Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/43

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 199-204).


XLIII


La faiblesse qui suivit sa dernière saignée plongea Stephania dans un profond assoupissement. Après l’avoir confiée aux soins de sa cousine, de cette jeune Léonore qui avait été élevée avec elle, Gustave se retira chez lui pour essayer d’y prendre quelques instants de repos. C’est alors qu’il m’apprit ce qui venait de se passer. Je tentai vainement de calmer l’agitation qu’il en éprouvait encore. Son imagination lui représentait sans cesse Stephania expirante ; et il s’écriait de l’accent le plus douloureux :

— Hélas ! on peut donc être aimé, et se trouver le plus à plaindre des hommes ! Ah ! pourquoi ai-je accepté l’amour que je ne pouvais partager ? pourquoi n’ai-je pas résisté à l’entraînement le plus coupable ? J’aurais conservé le repos et l’espoir d’un bonheur… Mais non !… l’absence m’avait rendu infidèle, la jalousie m’a rendu perfide ! Me croyant trahi, j’ai voulu m’affranchir d’une passion malheureuse en cédant à une autre. Aveuglé par mon dépit, j’ai cru ressentir tout ce que j’inspirais. Oui, j’ai consacré à l’amour tous les transports de la vengeance. Et comment Stephania aurait-elle pu soupçonner la trahison que j’ignorais moi-même ? comment, accablée de protestations, de caresses, aurait-elle deviné que mon délire n’était que de la rage ? Mais, puisqu’une funeste erreur nous a trompés tous deux, elle n’en sera pas seule victime : je jure de consacrer ma vie à l’expier ; et je renonce à tout, pour mériter et obtenir mon pardon de cette âme généreuse.

— Calmez-vous, lui disais-je, ou le repentir d’un tort involontaire va vous porter à des torts moins excusables. Songez à ce que madame de Verseuil a droit d’attendre de votre dévouement, après les assurances qu’elle a reçues hier ; et craignez d’irriter son orgueil, ou d’affliger son cœur par un abandon subit, inexplicable. Sa situation ne mérite pas moins d’égards que celle de madame Rughesi. Rappelez-vous que, sans cesse sous les yeux d’un mari méfiant, la moindre inconséquence peut la perdre.

— Veux-tu que je la trompe aussi ? interrompit Gustave. Veux-tu que, cédant à de vaines considérations, je lui laisse ignorer le devoir qui me sépare d’elle, et que j’entretienne en son cœur le sentiment qui fait mon bonheur et mon supplice ? Non ; je préfère sa colère à son mépris. Elle saura, qu’ivre d’amour pour elle, je me résigne au plus cruel sacrifice ; et que je suis du moins fidèle au malheur. Ma résolution est prise, je n’hésite plus que dans les moyens de la lui faire connaître, et dans les motifs à donner à M. de Verseuil, pour l’engager à sortir de cette maison.

— Ce dernier soin est inutile ; car le général, ayant appris la maladie de madame Rughesi, a déjà fait retenir un appartement à l’hôtel de Rome. Il veut, d’après ce que vient de me dire mademoiselle Julie, que madame de Verseuil, lui et le major y soient établis dans la journée même, pour ne pas embarrasser plus longtemps la maison de madame Rughesi. C’est dans ce logement que sa maîtresse demeurera tout le temps que nous resterons en Italie ; madame d’Olbiac viendra l’y rejoindre, et le général les reprendra toutes deux ici pour les ramener en France à la fin de la campagne.

— Elle ne retournera point à Nice, dit Gustave avec inquiétude ; et c’est aussi près d’elle qu’il me faudra renoncer à la voir !…

— Vous ne serez pas longtemps exposé à cette tentation, repris-je. Bernard a déjà reçu l’ordre d’aller établir des étapes sur la route de Mantoue, et nous ne tarderons pas, je crois, à nous remettre en marche.

— Tant mieux. Un boulet de canon viendra peut-être me délivrer de mes tourments. Au reste, ajouta Gustave, ce coup mortel ne saurait égaler la douleur de celui que je vais me porter.

