Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/6

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 19-22).


VI


Peu de jours après mon installation, je vis entrer Gustave dans mon appartement, fermant les portes avec violence, et donnant tous les signes de la plus grande agitation.

— Faites seller mes chevaux, me dit-il brusquement, je ne puis rester plus longtemps dans cette horrible incertitude. Je veux partir.

— Est-ce pour la chasse, ou bien dois-je suivre monsieur ?

— Certainement il faut me suivre, et peut-être au bout du monde ; car je suis décidé à fuir le caprice et l’insensibilité partout où je les trouverai.

— Si ce n’est que pour cela, monsieur sera bientôt convaincu de l’inutilité du voyage.

— Tu crois plaisanter, Victor, ajouta-t-il, avec ce ton familier que les maîtres savent si bien allier à des airs protecteurs ; mais je t’en fais ici le serment ; jamais je ne serai le jouet d’une coquette.

— Auriez-vous eu déjà le malheur d’en rencontrer une ?

— Vraiment j’en ai peur ; et tout me prouve en ce moment qu’on s’est amusé à me tourner la tête, sans autre motif que de se divertir des premières impressions d’un cœur franc et dévoué.

— Ce n’est pas, j’imagine, la mélancolie de madame de Civray que vous accusez de cette espièglerie ?

— Justement, c’est elle à qui j’en veux de m’avoir laissé croire que cette belle mélancolie pouvait être causée par le regret de s’être marié trop tôt, ou de m’avoir connu trop tard. J’ai malgré moi conçu des espérances qui n’auraient rien coûté à son bonheur, mais qui faisaient le charme de ma vie. Un mot d’elle vient de les détruire pur toujours.

— Et ce mot est, je gage :

« Non, Gustave, je ne dois pas vous aimer, je ne vous aimerai jamais. »

— Quoi ! tu nous écoutais donc !

— Non certes, on n’a pas besoin d’écouter les amants pour savoir ce qu’ils se disent.

— C’est fort bien, quand ils sont d’accord ; mais le langage d’une femme qui résiste à son amant…

— Ressemble beaucoup au langage d’une femme qui lui cède, interrompis-je, et je n’en veux pour preuve que la conduite de votre cousine. Elle exige que vous cessiez de l’aimer ; eh bien, feignez pendant quelques jours de prendre cet ordre au pied de la lettre, de vous résigner de bonne grâce au sacrifice que la cruelle vous impose, et vous la verrez bientôt gémir de votre obéissance.

— Serait-il vrai ? s’écria Gustave, en quittant tout à coup son air sombre. D’honneur, tu es un garçon plein d’esprit, et je m’attache à toi chaque jour davantage ; avec tant d’éducation, il faut que tu aies éprouvé de grands malheurs pour l’obliger à servir ; mais je veux les réparer autant qu’il me sera possible : ma pension est fort au-dessus des dépenses que je puis faire ici, je sais que tu attends le paiement de tes gages pour les envoyer à ton père, je vais t’en remettre six mois d’avance pour que tu sois tranquille sur le sort de tes parents.

— Monsieur me comble de bontés, lui dis-je, ému de reconnaissance ; mais il ne fait pas réflexion qu’avant six mois je pourrais avoir le malheur de lui déplaire, et que, malgré toutes les probabilités qui répondent de la constance des femmes, ajoutai-je en riant, madame de Civray pourrait bien changer.

N’importe, je t’aurai dû la plus douce illusion de ma vie, celle de me croire aimé : et je défie toutes les trahisons du monde de me causer autant de peine que j’éprouve de plaisir en ce moment. Mais, instruis-moi de ce que je dois faire. D’abord, je ne la regarderai plus.

— Très-bien ; mais que ferez-vous de vos yeux ? car depuis longtemps je ne leur vois pas d’autre occupation que celle de la contempler.

— Je les fixerai sur notre vieille cousine, madame de Belrive, qui vient justement passer la journée ici avec toute sa famille.

— La pauvre femme sera bien étonnée de cette agacerie ; mais ne pourriez-vous pas la faire tomber sur quelque objet plus digne de votre colère ?

— Elle a bien une grande fille droite comme un cierge, et si sévèrement enfermée dans une cuirasse en façon de corset, qu’elle fait peine à voir.

