embrasé, et le soleil perdait peu à peu de son éclat. Les goélands et les mouettes, qui pressentaient quelque orage, se retiraient comme les pêcheurs, fuyant la mer à tire-d’aile et jetant à travers l’espace des cris plaintifs. Bientôt à l’extrémité de l’horizon, du côté du nord-est, s’éleva une bruine épaisse, pareille à un voile de deuil, à travers laquelle on distinguait l’orbe du soleil rouge comme une fournaise, mais privé de ses rayons. Il régnait à terre et sur les eaux un profond silence, les navires mouillés en rade abaissaient leurs mâts et amenaient leurs vergues, et tous les pêcheurs halaient leurs radeaux bien loin de la mer. Chacun se préparait à recevoir de son mieux l’assaut que les vents déchaînés allaient livrer à tout ce qui se rencontrerait sur leur passage. Une brise terrible souleva d’abord les flots avec un sourd mugissement, le sable des grèves refoulé vers la terre s’amoncela en masses compactes, La pluie tomba bientôt par torrens, fouettant les feuilles des arbres et les fenêtres des maisons avec un bruit pareil à celui de la grêle. Les toitures, arrachées par les rafales, tombaient avec fracas ; les cocotiers, ployés en arc, se redressaient à peine quand la dernière feuille de leur vert panache, déchirée par le vent, disparaissait dans les airs avec le crépitement d’un soleil d’artifice. Des montagnes d’écume semblaient battre en brèche les maisons de Madras rangées sur la plage ; le tumulte de la mer en courroux se mêlait aux éclats de la foudre, et quand un éclair, sillonnant l’obscurité profonde, jetait sa lueur électrique au milieu de ce chaos, on croyait voir la terre s’abîmer sous la pression de l’Océan et sous les coups multipliés de la tempête.
La nuit se passa ainsi, nuit d’angoisse et de terreur pour ceux qui tenaient la mer et pour ceux qui se trouvaient en terre ferme. Le jour éclaira bien des dégâts et bien des scènes de désolation. Si de grandes maisons, solidement construites, avaient été en partie ruinées, que pouvait-il rester de la cabane des deux Makouas, pauvre hutte faite de feuilles de palmier enlacées autour de quelques tiges de bambou ? Comme celles de leurs voisins, elle avait disparu, sauf la légère charpente qui avait ployé sans se rompre. Mouillés jusqu’aux os, les deux frères attendaient avec impatience que le soleil, reprenant sa course dans un ciel plus serein, vînt sécher et réchauffer leurs membres engourdis.
— Il est heureux que la pêche ait été bonne hier matin, dit Bettalou en regardant la mer bouleversée par le vent ; d’ici à trois jours, il n’y aura pas moyen de prendre le large.
— Nous sommes ruinés, répliqua Dindigal, la tempête a dispersé les murs de notre cabane aux quatre coins de l’horizon.
— Qui n’a rien n’est jamais ruiné, répondit Bettalou ; il y a assez de feuilles de palmier, semées à travers champs, tout autour d’ici, et avant ce soir nous aurons une maison neuve. Et puis la mer nous jettera peut-être quelque riche épave !
— Des clous et des planches pourries ! reprit Dindigal.
— Qui sait ? dit Bettalou. Dans des nuits comme celle-ci, la mer rend quelquefois ce qu’elle a tenu longtemps caché.
L’aîné des deux Makouas travailla courageusement à recouvrir la cabane, qui fut bientôt remise en état d’abriter ses hôtes. Plus d’une riche maison de Madras devait porter longtemps encore les traces de l’ouragan, et déjà la pauvre hutte, parée de feuilles vertes, reparaissait sur la plage plus solide et plus fraîche qu’auparavant. La mer resta fort agitée pendant plusieurs jours, et les catimarons ne purent prendre le large ; mais les Makouas trouvèrent à s’occuper sur le port, où l’on avait besoin de bras pour réparer les avaries causées par la tempête. Bettalou décida son frère à l’accompagner de ce côté ; Dindigal se mêla pendant quelques heures aux gens qui travaillaient sur la plage, puis, au milieu de la journée, s’étant esquivé sans que personne l’aperçût, il alla droit au jardin du cossever, que le vent et l’orage n’avaient guère respecté. Les cocotiers, dont les tiges étaient brisées, dressaient dans les airs leurs fronts chauves ; la maison du potier, légèrement construite, comme toutes celles du voisinage, avait beaucoup souffert. Quelques ouvriers, appelés par le vieillard, délayaient du mortier pour boucher les trous de la muraille, lézardée en maints endroits : l’un versait l’eau de son outre sur la terre glaise ; les autres, portant l’enduit dans de petits paniers, couraient après les maçons, qui faisaient le tour de la maison en montrant avec beaucoup de gestes ce qu’il y avait à faire. Les travailleurs criaient et se remuaient à l’envi, mais en réalité ils faisaient bien peu de besogne. De son côté, seule à l’autre extrémité de l’enclos, Palaça, armée d’une bêche, s’efforçait de creuser une rigole qui livrât passage aux eaux de la pluie répandues partout sur la place qu’occupaient ses fleurs avant l’ouragan. Dès qu’il la vit, Dindigal se glissa furtivement près d’elle ; à genoux sur le sol détrempé, il se mit à travailler de ses deux mains, couvert de vase comme un barbet qui a trotté dans un chemin de traverse par une nuit de décembre. Il eut bientôt creusé un large canal dans lequel s’épancha la masse d’eau qui baignait tout le jardin.
— Mon père ! s’écria Palaça toute joyeuse de ce que ses fleurs reparaissaient au soleil, venez donc voir ! Le mal n’est pas aussi grand que nous l’avions pensé… Rien n’est arraché dans mon parterre.
— Enfant ! répondit le vieillard, tout est sauvé parce que tes fleurs n’ont pas péri ! Tu as donc pris un ouvrier pour t’aider dans ta besogne ?
— Est-ce que ce n’est pas vous qui me l’avez envoyé, mon père ?
— Moi ? répliqua le cossever, j’en ai bien assez autour de ma maison.
Pris entre le vieillard et sa fille, Dindigal travaillait toujours, n’osant lever la tête. Palaça recula, toute surprise de se trouver si près d’un inconnu qui n’avait point été appelé par son père, et celui-ci frappa doucement sur l’épaule de Dindigal.
— Holà ! jeune homme, toute besogne mérite salaire ; mais qui travaille sans qu’on l’appelle court risque de perdre sa peine.
— Je ne demande rien non plus, répliqua doucement Dindigal. Le cossever se pencha vers sa fille et lui dit à voix basse : — Il faut le renvoyer, mon enfant : c’est peut-être quelque voleur qui profite du mauvais état de notre maison pour prendre connaissance des localités…
— Il a l’air bien inoffensif, répliqua Palaça, et elle portait la main à son front, indiquant par un geste ce qu’elle ne voulait pas exprimer par des paroles.
— Que veux-tu dire ? reprit le cossever. Ah ! j’entends, tu dis que c’est un fou ; il y en a de dangereux, mon enfant, et je veux qu’il sorte d’ici… Holà ! eh ! jeune homme !…
Dindigal fut bien obligé de regarder en face le potier, mais la figure du Makoua était si barbouillée de vase, que le vieillard ne le reconnut pas. Il n’en fut pas de même de Palaça ; la jeune fille, un peu rassurée, mais surprise encore, leva un regard de douce pitié sur le pauvre pêcheur. C’était tout ce que Dindigal pouvait attendre d’elle et plus qu’il n’espérait.
— Jeune homme, continua le cossever, je n’ai nul besoin de vos services ; vous entendez ?
Dindigal demeura immobile, comme si une force irrésistible l’eût enchaîné auprès de Palaça.
— Faut-il te dire de t’en aller ? reprit le cossever d’un ton d’impatience. En vérité, cet homme-là est fou ; tu avais raison, Palaça.
