Les Maladies du langage

La bibliothèque libre.
LES
MALADIES DU LANGAGE
D’APRÈS LES TRAVAUX RÉCENS

I. Th. Ribot, les Maladies de la mémoire. — II. Kussmaul, les Troubles de la parole. — III. Bernard, De l’Aphasie et de ses diverses formes. — IV. Ballet, le Langage intérieur. — V. Déjerine, Contributions à l’étude de l’Aphasie (Société de biologie, 1890-1891). — VI. Féré, Paulhan, etc., articles divers dans la Revue philosophique. — VII. Victor Egger, la Parole intérieure. — VIII. Stricker, Du Langage et de la Musique.

Parmi les résultats les plus importans que la psychologie française contemporaine a déjà obtenus, en ajoutant aux anciennes méthodes d’investigation l’expérimentation hypnotique, l’observation des malades et l’anatomie, il faut placer en première ligne l’étude du langage. Certes, aucune étude n’est moins nouvelle que celle-là ; depuis qu’on fait de la philosophie, on s’occupe du langage et de ses rapports avec l’intelligence. Aristote, Locke, Leibniz, Kant, Condillac, ont médité sur ces problèmes ; mais ils ne sont pas parvenus, semble-t-il, à comprendre le mode de constitution du langage ; ils n’ont pas saisi la variété et l’indépendance de ses formes, comme nous pouvons le faire aujourd’hui, en employant un procédé d’analyse qu’ils n’ont pas connu : ce procédé, c’est la maladie.

Il existe, dans un grand nombre d’affections du cerveau, un symptôme psychologique d’une nature particulière, auquel on donne le nom d’aphasie, et qui consiste en une altération de la faculté du langage. L’aphasie réalise sur l’homme, avec une précision étonnante, une expérience de dissociation ; la pensée subsiste, c’est le signe, le mode d’expression de cette pensée, c’est-à-dire le mot, qui est aboli.

Quand une personne, à la suite d’accidens divers, est atteinte d’une aphasie complète, elle conserve son intelligence, elle peut encore se souvenir, raisonner, percevoir les objets qui l’entourent ; mais elle cesse d’être en communication avec ses semblables ; elle ne peut plus parler ni comprendre les paroles qu’on lui adresse ; elle ne sait plus écrire, et devient incapable de lire ; la mimique naturelle est le seul moyen qui lui reste pour se faire comprendre et comprendre les autres. Parfois le geste même est perdu.

Cette personne, pensera-t-on, est atteinte de paralysie. Nullement. Elle ne peut pas parler, et cependant ses organes phonateurs sont intacts ; sa langue et ses lèvres restent mobiles ; il n’y a point d’obstacle mécanique et grossier ; la lésion qui produit l’aphasie est plus délicate, plus complexe ; elle porte sur l’opération intellectuelle du langage, et non sur sa manifestation extérieure. Avant de prononcer un mot, il faut le penser ; c’est cette pensée du mot qui ne se fait plus ou se fait mal chez l’aphasique ; c’est son « langage intérieur » qui est troublé.

Examinons cet état mental, et voyons quelle lumière on peut en tirer pour l’étude de l’intelligence.


I.

Les sciences d’observation ont une marche lente et souvent bien pénible. Si, pour connaître l’histoire de l’aphasie, nous nous reportons à une trentaine d’années, que trouvons-nous ? Des observations équivoques et des interprétations contradictoires. La notion de l’aphasie n’apparaît pas encore ; les troubles du langage sont confondus avec ceux qui proviennent des appareils périphériques de la phonation ; les médecins, en prenant leurs observations, se contentent de formules vagues comme celles-ci : le malade ne parle pas, articulation difficile ou incomplète.

Quant au siège de la lésion qui abolit le langage, on ne sait rien, absolument rien ; il y a des auteurs qui parlent encore des ridicules localisations de Gall, tandis que Bouillaud cherche à démontrer, sans convaincre personne, que le « principe législateur de la parole » siège dans les lobes antérieurs du cerveau.

En 1862, Broca intervient dans le débat, et tout change. Au lieu de fouiller dans des archives, et de chercher des argumens dans des observations anciennes et mal prises, dont on peut tirer toutes sortes de conclusions contradictoires, Broca pose le problème sous une forme expérimentale ; il réunit des faits personnels, récens, susceptibles d’être vérifiés par tous.

Ce qu’il étudie, c’est cette forme particulière d’aphasie qui consiste dans une perte de la parole articulée. Voici dans quelles conditions cette aphasie se présente. Les malades ont une physionomie intelligente ; ils comprennent ce qu’on leur dit, se rendent compte de leur situation, et des choses qui les entourent ; ils donnent l’objet qu’on leur demande, savent compter l’argent, jouer aux cartes ou aux dominos, indiquer par leurs doigts leur âge, le nombre de leurs enfans, l’heure, l’année ; ceux qui ont appris peuvent écrire, et se servir de l’écriture pour donner des ordres, régler des affaires importantes et compliquées. Mais ils sont incapables de parler ; quel que soit leur effort, ils ne peuvent faire qu’une grande expiration, et témoignent de leur impuissance par des gestes désespérés.

Il y en a qui ne prononcent pas un mot, pas même une plainte ou un cri de douleur. Ils sont complètement muets. D’autres répètent sans cesse un vocable dénué de sens ; d’autres conservent un mot intact, et l’appliquent à tout propos et surtout hors de propos ; au lieu d’un mot, c’est parfois une phrase entière, qui revient à chaque instant, véritable cliché inaltérable auquel le malade ne peut rien changer : tel qui peut dire bonjour ne peut pas dire bonbon. Dans des formes plus légères, le malade conserve un grand nombre de mots ; mais certaines parties du discours disparaissent, notamment les substantifs, que l’aphasique est parfois obligé de remplacer par une périphrase.

