Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/56

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 272-277).


LVI


Dans l’ignorance où j’étais de tout ce qui se passait à l’armée, le séjour de Turin commençait à me devenir insupportable ; et, malgré mes soins à procurer à madame de Verseuil tout ce qui pouvait embellir sa retraite, je la voyais aussi fatiguée que moi d’une existence qui n’avait pour unique plaisir que l’arrivée du courrier. Enfin ce courrier nous apporta la nouvelle de la mission de mon maître ; mais, comme ses moments étaient comptés, et qu’il avait ordre de ne point s’arrêter à Turin, Amenais se décida à l’aller attendre à Chambéri ; et, dès le lendemain, nous nous mîmes en route. D’après mes calculs, nous devions l’y devancer d’un jour ; et je me promettais bien d’employer ce jour à visiter les Charmettes. Aussi, dès que j’eus installé madame de Verseuil dans la meilleure auberge de Chambéri, et préparé la chambre de mon maître, je profitai du moment où chacun était à table pour faire mon petit pèlerinage, et, muni d’un morceau de pain et de quelques châtaignes, je m’acheminai vers le bocage, en suivant un des bras de l’Albane qui arrose cette promenade. Là, je demandai le chemin des Charmettes à quelques enfants qui se battaient pour se réchauffer.

— Vous voulez sans doute voir la maison de M. Rousseau, me dit vivement une petite fille couverte de haillons, et les pieds nus ; je vais vous y conduire.

— Non, c’est moi ! c’est moi ! s’écrie un petit polisson en frappant la pauvre enfant, et en la repoussant en arrière.

— Non, ce ne sera pas toi, lui dis-je ; tu es trop brutal.

Et j’appelai la jeune fille, qui pleurait en frottant son bras encore tout rouge du coup qu’elle venait de recevoir. L’honneur d’être choisie pour me conduire, et de se voir ainsi vengée de son ennemi, lui fit oublier sa souffrance. Elle s’élança comme une biche sur le chemin rapide pratiqué dans le roc, et, malgré les cailloux qui déchiraient ses pieds, elle se mit à sauter gaiement, en me faisant signe de la suivre.

À peine avions-nous fait quelques pas entre deux coteaux assez élevés, que je reconnus « le petit vallon, la rigole qui coule entre des cailloux et des arbres, et ces maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré[1]. » Les noyers, les châtaigniers qui bordent le chemin étaient dépouillés par l’hiver : je rêvai leur feuillage, je le peuplai de rossignols, je semai l’herbe de mille fleurs, sans oublier la pervenche consacrée ; enfin, grâce à mon imagination, et surtout à la description que J.-J. Rousseau fait de ces lieux charmants, je jouis alors de toute l’illusion du printemps.

D’abord, je passai près d’un assez grand parc dominé par un petit château, que l’on me dit être celui des Charmettes. C’était là qu’habitait M. de Crouzié, l’ami de Jean-Jacques, à qui celui-ci entreprit d’enseigner la musique, un peu avant de la savoir lui-même.

En me voyant considérer cette habitation où Rousseau avait puisé, dans la bibliothèque d’un ami, le goût des lettres, et les moyens de se former un style inimitable, mon jeune guide me dit :

— Ce n’est pas là, monsieur ; il nous faut monter tout en haut. Voyez-vous cette maison avec des volets verts.

— À qui appartient-elle aujourd’hui ? demandai-je.

— Au chanoine V***.

— À un chanoine ? m’écriai-je tout surpris.

— Eh oui donc ! à M. l’abbé de V***. Ah ! n’ayez pas peur, il vous recevra bien ; mais il ne faut pas lui dire qu’il est chanoine, ça le fâche.

— Eh ! comment sais-tu tout cela, mon enfant ?

— Ce n’est pas malin, vraiment : est-ce que la vieille Marion, qui fait la cuisine de M. l’abbé, n’est pas ma grand’mère ? Est-ce que nous ne demeurons pas dans la cabane, à côté de la petite chapelle où il dit la messe en cachette tous les dimanches ? Mais voyez-vous, monsieur, ajouta-t-elle d’un air mystérieux, il ne faut pas répéter ça, car, dans le pays, on lui ferait peut-être du mal, et ma grand’mère me gronderait.

— Sois tranquille. Quel âge a ta grand’mère ?

— Soixante-quinze ans, monsieur. Moi, j’en ai douze.

— Elle pourrait l’avoir vu[2] ! m’écriai-je.

— Qui ça, monsieur ?

— Eh ! Jean-Jacques.

— Jean-Jacques ? Lequel, notre cousin, ou le vigneron ?

— Je ne parle pas de ton cousin.

— C’est que, voyez-vous, monsieur, par ici, presque tous les garçons s’appellent comme ça.

Je fus content de cet hommage rendu par les paysans des Charmettes à celui qui avait illustré pour jamais leur hameau, en disant simplement que ce lieu fut témoin des seules années heureuses de sa vie ; car la plupart des villageois qui portent ce nom savent tout au plus qu’il était celui d’un homme dont les étrangers viennent en foule visiter la demeure ; mais ces visites sont toujours l’occasion de quelques aumônes, et le pauvre qui ne sait pas lire bénit le nom du grand écrivain qui lui attire chaque jour de nouveaux bienfaits. Il le donne à son fils pour en conserver le souvenir, sans se douter des titres qui le rendent impérissable. Ainsi, après avoir plaidé toute sa vie la cause des malheureux, la mémoire de ce grand philosophe les protége encore.