En entendant ces derniers mots, Dindigal n’hésita plus à se retirer. Il se redressa l’œil enflammé, les narines gonflées par la colère, et bondit comme un cerf blessé en sautant par-dessus la haie du jardin. La fierté, qui n’abandonne jamais tout à fait le cœur de l’homme, même le cœur du paria, s’éveilla en lui. Arrachant de sa ceinture une petite fleur rose qu’il avait cueillie à la dérobée sur une tige de bohinia, dans le jardin du cossever, Dindigal la foula aux pieds, puis se mit à marcher vers la mer. Le soir venait, et le calme se rétablissait dans la nature troublée par le passage de l’ouragan. À mesure que l’obscurité se répandait autour de lui, la douleur du pauvre Makoua, sans rien perdre de son intensité, se changeait en un attendrissement inexprimable. Suffoqué par la honte, furieux à l’idée que Palaça avait eu pitié de lui seulement parce qu’elle le croyait fou, il s’était livré à la vivacité de ses emportemens ; mais bientôt, accablé par une angoisse qu’il ne pouvait vaincre, il se sentit défaillir et se prit à pleurer si abondamment, qu’il crut avoir perdu la tête pour tout de bon. La raison de l’homme tient à si peu de chose, qu’en certains momens elle lui échappe, et semble s’éteindre comme la lampe qu’un souffle trop violent a subitement assaillie.
D’un côté, Dindigal regagnait sa demeure, agité de mille pensées amères ; de l’autre, son frère Bettalou, satisfait de sa journée, suivait le bord de la mer, s’arrêtant à chaque pas pour examiner avec soin les débris plus ou moins informes que la vague jetait sur la plage. Fragmens de mâtures, morceaux de cordages, planches brisées en éclats, telles étaient les maigres épaves que les pêcheurs du voisinage avaient ramassées déjà sur divers points de la côte. En approchant de sa cabane, Bettalou se mit à marcher dans l’eau : il s’amusait à baigner ses jambes nues dans l’écume de la vague. La mer murmurait encore d’une voix grondeuse en déferlant à perte de vue sur les sables. À la lueur des étoiles, le pêcheur aperçut un objet de couleur noire, rond comme un caillou, que le flot allait entraîner après l’avoir poussé en avant.
— Halte-là, dit-il en allongeant le pied. Voilà un coquillage d’une forme singulière et qui vaut la peine d’être regardé de plus près…
Ramenant à lui l’objet inconnu qui s’enfonçait déjà sous le sable, Bettalou le saisit d’une main avide. C’était une petite boite de métal, de la grosseur d’une montre, et qui semblait avoir séjourné longtemps sous les eaux. Il allait essayer de l’ouvrir ; mais un bruit de pas ayant frappé son oreille, il la cacha dans sa ceinture, et reprit sa marche en sifflant. Les pas qu’il venait d’entendre étaient ceux de son frère Dindigal.
— D’où viens-tu ? lui demanda-t-il gaiement ; as-tu péché du poisson d’eau douce dans les mares de la campagne ? Te voilà couvert de limon comme un caïman.
Dindigal courut se jeter dans la mer pour s’y laver, puis il se mit à suivre son frère, mais d’un peu loin ; il n’avait nulle envie de causer avec personne. Bientôt ils furent réunis sous le toit de leur pauvre cabane :
— Voyons, dit Bettalou, il faut allumer du feu pour cuire le souper ; j’apporte des provisions plein le mouchoir que voilà, du riz, du piment, du poivre, du sel… As-tu appétit ce soir ?
— Pas trop, répliqua Dindigal, je me sens de la fièvre.
— Bah ! fit Bettalou en levant les épaules ; tu n’es pas plus malade que moi, je le parierais. Tu as mal… aux idées, voilà tout. Allume un peu cette lampe ; il y a de l’huile pour un quart d’heure au moins, et c’est plus qu’il n’en faut.
La mèche placée dans un tesson qui contenait deux ou trois cuillerées d’huile de coco ayant commencé à répandre dans la cabane beaucoup de fumée et un peu de lumière, Bettalou posa sa main sur l’épaule de son frère, puis, tirant avec solennité la petite boîte de métal cachée sous un pli de sa ceinture :
— Voyons, lève les yeux ; veux-tu être de part dans ma trouvaille de ce soir ? lui demanda-t-il.
— Tu as toujours de la chance, répondit à demi-voix Dindigal.
— C’est ce que nous allons voir. — En parlant ainsi, Bettalou cherchait à ouvrir la petite boîte, qui était hermétiquement fermée. Il la tournait en tous sens, mais une main plus habile que la sienne avait scellé ce coffret mystérieux. La lampe allait s’éteindre ; cédant à son impatience, le Makoua fit sauter le couvercle avec la pointe de son couteau. Dindigal faillit tomber à la renverse, et Bettalou poussa un cri de triomphe : la dernière lueur qui s’échappait de la lampe mourante venait de faire briller à leurs yeux un magnifique diamant enchâssé dans une petite bague d’or. La pierre étincelante illumina un instant la pauvre cabane comme l’étoile de feu lancée par la fusée volante qui s’évanouit au milieu d’un ciel obscur ; puis les deux Makouas se trouvèrent dans les ténèbres, si ébahis de ce qu’ils venaient de voir, qu’ils furent longtemps sans articuler une parole. Bettalou tenait son poing serré, comme s’il eût craint que le diamant lui échappât. Enfin il replaça l’anneau dans la boîte et glissa celle-ci dans un pli de sa ceinture, non sans s’être assuré qu’il ne courait aucun risque de la perdre pendant son sommeil.
— Combien crois-tu qu’un joaillier te donner à d’un pareil bijou ? demanda Dindigal.
— Qui sait ? Vingt ou trente mille roupies. C’est une belle part pour chacun de nous.
— Avec une pareille somme, continua Dindigal, je pourrai me passer de ramer sur le catimaron, et je serai assez riche pour me faire traîner dans un joli petit char attelé de deux bœufs, comme les gros banians du bazar. On ne médira plus : Passe ton chemin, vilain Makoua, pauvre fou !…
— Te voilà encore avec tes rêves de paresse, dit Bettalou ; eh bien ! moi, j’achèterai un grand dhôni[2], et je ferai du commerce dans tous les ports de la côte, depuis Ceylan jusqu’à Masulipatam. Mon capital sera doublé quand tu auras dépensé ta dernière pièce d’argent. Viens plutôt avec moi…
— Toujours obéir et ne jamais commander, murmura Dindigal ; ce métier-là a duré trop longtemps pour moi ; je veux être mon maître.
Il y a des paroles acerbes auxquelles on ne répond que par le silence. Ainsi fit l’aîné des deux frères ; s’allongeant sur sa natte, il ferma les yeux et se mit en devoir de dormir.
Tandis que les deux Makouas s’entretenaient ainsi, croyant bien n’être entendus de personne, un vagabond de la caste des kalla-bantrous, — voleurs de profession, — caché derrière la cabane, avait prêté une oreille attentive à leurs discours ; il avait vu aussi, à travers la muraille de feuillage, briller à la clarté de la lampe le beau diamant rapporté par Bettalou. C’était par hasard que ce katlla-bantrou se trouvait près de la cabane des pêcheurs. Il s’y tenait embusqué en attendant le retour de ses compagnons occupés à rôder dans le voisinage. Craignant d’éveiller les soupçons de la police de Madras, la bande s’était donné rendez-vous en ce lieu écarté. Enlever au Makona le joyau précieux caché dans un pli de son pagne parut au kalla-bantrou un agréable moyen de passer le temps. Il avait examiné les localités, faciles à reconnaître d’un coup d’œil ; pour arriver à son but, il n’était besoin ni de poser des sentinelles aux abords d’une cour, ni de franchir de hautes murailles au risque d’avoir à lutter ensuite contre des serviteurs bien aimés. Son plan fut vite tracé, et il se hâta de le mettre à exécution. La porte de la cabane donnait sur la mer, mais c’était de là que soufflait le vent, et si le kalla-bantrou l’eût seulement entrebâillée, les Makouas se fussent éveillés au contact d’un air plus frais : ce fut donc par le côté opposé que le voleur dirigea son attaque.
