Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/39

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 175-181).


XXXIX


Se trouver tous les jours en présence d’une femme adorable ; habiter la même maison qu’elle ; se voir à chaque instant l’objet d’une nouvelle préférence de sa part ; enfin, ne pouvoir plus douter de l’amour qu’on inspire : voilà, sans contredit, les piéges les plus dangereux pour la fidélité d’un jeune homme ; et vous devinez bien, messieurs, que celle de mon maître s’y laissa prendre. Cependant son cœur ne fut pas complice de ce crime. Sans être ingrat pour la belle Stephania, il payait ses bontés par une amitié caressante qui n’avait rien de commun avec le sentiment romanesque qui l’attachait à madame de Verseuil ; et ce bonheur facile ne portant aucun trouble en son âme, sa conscience partageait cette douce tranquillité. Sans l’événement qui vint le tirer de son erreur, peut-être croirait-il encore, comme tant de gens, qu’on peut impunément adorer une femme, sans se refuser le plaisir d’en posséder une autre.

Il était neuf heures du soir ; je prenais le frais avec tous les domestiques de la maison, sur les bancs de notre porte : tout à coup on entend claquer des fouets, jurer des postillons ; une voiture s’arrête, et l’on demande si ce n’est pas là que demeure le général Verseuil. À cette question, je reconnais la voix du major Saint-Edme, je cours à la portière ; Athénaïs s’écrie :

— Comment va le général ?

— Beaucoup mieux, madame ; il commence à marcher.

— Ah ! conduisez-nous vers lui.

— Mais il ne nous attend pas, dit le major ; et il serait prudent île le prévenir de notre subite arrivée.

— Sans doute, repris-je, et si vous le permettez, j’irai le préparer à cette joie, pendant que madame attendra un moment dans le salon.

L’avis est accueilli, et j’aide les voyageurs à descendre de voiture, sans oublier de serrer la main de mademoiselle Julie, en signe de reconnaissance.

Pendant que je conduisais madame de Verseuil, elle trouva le moyen de me demander, à voix basse, où était mon maître. Je répondis effrontément qu’il était à la promenade avec quelques officiers de ses amis.

— Il ne s’attend pas à me voir sitôt, dit-elle d’un air présomptueux.

— Je ne puis, madame, que vous affirmer combien il est loin de prévoir un si grand bonheur ; aussi vais-je courir après lui pour lui annoncer le premier cette bonne nouvelle.

— Vous ferez bien.

Puis, élevant la voix, elle s’écria :

— Je n’ai pu tenir à l’inquiétude qui me tourmentait et j’aurais fait la route à pied, plutôt que de rester incertaine sur l’état de mon mari.

Un même soin, et bien plus urgent, ne me permettant pas de consacrer beaucoup d’instants à la préparation de M. de Verseuil, je lui débitai une de ces phrases banales, qu’on n’emploie jamais que pour modérer l’effet d’une trop vive surprise ; et je l’avais à peine terminée, qu’il en conclut que sa femme était là : alors, se traînant vers elle, il se passa une scène d’attendrissement dont je ne crus pas devoir être le témoin, et je m’empressai d’en épargner une d’un tout autre genre à Gustave, en allant le chercher au théâtre, et l’avertir du bonheur inespéré qui l’attendait.

Il était paisiblement assis à côté de la belle Stephania dans sa loge ; j’allai me placer à l’orchestre en face de lui, dans l’espérance de m’en faire remarquer par quelque signe, et de pouvoir lui montrer que j’avais une chose importante à lui annoncer ; mais plongé dans une douce rêverie, et tout entier au plaisir de contempler un beau visage, en écoutant un air délicieux, il ne prit pas garde à moi, et j’en fus réduit à lui faire dire, par l’ouvreuse de loges, que quelqu’un le demandait dans le corridor. Ne doutant pas que ce ne fût un message de son général, il arrive aussitôt, et je l’accable sans aucun ménagement, du poids de ma bonne nouvelle.