En disant ces mots, il se mit à écrire le billet suivant : « Plaignez-moi, ne m’interrogez pas, et abandonnez-moi à tout l’excès de mon malheur. Je l’ai mérité ; mais, s’il me coûte l’affection du seul être que j’adore, je serai trop puni, puisqu’aux plus grands coupables on n’ôte que la vie. »

Ce billet fut confié à la prudence de mademoiselle Julie, qui après m’avoir promis de choisir un moment favorable pour le remettre à sa maîtresse, me dit :

— Eh bien, Victor, comprenez-vous quelque chose à la maladie subite de madame Rughesi ? Que lui est-il donc arrivé cette nuit ? On dit que votre maître était là, quand elle s’est trouvée mal ?

Et mademoiselle Julie accompagnait toutes ces questions d’un malin sourire. J’eus bien de la peine à lui faire entendre que M. de Révanne s’étant promené dans le jardin au sortir du bal, avait rencontré madame Rughesi par un heureux hasard, au moment où elle venait de perdre connaissance.

— Ce qui me confond, reprit Julie, c’est que cet événement, qui a bouleversé toute la maison, et fort inquiété le général, n’a pas causé la moindre surprise à madame. Quand je le lui ai raconté, elle m’a demandé seulement si madame Rughesi n’avait pas été trouvée évanouie vers le bosquet d’orangers qui est au pied de la terrasse.

— Et quel air avait-elle en vous faisant cette question ?

— Mais un air fort tranquille. Elle m’a donné ensuite l’ordre d’aller m’informer, de sa part, des nouvelles de madame Rughesi, et quand je suis revenue lui dire qu’elle avait été dans un véritable danger, et que le médecin prétendait que son état demandait les plus grands soins :

« — Ils ne lui manqueront pas, a-t-elle dit d’un ton dédaigneux. »

Puis se félicitant du parti que le général avait pris de quitter cette maison tout de suite, elle m’a pressée d’emballer tous nos effets pour les envoyer ce matin à l’hôtel de Rome. Ne nous y suivrez-vous pas ?

— Je n’en sais rien, il me semble qu’il n’y a pas de nouveau logement retenu pour nous. Au fait, ce n’est guère la peine de déménager, si nous devons quitter Milan demain.

— J’entends, votre maître veut soigner la malade ; c’est fort charitable de sa part. Mais, savez-vous bien, mon cher Victor, ce que ce beau dévouement vous coûtera ?

— Ce n’est pas votre estime, je pense ?

— Non, mais bien mieux. Nous n’aimons pas les gens qui s’intéressent si vivement à d’autres qu’à nous. Retenez cela, et faites-en votre profit.

Je compris très-clairement que cette menace m’annonçait la prochaine rupture de la liaison de Gustave et d’Athénaïs. La lettre que je venais d’apporter m’en donnait le pressentiment. L’état de Stephania, la résolution de mon maître, tout se réunissait pour m’empêcher d’en douter ; et cependant je sentais qu’une seule raison pouvait m’y faire croire, et c’est pour la savoir que je dis à Julie, d’un ton délibéré :

— Eh ! que vous importent nos soins pour un autre, avez-vous pour nous autre chose que de la coquetterie ? et nous croyez-vous assez sots pour accorder à vos petites agaceries plus d’importance qu’elles ne méritent ? ne savons-nous pas bien qu’il n’y a pas l’ombre d’un sentiment dans tout cela ?

— Je l’ai cru comme vous, Victor ; mais depuis quelque temps, ajouta Julie en baissant la voix, j’ai été forcée de changer d’idée. Nous dormons mal, nous mangeons à peine, et nous pleurons souvent. Ajoutez à cela que nous ne savons plus parler que d’une personne, et vous verrez que nous sommes aussi passablement malades.

— Si c’est ainsi, répondis-je, nous ne guérirons pas de longtemps.

