Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/14

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 58-63).


XIV


Après avoir longuement médité sur le choix d’un mensonge, nous nous étions décidés pour la chute de cheval, j’en avais fait, en véritable valet de comédie, un récit tellement pathétique à la marquise, qu’elle voulait à toute force voler au secours de son fils, et que j’eus besoin de toute mon éloquence pour lui persuader de l’attendre chez elle, où lui-même allait se rendre, avec l’intention de s’établir dans un fauteuil pour toute la journée. Ravi du succès de mon invention, j’en redisais les détails à mon maître, lorsque nous entendîmes le bruit d’une voiture ; c’était celle de M. de Saumery : il en sortit le premier ; et nous le vîmes ensuite donner la main à une femme que Gustave ne tarda pas à reconnaître.

— Oh ! ciel ! s’écria-t-il, c’est Lydie !

— Pourquoi tant de surprise ? Monsieur s’attendait bien un peu à sa visite…

— Non, d’honneur, et, si j’osais, je dirais que c’est le seul jour de ma vie où je ne l’aie pas désirée.

— Ah ! monsieur !…

— Que veux-tu ? Ce n’est pas ma faute, et je dis aussi-bien que toi : Où diable l’amour-propre va-t-il se nicher ? Mais j’ai de l’humeur ; et, comme rien n’enlaidit davantage, il m’aurait mieux convenu de ne voir personne aujourd’hui. Cependant il n’y a pas à délibérer ; puisque tu m’as annoncé, aide-moi à descendre.

— Alors il prit mon bras, et je le conduisis jusque dans le salon où le plus tendre accueil l’attendait. M. de Saumery dit en l’apercevant :

— Vraiment, je me sais bon gré d’avoir été ce matin chez madame d’Herbelin, et d’être arrivé au moment où madame de Civray se plaignait de ne point trouver de chevaux pour la conduire ici ; cela m’a valu le plaisir de l’accompagner, et je m’en félicite d’autant plus, qu’elle va nous aider à consoler ce pauvre Gustave de ne pouvoir courir les champs. Mais par quel hasard est-il ainsi éclopé ?

— Ah ! par pitié, répondit Gustave, ne m’obligez pas à vous raconter ma triste aventure. C’est une maladresse qui me coûte assez cher. Je n’y saurais penser sans entrer en fureur contre moi, et c’est un de ces événements qu’on se reproche toujours de n’avoir pas prévu.

Après cet aveu, Gustave se croyait quitte de tout embarras à ce sujet ; mais il arriva du monde, et, chaque personne s’informant du motif qui obligeait Gustave à tenir sa jambe étendue, il fallait, en dépit de lui, raconter comment son cheval s’était abattu, et recommencer sans cesse la même histoire, ce qui est, à mon avis, le plus grand des ennuis attachés à tous les accidents. Aussi ai-je fort approuvé le parti qu’avait pris M. J*** lorsqu’il fit imprimer la relation de sa captivité en Perse, uniquement, dit-il, pour n’être plus obligé de la raconter.

L’arrivée d’un homme vêtu d’un habit gris, d’une veste noire, avec une culotte brune et des bas bleus, suspendit le cours de toutes ces questions. On l’annonça sous le nom de M. Deschamps ; et aux acclamations qui se firent entendre à son entrée, je ne doutai pas que sa tenue bizarre ne provoquât la gaieté de tout le monde : c’était bien en effet de la joie, mais il ne s’y mêlait pas la moindre dérision. Sous ce costume rustique, on avait reconnu l’ancien curé de Révanne, respectable vieillard, que les fureurs révolutionnaires avaient réduit à se cacher pendant trois ans chez un cultivateur de ses amis qui venait de mourir, et dont les héritiers avaient donné congé à celui qu’ils appelaient le vieux calotin, sans même lui laisser le temps de trouver un autre asile. S’étant mis en route son petit paquet sur le dos, et sans savoir précisément où il irait dépenser le peu d’argent qui lui restait, un voyageur l’avait tiré de peine en lui apprenant que la marquise habitait encore le château de Révanne. « Je suis sauvé, s’était-il écrié ! »

Ce mot peint à lui seul le cœur de madame de Révanne ; on ne pouvait mieux la connaître : celui qui s’était vu si souvent chargé de distribuer ses bienfaits avait raison de compter sur sa bonté protectrice. Dès le soir même, le vénérable curé se vit établi dans un des pavillons qui tenaient aux dépendances du château. Madame Duval fut chargée de son service particulier ; emploi que, dans sa dévotion, elle regarda comme la retraite la plus honorable. Les habitants du village s’empressèrent de venir saluer leur ancien pasteur : celui dont les aumônes et les sages conseils les avaient si souvent secourus dans le malheur. Combien depuis ces temps de trouble ils avaient regretté ce véritable ministre de la bonté divine ! Le retour de madame de Révanne leur avait donné un moment l’espérance de le revoir ; ils ne croyaient pas que la source de tant de bienfaits pût leur être rendue, sans retrouver aussi la main qui savait les répandre ; car les vertus du pasteur leur avaient toujours paru la conséquence naturelle de celle de leur châtelaine ; aussi quand l’un d’eux le bénissait en rappelant ses bonnes œuvres, l’autre répondit aussitôt : Eh ! pourrait-il être autrement avec notre bonne dame ? Cette réflexion d’un simple paysan contient l’éloge ou la satire de la plupart des grands seigneurs et même de souverains. Heureux le peuple qui peut dire, en vantant les vertus d’un ministre : Eh ! pourrait-il être autrement avec celui qui nous gouverne ?