Avec quel doux recueillement je pénétrai dans son asile ! Avec quelle émotion je questionnai la vieille femme qui filait sa quenouille, assise sur les marches de la terrasse qui sépare la cour du verger ! Combien je me réjouis, en apprenant qu’elle était née dans une de ces cabanes que j’apercevais auprès de la fontaine ; qu’elle avait connu madame de Warens ; qu’elle avait été guérie par les soins de cette bonne dame des suites d’une chute fort dangereuse faite à quinze ans, un jour en gravissant les rochers de Chanaz ; qu’elle se rappelait fort bien ce jeune monsieur Rousseau, qui se promenait toujours seul, et restait quelquefois des heures entières à rêver, assis au pied d’un arbre ! Avec quelle avidité je recueillais les mots à peine articulés qui sortaient de la bouche de cette vieille grand’mère. En ce moment, la plus jolie femme du monde n’aurait pu m’enlever au charme d’un semblable entretien ; et, lorsque la bonne Marion voulut bien m’accorder la préférence sur sa béquille, je me sentis tout fier de donner le bras à une personne qui avait parlé à Jean-Jacques.

— Cours avertir Gothon de la visite d’un étranger, dit-elle à sa petite-fille. Dis-lui d’apporter les clefs de la maison. C’est la servante de M. l’abbé, ajouta-t-elle en s’adressant à moi. Il est maintenant à la ville ; et vous pourrez voir la maison tout à votre aise.

Pendant que mademoiselle Gothon cherchait les clefs dans sa cuisine, je lus cette inscription sur la porte du vestibule :

Réduit par Jean Jacque habité,
Tu me rappelles son génie,
Sa solitude, sa fierté,
Et ses malheurs, et sa folie.
À la gloire, à la vérité,
Il osa consacrer sa vie,
Et fut toujours persécuté
Ou par lui-même, ou par l’envie[3].

Dès que la porte fut ouverte, la bonne Marion me dit en me montrant deux salles basses :

— C’est ici la cuisine, et là le salon ; mais, si vous voulez voir la petite chambre de M. Rousseau, il faut monter ici-dessus.

Nous prîmes alors la rampe d’un escalier intérieur construit en pierres de taille, et dont les marches usées vers le milieu forment une espèce de sillon, où l’on aime à suivre les pas de Jean-Jacques. Sur le premier palier est la porte extérieure qui donne sur la petite esplanade où se trouvait le cabinet de houblon. Ce cabinet n’existe plus, mais le noyer qui ombrage encore la place invite à s’y reposer, et l’on sent que, dans ce lieu retiré, il faut parler de son cœur, ou se taire.

En reprenant l’escalier, on arrive à la chambre de madame de Warens. Elle est assez grande, et bien éclairée par deux fenêtres, d’où l’on découvre une vue étendue et fort agréable. En face de la cheminée est une porte qui s’ouvre sur une petite chambre carrée, avec une seule fenêtre donnant sur le verger, et une seconde porte ouvrant sur le corridor. C’est là, c’est dans ce modeste réduit que Rousseau prétend avoir passé les seuls moments qui lui donnent le droit de dire qu’il a vécu. Je ne sais si quelque chose de ce bonheur est resté dans cette retraite ; mais en considérant la place où était le lit de Jean-Jacques, le site charmant qui réjouissait chaque matin ses regards, les deux planches clouées sur les murs, unique bibliothèque de celui dont les livres devaient un jour orner les plus belles ; en voyant cette petite porte donnant sur la chambre d’une amie, je pensais qu’ainsi logé, je serais fort heureux. Je repassais dans ma tête la jeunesse de Rousseau : je le voyais valet comme moi ; je me supposais un génie tel que le sien, et je ne cherchais plus qu’une madame de Warens, pour mette à profit mes talents, et partager avec elle la plus douce existence.

La vieille Marion me tira de ce rêve charmant, et me conduisant dans une petite chapelle intérieure, où l’on avait, réuni tous les ornements de celle fondée par madame de Warens. Je lui demandai si elle se rappelait quelque chose du caractère de la fondatrice.

— Rien, dit-elle, si ce n’est qu’elle était fort charitable.

— Ainsi, pensai-je, le souvenir des erreurs passe ; celui de la bonté reste.

L’heure s’avançait : il fallut m’arracher aux douces sensations que faisait naître en moi ce paisible séjour. Sans le désir de revoir bientôt mon maître, je crois que j’aurais passé la nuit dans le jardin où Rousseau avait établi son comique observatoire : trop heureux d’entendre dire le lendemain que le sabbat se tenait encore dans la maison de M. Noiret.


  1. J.-J. Rousseau, Confessions.
  2. Rousseau avait vingt-quatre ans, lorsqu’il vint s’établir avec madame de Warens aux charmettes, en 1736.

  3. Cette inscription a été placée par Hérault de Séchelles, lorsqu’il
    était commissaire de la Convention.