D’abord il applique son oreille à la mince paroi qui le sépare des Makouas : ceux-ci dorment d’un sommeil profond, comme l’indique leur respiration régulière accompagnée de ronflemens. Prenant en main une petite houe fort tranchante dont il a coutume de se servir pour faire des trous dans les murs de terre, le kalla-bantrou creuse le sable à la manière des lapins, et pratique sous la cabane une ouverture par laquelle il se glisse en rampant. Le voilà entré ; les deux frères n’ont rien entendu, rien senti ; le murmure de la vague qui déferle près de leur demeure les a habitués à dormir au milieu du bruit. Le voleur cependant retient sa respiration tant qu’il peut ; s’allongeant comme un serpent le long de Bettalou, il cherche à deviner de quel côté celui-ci a placé la petite boite qui renferme le diamant. Ce sera à gauche, car il est couché sur le flanc, du côté du cœur, la main droite posée sur sa jambe. Il s’agit donc de forcer le pêcheur endormi à se retourner. Avec une petite pointe de bambou bien aiguisée, il le pique légèrement, comme pourrait faire un moustique ; en même temps il imite le bourdonnement de l’insecte. Le Makoua a la peau dure, mais les piqûres réitérées se font sentir à la longue ; il se remue, agite ses pieds et ses mains, et se met sur le dos. Il pousse un petit soupir ; un coup d’aiguillon encore, et il va s’éveiller ; mais le kalla-bantrou s’est rejeté en arrière. Après avoir fait quelques mouvemens, le pêcheur redevient immobile, le sommeil s’est de nouveau emparé de lui, et il présente son flanc gauche au voleur. Celui-ci passe sa main sur le pagne noué autour de la ceinture du Makoua : il en parcourt les plis en y portant l’extrémité de ses doigts avec la délicatesse du barbier qui rase sa pratique sans l’éveiller. La petite boite est enfin trouvée ; le voleur la fait glisser lentement sous le pli du pagne, et la pousse en haut. Dès qu’il a reconnu, à la fraîcheur du métal, qu’elle est à découvert, il la saisit entre le pouce et l’index, l’enlève rapidement, et disparaît par l’issue qui lui a livré passage. Une fois dehors, le kalla-bantrou referme à deux mains le trou creusé par lui, et efface de son mieux la trace de ses pas sur le sable ; puis il s’éloigne, emportant avec lui les beaux rêves qui berçaient dans leur sommeil les deux pauvres pêcheurs. Ceux-ci s’éveillèrent plus tard que de coutume ; la pensée qu’ils étaient devenus riches les avait déjà rendus paresseux.
— En attendant que nous ayons trente mille roupies à nous deux, dit Bettalou, il faut aller pécher, ne serait-ce que pour fêter par un bon repas la bienvenue du diamant…
Parlant ainsi, il tâtait avec sa main les plis de son pagne, et Dindigal ouvrait la porte de la cabane pour examiner la mer.
— C’est singulier, reprit Bettalou en rajustant autour de son corps la pièce de cotonnade grise, la petite boite aura glissé sous la natte pendant que je dormais. Dindigal, aide-moi donc à la retrouver.
Dindigal jeta un regard de colère et de mépris sur son frère, qui retournait la natte sens dessus dessous et grattait le sable de ses dix doigts.
— Aide-moi donc, répéta Bettalou ; as-tu peur de m’obéir en te donnant un peu de peine pour retrouver notre fortune à tous les deux ?
— Fais semblant de chercher ce que tu n’es pas assez sot pour avoir perdu ! repartit Dindigal. Je ne suis point dupe de tes jongleries.
— On nous a volés, s’écria Bettalou en s’arrachant les cheveux, on nous a volés ; le diamant, la boite, tout a disparu.
— Oui, on m’a volé pour ma part de dix à quinze mille roupies, répliqua le plus jeune des deux frères. Cela est tout naturel ! Les voleurs ne sont-ils pas dans l’usage de venir piller les gens riches, les parias, les Makouas par exemple ?
— On nous a volés, s’écria de nouveau Bettalou, ou j’ai rêvé que j’avais trouvé hier un diamant magnifique.
— Tu as rêvé que tu m’en avais promis la moitié, et ce matin tu veux me faire croire qu’il est perdu !
— Si c’était toi qui me l’avais pris ! dit Bettalou en saisissant le bras de son frère ; si c’était toi !… Tu en es donc capable, puisque tu m’accuses de vouloir te tromper ?…
— Ne me touche pas, fit Dindigal, ou je te prends à la gorge et je te serre le cou jusqu’à ce que tu m’aies dit où tu as caché notre trésor.
— Voyons, mon frère, réponds-moi en toute franchise ; tu as peut-être été tenté par ce diamant : il est si beau ! Tu t’es dit peut-être : Avec l’argent que j’en tirerai, je me ferai bien voir de quelque belle fille du voisinage… Bettalou a du courage, il aime le travail, son catimaron lui suffit pour vivre. — Réponds-moi, frère, l’as-tu pris ?… S’il te faut plus de la moitié de ce trésor, eh bien ! nous verrons !… Je t’en supplie, dis-moi où il est.
En parlant ainsi, Bettalou avait passé sa main sur le cou de son frère, et il le regardait avec des regards supplians. Pour toute réponse, Dindigal exaspéré le repoussa d’un coup de poing qui faillit le jeter à la renverse. — Tu es un menteur, tu es un voleur, s’écria-t-il avec rage. Qui donc a fait disparaître le joyau que tu tenais sur toi en dormant ? Ah ! frère aîné, tu crois que je te laisserai toujours dire et faire à ta fantaisie ?
— Ingrat ! dit Bettalou ; va-t’en, je ne veux plus vivre avec toi.
— Ni moi non plus, je ne veux pas rester en ta compagnie, répliqua Dindigal ; tu me dépouilles de ma part et tu me mets dehors !… Tu me verras reparaître un jour, n’importe en quel lieu tu seras, et je te jure que tu ne jouiras pas en paix du fruit de ton mensonge !
— Pars, dit Bettalou, voilà la porte ouverte…, et tu y reviendras frapper quelque jour pour me demander une poignée de riz !
— Jamais ! s’écria le plus jeune des frères, jamais !
Il s’élança dehors avec des gestes de menace, et s’éloigna rapidement de la cabane. Bettalou le regardait avec tristesse marcher sur le sable de la grève, tournant le dos à la pauvre hutte où ils avaient vécu en paix durant bien des années. Un trésor possédé pendant quelques instans avait donc rompu pour jamais les liens de la nature et de l’affection, et en disparaissant de la cabane qu’il avait un moment illuminée de son éclat, le diamant laissait dans le cœur des deux Makouas le mépris mutuel fondé sur un de ces soupçons ineffaçables qui empêchent deux amis, deux frères même, de se rapprocher. Il connaissait bien la nature humaine, le poète hindou qui a dit : « Qui donc a le pouvoir de redonner la solidité à une affection que le mépris a rompue ? Peut-on recoller, en y appliquant un peu de laque, la perle qui s’est fendue ? »
Le coup de vent qui venait de ravager la côte de Madras n’avait point épargné les mille petits chevaux d’argile placés dans les champs pour protéger les moissons. De tous côtés, les laboureurs accoururent vers le vieux cossever pour en avoir de nouveaux. Pendant un mois, Palaça et son père ne firent autre chose que façonner avec l’argile ces fétiches à quatre pieds. Disposés par rang de taille devant la cabane, ils semblaient prêts à prendre leur course à travers la campagne, tant ils avaient l’air vif et fringant. Plus d’un pauvre cultivateur donna sa dernière pièce de cuivre pour acheter un de ces talismans, car le cossever vendait sa marchandise le plus cher qu’il pouvait et ne faisait jamais crédit. La recette fut donc excellente durant plus de six semaines. Lorsque les demandes eurent cessé, le cossever pensa qu’il pouvait bien rendre aux dieux une partie de l’argent que la pieuse crédulité des paysans lui avait fait gagner.
— Palaça, dit-il à sa fille, il y a longtemps que je travaille, et notre petit commerce a prospéré. Te voilà grande, et je me sens vieux ; il est temps que nous fassions un pèlerinage au bord du Gange.
— Je vous accompagnerai, mon père, répondit Palaça ; vos désirs sont des ordres pour moi.
— Est-ce que tu n’es pas bien aise d’aller te baigner dans les eaux du fleuve qui purifie de tous les péchés ?
Palaça jetait un regard sur le jardin, tout paré de fleurs charmantes ; les cocotiers commençaient à pousser de nouvelles feuilles, et des plantes grimpantes entouraient de leurs tiges fleuries la haie du petit enclos.
— Mon père, reprit-elle à demi-voix, je me trouve si bien ici !
— Eh bien ! nous y reviendrons, répliqua le vieux potier. Crois-tu que je n’aie pas aussi, moi, quelque regret de m’éloigner ? Quand ma roue tourne et que je vois les grands vases de terre se gonfler sous ma main comme des courges sous les rayons du soleil, j’ai des éblouissemens de bonheur… Mais j’ai fait vœu de voir le Gange et de distribuer quelques centaines de roupies aux pénitens qui habitent ses bords. Puis ce pèlerinage me mettra en renom dans la contrée ; les affaires n’en iront que mieux au retour.