Toutes les qualités du curé de Révanne ne l’excusaient pas aux yeux de Gustave du tort d’avoir marié madame de Civray. Cependant il s’efforça de le bien accueillir. Aux égards dont chacun le comblait, au soin que prit la marquise de le placer à côté d’elle à table, je présumai que cette mise champêtre n’était qu’un déguisement ; et le signe de croix que je lui vis faire mystérieusement en déployant sa serviette, fixa toutes mes idées. M. Deschamps raconta qu’il avait marché une partie de la nuit pour arriver plutôt.

— C’était très-imprudent de votre part, interrompit M. de Saumery, car les bois qui nous environnent sont, dit-on, fort mal habités depuis quelque temps.

— Ah ! monsieur, reprit le curé, avec mon équipage on n’a guère peur des voleurs !

Ce mot de voleur rappelant de tristes souvenirs à Gustave, il dit :

— Vous avez raison, monsieur, car c’est bien la plus sotte peur qu’on puisse avoir.

— Oui, répliqua M. de Saumery, allez dire cela aujourd’hui chez madame d’Herbelin, et vous serez bien reçu.

— Comment, dit la marquise, l’aurait-on volée ?

— Ma foi, il s’en est fallu de peu ; et, sans les cris d’une femme de chambre qui s’est aperçue à temps qu’un homme escaladait à minuit les murs du parc, le ciel sait ce qui serait arrivé. J’ai trouvé toute la maison encore émue de cette aventure, et fatigué d’avoir passé la nuit dans de vaines recherches ; car une fois leur coup manqué, ces coquins-là ne sont pas si bêtes que de se laisser prendre.

— Ils étaient donc une bande ? demanda la marquise.

— Apparemment, s’il faut en croire les gens de madame d’Herbelin qui racontent le fait chacun à leur manière ; mais madame peut vous dire ce qui en est, ajouta-t-il en montrant Lydie, car elle n’aura sûrement pas mieux dormi que les autres.

Il ne fallait que la regarder pour en être certain. Son trouble, à chaque détail qu’ajoutait M. de Saumery, à propos des événements de cette malheureuse nuit, prouvait assez qu’elle en avait souffert plus que personne. Dans la pénible obligation de répondre, elle dit en peu de mots et d’une voix qu’on entendait à peine, qu’en effet les cris de madame Le Noir avaient alarmé toute la maison, mais qu’elle s’était probablement effrayée mal à propos, car on n’avait découvert aucun indice.

— J’en étais bien sûr, interrompit Gustave, qui épiait l’occasion de venir au secours de Lydie ; c’est avec toutes ces terreurs paniques qu’on assure le succès des voleurs, et maintenant ils pourraient venir enlever dix fois madame Le Noir avant que personne accourût à ses cris. C’est du moins ce qu’elle mériterait pour lui apprendre à faire tant de vacarme pour une vision.

— Voilà une punition bien sévère, dit en riant madame de Révanne, et qui se ressent de la chute de Gustave. Mais il faut lui pardonner sa rigueur extrême ; il est dans un de ces moments d’humeur où les princes ne signent jamais la grâce d’un coupable.

— C’est peut-être bien, reprit Gustave, parce qu’ils ne peuvent s’accorder la leur ! On n’est jamais moins indulgent que lorsqu’on a quelque sottise à réparer.

— Oh ! oh ! s’écria M. de Saumery, ceci ressemble à une confession ; et je prierais Gustave de nous la faire tout entière, si nous ne savions de reste comment on pèche à son âge.

Cette plaisanterie en amena beaucoup d’autres sur les folies de jeunesse. Chacun voulut raconter la sienne, en la terminant par ces mots : Ah ! c’était le bon temps ! Excédé de ce continuel refrain, Gustave se pencha vers madame de Civray, et lui dit :

— Ne penseriez-vous pas, à les entendre, que de leur temps il n’y avait ni tourments ni obstacles ?

— Non, répondit-elle avec un sourire charmant ; je pense plutôt que le bonheur d’être aimé les leur faisait oublier.

Cette réponse triompha de la maussaderie de Gustave ; et il finit par croire qu’il pourrait bien dire aussi quelque jour, en parlant de sa triste aventure : Ah ! c’était le bon temps !