Telle est l’aphasie motrice dessinée dans ses grands traits ; elle était déjà bien connue du temps de Broca, et on en trouve d’excellens exemples dans les cliniques de Trousseau, qui sont de cette époque. Broca s’est attaché à découvrir la lésion qui produit cette forme d’aphasie, et il y est arrivé avec une sûreté étonnante.

La première observation qu’il fait connaître aux sociétés savantes est celle d’un malheureux aphasique de Bicêtre, qui depuis vingt et un ans qu’il habite l’hospice a perdu l’usage de la parole ; à toutes les questions qu’on lui pose, le malade ne répond que par le monosyllabe tan, répété deux fois ; il est du reste intelligent, comprend tout ce qu’on lui dit, a l’oreille très fine, et passe, parmi ses camarades, pour égoïste et méchant. Frappé successivement de paralysie dans le bras droit, puis dans la jambe droite, il meurt ; et Broca, curieux d’étudier l’état de son cerveau, s’aperçoit avec étonnement que l’hémisphère cérébral gauche a été seul atteint. Quelques mois plus tard, sur un autre aphasique appelé Lelong, Broca renouvelle et confirme son observation première. Lelong est un aphasique qui dispose encore de cinq mots français, un peu altérés. Il attache à chacun d’eux un sens différent. Quand on lui demande son nom, il répond Lelo pour Lelong. Il affirme et nie par oui et par non. Le mot trois sert à exprimer tous les nombres, et Lelong l’accompagne d’un geste de la main, pour rectifier les erreurs qu’il commet forcément avec un seul nom de nombre. Enfin, avec le mot toujours, il fait les réponses auxquelles ne peut servir aucun des mots précédens. Chez ce malade, la lésion est mieux limitée que dans le premier cas, mais la région est la même ; c’est l’hémisphère gauche, plus exactement la troisième circonvolution frontale gauche. Très surpris par ces premiers résultats, qui semblent bouleverser tous les principes de physiologie, Broca multiplie ses recherches. Le problème qu’il poursuit tient en suspens l’attention du monde savant. « Les observations se succèdent rapidement, dit un écrivain contemporain, et leurs auteurs ne revendiquent jamais aucune part dans la découverte. C’est le problème si parfaitement posé par Broca qu’ils veulent résoudre affirmativement ou négativement. MM. Trousseau, Gubler, Charcot, Vulpian lui laissent le mérite de la découverte et la responsabilité de l’erreur. » En avril 1863, Broca a déjà réuni huit faits confirmatifs ; en mars de l’année suivante, ce nombre s’élève à vingt. Dès lors, le problème est résolu, le siège du langage articulé est fixé. Aujourd’hui, à trente ans de distance, les observateurs les plus compétens disent qu’on n’a pas encore rencontré une seule exception sérieuse à la règle posée par Broca.

Considérons un moment ce que cette lésion présente d’intéressant et de caractéristique. Elle siège, avons-nous dit, au pied de la troisième circonvolution frontale gauche ; il y a là une petite quantité de substance grise qui doit être considérée comme l’organe du langage articulé, et dont l’intégrité est nécessaire pour que l’individu puisse exprimer ses pensées par la parole. Ce qui est bien curieux, c’est que la circonvolution de l’hémisphère gauche paraît seule jouer ce rôle. Broca a été le premier frappé d’un fait aussi subversif. C’est avec un « étonnement voisin de la stupéfaction » qu’il signale, dès sa seconde observation, la prédilection étrange de la lésion qui produit l’aphasie pour la moitié gauche du cerveau. Ses adversaires ont même cru trouver dans cette localisation un argument contre sa découverte. Vulpian soutenait que les hémisphères cérébraux doivent avoir les mêmes fonctions symétriquement. Mais les observations doivent prévaloir sur toutes les théories, et aussi, à plus forte raison, sur de simples idées préconçues : c’est un fait que la lésion qui provoque l’aphasie siège à gauche ; et de plus, contre-épreuve intéressante, les destructions de la troisième circonvolution frontale dans l’hémisphère droit ne produisent point d’aphasie. Broca, au lieu de s’insurger contre les faits, en a donné une explication très ingénieuse et très juste, qui est restée dans la science. Il a remarqué qu’un grand nombre d’actes mécaniques, et en particulier les plus délicats, comme ceux d’écrire, de dessiner, etc., sont exécutés presque exclusivement par la main droite ; l’imitation, l’éducation, probablement aussi des influences héréditaires, ont amené ce résultat. Dans toutes les races, les individus sont droitiers des membres ; il n’y a d’exception, à ce que prétend M. Lombroso, que pour les criminels, qui sont ambidextres. Or, comme les mouvemens du côté droit sont, par suite d’un entre-croisement des fibres motrices, dirigés par l’hémisphère gauche, il en résulte que les individus droitiers de leurs membres sont gauchers du cerveau ; c’est notamment avec leur hémisphère de gauche qu’ils écrivent. L’enfant, a conclu Broca, apprend à se servir de cet hémisphère gauche pour parler, comme pour écrire, comme pour exécuter un travail mécanique un peu difficile, et voilà pourquoi la lésion qui produit l’aphasie siège à gauche. Supposons un gaucher frappé d’aphasie, alors les conditions seront interverties ; il se sert de l’hémisphère droit pour accomplir les actes complexes et délicats, et notamment pour parler, c’est à droite qu’il faudra chercher la lésion ; et, en effet, c’est à droite qu’on l’a trouvée.