— Et quand partirons-nous ? demanda Palaça.
— Quand tu seras prête, mon enfant ; dès demain, si cela se peut. Je veux prendre la route de terre et me joindre au convoi de chariots qui doit passer un de ces matins.
Les Hindous ne sont pas longs à faire leurs préparatifs. Le lendemain, la cabane était fermée, la roue du potier avait disparu du jardin, et un silence absolu régnait autour de la petite maison déserte. On savait dans le village que le cossever était parti pour un pèlerinage lointain, en compagnie de sa fille ; mais à l’exception des rats palmistes et des corneilles, enhardis par l’absence du maître, les voisins respectaient la demeure du potier. D’ailleurs le cossever exerçait encore, comme tous ceux de sa caste, la profession de rebouteur. Bien qu’il ignorât les premiers élémens de l’anatomie, on s’adressait à lui dans les cas de fracture, et les malades qu’il traitait à sa manière se trouvaient si bien soulagés, qu’ils voyaient en lui non un médecin, mais une espèce de sorcier. Sa fille partageait un peu cette réputation, par cela seul qu’elle façonnait de ses mains les fétiches recherchés par les gens de la campagne. Qui donc eût osé franchir la haie du jardin ou le seuil de la cabane solitaire ?
Cependant la nature reprend partout ses droits ; quand l’homme cesse de lutter contre les envahissemens des plantes parasites, on les voit reparaître immanquablement, surtout sous la zone des tropiques. Bien avant que le cossever et sa fille eussent atteint le terme de leur pieux voyage, le jardin se ressentait de l’abandon de ses maîtres.
Un soir, Dindigal, quittant le port de Madras, — où il passait ses journées à ramer sur des catimarons, — s’aventura vers le village habité par le cossever. Ni les durs propos du vieillard, ni l’indifférence de sa fille ne pouvaient lui en faire oublier le chemin. Depuis sa querelle avec son frère, il devenait de plus en plus sombre et violent. Tantôt il travaillait avec ardeur, tantôt il se couchait sur la plage et refusait obstinément d’aller à sa besogne. Ses compagnons prétendaient qu’on lui avait jeté un sort. Ils le redoutaient et ne cherchaient nullement à pénétrer le secret d’une tristesse dont il n’avait point envie d’ailleurs de leur dévoiler la cause.
Un soir donc, Dindigal s’approcha furtivement de l’enclos. Étonné de ne voir aucune lumière à l’intérieur de la maison, de n’entendre aucun bruit dans le jardin, il rôde à l’entour jusqu’à une heure avancée de la nuit. Le jour l’eût surpris à la même place, les yeux fixés sur la cabane du cossever, si le passage de quelques laboureurs qui couraient au marché porter leurs fruits ne l’eût forcé à battre en retraite. Le Makoua n’avait point si bonne mine, qu’il ne craignit d’être pris pour un voleur en pareil lieu et à pareille heure. Le lendemain matin, ses travaux le retinrent au port ; il lui fallut deux ou trois fois dans la journée porter des lettres à bord des navires mouillés en rade, et accompagner les schellingues[3] qui conduisent à terre les passagers. La barre qui déferle devant le port de Madras est presque toujours dangereuse à franchir ; quand le vent souffle du large, elle devient si mauvaise, que l’on fait suivre par des catimarons les grosses chaloupes destinées au transport des voyageurs : en cas d’accident, les rameurs des catimarons, excellens nageurs, rattrapent ceux qui sont enlevés par la vague, et les arrachent à une mort imminente. Tel était le métier que faisait Dindigal depuis qu’il avait renoncé à la profession plus calme de pêcheur.
Dès qu’il fut libre, il retourna au jardin du cossever, où régnait, comme la veille, un profond silence. Trop timide pour questionner les voisins, — il n’était hardi et tapageur qu’avec ses compagnons, — le Makoua rencontra par hasard un jeune garçon qui revenait de l’école, portant sous le bras son cahier de feuilles de palmier.
— Le cossever ne demeure plus ici ? demanda-t-il à l’enfant.
— D’où venez-vous donc ? répliqua celui-ci. Vous ne savez pas qu’il est parti ?
— Parti !… s’écria Dindigal.
— Oui, parti pour aller en pèlerinage là où vont les gens de bonne caste. Tenez, savez-vous lire ? — Il écrivit sur la poussière en beaux caractères ornés le nom sacré de Ganga.
— Il reviendra donc ? reprit Dindigal.
— Il reviendra s’il plaît aux dieux : qui sait l’avenir ?
Dindigal laissa s’éloigner le jeune garçon, qui relevait fièrement la tête, tant il était heureux d’avoir montré à un pauvre paria un échantillon de sa science. Quand l’écolier eut disparu au tournant du chemin, le Makoua franchit sans hésiter la haie de l’enclos. La nuit commençait à venir, et les oiseaux chanteurs célébraient par des gazouillemens joyeux la fraîcheur du soir. L’humeur sombre qui tourmentait Dindigal s’évanouissait peu à peu à la sereine et bienfaisante influence d’une calme nature. Sa poitrine se dilatait ; il lui semblait qu’il respirait en ce lieu un air plus pur, et il savait gré à ces gentils volatiles qui, loin de fuir à son approche, continuaient de jaser sous le feuillage tout comme s’il eût été le maître du jardin. Les fleurs exhalaient un parfum plus vif à la tombée du jour ; mais les hautes herbes commençaient à les envahir, à les presser de toutes parts. Dindigal s’était penché vers la terre, vers ces plantes délicates, à demi suffoquées par ce voisinage importun. Aussitôt il se mit en devoir de sarcler le parterre. Durant toute la nuit, il travailla avec ardeur à ce métier de jardinier, qu’il n’avait jamais appris. Des fleurs passant aux plantes potagères, il dégagea les tiges des bananiers enveloppées de lianes, et remua doucement la terre au pied des ananas qui commençaient à montrer leur petite houppe de feuilles vertes et dentelées. Souvent il entendait le chacal glapir dans les champs voisins, mais comme il lui semblait que la voix lugubre de l’animal se faisait toujours entendre du côté droit, le présage n’avait plus rien d’alarmant. Ce qu’il venait de faire un soir par une subite inspiration, Dindigal prit l’habitude de le répéter chaque nuit. Tantôt il cultivait le jardin en bêchant la terre et en soignant les arbres, tantôt il arrosait le sol desséché en y faisant couler à flots les eaux de la citerne ; lorsque le ruisseau courait avec un léger murmure dans les rigoles qu’il creusait de ses mains, Dindigal croyait entendre les plantes, les arbres, les fruits et les fleurs qui chuchottaient et le remerciaient à leur manière du bien qu’il leur causait.
Le résultat de ces travaux n’échappait point aux habitans du voisinage. Ceux qui voyaient au matin l’enclos arrosé, le terrain nettoyé et remué par la bêche, ne cherchaient point à pénétrer ce mystère ; encore moins songeaient-ils, comme on l’eût fait chez nous, à surprendre en pleine nuit l’invisible jardinier ; ils trouvaient plus facile et il convenait mieux à leur imagination de croire à un prodige. Le bruit se répandit donc qu’un génie bienfaisant, ami du cossever et de sa fille, prenait soin de leur demeure pendant qu’ils accomplissaient un vœu en lointain pays. L’un prétendait que ce génie avait la forme d’un serpent, et qu’il demeurait, durant le jour, au fond de la citerne ; l’autre affirmait que c’était tout simplement le petit cheval d’argile peint en rouge que l’on voyait se balancer sur la cime du plus haut cocotier. N’était-il pas naturel que le plus efficace de ces fétiches se trouvât entre les mains du cossever et de sa fille, qui les fabriquaient si bien ?
Ainsi la rumeur publique transformait en un être surnaturel le Makoua, le misérable pêcheur qui inspirait du mépris aux maîtres de cet enclos, et ne se faisait pas même bien voir de ses propres compagnons. Dès que le jour paraissait, dès qu’il reprenait ses travaux sur la plage, Dindigal perdait la sérénité et la quiétude de son esprit. Pareil au somnambule que l’on a troublé dans ses occupations nocturnes, il se rappelait à peine ce qu’il avait fait la nuit ; seulement il lui en restait un souvenir confus qui l’oppressait comme la pensée d’un bonheur évanoui. Il songeait alors avec amertume au joyau qu’il accusait son frère d’avoir caché pour ne pas le partager avec lui. Jamais depuis leur séparation il ne s’était approché de la cabane du pêcheur ; il se contentait de la surveiller de loin, se promettant bien de saisir l’instant où Bettalou, enrichi par la vente du diamant précieux, trahirait sa nouvelle condition en changeant de manière de vivre : alors il s’acharnerait à sa poursuite et le tourmenterait jusqu’à ce qu’il eût obtenu justice.
