Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/12

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 46-53).


XII


Comme le désirait mon maître, nous fûmes de retour avant la nuit. Il laissa descendre M. de Saumery le premier, pour lui donner le temps de prévenir la marquise de la rencontre qu’ils avaient faite aux Rochers. Cette nouvelle empêcha madame de Révanne de s’étonner du trouble qui paraissait encore dans les yeux de son fils. Elle le remercia de s’être arraché au plaisir d’une si agréable compagnie pour venir retrouver la sienne, et l’engagea à se retirer de bonne heure, pour se reposer d’une journée qui paraissait l’avoir beaucoup fatigué. Mais cette journée n’était pas finie pour Gustave. En ayant l’air de céder aux sollicitations de sa mère, il était effectivement monté chez lui pour s’y déshabiller ; mais il s’était mis ensuite à écrire, et s’interrompant à chaque instant, pour me demander des renseignements sur la route de traverse qui conduisait à cette petite porte du parc de B***. Je devinai son projet ; mais, respectant l’intention qu’il montrait de n’en point parler, je m’appliquai simplement à lui donner l’itinéraire de cette route avec tant de détails, qu’il ne pût s’égarer, même en la parcourant de nuit. Lorsqu’il se crût suffisamment instruit, il m’envoya coucher, et se remit à écrire. Mais la curiosité, qui est infatigable, me tint éveillé. Caché derrière la persienne d’une fenêtre qui donnait sur le jardin, j’aperçus bientôt, à la faveur d’un beau clair de lune, Gustave qui se dirigeait du côté de la grille du parc dont il avait la clef. J’attendis longtemps à la même place, espérant que la nuit, en calmant son esprit, lui inspirerait peut-être la sage résolution de renoncer à cette folle démarche ; mais le diable de l’amour en avait ordonné autrement.

Tourmenté par l’inquiétude de savoir mon jeune maître ainsi livré à tous les hasards d’une grande aventure, je m’endormis à travers mille suppositions de bonheur et de malheur pour lui ; et j’y rêvais encore lorsque le bruit de sa sonnette me réveilla à l’heure accoutumée. Je ne fus pas longtemps à me rendre à ses ordres, car je brûlais de lire dans ses yeux ce que bien certainement sa bouche ne me dirait pas. Je le trouvai couché, il ne restait aucune trace du changement de sa toilette, et j’aurais été tenté de croire que je m’étais trompé sur son absence, si le feu de ses regards et le son de sa voix n’avaient trahi son trouble et son ivresse.

— Quoi ! tu dormais encore ? m’a-t-il dit ; tu es ordinairement plus matinal.

— Il est vrai, lui répondis-je, j’ai ce matin oublié l’heure.

— Tiens, voilà de quoi te la rappeler, reprit-il, en me donnant une de ses montres qui était accrochée à son lit.

— C’est cela, pensai-je, après l’avoir remercié ; généreux comme un jour de succès ? qui n’a pas éprouvé ce besoin de faire profiter de son bonheur ceux même qui doivent l’ignorer ?

— Tu es peut-être encore fatigué de ta course d’hier ? ajouta-t-il avec bonté.

— Oh ! non, monsieur. Je suis prêt à la recommencer.

— Puisque c’est ainsi, tu vas porter cette lettre à madame de Civray. Je l’ai laissée hier fort souffrante, et je désire avoir de ses nouvelles.

— Quoi ! elle était malade hier ? Cela me surprend ; jamais elle ne m’a paru plus fraîche et plus jolie.

— Cependant elle venait de se trouver mal quand tu l’as vue.

— C’est peut-être de surprise ; elle ne s’attendait guère à vous trouver là, à moins pourtant que M. de Norvel ne l’en ait prévenue, car ils me paraissent en grande confiance tous deux, ajoutai-je d’un ton qui semblait en vouloir dire beaucoup plus.