II.

Après la découverte de Broca, il y eut un temps d’arrêt dans l’histoire de l’aphasie ; cette histoire semblait terminée. On ne s’apercevait pas que la lésion, très restreinte et très spéciale, que Broca avait découverte, correspondait seulement à une espèce d’aphasie, à la perte de la parole. Les altérations du langage sont bien plus variées et plus nombreuses, et tel individu qui est privé de la parole présente souvent plusieurs autres troubles aphasiques ; par exemple, il ne peut plus lire ni écrire. On considérait ces symptômes comme des effets secondaires, liés à la perte du langage articulé, et, faute d’une étude psychologique sérieuse, on négligeait ces complications. Cependant une réaction lente commença à se dessiner. Il parut différens travaux sur l’aphasie où l’on montrait que ces troubles du langage, considérés comme secondaires, peuvent occuper le premier plan et prendre une importance énorme. Nous ne donnons pas de noms d’auteurs, il faudrait en citer trop. Disons seulement que, si la démonstration a réussi à convaincre tout le monde, c’est qu’elle a été faite au moyen d’observations simples, dans lesquelles l’altération du langage se montre à l’état d’isolement complet. On doit ajouter, aujourd’hui, à l’aphasie motrice de Broca, trois autres formes d’aphasie : la cécité verbale, la surdité verbale et l’agraphie. Ce sont là des entités distinctes et non des effets secondaires, comme on le croyait autrefois. Chacune de ces altérations du langage est produite par une lésion qui lui est propre et qui siège dans l’hémisphère gauche du cerveau, comme la lésion de l’aphasie motrice.

Les faits nouveaux ont élargi la notion ancienne de l’aphasie ; on ne comprend plus sous ce nom les troubles seuls de la parole, mais « toutes les modifications si variées, si subtiles parfois que peut présenter, dans l’état de maladie, la faculté que possède l’homme d’exprimer sa pensée par des signes. » Ces troubles du langage se présentent sous deux formes principales : le malade ne comprend pas la pensée d’autrui ou il n’arrive pas à exprimer la sienne ; en d’autres termes, défaut de perception et défaut d’expression. Nous allons commencer par étudier les altérations qui se produisent dans la perception des signes, en retraçant les principaux caractères de la cécité verbale.

La cécité verbale, comme l’indique l’heureux nom donné à ce symptôme, est une cécité pour les mots seulement ; elle met une personne dans l’impossibilité de comprendre le sens des lettres, des syllabes placées sous ses yeux ; le malade, qui a appris à lire, qui lisait naguère, ne comprend plus rien à la lecture ; les bénéfices de son éducation antérieure sont supprimés, il est devenu un illettré.

Quelle est la cause de ce trouble singulier ? Il ne faut pas la chercher dans une lésion périphérique de l’œil, ou dans une abolition de la fonction visuelle ; le sujet continue à voir, bien qu’il existe le plus souvent, avec la cécité verbale, un obscurcissement d’une partie du champ visuel ; la vue est conservée, et serait en tout cas bien suffisante pour permettre la lecture, car le malade distingue nettement les lettres du livre qu’on place sous ses yeux. Il en reconnaît la silhouette et l’arrangement, il peut les copier ; mais ces lettres n’ont pour lui aucun sens, elles ne lui suggèrent aucune idée ; les caractères écrits de sa propre langue lui donnent la même impression que les caractères d’une langue inconnue, de l’hébreu ou du sanscrit. La cécité verbale consiste donc, au point de vue psychologique, dans une altération de l’opération mentale de la perception ; c’est un ordre particulier de perceptions qui est paralysé, les perceptions visuelles acquises et compliquées de la lecture. Le plus souvent, les autres perceptions visuelles continuent à se faire correctement, et le malade reconnaît les objets qu’on lui présente et peut en indiquer clairement l’usage. On en a vu qui jouent aux cartes et aux dominos, bien qu’ils soient devenus incapables de lire.

Le plus souvent, la cécité verbale accompagne d’autres troubles aphasiques au milieu desquels on a parfois peine à la discerner, mais on connaît des observations très pures où le malade présente le seul symptôme de la cécité verbale : il peut parler, écrire, il comprend ce qu’on lui dit ; mais les mots écrits, les livres et les journaux ne signifient plus rien pour lui. Tel est ce malade dont M. Charcot a longuement raconté l’histoire intéressante. C’est un commerçant intelligent et actif qui, un jour, pendant une partie de chasse, perd connaissance. En revenant à lui, il se trouve paralysé du bras et de la jambe du côté droit ; il bredouille, dit un mot pour un autre ; peu à peu la paralysie s’amende. Quinze jours après l’accident, il se croit à peu près rétabli ; il n’éprouve plus guère de difficulté de la parole, il dit seulement de temps en temps un mot pour un autre. La main est assez libre pour qu’il puisse écrire très lisiblement. Il veut donner un ordre relatif à ses affaires, prend une plume et écrit. Croyant avoir oublié quelque chose, il demande sa lettre pour la compléter, veut la relire, et c’est alors que se révèle dans toute son originalité le phénomène de la cécité verbale. Il avait pu écrire, mais il lui était impossible de relire sa propre écriture. A partir de la même époque, il s’est aperçu qu’il lui était impossible de lire un imprimé, tout autant et encore plus qu’une page d’écriture. Pour le guérir, on fut obligé de lui apprendre à lire, comme on aurait fait avec un petit enfant. La rééducation fut assez longue.