D’un autre côté, Bettalou, animé contre son frère, qu’il soupçonnait un peu de lui avoir enlevé son trésor, et irrité de ses propos blessans, ne chercha point à lui parler pendant quelques semaines, puis il s’ennuya de ne plus le voir ; au reste, il n’avait pas lieu de regretter son éloignement. Depuis le départ de Dindigal, un jeune pêcheur de ses parens, — tous les Makouas sont cousins, — le secondait très activement dans ses travaux. La pêche allait à merveille, et le petit catimaron procurait d’honnêtes bénéfices à Bettalou. Le laborieux pêcheur possédait déjà quelques économies. Grâce à la régularité de sa conduite, le petit trésor amassé à grand’peine et enfoui sous le sable en un lieu connu de lui seul le consolait quelque peu de la perte de l’autre. Quand il avait halé au sec son grossier bateau, il s’asseyait sur la plage, et, tout en rêvant aux bruits de la mer, il se disait : — Le petit bœuf du Lambady m’a prédit la richesse ; je l’ai eue pendant quelques heures. Quant à la prospérité, je la tiens, puisque rien ne me manque. Tout homme met un peu du sien dans sa destinée. — A ces instans de calme et de repos, il pardonnait presque à son frère, et regardait malgré lui du côté du port s’il ne le verrait point revenir.
Dindigal aurait bien pu, comme son frère aîné, amasser un petit pécule ; mais, passionné et irréfléchi, il avait le défaut de la plupart des gens de sa caste, l’amour du jeu. Un matin, après avoir tout perdu, il se promenait sur la plage à la manière d’un lazzarone napolitain, le nez au vent, et se demandant comment il gagnerait de quoi remplir son ventre[4]. C’était un dimanche ; personne ne travaillait à bord des navires mouillés en rade, qui semblaient sommeiller au balancement de la boule. Cependant, à force de regarder la mer, Dindigal découvrit à l’horizon une voile qui cinglait vers Madras, et il fit signe à l’un de ses compagnons de se préparer à aller au large. — Cette voile, lui répondit l’autre marinier, ne nous apporte point d’Anglais à rançonner ; ce doit être quelque navire choulia[5] qui revient de la baie du Bengale.
— C’est vrai, répliqua Dindigal ; le capitaine de port ne l’a point signalée… Qui sait ? Il y a peut-être à bord quelque gros banian…
— A qui on fait avaler un peu d’eau salée en passant la barre, et puis on lui arrache une douzaine de roupies ; hein ? La mer est assez forte ce matin pour qu’on puisse tenter le coup !
Une schellingue montée par huit rameurs venait d’être lancée ; elle se rendait à bord du navire qui paraissait au large, et Dindigal, accompagné d’un habile rameur, se disposa à la suivre avec un catimaron. Le petit radeau remplissait en cette circonstance le rôle d’un bateau de sûreté, — safety boat, — et l’état de la mer rendait sa présence assez utile, car les trois vagues impétueuses qui forment la barre déferlaient avec un bruit croissant. Arrivés devant la première lame, les rameurs de la schellingue poussèrent de grands cris. La barque, obéissant à l’impulsion des palettes qui tiennent lieu d’avirons, passa à travers un flot d’écume et tomba dans un sillon profond au-dessus duquel la seconde vague se dressait en grondant. Debout à la poupe, le patron donna l’ordre de ramer en arrière, doucement, à petits coups ; puis, quand la montagne liquide retomba sur elle-même, comme cédant à son propre poids, il fit signe d’avancer. La barque, reprenant sa marche, coupa en travers la masse d’eau qui se brisait avec un fracas effroyable. La troisième vague, plus haute et plus furieuse que les deux autres, fut attaquée avec la même prudence et passée avec le même succès ; seulement elle inonda d’un déluge d’eau salée la grosse schellingue, qui resta une seconde toute droite comme un cheval qui se cabre, pour s’abattre ensuite à plat sur le flot. Le choc que lui fit éprouver cette chute l’ébranla dans toute sa membrure. Allongés sur leur catimaron, les deux Makouas, Dindigal et son compagnon, imitèrent les mouvemens de la schellingue, et surmontèrent les mêmes obstacles avec moins d’efforts. Quand le flot s’abattait sur eux, ils s’accrochaient aux madriers du radeau et courbaient la tête. Une fois que la barre fut derrière eux, les mariniers de la schellingue, qui n’avaient plus qu’à ramer sur une mer chipoteuse, se remirent à causer gaiement, Un quart d’heure après, ils abordaient, en compagnie du catimaron, le navire choulia, qui pliait lentement ses voiles étroites, déchirées en maints endroits. Les Bengalis qui formaient l’équipage montaient sur les mâts avec une extrême légèreté, gazouillant tous à la fois comme des hirondelles : la voix si douce des habitans des bords du Gange ressemble au murmure des petits oiseaux.
Quand le bâtiment eut jeté l’ancre, deux passagers seulement parurent sur le pont, le cossever et sa fille. Dindigal tenait en main la corde qui liait le catimaron au navire ; à la levée de la vague, il se trouvait donc au niveau du tillac. Quand ses regards tombèrent sur Palaça, peu s’en fallut qu’il ne laissât échapper un cri. Son compagnon, assis à l’extrémité opposée du radeau, fumait paisiblement un gourgouli[6] que les matelots du bâtiment lui avaient fait passer. La vague le mouillait incessamment, mais il n’y prenait pas garde, tant il en avait l’habitude et tant il éprouvait de satisfaction à humer la fumée enivrante du bhang.
— Tiens, dit-il à Dindigal en le lui présentant à deux mains, à ton tour. Tu n’as jamais rien fumé de meilleur… Eh bien ! prends donc !
Dindigal secoua la tête sans répondre ; son compagnon se leva et parcourut des yeux le pont du bâtiment, puis, apercevant le cossever qui s’appuyait sur le bord et regardait la mer : — Eh ! dit-il tout bas, le vieux a l’air de revenir d’un pèlerinage ; le voilà en toilette de dévot, les bras et la poitrine frottés de cendres. Il a eu tort de prendre tant de peine, car tout à l’heure la vague l’aura débarbouillé de la tête aux pieds.
Le cossever était, comme l’avait remarqué le batelier, en grande tenue de pèlerin, frotté de cendres, les cheveux nattés, le triple bâton à la main et le regard béat. L’eau du Gange ne l’avait pas rajeuni, mais il se sentait l’âme tranquille et le cœur léger. Dans ce lointain voyage accompli en vue de plaire aux dieux, il avait dépouillé le vieil homme et si bien médité sur l’âme universelle répandue dans tous les Êtres, qu’il ne pouvait plus s’arracher à sa contemplation. Un sourire continuel errait sur ses lèvres tandis qu’il se parlait à lui-même. Palaça au contraire avait perdu ce qui lui restait de l’enfant. Ses traits gracieux, mais plus fermes, prenaient cet accent de pudique fierté par lequel les jeunes filles de l’Inde rachètent la trop grande simplicité de leur vêtement. Les bras et le bas de la jambe chargés d’anneaux et de bracelets qui résonnaient à chaque mouvement qu’elle faisait, Palaça se hâtait d’empaqueter ses effets. Il lui tardait d’être à terre et surtout de fouler le sol de son jardin. La patrie se révélait à elle avec ce charme inexprimable qu’on lui trouve après une absence. Ce fut à ce moment que Dindigal, balancé par le flot, se montra à ses yeux ; le visage du Makoua était la première figure de connaissance qu’elle rencontrait, et elle se mit involontairement à lui sourire. Dindigal, portant les mains à son front, s’inclina comme s’il eût adoré une idole, puis, enhardi par ce bienveillant accueil, il signala du doigt à la jeune fille un petit pavillon jaune qui flottait à terre au-dessus de la capitainerie du port.