— Tu te trompes, reprit Gustave, sans se douter du piége que ma curiosité lui tendait ; Alméric a bien conçu le malin projet de me rendre jaloux : c’est, dit-on, un plaisir que les meilleurs amis ne se refusent jamais entre eux ; mais la pureté du cœur de Lydie ne pouvait se prêter à tourmenter le mien par un jeu si perfide. La noblesse de son âme, qui s’impose à tout sentiment factice, aurait dû me garantir d’un soupçon dont je rougis encore. Non, Lydie succomberait aux chagrins d’un amour qu’elle condamne, plutôt que d’en punir l’objet par une trahison. Tout en elle respire la candeur ; et l’homme le plus corrompu respecterait jusqu’à sa faiblesse.

Je me gardai bien d’interrompre par la moindre réflexion un discours auquel la reconnaissance la plus vive trouvait toujours quelque chose à ajouter. D’ailleurs, je me plaisais à entendre ce témoignage parlant de l’effet du bonheur sur un cœur généreux. J’ai toujours plaint celui que l’accomplissement de ses désirs rendait à la froideur et à l’ingratitude ; il ignore la meilleure part des bienfaits de l’amour, et même de l’amitié, qui ont attaché autant de bonheur à remercier qu’à recevoir.

Il était impossible de m’en apprendre davantage sans me rien confier : moins de discrétion m’aurait paru blâmable ; mais, tout en l’approuvant, je formais le projet de la déconcerter, non par quelque preuve de ma pénétration qui rendait toute feinte inutile. Cependant je partis pour B*** sans laisser échapper un mot qui trahît ma pensée. Madame de Civray était encore au lit lorsque j’arrivai ; on me dit que, se trouvant indisposée, elle avait demandé à passer la journée dans son appartement. Présumant qu’elle reposait encore, je répondis que j’attendrais son réveil.

— Je ne crois pas qu’elle dorme, reprit madame Le Noir d’un ton mystérieux ; mais je vais m’informer si l’on peut vous recevoir. Madame d’Herbelin est en ce moment chez madame et je les crois occupées toutes deux à lire une lettre du chevalier de Civray, qui a été remise ici par un paysan de la Vendée, il n’y a qu’un instant ; peut-être madame y voudra-t-elle répondre sur-le champ : car, vous l’imaginez bien, ce plaisir-là passe avant tous les autres.

— Et quelquefois après, dis-je tout bas, en réfléchissant avec humeur à l’arrivée de cette maudite lettre.

— Voilà bien, pensai-je, encore un des coups de cette providence maritale qui ne manque jamais à venger l’injure lors même que la victime doit l’ignorer toujours ! Ce paysan avait bien besoin de braver tant de dangers pour venir apporter ce beau recueil de tendresses intempestives, car, dans mon impatience, je composais l’épitre du chevalier à ma guise, et l’accusais déjà de réunir tout ce qui pouvait empoisonner le bonheur de ces pauvres amants. Je calculais juste relativement à madame de Civray, et lorsqu’on vint m’avertir de passer dans sa chambre, je n’eus qu’à lever les yeux sur elle pour me convaincre du pénible état de son âme. Cependant, à travers les signes d’une douleur concentrée, je m’aperçus du plaisir que lui causait ma présence. C’était presque la sienne. Je venais de le voir : il m’avait sans doute remis quelque nouvelle assurance de son amour pour elle ; j’étais le premier à qui il eût parlé depuis que sa bouche avait prononcé les plus tendres serments. Enfin je brillais à ses yeux d’un reflet enchanteur ; et si j’étais poëte, ou même académicien, il ne tiendrait qu’à moi de me comparer en cette occasion à la lune réfléchissant les rayons du soleil ; mais, outre que ce serait calomnier mon visage, je n’ai pas l’ambition d’élever mon humble prose au noble galimatias de ces vers non rimés qui servent indifféremment à plaider pour et contre la même cause, et qui ornent aussi bien le récit d’une galante historiette que les déclamations d’un écrit sur la politique. Tant de ridicule n’appartient qu’au sublime ; et ma médiocrité se rend justice en m’imposant la loi d’être aussi simple que je voudrais être amusant.

        On connaît du pathos les disgrâces tragiques :
        Et souvent on ennuie en termes magnifiques.