Cette observation instructive nous présente réunis deux faits qui sont, en apparence au moins, tout à fait incompatibles : la possibilité d’écrire et l’impossibilité de lire. Les psychologues n’auraient jamais pensé à isoler la faculté de lire et celle d’écrire. C’est la maladie qui montre que ces deux opérations sont indépendantes, et que par conséquent elles doivent s’accomplir au moyen d’élémens distincts. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce sujet.

La surdité verbale, autre forme d’aphasie sensorielle, est pour le sens de l’ouïe ce que la cécité verbale est pour le sens de la vue. Ces deux aphasies sont en quelque sorte calquées l’une sur l’autre. Il est donc inutile de suivre dans les deux cas le même ordre d’exposition ; nous serions obligé de nous répéter. Changeons notre point de vue, et examinons les faits sous un jour un peu différent.

Qu’est-ce que l’audition ? On peut donner à ce mot plusieurs sens bien différens ; on peut distinguer trois espèces d’auditions : 1° l’audition sensorielle ; c’est la perception brute du son comme tel, et de ses qualités élémentaires, de son intensité, de sa hauteur et de son timbre ; 2° la perception des sons, avec intelligence de leur nature et de leur origine ; nous reconnaissons dans la rue le roulement d’une voiture sur le pavé, la parole d’une personne qui cause, le cri de l’enfant, l’aboiement du chien ; tous ces bruits sont des signes que nous interprétons, et auxquels nous attachons l’idée d’un objet ; c’est l’audition des objets ; 3° enfin, la perception des mots, c’est-à-dire la compréhension des paroles entendues ; c’est l’audition verbale.

C’est cette dernière audition qui est abolie dans ce qu’on appelle la surdité verbale. Le malade atteint de cette surdité particulière peut ne rien perdre de son acuité auditive ; on a même remarqué que parfois son ouïe est assez fine pour entendre la chute d’une épingle sur le parquet ; si on l’interpelle vivement, si on pousse un cri derrière lui, il se retourne ; il a entendu. Bien plus, l’audition de choses est conservée ; ce malade peut reconnaître la nature, comme la direction, des bruits qu’il entend. Mais il ne comprend rien à ce qu’on lui dit ; le mot prononcé devant lui n’éveille point d’idée ; il n’est pas entendu comme mot. Le malade est, en quelque sorte, dans la situation d’une personne transportée au milieu d’un peuple parlant une langue inconnue.

Cette altération du langage a été constatée depuis longtemps, et on la retrouve dans une foule d’observations anciennes ; mais le phénomène ne se présentait pas isolé ; le malade qui ne comprenait pas la parole parlée avait d’autres troubles du langage, par exemple il ne parlait pas ; la perte de la parole spontanée semblait expliquer le reste ; c’est une personne qui a oublié les mots, disait-on ; de même qu’elle ne les trouve pas, quand elle veut les prononcer, de même elle ne les reconnaît pas quand elle les entend prononcer par d’autres. Ces explications superficielles ont dû être abandonnées le jour où l’on a vu que la surdité verbale peut coïncider avec la conservation de la parole, et que par conséquent les deux opérations sont distinctes et indépendantes.

Cette indépendance était bien manifeste chez un malade de Wernicke, qui répondait aux questions orales, mais sans les comprendre. On lui demande : « Comment allez-vous ? — Je me porte très bien, je vous remercie. — Quel est votre âge ? — Cela va bien, merci. — Quel est votre âge ? — Voulez-vous dire comment je m’appelle, comment j’entends ? — Je voudrais savoir quel est votre âge ? — Justement, je ne le sais pas, comment je l’entends appeler, etc. » Ainsi, ce malade ne comprenait pas ce qu’on lui disait, mais pouvait parler. Un autre, dont l’observation est rapportée par Giraudeau, pouvait en outre lire et écrire ; de sorte qu’il comprenait les questions qu’on lui adressait par écrit, et pouvait y répondre, soit par écrit, soit de vive voix. Mais le mot sonore, le mot qui retentissait à ses oreilles était pour lui aussi dénué de sens précis que le bruit du vent ou le roulement d’une voiture.

La surdité et la cécité verbales sont, remarquons-le, des aphasies sensorielles, qui empêchent les malades de comprendre le langage d’autrui. Il existe en outre des aphasies motrices, qui empêchent le malade d’exprimer sa pensée. Ces aphasies motrices sont aussi bien limitées, aussi indépendantes que les autres, et peuvent exister à l’état de pureté, sans complication d’aucune sorte ; le malade comprend la parole parlée et la parole écrite, mais il devient incapable de parler ou d’écrire.

La perte de la parole articulée, ou aphasie motrice d’articulation, nous est déjà connue ; nous en avons dit quelques mots en relatant les belles observations de Broca ; nous n’y reviendrons pas pour le moment. Il nous reste à dire un mot d’une seconde forme d’aphasie motrice, l’agraphie.

