Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/70

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 343-348).


LXX


— Enfin, le voilà, dit M. de Léonville en entrant avec Gustave.

Au même instant, chacun se lève. Le capitaine Saint-Firmin accourt l’embrasser, tandis que deux hommes, debout près d’une table de trictrac, interrompent leur partie pour le saluer profondément. L’un était le notaire de M. de Léonville, l’autre l’ancien curé du village. Tous deux sont présentés par le châtelain à Gustave, qui reçoit aussi les félicitations du maire et de deux fermiers du voisinage, invités pour compléter le nombre des témoins.

— Puisque nous sommes tous réunis, dit M. de Léonville, je vais faire éclairer la salle de la mairie et ouvrir la chapelle. Tous les articles du contrat étant connus des futurs époux, nous en ferons la lecture entre la cérémonie municipale et la messe, que M. le curé ne peut nous dire avant minuit. Mais il est déjà tard, et je vais chercher les papiers dont M. le maire a besoin.

— C’est fort bien, dit le maire d’un air gaiement malin ; mais il me faut encore autre chose, car je ne saurais faire les mariages sans femme, et je ne vois pas ici la fiancée.

— C’est juste, répondit M. de Léonville, et c’est au futur à l’aller chercher. — Saint-Firmin, ajouta-t-il, conduisez M. de Révanne par le grand corridor dans le petit salon qui précède la chambre verte ; vous viendrez ensuite tous les trois nous rejoindre à la mairie.

Et Gustave, se levant sans rien dire, s’apprêta à suivre le capitaine.

Ils traversèrent en silence une galerie meublée d’ancêtres plus laids et plus tristes les uns que les autres, et qui, pour la plupart, dépouillés de leur cadre et pâlis par le temps, semblaient de lugubres fantômes. Ensuite, passant par la salle de billard et deux autres chambres, ils arrivèrent à une grande porte que le capitaine s’efforça vainement d’ouvrir.

— Je me suis trompé, dit-il ; ce n’est point ici. Il faut revenir sur nos pas. Je devais prendre par la porte de la galerie qui donne sur le corridor.

Et mon maître le suivait avec une docilité parfaite. Enfin, ayant retrouvé le corridor, ils parvinrent au petit salon de la chambre verte.

— Madame est-elle prête ? peut-on lui parler ? demanda Saint-Firmin à une femme qui rangeait des pots de fleurs sur la cheminée.

— Madame n’est plus là, reprit-elle en montrant la chambre verte ; elle vient de descendre avec un vieux monsieur qui lui donnait le bras pour la conduire, à ce que j’ai entendu, dans la salle de la mairie.

— Puisque c’est ainsi, dit le capitaine à Gustave, qui paraissait décidé à ne pas proférer une parole, allons la trouver, et tachons de ne pas nous égarer encore dans ce sombre labyrinthe.

— Vous n’avez qu’à prendre le petit escalier qui mène à la salle à manger, dit la servante ; et vous serez tout de suite chez le maire.

Mon maître, absorbé dans ses réflexions, ne s’apercevait pas même de toutes les courses qu’on lui faisait faire ; mais, en arrivant dans la salle à manger, il fut frappé d’y voir une table dressée pour un grand nombre de convives, et déjà recouverte d’un surtout d’albâtre, orné de toutes les fleurs qui pouvaient faire oublier la saison. À l’aspect de ces préparatifs somptueux, Gustave soupira douloureusement. Il regrettait les soins que son ami prenait pour donner à ces tristes moments l’apparence d’une fête ; et aurait voulu obtenir de lui-même le courage d’y assister. Mais il sentait qu’il lui serait trop difficile de feindre des sentiments si contraires à ceux qui le dominaient, et il préférait se laisser accuser de bizarrerie en partant au sortir de la messe, que de montrer à tous les yeux qu’il venait d’accomplir un cruel sacrifice.

— Vous pouvez nous annoncer, dit M. de Saint-Firmin au vieux concierge, dont les regards semblent le questionner.

Alors le vieillard marche le premier, et passe devant la chapelle. Les portes en sont ouvertes ; et les cierges qui brûlent déjà sur l’autel, éclairent la place où les époux doivent se jurer une fidélité éternelle.

— J’espérais, pensa Gustave en voyant ce saint appareil que madame de Verseuil me dispenserait de cette cérémonie religieuse, et s’épargnerait à elle-même un parjure de plus ; mais elle a voulu que rien ne manquât à cette pompe funèbre.

Bientôt les deux battants d’une grande porte s’ouvrent, et, les yeux de Gustave sont éblouis par l’éclat d’une grande lumière. Une foule de paysans, de paysannes, parés comme un jour de fête, obstruent l’entrée de la salle. Le capitaine les fait ranger ; et, s’emparant du bras tremblant de Gustave, il l’emmène vers l’espèce de tribune auprès de laquelle tout le monde est assis. Une seule place est restée vide. C’est celle de Gustave. Le maire lui dit d’un ton solennel de la prendre. Il ne l’entend pas. Stupéfait du spectacle imposant qui s’offre à sa vue, de la quantité de personnes qui l’entourent, il ne distingue aucun objet. Cependant une femme est près de lui ; à sa robe élégante, au voile qui retient sa couronne de roses, il reconnaît la parure d’une mariée ; mais, dans le trouble qui l’oppresse, il n’ose lever les yeux sur cette femme qui semble redouter ses regards. Un papier qu’elle tient trahit le tremblement qui l’agite. Gustave en a pitié ; il veut lui adresser quelques mois. La parole expire sur ses lèvres. Alors le magistrat, s’inclinant vers la mariée, prend sa main, la pose dans celle de l’époux, et prononce à haute voix les mots sacramentels ; mais il est interrompu tout à coup par un cri de surprise. Gustave a revu l’anneau qu’il vient de quitter ; il croit que son imagination l’abuse ; et, dans son égarement, il s’écrie :

— Ah ! malheureux !… j’ai perdu la raison.