En voyant madame d’Herbelin au chevet du lit de madame de Civray, j’hésitai d’abord à parler du sujet de mon message ; mais Lydie ayant avancé la main comme pour recevoir un billet attendu, je le lui donnai : elle le serra, sans l’ouvrir, dans un portefeuille qui lui servit de pupitre pour tracer à la hâte quelques lignes, tandis que madame d’Herbelin, tout occupée de lire une grande lettre, s’écriait :

— Pauvre garçon ! que je le plains ! Courir ainsi, de ville en ville, implorer des secours étrangers, et se voir si souvent réduit aux privations les plus cruelles, tandis qu’il pourrait être si parfaitement heureux dans sa famille et près de son aimable femme ! Vraiment j’admire sa persévérance ; à sa place je risquerais tout pour venir ici, et peut-être bien le verrons-nous arriver au premier moment.

Ces derniers mots couvrirent d’une pâleur mortelle le visage de madame de Civray. Elle essaya d’interrompre une conversation qui la tuait.

— J’ai voulu vous voir, me dit-elle d’une voix étouffée, pour vous prier, Victor, de ne point parler de mon indisposition au château de Révanne : on pourrait s’en alarmer, et je serais désolée d’inquiéter ma tante pour si peu de chose.

— N’oubliez pas, ma chère, interrompit à son tour madame d’Herbelin, de lui faire dire que nous avons reçu de bonnes nouvelles de votre mari.

— Je n’y manquerai pas, madame, m’empressai-je de répondre, pour en épargner la peine à madame de Civray ; dont l’accablement faisait pitié.

Puis, voulant lui rappeler quelques motifs de consolation, j’ajoutai :

— Cette nouvelle augmentera encore la joie qui règne au château depuis que M. Gustave a recouvré la santé et même la gaieté ; car jamais je ne l’ai vu de si bonne humeur que ce matin. Aussi madame la marquise ne cesse-t-elle de rendre grâce à Dieu de cette guérison, car elle se mourait elle-même en voyant souffrir son fils. Et madame sait bien, dis-je, en m’adressant à Lydie, que la même providence qui a sauvé le fils a conservé la mère.

À ces mots une expression divine se peignit dans les yeux de madame de Civray, et je me sentis presque aussi ému qu’elle, lorsque d’une voix attendrie elle me dit :

— Brave Victor, je vous sais bon gré de partager ainsi le bonheur de vos maîtres ; n’en doutez pas, tant d’attachement sera récompensé.

Je l’étais déjà par le plaisir d’avoir rendu cette âme tendre à de plus doux sentiments, et j’aurais été bien aise d’avoir à confier ce petit triomphe à quelqu’un ; mais je tins ma parole, en laissant ignorer tous ces détails à Gustave, qui, dans son empressement à lire les trois lignes que je lui rapportais, courut se renfermer chez lui sans me faire la moindre question. Je ne sais trop pourquoi ce silence me piqua ; il me sembla que c’était pousser la réserve jusqu’à la défiance, et j’en pris de l’humeur au point de souhaiter que quelque accident m’en vengeât. J’en eus bientôt la petite satisfaction. Alméric vint dîner, dans l’intention d’arracher son ami, disait-il, à ce commencement de spleen dont il lui avait paru menacé la veille.

— Vous voulez plaisanter, répondit madame de Révanne, Gustave est aujourd’hui d’une gaieté sans exemple ; il prétend que je n’ai jamais été mieux inspirée que lorsqu’il m’est venu l’idée de le mettre au monde ; et, dans sa reconnaissance pour cet obligeant procédé, il m’embrasse, et me dit mille folies. Vous conviendrez que de pareils accès ne ressemblent guère à ceux de la maladie anglaise.

— En ce cas, reprit Alméric, c’est bien le plus capricieux des hommes ; car s’il est amusant aujourd’hui, il était passablement ennuyeux hier.

— Bah ! dit M. de Saumery, il ne faut souvent qu’une bonne nuit pour opérer de semblables métamorphoses.