— N’importe, monsieur, c’est elle seule qu’il faudra regarder.

— Cela est bien facile à dire, tu ne la connais pas ; mais elle est capable de prendre cette légère attention pour une promesse de mariage. Ces demoiselles élevées à Saint-Cyr ne badinent pas sur l’article de la galanterie ; elles ont toujours un frère tout prêt pour prouver à la pointe de l’épée qu’elles ont été séduites, alors même qu’on y pense le moins ; et si l’on est trop heureux d’exposer sa vie pour la femme qu’on aime, il est fort désagréable de se couper la gorge pour une femme qui déplaît. Ce n’est pas que le frère de celle-là soit à craindre ; destiné depuis sa tendre enfance à la paix du cloître, la suppression des couvents l’a tellement dérouté en le rejetant dans le monde, qu’il y a l’air d’un chien perdu. Le pauvre garçon frissonne des pieds à la tête au seul mot de réquisition, et sa famille est en ce moment à la recherche d’une infirmité quelconque pour le dispenser de partir.

— Pauvre garçon ! il faut le consoler en faisant hardiment la cour à sa sœur.

— Non, jamais Lydie ne croira que je puisse aimer une fille si désagréable.

— Ah ! la jalousie n’est pas difficile, monsieur ; elle s’arrange de tout ce qui peut alimenter son dépit, et vous en verrez bientôt la preuve. Suivez d’abord ce conseil ; s’il vous réussit, comme je n’en doute pas, vous n’aurez plus besoin de ceux de personne pour être heureux.

En effet l’expérience n’eut que trop de succès. Gustave, encouragé par ma présence, joua si bien son rôle pendant le dîner, que la pauvre Lydie fut obligée de sortir de table pour cacher ses larmes. On crut qu’elle se trouvait mal ; et mon maître s’élançait déjà de sa place pour aller la secourir, lorsque, feignant de ramasser sa serviette, je le retins par la basque de son habit, en lui disant restez. Dans le même instant la marquise m’ordonna d’aller dire à sa femme de chambre de se rendre auprès de madame de Civray. Pensant bien que les secours d’une femme de chambre lui seraient fort inutiles, je pris sur moi d’aller lui demander si elle en avait besoin. L’apercevant sur la terrasse qui conduit au bois, je me dirigeai de ce côté. Le bruit de mes pas la fit tressaillir ; elle n’osa se retourner, et je devinai l’impression désagréable qu’allait lui causer le son de ma voix. Elle en espérait une autre, et dans sa surprise elle ne chercha pas même à le cacher.

— Je me sens fort bien, me répondit-elle en essuyant ses yeux ; dites à ma tante que je la remercie ; je n’ai besoin de personne : la chaleur de la salle à manger m’a porté un instant à la tête ; mais depuis que je respire le grand air, je ne souffre plus.

Elle étouffait si visiblement en prononçant ces derniers mots, que j’en eus pitié. L’idée que j’étais en partie l’auteur de son supplice, tout en flattant mon orgueil, attendrit mon cœur. Une jolie femme qui pleure a toujours eu de grands droits sur mon âme, et sans réfléchir si la consolation que je ménageais à madame de Civray ne lui coûterait pas plus de larmes un jour qu’elle n’en versait alors, je résolus de lui rendre l’objet de ses regrets présents. Voilà un impertinent valet ! dites-vous, mesdames, en me voyant ainsi disposer du sort de vos amours. Ce nouveau Frontin voudrait-il nous faire croire qu’un homme comme il faut attend l’avis de son valet de chambre pour se brouiller ou se raccommoder avec celle qu’il aime ? Non, mesdames, il ne l’attend pas ; mais il le suit plus souvent qu’on ne pense. Je sens tout ce qu’il y a d’humiliant à convenir que les nobles effets ont des causes si vulgaires ; et cependant il arrive souvent que le moindre mot d’un être dont on fait peu de cas a quelquefois la puissance de faire naître ou de détruire des sentiments qu’on supposait ou imaginaires ou éternels. Dieu semble avoir fait le monde ainsi pour y maintenir un fonds d’égalité impérissable. En donnant au riche les passions qui remplacent la misère, il a laissé au pauvre tous les trésors de la flatterie ; et chacun se trouve bien du partage.