— Pauvre fou ! pensa la jeune fille, il se plaît à voir voltiger ce chiffon, — et s’adressant à lui : — C’est bien joli, cela, et le Makoua voudrait bien l’avoir pour s’en faire un turban !…
— La barre grossit, répliqua Dindigal ; ce pavillon défend aux schellingues de quitter la terre et rappelle au port celles qui sont au large… Il est temps de débarquer.
Palaça avait parlé au Makoua comme on parle à un enfant, sans écouter sa réponse ; d’ailleurs elle n’en eût pas compris le sens. Comme les personnes peu habituées à la mer, elle supposait que tout péril avait cessé du moment où ses yeux avaient aperçu la côte. Elle descendit donc gaiement dans la schellingue avec son père et alla s’asseoir à la proue. Penchée en avant, le regard dirigé vers la terre, elle ramenait autour de sa taille les plis flottans de son écharpe, qui voltigeait à la brise, pareille à l’oiseau qui bat de l’aile prêt à prendre son essor. Dindigal suivait de près, ramant avec énergie à la proue du catimaron. En approchant de la barre, les rameurs de la schellingue se mirent à pousser leurs cris accoutumes ; la barque, emportée par la violence du flot, bondit par-dessus la croie écumeuse qui s’enroulait avec fracas, puis retomba comme si elle eût plongé dans le sillon creusé par le retrait de la vague. À ce moment, une seconde boule heurta la poupe de la schellingue, qui se trouva inondée dans toute sa longueur. L’esquif se releva péniblement, à moitié submergé ; les rameurs, qui avaient un instant perdu l’équilibre, reprenaient leurs avirons, et le vieux cossever, rappelé à la réalité de l’existence par ce plongeon inattendu, se redressait avec épouvante, les yeux hagards, les bras tendus. Il cherchait sa fille, que la vague venait d’entraîner en passant.
Palaça était sauvée cependant. La même vague qui déferlait sur la schellingue avait si rudement ballotté le catimaron, que les deux rameurs, se voyant près d’être balayés par le flot, s’étaient jetés à la nage. Agile comme un dauphin, Dindigal s’est avancé à grandes brasses vers la jeune fille, qui flotte encore, soutenue par ses vêtemens. Il la relève, la porte sur ses épaules, et rejoint ainsi le radeau, tandis que son compagnon nage vers la schellingue.
— Ma fille ! où est ma fille ? criait le vieux cossever. Cent roupies à qui me rend ma fille !… La voyez-vous, vous autres ?
— Tenez-vous donc tranquille, répondit froidement le patron de la barque ; on vous la retrouvera.
— Dindigal est un imbécile, dit à son tour l’autre rameur du catimaron, qui se cramponnait au bord de la schellingue ? il s’y est mal pris. Le vieux sait bien que sa fille est en sûreté : voilà pourquoi il ne promet que cent roupies… Ah ! si j’avais été à la place de Dindigal, j’aurais tenu la petite sous l’eau plus longtemps que cela, pour arracher au père le double de cette somme !…
Comme il parlait ainsi, la vague poussa sur le rivage la barque à moitié pleine d’eau. Les rameurs, ayant sauté sur le sable, la tirèrent, à grand renfort de bras, hors de l’atteinte de la mer. À quelque distance du bord, Dindigal, à genoux sur le catimaron, soutenait entre ses bras la jeune fille et se laissait aller au balancement du flot. Palaça, presque évanouie, entr’ouvrait les yeux, regardant avec angoisse le Makoua penché sur elle. Il lui semblait qu’un tourbillon l’avait enlevée dans les airs ; elle se croyait portée sur un nuage par un être puissant et redoutable qui l’entraînait à travers l’espace. Quand le catimaron heurta la terre à son tour, Palaça fit un mouvement pour échapper aux bras du pêcheur. Dindigal tressaillit comme s’il se fût éveillé d’un rêve. Il comprenait bien qu’il inspirait à la fille du cossever une terreur mêlée de dégoût, à cause de l’abjection de sa caste. Après avoir serré contre son cœur avec une douloureuse tristesse la gracieuse enfant sauvée par lui et si pressée de le fuir, il la déposa sur le rivage et se cacha dans la foule.
— Écoute, lui cria son compagnon, qui cherchait à le retenir, le vieux a promis cent roupies… Il ne faut pas le laisser partir : s’il ne s’en souvenait plus, à présent qu’il a sa fille ?
— Tu les retrouveras ce soir, répliqua Dindigal ; où veux-tu qu’ils aillent, dans l’état où ils sont ?
— Le vieux a l’air d’avoir la tête tournée, c’est vrai ; il ne peut pas encore se tenir sur les jambes… Écoute donc, Dindigal, la petite portait un bel assortiment de bijoux, que lui as-tu enlevé ? Un bracelet ? un pendant d’oreille ?…
— Rien, répondit le Makoua ; cherche plutôt dans ma ceinture.
— Maladroit ! ce n’est pas le temps qui t’a manqué ; mais bah ! tu n’es qu’un pêcheur de poisson, et tu ne sais pas donner le tour de main entre deux eaux.
L’accident arrivé à la sschellingue avait attiré du monde sur la plage. Un marchand, ami du cossever, recueillit chez lui le vieillard ainsi que sa fille ; Palaça ne tarda pas à se remettre de ses émotions, et la tranquillité rentra dans le cœur de son père. Celui-ci envoya immédiatement au capitaine du port les cent roupies promises par lui, pour être partagées entre les deux rameurs du catimaron. L’état de la mer, grossie par le vent du large, ne permettant point aux pêcheurs de se livrer à leurs travaux habituels, Bettalou alla se réunir aux groupes de bateliers qui causaient, accroupis sur le sable, le dos appuyé contre les schellingues halées au sec. Il apprit ce que venait de faire Dindigal ; l’affection qu’il portait encore à son frère s’éveillant plus vivement en lui, l’occasion lui sembla bonne de tenter une réconciliation. Il se disait qu’une belle action hardiment accomplie devait disposer le cœur de Dindigal à des sentimens plus doux. Celui-ci se tenait cependant à l’écart, les bras croisés, la tête basse, assis sur une borne, au coin d’une ruelle obscure, dans l’attitude d’un homme désespéré.
— Mon frère, lui dit Bettalou en lui tendant la main, tu as eu du bonheur aujourd’hui !…
— Laisse-moi tranquille, répliqua Dindigal ; que me veux-tu ?
— Je m’ennuie de ne plus te voir ; ce qui est passé est passé, et je n’y pense plus. Voyons, donne-moi ta main !
Dindigal se laissa prendre la main, plutôt qu’il ne la donna à son frère. — Lève donc la tête, reprit celui-ci, regarde-moi en face. Est-ce que tu te trouves mieux de vivre au milieu de gens qui ne sont rien pour toi et qui ne t’aiment pas ?
— Personne ne m’aime, je le sais bien, répliqua Dindigal. Ah ! si tu m’avais donné ma part du diamant !…
— Est-ce que je l’ai gardé pour moi ? dit Bettalou ; y a-t-il quelque chose de changé dans ma condition ? ai-je quitté ma cabane et mon travail de chaque jour ? Ce joyau a disparu comme un rêve, et, après l’avoir tenu dans ma main pendant quelques heures, je suis resté un pauvre Makoua, comme par le passé.
— Et moi aussi, j’ai pressé dans mes bras un joyau inestimable qui s’est envolé, murmura tout bas Dindigal. — Puis, après être resté silencieux pendant quelques minutes : — Le chien n’est qu’un chien, dit-il à haute voix ; quand bien même il attacherait à son cou la crinière du lion, il ne ferait peur à personne. Le Makoua, même couvert d’or, ne pourrait effacer le signe fatal qui le marque au front.
Parlant ainsi, Dindigal s’éloigna à pas lents. Son frère ne fit aucun effort pour le retenir ; il savait que pour amener à soi certains poissons brusques en leurs mouvemens, il convient de filer la ligne et de ne pas leur faire sentir la pointe de l’hameçon. Cependant il ne le perdit pas de vue, car il ne désespérait pas d’effacer dans le cœur de son frère la dernière trace d’un soupçon passager dont il était lui-même guéri. — Après tout, pensait-il, je n’ai rien de mieux à faire aujourd’hui, et si je puis le ramener, je n’aurai pas à regretter ma journée.