Cette réflexion fit rougir Gustave comme un coupable, et il s’empressa de raconter l’histoire chevaleresque de ce pauvre Antonin, pour faire diversion, et prouver à sa mère qu’il avait ri comme un autre de la première expédition lointaine de ce brave cavalier.

— À propos de ce cher Antonin, interrompit Alméric, je suis sûr que tu n’as pas eu l’attention d’envoyer savoir de ses nouvelles.

— Non vraiment, reprit Gustave ; j’aurais cru lui faire injure. As-tu jamais lu dans Le Tasse ou dans l’Arioste qu’on envoyât ainsi chez les héros après leurs périlleuses aventures ?

— Il ne s’agit point ici de héros, mais d’un écuyer malheureux poursuivi par quelque malin enchanteur qui s’oppose à ses moindres succès, si j’en juge par l’état pitoyable où je l’ai vu ce matin. Figurez-vous, madame, un infortuné couché de profil tout de son long, appuyé sur un coude, et avec défense de se mettre sur le dos, sous peine de jeter les hauts cris, et tout cela pour avoir fait dix lieues à cheval. Vraiment cela fait pitié ; et quand j’ai vu venir la vieille gouvernante destinée à panser ses plaies, je me suis enfui à B*** pour m’épargner un si triste spectacle. J’espérais attendrir madame de Civray par le récit des désastres de ce brave chevalier, mais je n’ai pu la voir ; elle est, m’a-t-on dit, fort souffrante, et ma cousine elle-même paraît fort inquiète de son état.

— Victor, dit aussitôt Gustave en se retournant brusquement vers moi, pourquoi ne m’avez-vous pas dit comment se portait madame de Civray ?

— Monsieur ne me l’a pas demandé, répondis-je avec un peu d’affectation.

— Ah ! vous avez raison, je ne sais à quoi je pensais. Mais que vous a-t-on répondu lorsque vous avez demandé si elle se ressentait encore de son indisposition d’hier ?

— Elle-même m’a chargé de dire à monsieur et à madame qu’elle était en bonne santé.

— Tu le vois, on t’aura fait un conte, dit Gustave à son ami, qui, s’apercevant qu’il y avait du mystère dans la contradiction de ce fait, ne répliqua rien.

Le soir du même jour, une petite espièglerie me rendit toute la confiance de mon maître. J’avais la clef de sa bibliothèque et la permission d’y prendre les ouvrages qui me plairaient. Cette faveur était un hommage rendu à mon éducation et à mon goût pour la lecture, qui remplissait presqu’à lui seul tous mes moments de loisir. Mon maître avait, ainsi que moi, l’habitude de lire chaque soir avant de se coucher ; et, comme il m’était défendu de toucher au livre qu’il posait sur sa table, il avait coutume de le prendre sans le regarder, bien sûr de trouver le signet au même endroit où il l’avait laissé. Il me vint à l’idée, ce jour-là, de changer ce livre. C’en était un de la correspondance de Voltaire, j’y substituai le premier volume de la Nouvelle Héloïse, en mettant le signet à cette lettre qui commence par ces mots : Ô mourons, ma douce amie ! À peine Gustave eut-il jeté les yeux dessus, qu’il s’écria : Oh ! ciel ! par quel hasard ?… Puis, m’apercevant dans un coin de la chambre où je souriais malgré moi de son exclamation, il se mit à rire aussi, et dit :

— En vérité M. Victor a une érudition bien perfide.

— Monsieur me pardonnera cet excès de zèle, répliquai-je d’un air humble ; la confiance dont il m’a honoré jusqu’à ce jour m’autorisait bien à lui préparer cette petite lecture de circonstance.

— Soit, dit Gustave, en fermant le livre ; puisque tu devines mieux que je ne puis feindre, tu sauras tout ; mais songe, que la confidence te rend responsable du secret.

— Je n’en avais pas besoin pour le garder, monsieur en était certain d’avance.

— Il est vrai, répliqua-t-il, car je te crois capable de tout ce qui est bien.

Ce mot me valut une très-bonne nuit : je m’appliquais ces vers d’Horace :

Incorrupta fides, nudaque veritas,
Quando ullum invenient parem.