Il faut rendre justice à Gustave ; son premier mouvement fut un transport de joie ; mais la réflexion le ramena bientôt à l’embarras de sa situation, et il eut recours à mes conseils pour le guider dans cette circonstance difficile. J’étais moi-même tout étourdi de cette surprise, et je lui demandai le temps de me remettre, avant de lui tracer un plan de conduite. L’essentiel était de pourvoir au premier moment, et de trouver un prétexte pour ne pas rentrer en donnant la main à madame Rughesi. Il fut décidé qu’un ordre supposé, obligeant Gustave à se rendre sur-le-champ près de son général, il chargerait un des amis de Stephania de la reconduire. Son cœur étant sans défiance, elle trouva le procédé de Gustave tout simple ; seulement elle lui dit qu’elle l’attendrait après le spectacle sur la terrasse, où sa société se réunissait chaque soir pour prendre des sorbets et chanter des nocturnes.

Pendant le cours trajet que nous fîmes du théâtre à la maison de M. Rughesi, Gustave chercha à se rassurer lui-même sur les craintes d’une rivalité qui, peut-être, ne s’établirait jamais.

— Au fait, disait-il, cherchant à se flatter, on ne dispute qu’avec des droits à peu près égaux, et pour des objets qui en valent la peine.

Mais, après avoir dit ces mots d’un air dégagé, une vague inquiétude se peignit sur son visage, et tout décelait en lui une vive agitation. Athénaïs interpréta ce trouble mieux qu’il ne le méritait, et l’augmenta par des mots enchanteurs.

— Arrivez donc ! s’écria le général en voyant entrer mon maître, venez recevoir les remercîments de cet ange de bonté, qui a voulu braver les fatigues d’un dangereux voyage, pour partager les soins dont vous me comblez. Ah ! si j’avais pu la soupçonner capable d’une démarche si imprudente, je m’y serais bien opposé : mais, puisqu’elle est si heureusement faite, je n’ai pas la générosité de m’en plaindre.

— Je sais, monsieur, dit Athénaïs d’une voix émue, tout ce que nous devons à vos soins, et je regrette de ne pouvoir vous en exprimer toute ma reconnaissance.

— C’est un brave jeune homme, interrompit le major en serrant cordialement la main de mon maître, et ce qu’il fera de bien ne m’étonnera jamais.

Gustave répondit de son mieux à tous ces compliments, et il y mit fin en demandant au major comment un homme aussi raisonnable que lui avait pu consentir à exposer madame de Verseuil à tous les périls d’une route faite à travers les armées.

— Ah ! vraiment, vous la connaissez bien, répondit-il, si vous croyez qu’un avis raisonnable l’aurait empêchée de partir : votre courrier nous avait à peine donné la nouvelle de la blessure du général, que madame était déjà en voiture.

— Il n’y a rien là d’étonnant, dit Athénaïs en regardant Gustave, les occasions de se dévouer aux gens qu’on aime sont si rares, qu’on ne doit pas les laisser échapper.

— Bien mieux, reprit le major, si je n’avais pas trouvé à confier mon commandement à quelqu’un de sûr, madame partait seule avec sa femme de chambre, en dépit des supplications de la pauvre madame d’Olbiac, que son rhumatisme forçait à rester à Nice ; et le ciel sait ce qui serait advenu de cette belle résolution. Enfin, grâce au courrier qui nous a servi de guide, nous ne nous en sommes pas mal tirés mais ce n’est qu’arrivés à Plaisance, où l’on nous a donné des nouvelles du général, que sa femme a cessé de se persuader qu’elle le trouverait mort. Je proposais d’aller en avant pour lui rapporter des nouvelles positives ; à cela, madame de Verseuil répondait, qu’elle ne me croirait pas, et persistait à traverser, s’il le fallait, un champ de bataille, pour parvenir jusqu’à vous.

— Quel aimable entêtement ! dit le général en prenant la main de sa femme.

Rien n’est si importun que l’expression d’une reconnaissance usurpée ; aussi madame de Verseuil s’empressa-t-elle de changer la conversation, en demandant des détails sur l’hospitalité qu’on nous accordait dans la maison de M. Rughesi.

— Nous sommes traités on ne peut mieux, dit le général ; je suis l’objet de toutes les bonnes grâces du maître de la maison, et M. de Révanne, de celles de madame, ajouta-t-il d’un air malin qui fit rougir Gustave.

