Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/30

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 136-138).


XXX

Dès que nous fûmes hors de la ville, Gustave se mit à relire la lettre de madame de Verseuil. Au plaisir qu’il semblait prendre à cette lecture, je présumai qu’il n’en aurait pas moins à en parler ; et je hasardai à ce sujet certaines questions, qui, loin de paraître indiscrètes, me valurent l’entière confidence du billet ci-joint :

« S’il est vrai que je vous intéresse autant que vous me le dites et que j’ai la faiblesse de le croire, sauvez-moi vous-même du péril où vous m’exposez. Songez avant tout que le moindre soupçon peut nous perdre, et que, non-seulement la prudence, mais la dissimulation sont nécessaires pour échapper à la surveillance des amis qui m’entourent. Ainsi donc, feignez tout ce qui pourra les convaincre de votre indifférence pour moi. Faites plus encore : laissez-leur croire qu’un autre attachement vous captive tout entier ; enfin, sacrifiez-moi sans pitié aux intérêts d’un sentiment que j’ai déjà trop combattu pour espérer le vaincre.

« Après un tel aveu, je ne pourrais vous revoir ce matin et cacher mon trouble. Partez, et laissez-moi le temps de me contraindre assez pour ne pas nous trahir. »

— Avec d’aussi bons conseils, dis-je après avoir lu, si vous vous égarez, monsieur, ce sera votre faute.

— J’en conviens : aussi suis-je bien résolu à me laisser conduire par ce guide charmant.

— Vous ferez d’autant mieux, qu’il me paraît avoir assez d’expérience.

— De prudence, tu veux dire.

— Ma foi, monsieur, ces deux vertus se ressemblent beaucoup en amour ; et l’art de tromper les indifférents est rarement le premier qu’on apprenne.

— Trêve de sentences, répliqua Gustave d’un ton fort amer. Avec cette manie de tout analyser, on ne trouve plus rien d’innocent dans le monde.

Ce mouvement d’humeur me prouva que mon maître était, aussi-bien que moi, convaincu de la vérité de ma remarque. La crainte d’en fournir beaucoup de semblables engagea sans doute madame de Verseuil à changer tout à coup de manières avec Gustave ; car lorsqu’il la rejoignit le soir à Valence, elle l’accueillit avec tant de froideur, qu’il ne put s’empêcher de lui en témoigner son étonnement pendant le peu d’instants qu’ils furent seuls.

— Que voulez-vous, lui dit-elle ; j’ai réfléchi sur le coupable aveu que j’ai osé vous faire ; et j’ai frémi des malheurs qui en pouvaient résulter. Non ; l’égarement qui m’a conduite à trahir mon secret ne m’entraînera pas plus loin. Je conserverai votre estime et la mienne. Oubliez ce qu’un instant de faiblesse a pu vous apprendre ; et, par pitié, ne m’en reparlez jamais.

Gustave, surpris d’un tel langage, allait essayer d’y répondre, lorsque le major et madame d’Olbiac rentrèrent. Il fallut se résigner à l’ennui d’une conversation générale, et se contenter de la rendre quelquefois particulière en parlant des caprices du cœur des femmes, et du malin plaisir qu’elles trouvaient souvent à faire naître de douces espérances, dans l’unique dessein de les détruire plus cruellement. À ces belles phrases, on répondait par d’autres lieux communs sur la vertu méconnue, les sacrifices à l’honneur, et le mérite de triompher d’une passion criminelle. Enfin, après bien des principes émis, des exemples cités, madame de Verseuil finit par conclure que, pour un cœur trop sensible, la mort était préférable à l’amour.

— Je me souviendrai de la sentence, dit Gustave en se levant pour écouter ce que l’hôtesse racontait au major.

— Oui, citoyen, criait-elle, le général Bonaparte, vient de remporter deux grandes victoires sur ces Autrichiens, qui menaçaient déjà de venir boire notre vin et piller nos maisons. Grâce à Dieu et à ce petit diable de caporal, qui avait l’air si résolu quand il a passé par ici, nous ne verrons jamais, j’espère, ces visages-là chez nous.

— À cette nouvelle, Gustave fit un signe d’impatience qui montrait assez le regret qu’il éprouvait de ne s’être pas trouvé à ces deux affaires.

— Je ne me pardonnerai jamais, dit-il avec humeur, en regardant Athénaïs, d’avoir manqué cette occasion de gagner mes épaulettes.

— Il s’en présentera bien d’autres, jeune homme, répondit le major. Rassurez-vous : dans cette campagne-ci, les dangers ne nous feront pas faute ; et, depuis celui de mourir de faim, jusqu’à l’honneur de recevoir un boulet de canon, vous en aurez bien assez à braver.

À ces mots, madame de Verseuil leva au ciel des yeux où se peignait tant d’effroi, que Gustave lui pardonna presque ses sages résolutions, et se livra à l’idée de l’intéresser à lui par tous les périls imaginables.

Dévoré de l’ardeur de se battre, et peut-être un peu du désir de se venger des froideurs d’Athénaïs, il prit congé de ses compagnons de voyage, en les prévenant qu’il n’aurait le plaisir de les revoir qu’à Nice : c’était là que nous devions trouver le général Verseuil, ou des ordres pour le rejoindre.

Nous fîmes le reste de la route avec une rapidité désespérante pour un observateur qui s’était promis de contempler à loisir un pays admirable, et qui méditait en secret une petite relation pittoresque en forme d’itinéraire ; mais il fallut bien en prendre mon parti, et dire, comme ce voyageur qui traversait Florence en pleine nuit : « Allons, encore une ville de vue. »