On désigne sous le nom d’agraphie la perte de la faculté d’écrire ; c’est une maladie du langage, qui est restée obscure et négligée jusqu’en ces dernières années ; on se contentait en général de cette remarque banale et peu juste que les aphasiques (ceux qui sont privés de l’usage de la parole) écrivent au moins, aussi mal qu’ils parlent, et que ceux qui ne peuvent pas parler du tout sont également incapables d’écrire. Il a fallu qu’on rencontrât des observations où l’agraphie existe seule pour qu’on comprît que cette altération du langage peut être produite par une lésion spéciale, et n’est pas une conséquence nécessaire de la perte de la parole. Cependant cette démonstration n’a pas encore été donnée en termes définitifs ; il y a des auteurs qui considèrent l’agraphie comme une forme particulière d’aphasie ; d’autres n’y voient qu’un effet d’autres troubles du langage. La question est encore à l’étude.

On vient d’étudier quatre formes principales d’aphasie ; ce nombre de quatre n’a rien de nécessaire ni de fatidique ; il est vrai d’une vérité approximative, comme le nombre sept pour les couleurs du spectre ; on n’a guère analysé jusqu’ici que quatre formes d’aphasie : certainement il en existe bien d’autres, telles que l’abolition du geste et de la mimique, la cécité musicale, etc.

III.

Nous connaissons les faits ; il s’agit maintenant de les analyser, et de voir quelle lumière on peut en tirer pour l’explication du mécanisme du langage. Ce n’est pas aux auteurs anciens que nous demanderons des renseignemens sur ce point délicat ; ils n’ont trouvé que des explications extrêmement confuses ; un mot semble les avoir beaucoup embarrassés, c’est celui d’amnésie. On entend par amnésie en médecine la perte de mémoire. Les auteurs se sont demandé quel rapport il existe entre l’amnésie et l’aphasie, et quelques-mis, les moins prudens, se sont efforcés de distinguer les deux choses ; travail absolument stérile, puisque l’aphasie est l’altération d’une opération psychologique, le langage, dont l’acquisition repose sur la mémoire. Le langage est la mise en œuvre de la mémoire des signes, et par conséquent la perte du langage suppose une amnésie des signes.

C’est M. Charcot qui a construit la théorie psychologique la plus complète du langage, en se servant des élémens fournis par l’aphasie. Il est juste de remarquer que, bien avant cet éminent auteur, divers observateurs ont élucidé certains points importans, et que Broca, par exemple, a parfaitement saisi le mécanisme de l’aphasie motrice, qu’il considérait comme un trouble de coordination ; mais nous préférons exposer ici la théorie de M. Charcot, parce qu’elle embrasse tous les cas connus d’aphasie ; elle est claire, complète, d’une belle ordonnance, peut-être légèrement schématique ; mieux que toute autre, elle se prête à une discussion de psychologie. Son principal caractère est de présenter un décalque des faits cliniques. M. Charcot a pris pour point de départ l’existence de quatre formes d’aphasie, dont chacune est indépendante des autres, car elle peut se présenter isolément ; il a donc été conduit à admettre que le langage, dont ces phénomènes sont des altérations diverses, est lui aussi composé d’un certain nombre d’opérations mentales autonomes ; et, comme ces opérations sont en définitive des acquisitions de la mémoire, il en résulte que chaque individu possède, quand il emploie le langage conventionnel, quatre espèces de mémoire ; il y a une mémoire spéciale pour la lecture, une autre pour la compréhension des mots entendus, une autre pour l’expression des mots par la parole, et une quatrième pour leur traduction graphique. Chacune de ces mémoires utilise des matériaux qui lui sont propres ; elle se suffit à elle-même et n’a pas besoin du concours des autres pour jouer son rôle.

Cette théorie de la pluralité des mémoires est, dans une certaine mesure, nouvelle en psychologie. Les anciens auteurs ne l’ont pas connue ; pour eux, la mémoire est une faculté unique, toujours identique à elle-même ; ils étaient trop bons observateurs pour n’avoir pas remarqué que chaque personne n’évoque pas avec la même exactitude tous les genres de souvenirs ; mais ces inégalités naturelles des diverses formes de la mémoire étaient mises sur le compte de l’attention et de l’habitude. M. Taine, puis M. Ribot, ont réagi contre cette tendance, M. Charcot a définitivement établi l’existence des mémoires partielles, au moyen d’observations irréfutables. Indiquons maintenant, à la lumière des idées précédentes, comment le langage se constitue. L’enfant apprend sa langue par deux opérations qui, bien qu’elles se mêlent et se combinent de la façon la plus complète, sont distinctes de nature ; il retient les paroles qu’on prononce devant lui, et il essaie de les répéter ; la première opération met en œuvre la mémoire auditive, et la seconde la mémoire motrice d’articulation. Supposons que, voulant apprendre à l’enfant le nom d’un objet nouveau pour lui, on lui montre une cloche ; en même temps on la lui fait toucher et on la fait vibrer à ses oreilles ; on lui donne ainsi un certain nombre de sensations, qui en se groupant dans sa mémoire représenteront l’idée de la cloche ; il aura la notion de l’objet. Si en même temps qu’on lui désigne l’objet, on lui en dit le nom, si on prononce à haute voix le mot : « cloche ! » on provoque une sensation auditive, qui, en se déposant dans sa mémoire, deviendra une image, l’image auditive du mot. L’image auditive s’associant avec l’idée de l’objet, et ceci ne se fait pas sans beaucoup de tâtonnemens et d’erreurs, l’enfant comprendra désormais le sens du mot cloche, quand il l’entendra prononcer ; il aura ce que nous avons appelé de l’audition verbale.