Pressés de se retrouver dans leur demeure et trop fatigués pour franchir à pied la distance qui les séparait de leur village, le cossever et sa fille prirent place sur un petit chariot du pays, nommé communément voiture malabare. Ce chariot bas et étroit, porté sur deux roues pleines et ouvert à tous les vents, n’offre d’autre abri qu’un dais léger, soutenu par quatre montans : les voyageurs y sont assis dos à dos, les jambes croisées ; sur le timon, rembourré d’un peu de paille, s’accroupit le cocher, qui d’une main tient les rênes des deux bœufs formant l’attelage, et de l’autre leur pince la queue pour les faire marcher plus vite. Il n’y a point place pour les bagages sur ces voitures ; aussi, quand le cossever fut sur le point de partir, une douzaine de portefaix s’empressèrent de lui offrir leurs services. Dindigal s’avança résolument au milieu d’eux, fixa aux extrémités d’une tige de bambou les deux paniers qui contenaient les effets des voyageurs ; puis, ayant placé la perche en équilibre sur son épaule, il se mit à suivre le chariot. Le pêcheur se tenait du côté du vieux cossever, qui ne prenait point garde à lui ; peu importait au vieillard quel était le pauvre diable, Makoua ou autre, qui trottait à ses côtés dans la poussière, pourvu que ses bagages fussent rendus à leur destination. Le chariot allait bon train ; l’essieu criait de manière à agacer les nerfs d’un Européen, mais Palaça n’y faisait pas plus attention que son père. Ils ne témoignaient non plus aucune impatience quand, par l’effet des secousses qu’imprimaient les cahots à leur véhicule, ils se heurtaient un peu rudement les coudes et les épaules.
— Enfin nous sommes à terre, et avant une heure nous revenons notre toit, disait le cossever ; dès demain, je me remets au travail.
— Et mes pauvres fleurs, répondait Palaça ; comme le soleil les aura flétries ! J’ai hâte de les revoir.
— Les fleurs meurent et renaissent dans une semaine ; mais il me faudra plus de temps que cela pour regagner ce que j’ai dépensé ce matin. Nous aurions mieux fait de revenir par terre comme nous étions allés… J’ai eu bien peur pour toi, Palaça !… Avoue qu’il a été bien leste à te repêcher, ce Makoua ! Bah ! ces gens-là sont plutôt des poissons que des hommes !…
Palaça ne répondait rien ; de temps à autre, elle allongeait la tête, cherchant à apercevoir la cime de ses cocotiers. Couvert de sueur, Dindigal courait sur les pierres du chemin, évitant de se montrer encore à la jeune fille. Le cocher malabar, le front ceint du turban de mousseline, le corps enveloppé d’une longue tunique blanche, jetait des regards dédaigneux sur le Makoua, et semblait prendre plaisir à le voir disparaître dans les tourbillons de poussière. Quand le chariot fut près d’arriver, Dindigal força le pas de manière à être rendu le premier. Il déposa son fardeau sur le seuil de la porte, et s’appuya le long de la muraille les bras croisés. En sautant à terre, Palaça l’aperçut ; un cri d’effroi lui échappa, et elle saisit le bras de son père.
— Ah ! dit le cossever, je savais bien que la joie du retour te causerait une vive émotion. Tiens, tiens, comme tout est frais ici ! On dirait que nous sommes partis d’hier.
Palaça fit un pas vers le jardin ; elle ouvrait ses grands yeux, foulait timidement le sol rafraîchi par les irrigations, et regardait avec une secrète terreur le jardin tant aimé, qu’une main inconnue avait soigné en son absence. Elle eût été moins troublée de le retrouver envahi par les herbes parasites et bridé par le soleil. Il y avait là un mystère qui l’inquiétait.
— Tu le vois, dit le cossever, les dieux veillent sur ceux qui vont en pèlerinage… Eh ! mais j’oubliais de payer le porteur qui attend là-bas. Holà, viens ici, Makoua !
Dindigal s’approcha, et porta les mains à son front.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-il.
— Te payer ta course, mon garçon.
— Gardez votre argent, dit le Makoua ; les cinquante roupies que vous m’avez données ce matin, je vous les rends. — Et il les jeta aux pieds du vieillard.
— Vois donc, Palaça, toi qui as de meilleurs yeux que moi, dit le cossever en se tournant vers sa fille, ce doit être le fou que nous avons trouvé ici une fois déjà.
— Oui, répliqua Dindigal, je suis ce fou qui a sauvé votre fille ce matin, et elle avait peur de moi plus que de la vague qui allait l’engloutir ; je suis fou en vérité, car j’ai passé bien des nuits à cultiver ce jardin pour plaire à votre fille, et elle a été tout épouvantée de le revoir en si bon état. Je suis fou quand je m’éloigne d’ici, et fou quand j’y reviens… Palaça, que t’ai-je donc fait pour que tu me traites si durement ? Tu trembles devant moi comme devant une bête malfaisante ; je ne t’ai adorée pourtant que de loin, et je n’ai pas même osé baiser la trace de tes pas.
Palaça se cachait derrière son père, qui ne comprenait rien au langage exalté du Makoua.
— Ce n’est ni pour votre argent, ni à cause de vous que je l’ai sauvée, reprit Dindigal avec impétuosité ; quand la vague l’a prise, il m’a semblé qu’elle n’appartenait plus à personne ; je me suis élancé sur elle comme sur une proie. Elle tremblait sous l’eau, et j’ai eu pitié de sa faiblesse… Tu as raison, Palaça, je suis un pauvre fou. Ce n’est pas ta faute si les dieux, qui t’ont faite si belle, m’ont créé dans une condition abjecte. Je n’avais aucun droit sur toi… Ne crains rien, Palaça, la corneille ne viendra plus effaroucher le cygne blanc. En ton absence, tes fleurs séchaient de regret de ne plus voir leur reine chérie au milieu d’elles. Je les ai arrosées de mes mains, c’est vrai ; mais leur parfum a déjà purifié l’air souillé par la présence du Makoua.
À mesure que Dindigal parlait, sa voix perdait l’accent de la colère, et son attitude devenait moins menaçante. Palaça, d’abord épouvantée par la violence de ses mouvemens, s’était tenue cachée derrière son père. Emue enfin et comme attirée par les dernières paroles du Makoua, elle jeta sur lui un regard de douloureuse pitié et se mit à pleurer.
— Non, non, reprit Dindigal ; il ne faut pas verser des larmes… Réjouis-toi plutôt, Palaça ; souris à ces fleurs, à ton père, à la jeunesse qui brille sur ton front… - En achevant ces paroles, il s’agenouilla sur la poussière, puis se releva précipitamment et partit.
— Écoute, pêcheur, s’écria le vieux cossever : c’est sans doute en expiation de quelque grosse faute commise dans une existence antérieure que tu as été condamné à vivre sous la forme d’un Makoua. Tu pourras renaître dans une condition meilleure, si tu accomplis de bonnes œuvres.
À cette consolante observation, Dindigal répondit en secouant tristement la tête. Marchant à grands pas et comme au hasard dans les étroits sentiers bordés de plantations, le Makoua repassait dans son esprit tous les incidens de sa misérable existence. À travers les dégoûts d’une condition à laquelle il ne pouvait pas se soumettre, il lui semblait saisir le vague souvenir d’un passé plus calme qui le poursuivait comme un regret, et aussi l’espérance d’un avenir meilleur. L’homme a si grand besoin du bonheur, qu’il ne renonce jamais à le poursuivre, même aux heures de désespoir. Imbu de la doctrine des naissances successives, l’Hindou, quand il souffre, se réfugie tranquillement et avec joie dans la mort : pour lui, ce n’est que recommencer une partie perdue avec des chances moins défavorables. Dindigal, fatigué de lutter contre un mauvais sort, subissait l’influence de ces doctrines désolantes qui énervent l’esprit et dessèchent l’âme. Tirant de sa ceinture le couteau que les pêcheurs portent toujours avec eux, il cherchait un coin dans lequel il put se cacher après s’être frappé mortellement et expirer comme un chien loin du regard des hommes. À ce moment, un bras nerveux lui prit le poignet : c’était son frère Bettalou, qui s’était mis sur ses traces et venait enfin de le retrouver. — Que vas-tu faire, Dindigal ? dit Bettalou ; qui veux-tu tuer ?
— Moi-même, répliqua Dindigal ; un coup de couteau dans la poitrine, et je ne suis plus Makoua…
— Et si tu devenais quelque chose de pire encore ? Il y a des êtres plus vils que des parias… Viens, viens par ici !