Et il retombe sur son siége en se cachant le visage ; mais la voix la plus douce le rappelle à lui ; il sent sa main pressée par une main chérie. Tout lui atteste son bonheur. C’est bien elle ; il est aux pieds de Lydie.

— Ta mère l’a voulu, dit-elle en montrant une femme qui pleure à ses côtés.

— Oui, j’ai voulu me venger, s’écrie madame de Révanne, en sortant de l’ombre où elle se cachait ; tu me trompais, j’ai voulu te tromper à mon tour…

— Ma mère !… Lydie !… Est-ce bien vous ? disait Gustave en jetant sur elles deux des yeux égarés. Suis-je donc le plus heureux des hommes !

— Vois notre joie, répondait sa mère, et tu n’en douteras plus.

— Mon cher Gustave, ce n’est point une vision, dit M. de Léonville. Lisez cet écrit, et n’interrompez plus M. le maire dans ses augustes fonctions.

Gustave prend la lettre, et lit ces mots tracés de la main de madame de Verseuil :

« J’accepte les bienfaits de votre mère ; ils vous acquittent, nous ne pouvions plus désormais être heureux l’un par l’autre. Gardons notre liberté. Adieu. »

Pendant que Gustave lit ce billet le magistrat commence son discours nuptial. Sans doute il dit des choses admirables, mais qui ne captivent guère l’attention des époux. À quoi leur servirait d’écouter ce beau sermon sur la constance ? ne savent-ils pas qu’on peut s’aimer longtemps ? Enfin le moment de signer l’acte est arrivé, et le premier témoin qui s’approche est M. de Saumery. Il embrasse Gustave, et dit, en montrant sa chère Lydie :

— Ne l’avais-je pas prédit qu’avant deux mois elle serait mariée ?

Cette cérémonie terminée, Gustave s’empare de la main de Lydie, et passe d’un air fier au milieu de tous les assistants. Je l’attendais blotti contre la porte.

— Monsieur, lui dis-je tout bas, faut-il faire atteler ?

— Traître, tu savais tout.

— Vous voyez bien que non, répondis-je en lui montrant mes yeux tout humides ; car, dans ma surprise et ma joie, je pleurais et riais en même temps.

Alors, conduits par M. de Léonville, les nouveaux époux arrivèrent dans un salon fraîchement décoré, et où toutes les plantes, les fleurs des plus belles serres sont éclairées par des lustres brillants. C’est là que M. de Léonville explique à son ami comment le bonheur qui lui semble un rêve est l’ouvrage de madame de Révanne ; et comment, ayant appris par le capitaine Saint-Firmin l’intrigue de madame de Verseuil avec Alméric, elle s’était servie de ce dernier pour faire renoncer Athénaïs à Gustave.

— Ajoutez, dit celui-ci, qu’elle était secondée dans tout cela par le meilleur des amis.

— Non ; il fallait le génie d’une mère pour triompher de tant d’obstacles.

— En vérité, rien n’était si facile, dit madame de Révanne en les interrompant, Lydie n’aimait que lui ; madame de Verseuil que sa fortune ; je les ai contentées toutes deux.

Ce mot fait assez deviner l’emploi qu’elle avait fait de la somme destinée au petit Alfred. Si maintenant l’on désire savoir ce que devinrent les personnes citées dans ces mémoires, le voici :

Madame de Verseuil, riche des bienfaits de Gustave, s’enfuit en Hollande avec Alméric. Le caprice les avait unis, l’ennui les sépara bientôt ; et M. de Norvel se reprocha toute sa vie une liaison qui lui avait coûté l’amitié de mon maître. Madame de Verseuil, moins sensible, mit à profit tous les avantages de sa situation. Enfin, après vingt ans d’erreurs et de galanterie, méprisée et délaissée, elle vient de se faire prude et dévote.

M. de Léonville est toujours la providence de ses amis.

À force d’avoir rendu de faux oracles sur les suites de la Révolution et le sort de sa patrie, M. de Saumery ne prévoit plus rien.

Le général Verseuil est mort réconcilié avec Gustave.

Le marquis de Révanne est rentré en France pour être chambellan.

Le capitaine Saint-Firmin, après avoir obtenu trois grades sur le champ de bataille, est à la demi-solde.

Bonaparte…… n’est plus.

Grâce à madame de Révanne, dont la généreuse bonté fait encore le bonheur de tout ce qui l’entoure, je suis le mari de Louise, le vieux précepteur d’Alfred et de ses jeunes frères, le riche possesseur d’une petite maison située dans les bois de Révanne. C’est là que souvent honoré de la visite de mon ancien maître, le brave général Révanne, nous nous rappelons ensemble les agitations de sa jeunesse ; c’est là qu’en parlant de la félicité qu’il doit aux vertus de sa chère Lydie, il me prouve chaque jour que les tranquilles plaisirs d’un mari fidèle valent bien les malheurs d’un amant heureux.


FIN