Jusqu’ici la mémoire auditive a seule été sollicitée. Bientôt l’enfant, poussé par ce besoin d’imitation qui lui rend de si grands services, va chercher à prononcer à son tour les mots qu’on lui a appris ; il s’efforce de coordonner les mouvemens de son appareil phonateur pour articuler ce son spécial ; s’il est encore inexpérimenté, il tâtonne, hésite, se trompe, se reprend ; il utilise les sons qu’il articule déjà, il les modifie dans le sens désirable, et le mot est prononcé. Par l’exercice, la coordination se perfectionne ; une trace en reste, ce qu’on appelle aujourd’hui un résidu moteur ; il en résulte qu’à l’avenir l’enfant aura moins de peine à prononcer le même mot, parce qu’il sait comment on doit mouvoir la langue et les lèvres ; bref, il a acquis la mémoire motrice du mot.

Plus tard, l’éducation intervient, l’enfant apprend à lire et à écrire ; ce sont deux modes perfectionnés du langage qui s’acquièrent par les mêmes procédés que les précédens. Quand l’enfant apprend à lire, il grave dans son esprit la forme des lettres, leur silhouette visible, et il associe ces images visuelles aux autres images du mot qu’il possède déjà. L’acquisition de l’écriture se fait par le souvenir des mouvemens nécessaires pour tracer les lettres, c’est une mémoire motrice graphique. Ainsi, le langage est la mise en œuvre de quatre mémoires principales ; chaque mot de la langue peut donner lieu à quatre opérations psychologiques ; il peut être représenté par quatre images ; il est, suivant les occasions, une forme visible, un son, une articulation de la voix, un mouvement de la main.

Ces quelques notions suffisent pour faire comprendre, au moins d’une manière schématique et abrégée, le mécanisme des différentes formes de l’aphasie et la raison de leur indépendance. Si c’est la mémoire visuelle qui est atteinte, c’est-à-dire si une personne perd la mémoire visuelle des signes écrits, et cette mémoire seulement, elle ne pourra plus reconnaître l’écriture qu’on place sous ses yeux : cette écriture ne lui rappellera aucun souvenir antérieur, elle paraîtra nouvelle, et par conséquent n’éveillera aucune idée. La mémoire auditive des mots est-elle perdue, la personne entendra les mots qu’on prononce devant elle ; mais ces mots, n’éveillant pas l’écho auditif des mots semblables qu’elle a déjà entendus, retentiront à son oreille comme les accens d’une langue nouvelle et incomprise ; elle ne comprendra pas. Si c’est la mémoire motrice d’articulation qui est atteinte, la personne ne saura plus comment il faut s’y prendre pour articuler des sons intelligens ; elle ne pourra plus prononcer les mots, elle deviendra aphasique. Enfin, si la mémoire motrice graphique est perdue, la personne ne se rappellera plus la série des mouvemens à exécuter avec les doigts et la main pour tracer des lettres, elle ne pourra plus écrire et deviendra agraphique. En résumé, chaque mode du langage a sa mémoire, ce qui fait autant de mémoires partielles et indépendantes qu’il y a de modes d’expression de la pensée ; une de ces mémoires est-elle compromise, un mode d’expression est perdu, mais les autres sont conservés ou peuvent l’être.

Un petit détail d’observation que nous n’avons pas encore mentionné fera bien comprendre cette action indépendante des mémoires dans l’aphasie. On se rappelle l’histoire de ce malade qui ne pouvait plus relire l’écriture qu’il venait de tracer ; affecté de cécité verbale, il avait perdu l’image visuelle du mot, de sorte que la vue du caractère écrit ne provoquait aucune idée. Mais il avait imaginé un artifice pour comprendre le sens des mots, il lisait avec sa mémoire motrice ; c’est ce qu’on remarqua un jour, pendant qu’il cherchait à épeler des lettres ; avec l’extrémité de l’index de sa main droite, il retraçait successivement toutes les lettres ; ces mouvemens de sa main lui donnaient l’image motrice du mot, et de la sorte, il parvenait à lire en écrivant.

Cette conception de l’aphasie a été résumée et en quelque sorte matérialisée dans un schéma que nous n’avons pas besoin de reproduire ; le lecteur, en suivant notre texte, pourra le retracer du bout de sa plume. Quatre mémoires, avons-nous dit, servent de fondement au langage. Représentons les centres nerveux affectés à ces mémoires, ou, comme dit Kussmaul, les ateliers de ces images, par quatre petits cercles, qu’on peut disposer en carré, pour la commodité du dessin ; au centre du carré on placera un cinquième cercle pour représenter le centre des idées, appelé parfois par les physiologistes le sensorium commune ; tout ceci est purement conventionnel, bien entendu ; ce sont des symboles, rien de plus ; mais ils peuvent être utiles et éclaircir nos idées. Pour compléter le schéma, il faut, par un signe, représenter les organes périphériques ; l’œil sera mis en relation avec le centre de la mémoire visuelle par un trait d’union ; l’oreille, de même, avec le centre auditif ; la main avec le centre graphique, la bouche avec le centre de l’articulation. Un dernier détail, et notre dessin est terminé ; il faut marquer les relations multiples qui existent entre les quatre centres du langage ; prenons la lecture ; après avoir lu un mot, on peut le prononcer à haute voix ou l’écrire, et cela sans le comprendre ; il y a donc une communication à indiquer entre ces trois centres, et on le fera en établissant entre ces cercles un trait d’union. On peut même considérer a priori comme infiniment probable que chaque centre est ou doit être à l’occasion en communication avec n’importe lequel des quatre autres centres ; il faut donc que de chacun d’eux partent trois traits d’union, sans compter ceux qui se rendent aux organes périphériques. Tout cet ensemble de lignes complique un peu la figure, mais seulement à première vue ; et nous sommes persuadé que les lecteurs qui ont bien voulu en construire une, tout en lisant notre texte, n’auront nulle peine à s’y retrouver.