Dindigal n’avait jamais pu se soustraire à l’ascendant que son frère exerçait sur lui. Il se laissa donc entraîner par Bettalou, qui le conduisit vers une touffe de bambous dont les jeunes pousses formaient un épais fourré. Autour de ce lieu retiré et solitaire, les milans planaient en tournoyant, et les vautours noirs posés sur les arbres voisins allongeaient vers le sol leur cou dénudé.
— Tiens ! dit Betlalou, voilà ce que je viens de découvrir ; regarde ! Se penchant sur la terre, Dindigal aperçut un homme presque nu, la poitrine ouverte par une large blessure et couvert de sang, qui rendait le dernier soupir. Ses yeux ternes s’entr’ouvraient par instans ; ses mains crispées s’accrochaient aux tiges de bambou qui se repliaient sur lui. Par un suprême effort, le moribond tournait la tête comme pour cacher son agonie aux deux Makouas.
— Voudrais-tu être à la place de cet homme ? reprit Bettalou. Les oiseaux de proie sont impatiens de le dévorer, et cette nuit les chacals vont hurler de joie en se disputant les lambeaux de sa chair.
Dindigal épouvanté se détourna avec horreur et ne répondit rien. La vie, qu’il dédaignait quelques minutes auparavant, lui semblait moins insupportable en face d’une pareille mort. Il frissonnait comme s’il eut senti dans sa poitrine la pointe du couteau qu’il avait tenté d’y enfoncer. L’homme qui gisait devant les deux pêcheurs ferma les yeux ; ses traits se contractèrent, ses mains s’ouvrirent, et la pièce de cotonnade rouge qui entourait son front se délia par le dernier mouvement qu’il fit en expirant. Bettalou vit tomber des plis du turban déroulé la petite boite de métal qu’il avait un soir ramassée lui-même sur le bord de la mer. Il la saisit avidement et la secoua à son oreille pour s’assurer que l’anneau et le diamant s’y trouvaient encore. — Pour le coup, s’écria-t-il, je saurai bien la garder ; mais non, prends-la plutôt, Dindigal.
— Brigand ! dit celui-ci en poussant du pied le cadavre du voleur.
— Tu vois bien, reprit Bettalou, qu’il y a des hommes plus dégradés que nous ! Si tu avais reparu en ce monde sous la forme d’un kalla-bantrou, qu’aurais-tu gagné à en sortir si vite ?… Éloignons-nous, mon frère ; les compagnons de ce brigand vont le chercher afin de faire disparaître son corps. Ils auront tenté aux environs quelque expédition hardie dans laquelle celui-ci a été blessé à mort… Marchons.
Dindigal suivit son frère, et ils arrivèrent à la nuit sur le bord de la mer. Les doux Makouas étaient réunis de nouveau sous le même toit.
— Voyons, dit alors Bettalou, réglons nos comptes ; j’ai là deux cents roupies de bon argent enterrées dans le sable, il t’en revient cent.
— Il y a longtemps que ma part d’autrefois est dissipée, répliqua Dindigal, et je n’ai pas droit sur ce que tu as gagné depuis notre séparation.
— Mais tu as toujours ta moitié dans le catimaron et dans les lignes de pêche, dit Bettalou ; c’est clair. Dès demain nous vendrons le diamant, tu prendras ta part, de la somme qu’il nous rapportera, et puis… tu iras vivre où bon te semble. Tu veux être ton maître, n’est-ce pas ?
— Où veux-tu que j’aille ? répliqua Dindigal.
L’aîné des deux Makouas se tourna doucement vers son jeune frère, qui baissait les yeux ; il se fit un moment de silence pendant lequel ces deux misérables pêcheurs, attirés l’un vers l’autre par un courant d’affection fraternelle, éprouvèrent toute la douceur d’une réconciliation sincère. À ce moment-là, ils n’avaient rien à envier à personne.
— Si tu veux me souffrir auprès de toi, Bettalou, je ne te quitterai plus, reprit Dindigal ; je m’ennuie loin de toi.
— Tu es donc bien sûr à présent que je ne t’avais point fait tort ? Voyons, réponds-moi donc, au lieu de dire oui d’un signe de tête.
— Oui, j’en suis sûr, s’écria Dindigal, et j’aurais dû te croire sur parole. J’étais jaloux, j’étais furieux de me sentir dans une si basse condition…, et c’est un malheur dont je ne me consolerai jamais.
— C’est vrai, dit doucement Bettalou, nous sommes des parias, et cette pensée peut causer parfois des accès de chagrin. La douleur t’a rendu injuste. On a des jours mauvais comme la mer, qui se fâche tout d’un coup parce que le vent la tourmente. Et moi aussi, j’ai eu des soupçons, mais ils me faisaient tant souffrir, que je n’ai pas voulu les garder longtemps. Tu te trouves donc bien avec moi, mon pauvre frère ? Tu sens donc que je t’aime ?
— Tu m’aimes, oui, toi seul au monde, répliqua Dindigal en se jetant dans ses bras. Mène-moi où tu voudras, bien loin d’ici… Conduis-moi comme un enfant, et j’obéirai à toutes tes volontés !
— En ce cas, dit Bettalou, qui souriait en essuyant une larme, achetons un dhôni, c’est mon idée, tu le sais bien. Nous naviguerons sur la côte, nous verrons du pays, et nous deviendrons si riches, qu’on ne se souviendra presque plus d’où nous venons.
Pendant plusieurs semaines, Palaça n’osa plus se montrer, tant elle avait peur de se retrouver en face de Dindigal. Son père ne tarda pas à la marier avec un homme de sa caste qui l’emmena aux environs d’Arcot, et elle quitta avec moins de regret qu’elle ne l’aurait cru le jardin jadis tant aimé. Le vieux cossever tomba bientôt en enfance ; il s’imaginait que les dieux s’entretenaient avec lui depuis son pèlerinage au bord du Gange, et les gens du village s’empressaient de pourvoir à tous ses besoins. De son côté, Bettalou fit l’emplette du dhôni qu’il convoitait. Sur ce bâtiment, gréé de quatre voiles, et d’un assez fort tonnage, les deux Makouas n’avaient plus les jambes incessamment balayées par l’eau de mer, comme cela leur arrivait sur le catimaron ; aussi perdirent-ils peu à peu les écailles qui décoraient la partie inférieure de leur corps. Quelquefois, à l’heure où le vent du large cesse pour faire place à la brise plus douce qui souffle sur la côte, Dindigal tombait en ses humeurs noires. Les yeux fixés sur la mer apaisée, il se rappelait les nuits mystérieuses qu’il avait passées à soigner le jardin de Palaça, et d’amers souvenirs lui revenaient au cœur. Le découragement s’emparait de lui si fortement, qu’il voulait se débarrasser de la vie. Bettalou, qui devinait ses pensées, s’approchait de lui, et disait en souriant : — Il fait bon vivre ce soir, Dindigal : si nous chantions des stances en l’honneur du dieu de l’Océan qui nous envoie ces brises de terre tout imprégnées de l’odeur des palmiers !
Dindigal, éveillé de ses sombres rêves par la voix de son frère, obéissait à ce simple appel. Ils chantaient ensemble, au balancement de la vague, quelqu’un de ces hymnes populaires que la tradition a répandus depuis tant de siècles sur tous les rivages de l’Inde. Ainsi Bettalou endormait par de douces paroles les chagrins de son frère, et dès que leurs voix s’unissaient dans un rhythme cadencé, la sérénité revenait de nouveau dans le cœur du plus jeune des deux Makouas.
THEDORE PAVIE.
- ↑ C’est un signe de mauvais augure pour les Hindous.
- ↑ Petit navire de la côte.
- ↑ Grandes barques à fond presque plat faites de bordages cousus ensemble, dont on se sert sur la cote de Coromandel, et particulièrement à Madras, pour traverser les brisans, qu’aucune autre espèce d’embarcation ne peut franchir sans être mise en pièces. La schellingue résiste aux assauts de la vague par le seul fait de son élasticité : n’ayant ni clous ni chevilles de métal, elle cède et ne se rompt pas.
- ↑ Expression triviale dont se servent les mendians de la côte de Coromandel.
- ↑ Bâtiment monté par des Hindous, qui navigue dans la baie du Bentale et sur la cote de Coromandel.
- ↑ Espèce de narguilé fait d’une noix de coco avec une tige de bambou pour tuyau, et dont on se sert au Bengale pour fumer la graine du chanvre [cannabis saliva), vulgairement appelée bhang.