Et dès-lors je perdis tout espoir de rupture.

Deux heures après cet entretien, Julie me remit la réponse de madame de Verseuil, en me recommandant de ne la donner à mon maître que lorsqu’il serait seul. Je répondis qu’il était sorti pour toute la journée. C’est ce qu’il m’avait ordonné de dire si l’on venait le demander pendant qu’il serait auprès de Stephania. Bien convaincu qu’il lirait mal à son aise la lettre d’Athénaïs dans la chambre de madame Rughesi, je me gardai de la lui porter, et il ne la reçut qu’en rentrant fort tard le soir.

Avant de lui en parler, je voulus savoir comment se trouvait la malade.

— Elle est fort mal, me répondit Gustave d’un air égaré, et je ne sais comment lui annoncer mon départ.

Alors il me montra l’ordre qu’il venait de recevoir du général Verseuil, et par lequel il devait se tenir prêt à le suivre dès le lendemain. Le général, étant parfaitement rétabli, reprenait son commandement, et sa division avait été choisie pour accompagner le général en chef jusqu’à Lodi. Gustave se désolait d’être obligé de quitter la malheureuse Stephania avant de la savoir hors de danger, et frémissait d’ajouter l’absence à tous les maux qu’elle ressentait. Car le mieux, dû aux fréquentes saignées, n’avait pas duré longtemps ; une fièvre violente et le plus affreux délire y avaient succédé. Dans ce délire, Stephania, se croyant encore sur la terrasse d’où elle avait aperçu Gustave aux pieds d’Athénaïs, se précipitait hors de son lit pour aller les frapper tous deux. Elle les accablait de menaces, de noms effroyables ; puis, revenant tout à coup à des sentiments plus tendres, elle suppliait Gustave de lui pardonner ses fureurs, l’approuvait de lui préférer une femme plus douce, et lui rendant grâces du sacrifice qu’il paraissait lui en faire, elle s’écriait :

— Non, je ne veux plus de tes soins, garde ta pitié… Crois-tu me cacher les efforts qu’elle te coûte ? Ne vois-je pas dans tes yeux le regret d’un bonheur que je ne puis te rendre ?… Va, ma mort, cette mort que tu crains, que tu désires, peut seule nous affranchir tous trois… Tu frémis… tu pleures… Cher Gustave… tu voudrais m’aimer… tu sens bien que mon cœur méritait ton amour… que jamais tu n’en obtiendras autant de la coquette qui t’enchaîne… Tu paieras du reste de ta vie le bonheur d’être un seul instant adoré d’elle, comme tu l’es par moi… Mais ne te flatte pas de ce doux espoir… Son âme vaine et légère ne connaîtra jamais le sentiment qui me tue ; elle ne veut que t’asservir, t’enlever à mon amour… et m’arracher la vie. Eh bien, qu’elle soit satisfaite… Va lui dire qu’elle n’a plus rien à craindre de ta générosité pour moi, va lui porter la dernière goutte de mon sang.

En disant ses mots, elle déchirait les bandes qui entouraient ses bras, rouvrait ses veines, et se repaissait du barbare plaisir de voir couler son sang.

Le spectacle de cet affreux délire avait frappé Gustave de terreur. Il formula les projets les plus désespérés, et, sacrifiant tout à Stephania, il faisait serment de ne pas la quitter dans une situation pareille ; mais je parlai de réputation, d’honneur, et le sentiment du devoir l’emporta enfin sur la tendresse et la pitié.

— Elle en mourra, disait-il, et son ombre me poursuivra sans cesse ; mais j’ai juré de mourir pour la gloire de mon pays, allons accomplir ma promesse.

Quand je m’aperçus que cette idée avait enfin triomphé de toutes les autres, je le forçai de se mettre au lit pour être en état de supporter les fatigues du lendemain. Ensuite, je déposai sur la table la lettre d’Athénaïs, et me retirai discrètement pour lui sauver la petite honte de me laisser voir la consolation qu’il trouverait à la lire.