IV.

La théorie qu’on vient de lire est trop simple pour rendre compte de toutes les complications de l’aphasie. On a été obligé de la modifier, en tenant compte d’un grand nombre de facteurs, que je crois pouvoir réduire à deux : la constitution psychique du malade, et le siège anatomique de la lésion qui produit l’aphasie. Les idées que M. Charcot a émises le premier sur la constitution psychologique de l’individu ont eu un grand retentissement dans le monde philosophique comme dans le monde médical. On en trouve la preuve dans de nombreux travaux publiés depuis ; chacun parle aujourd’hui du type visuel, du type auditif et du type moteur ; on en parle un peu à tort et à travers, on en use et on en abuse ; mais il reste un fait bien acquis, c’est que nous ne sommes pas construits tous sur le même modèle, c’est que nous avons chacun notre manière de nous souvenir, de penser, de raisonner, et que notre psychologie intellectuelle, comme nos sentimens et nos passions, porte une marque personnelle ; cette marque résulte en particulier de la prépondérance que certaines sensations et certaines images acquièrent dans nos habitudes d’esprit. Ceci sera facile à comprendre au moyen de quelques exemples ; empruntons-les à l’étude du langage intérieur.

Quand nous pensons avec un peu de netteté, mais sans parler, la pensée se présente à nous accompagnée de son signe. Ce signe, c’est un mot qui, dans ce cas, reste intérieur, et n’a pas assez de force pour s’exprimer au dehors par un mouvement ou un geste. Quelle est la nature de ce signe ? Il varie beaucoup suivant les individus, quoique chacun s’imagine volontiers que tout le monde lui ressemble. Pour les uns, c’est un murmure intérieur, vague et confus, parfois une vraie parole nette et bien timbrée, qui accompagne le cours de la pensée ; ces personnes s’entendent penser, elles se représentent les mots sous forme d’images auditives, ce sont des auditifs. M. Egger, qui a écrit un bel ouvrage sur la Parole intérieure, paraît faire partie de cette catégorie, où doivent probablement figurer beaucoup de musiciens. Il en est d’autres, plus rares à la vérité, qui, au lieu d’entendre le mot pensé, le lisent ; chez eux, l’idée ne suggère pas une image verbale, mais une image visuelle. Appelés à faire un cours, ils le prononcent en lisant mentalement leur manuscrit. On les appelle des visuels. Il est à remarquer que, sans doute par un effet de notre éducation, qui nous familiarise avec les mots entendus avant de nous apprendre à lire, la mémoire verbale est plus souvent auditive que visuelle. C’est quand on veut se représenter un objet concret, comme un chien, une fleur, une maison, qu’on fait appel à la vision mentale ; si on pense au mot, on se le représente le plus souvent sous la forme du son. Il y a cependant des exceptions à cette règle ; les recherches toutes récentes de M. Ribot l’ont prouvé ; certaines personnes, priées de penser à un objet matériel et d’indiquer l’image qui s’est formée la première à l’esprit, disent qu’elles ont vu le nom écrit de cet objet ; elles ont eu une image visuelle typographique. Voici maintenant le type moteur, celui qui ne peut pas penser à un mot sans une tendance à l’articuler. M. Stricker, qui relève de ce type, a décrit son cas avec beaucoup de détails ; il ne peut penser à un mot ou à une lettre, à un son, sans en avoir une sensation distincte dans les organes articulatoires, par exemple dans les lèvres quand il pense à la consonne B. Enfin, pour terminer, citons le type indiffèrent ; il peut à volonté faire appel à toutes les mémoires, c’est un type terne et incolore, mais il représente le parfait équilibre des fonctions.

Chacun des individus appartenant à un type distinct se sert à sa façon de l’appareil compliqué du langage ; il emploie de préférence une de ses mémoires et néglige les autres. L’auditif, pour prendre un exemple qui suffira, fait une application de l’image auditive à toutes les formes du langage ; ainsi : 1° dans l’audition, il utilise l’image auditive pour comprendre ce qu’on lui dit ; c’est, du reste, la règle commune ; 2° dans la lecture, les signes visuels n’éveillent chez lui l’idée que par l’intermédiaire de l’audition ; il ne comprend le sens du mot lu, du mot maison, par exemple, que parce que le caractère imprimé qu’il a sous les yeux évoque le souvenir d’un son articulé. Ce phénomène n’est peut-être pas particulier à l’auditif. Quelques auteurs, Lichtheim, par exemple, ont soutenu que chez tous les individus le centre visuel des mots est subordonné au centre acoustique ; 3° dans la parole spontanée, il entend retentir en lui les mots avant de les prononcer ; 4° dans les mouvemens de l’écriture spontanée, c’est aussi l’image auditive qui dirige sa main. Cet auditif est-il frappé dans une de ses circonvolutions cérébrales, que va-t-il en résulter ? La destruction de la mémoire auditive des mots produira des effets bien plus graves que celle des autres mémoires ; car elle le privera, dans une certaine mesure, de tous les modes d’expression ; il perdra la faculté de lire, d’écrire et de parler ; il deviendra un aphasique complet. Ce sont là, si je puis proposer un terme nouveau, des aphasies par induction ; il est souvent difficile de les distinguer des aphasies ordinaires ; le médecin se guide au moyen de petits signes parfois insignifians ou inconstans ; par exemple, l’aphasie par induction peut s’amender ; elle cesse le jour où le malade a appris à utiliser les mémoires qui lui restent ; puis le trouble du langage est moins profond que dans le cas où le centre même est détruit ; l’auditif, qui ne peut plus parler, parce qu’il a perdu les images auditives des mots, conserve néanmoins le centre moteur verbal ; ce centre peut donc continuer à fonctionner et des mots sont prononcés correctement ; ce qui manque, c’est l’action directrice que les images auditives exerçaient sur la parole ; ainsi le malade dit souvent un mot pour un autre et son langage devient parfois inintelligible (paraphasie).