— Ah ! j’entends, dit le major : mais il n’y rien à lui reprocher ; ce sont les profits des aides de camp. La dame est sans doute jolie ?

— Demandez à Gustave, reprit le général ; mais non, sa modestie l’empêcherait peut-être de vous dire que c’est la plus belle femme de Milan.

— La plus belle ! reprit M. de Saint-Edme : je vous plains, mon cher ami, vous allez vous y attacher, et quand il faudra laisser ce trésor pour courir après les Autrichiens, cela vous blessera le cœur. Rappelez-vous bien que les grands sentiments sont funestes aux jeunes officiers ; et croyez-moi, ne sacrifiez point votre repos au caprice de votre belle Milanaise.

— Eh ! qui vous dit, monsieur, que j’en sois épris ? interrompit Gustave, ne pouvant plus contenir son impatience.

— Ah ! je n’en étais pas certain, répliqua le major ; mais voilà un emportement qui me le prouve : c’est ainsi qu’on accueille les conseils qui arrivent trop tard. Allez, nous avons passé par là ; et malgré tous les chagrins qu’on y trouve, je sais bien qu’une fois engagé, on ne déserte pas facilement.

Ces derniers mots furent accompagnés d’un regard à l’adresse de madame de Verseuil ; mais elle était trop occupée de ce qu’elle venait d’entendre, pour prêter la moindre attention aux tendresses détournées du major. Gustave, les yeux fixés sur elle, semblait demander grâce pour une faute involontaire ; puis sortant tout à coup de son attitude humble, il prenait l’air indigné d’un homme poursuivi par une calomnie que la prudence ne lui permettait pas de repousse, ouvertement. Fort heureusement pour lui, l’amour-propre d’Athénaïs s’arrêta sur cette pensée. Convaincue qu’une passion inspirée par elle ne pouvait s’éteindre aussi vite, elle ne vit dans l’aventure galante que l’on supposait à Gustave que le plaisir de l’emporter sur une belle rivale ; et l’inquiétude qui se mêle à l’espoir d’obtenir un éclatant sacrifice la rendit encore plus soigneuse de plaire. Alors, feignant un excès de confiance fondé sur la fidélité de ses propres sentiments, et profitant de la sécurité que le soupçon d’une telle intrigue devait naturellement donner à son mari, elle redoubla de manières affectueuses pour Gustave. Combien il fut touché de ce soin délicat, et qu’il aurait voulu pouvoir y répondre, en s’accusant et se justifiant à la fois par l’aveu le plus sincère !

Madame Rughesi, ayant appris l’arrivée de madame de Verseuil, s’empressa de venir lui offrir un logement attenant à celui de son mari ; le major reçut la même politesse, et M. Rughesi ajouta que sa femme serait enchantée de se lier avec madame la générale ; ce qui fit trembler Gustave, et sourire Athénaïs. Dans cette visite, M. Rughesi parla de son prochain départ pour Venise, et de l’arrivée du commandeur d’Est[1], envoyé par son frère, le duc de Modène, vers le général Bonaparte, pour solliciter de lui une suspension d’armes. M. Rughesi avait été choisi, avec deux autres magistrats de Milan, pour aller supplier, au nom de leur ville, le duc de Modène, alors retiré à Venise, de céder aux conditions imposées par le général français ; et, comme ces conditions étaient fort dures, il ne se flattait pas d’y faire accéder le souverain le plus avare de toute l’Italie. Il raconta à ce sujet l’entretien qui avait eu lieu le matin même entre le commandeur d’Est et Bonaparte, dans lequel celui-ci, parlant en républicain, commandait en roi, et l’autre, en parlant en prince, s’humiliait en esclave, opposant sans cesse les droits de sa naissance à ceux de la victoire, le commandeur avait déjà lancé plusieurs mots offensants sur l’impossibilité de confier les rênes d’un gouvernement stable à des hommes nés dans une basse classe, lorsque, se levant avec impatience, Bonaparte lui dit :

— Cet avis n’était pas certainement celui de mademoiselle votre mère.


  1. On sait que ce frère du duc de Modème était fils d’une Française, danseuse à l’Opéra.