Nous avons remarqué tout à l’heure que le siège de la lésion qui produit l’aphasie peut en modifier profondément la physionomie et faire apparaître des complications spéciales. C’est là une étude toute récente ; il n’y a pas dix ans qu’on l’a entreprise, et les résultats qu’on a déjà obtenus sont extrêmement curieux ; je voudrais montrer en quoi ils intéressent la psychologie d’une manière spéciale. Les recherches que nous faisons sur les états de conscience nous amènent à constater deux ordres de phénomènes primordiaux dans l’intelligence : des images et des associations. D’autre part, les études que les anatomistes poursuivent à l’aide du microscope et des réactifs sur la structure interne des centres nerveux leur montrent que ces centres sont composés de deux élémens principaux : des cellules et des fibres. Le parallèle entre ces deux ordres de résultats est trop facile à établir pour qu’on l’ait négligé, et grâce à ce parallèle on a cherché à pénétrer dans le mécanisme intime de la substance nerveuse. Je crois qu’on n’a encore trouvé que des hypothèses, et que jusqu’ici les hypothèses faites restent invérifiables ; ces études sont difficiles, pleines d’écueils ; et tel résultat anatomique paraît très simple à interpréter pour un psychologue, tandis que l’histologiste le trouve enveloppé d’obscurité. On doit donc accueillir avec empressement toutes les lumières nouvelles que les études de psychologie sont susceptibles d’apporter. Il faut, ce nous semble, compter sur l’aphasie. Les altérations cérébrales qui produisent ce symptôme présentent cet intérêt qu’elles frappent, dans certains cas, les centres nerveux eux-mêmes, situés dans l’écorce grise du cerveau, et dans d’autres cas, les fibres qui sont placées au-dessous de ces centres et y aboutissent. Il y a donc tantôt lésion isolée des cellules, tantôt lésion isolée des fibres. L’étude comparative des effets psychologiques produits par ces deux espèces de lésions mérite donc un examen attentif ; elle promet beaucoup.

On désigne en Allemagne sous le nom d’aphasies de conductibilité les altérations du langage produites par la seule destruction des fibres ; M. Déjerine, qui depuis plusieurs années étudie cette forme d’aphasie, en a rapporté des exemples typiques ; citons celui d’une malade qui peut lire à haute voix, mais sans comprendre ce qu’elle lit ; la lésion ne porte pas sur le centre de la mémoire visuelle ou auditive, car dans ce cas la lecture ne pourrait pas se faire ; il y a rupture des communications entre les centres des mots et le centre des idées. C’est ce qui se passe aussi chez certains malades qui répètent comme des échos les mots qu’on prononce devant eux, mais sans en percevoir la signification. Il y a une variété d’aphasie de conductibilité qui est bien curieuse et mérite une mention ; on lui a donné le nom d’aphasie motrice sous-corticale, pour indiquer que la lésion n’intéresse pas la couche de substance grise qui forme l’écorce du cerveau, mais seulement les fibres blanches conductrices qui se trouvent au-dessous. Si nous envisageons le siège de la lésion au point de vue psychologique, nous nous exprimerons un peu autrement ; nous dirons que le centre moteur des mots n’est pas détruit, mais que les communications entre ce centre et les organes phonateurs sont suspendues. Il en résulte une conséquence curieuse ; le malade peut se représenter le mot sous la forme motrice, bien que son larynx reste muet : pouvant se représenter le mot, il perçoit le nombre de syllabes dont il est composé, et indique ce nombre, si on le lui demande, par un signe quelconque, par exemple des pressions de la main.

En résumé, on voit que nous connaissons aujourd’hui trois formes d’aphasie : l’aphasie par lésion directe des centres verbaux, l’aphasie par induction, et l’aphasie de conductibilité. Ces formes diverses sont souvent bien difficiles à démêler et à reconnaître. Nous avons tenu à en parler pour montrer la complexité des études expérimentales, et notre exposition n’aurait pas été fidèle si nous les avions négligées.

Et maintenant, écartons les détails des observations particulières, pour nous en tenir à une vue d’ensemble. Quelle est la conclusion à retenir, après une étude psychologique de l’aphasie ? Quel est l’enseignement qui se dégage des faits pathologiques ? Trois propositions le résument, à notre avis : d’abord, pluralité et indépendance des mémoires verbales, qui se distinguent par la nature des images évoquées ; en second lieu, prépondérance fréquente d’une de ces mémoires sur les autres ; et enfin solidarité, concours harmonieux de toutes ces mémoires, de façon à former, dans les conditions normales, cet ensemble bien coordonné de sensations, de pensées et d’actes qu’on appelle le langage.

Ne croyons pas ces faits contradictoires : ne nous étonnons pas que des activités psychologiques puissent à la fois garder leur individualité et concourir à une œuvre commune. C’est là le secret de l’organisation et de la vie.


ALBERT BINET.