Les Manœuvres navales

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Les Manœuvres navales
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 547-573).
LES
MANŒUVRES NAVALES

Voilà longtemps déjà que notre marine fait, chaque année, ses grandes manœuvres, et l’utilité de ces exercices d’ensemble est encore discutée. Elle l’est surtout par ceux qui estiment que, quelque effort que l’on fasse, — et on ne le fait pas toujours, — pour se rapprocher des conditions véritables d’un conflit maritime déterminé, on ne peut réaliser qu’une bien incertaine, bien incolore, et donc assez vaine image de la guerre navale. Il est, dit-on, moins ambitieux mais aussi efficace, en tout cas beaucoup moins coûteux, de s’en tenir aux ordinaires exercices de tactique, aux tirs réglementaires et, de temps à autre, à une marche à bonne vitesse, soutenue quelques heures.

Que ce système soit moins onéreux, point de doute ; et il faut avouer que, dans l’état présent de nos affaires, la considération ne manque pas de valeur. Les partisans des grandes manœuvres ne s’y arrêtent cependant pas. Ils iraient volontiers jusqu’à prétendre que le million qui passe dans cette petite guerre pourrait être pris sans inconvénient majeur sur les 200[1] que nous coûtent annuellement nos constructions ; car, à quoi sert d’avoir une flotte si l’on ne sait pas s’en servir, si son personnel n’est pas capable de lui faire donner tout le rendement dont elle est susceptible ?… Et ils affirment qu’il n’est d’autre moyen pour cela que de mettre en branle le grand appareil des manœuvres, qui utilise simultanément toutes les unités actives de l’armée navale en les faisant coopérer à l’exécution de plans combinés qui, par là, surexcite l’émulation, stimule les amours-propres, éprouve à la fois les qualités des équipages et l’endurance du matériel, bref, met en jeu toutes les forces des hommes, — forces physiques et forces morales, — en même temps que toute la puissance des choses, des coques, des machines, des engins de toute espèce.

Il en est bien ainsi. Du moins ai-je gardé à ce sujet la conviction que j’exprimais, il y a une quinzaine d’années, dans cette revue même[2], où j’essayais de mettre en lumière le grand, le précieux effet moral des manœuvres navales que dirigeait le chef suprême d’alors, le vigoureux et habile amiral Gervais.

Mais, justement, cette profonde, j’allais presque dire cette religieuse impression que nous laissait un grand simulacre de guerre maritime, nos successeurs l’éprouvent-ils, la retrouvent-ils aujourd’hui ? D’aucuns en doutent. On fait les manœuvres, disent-ils, parce que c’est la tradition, que c’est convenu, qu’il faut bien, au moins une fois l’an, empêcher l’escadre autrichienne de joindre l’italienne et battre en détail ces alliés malgré eux. Au demeurant, c’est une corvée, une corvée utile assurément, mais enfin une corvée ennuyeuse, parce qu’au fond, on n’y apprend rien de nouveau sur les grands problèmes si souvent étudiés, repris, retournés ; parce que « c’est toujours la même chose et qui se passe toujours au même endroit, » dans le même bassin stratégique, de la Provence à la côte d’Afrique, de la Corse aux Baléares…

Il y a les combats, il est vrai, les passes d’armes où, grands chefs contre grands chefs, on déploie à l’envi une science achevée des mouvemens tactiques et toute la subtilité de subterfuges devenus classiques, mais où il est impossible de porter à l’adversaire le coup réellement imprévu, foudroyant, décisif, dont la conception, le jour de la vraie bataille, naîtra d’une circonstance fugitive dans un cerveau exercé sans doute, fécond en ressources, surtout doué du sens de l’invention, de l’essentielle et admirable faculté de l’imagination…

Nous touchons là, en effet, aux limites des simulacres, limites qu’il faut savoir accepter sans méconnaître l’étendue du champ qu’ils laissent à l’indispensable préparation de la force navale aux opérations d’une grande guerre. Il y a toutefois, dans les critiques que je rapportais tout à l’heure en les résumant, quelque chose de fondé, mais qui apparaîtra mieux, me semble-t-il, quand nous aurons commenté, — aussi brièvement que possible, — les manœuvres qui viennent de se dérouler dans le bassin occidental de la Méditerranée, du 13 au 29 mai.


Le premier des trois thèmes de manœuvres proposés aux deux partis constitués dans notre armée navale[3] s’inspirait visiblement, mais avec des modalités particulières que je noterai tout à l’heure, de l’idée générale qu’en cas de guerre de la « Duplice » (laissons de côté l’Angleterre) contre la « Triplice, » une force navale allemande importante, au moins égale à notre flotte de la Méditerranée, pourrait venir opérer dans cette mer, dès le début des hostilités, et s’opposer au transport en France de nos troupes d’Algérie.

Cette conception, remarquons-le, tient judicieusement compte du fait que l’Allemagne serait obligée de laisser dans la Baltique une bonne part de sa flotte pour balancer la force navale russe, devenue fort sérieuse et menaçante[4] ; mais elle suppose que l’Italie « ne marche pas, » ou que du moins elle hésite, elle n’est pas prête… ou encore que le grand conflit a éclaté dans le moment précis que, les intérêts de cette Puissance se trouvant en opposition aiguë avec ceux de l’Autriche, — complications albanaises, par exemple, — son escadre se trouvait concentrée à Tarente, peut-être même à Ancône.

Quoi qu’il en soit et l’hypothèse fondamentale étant admise, il était dans la logique expresse de la situation stratégique que la pseudo-flotte allemande (représentée par le parti B) fût surveillée par les éclaireurs du parti A dès son passage à Gibraltar, en tout cas, dès qu’elle atteindrait le cap de Gate où, forcément, elle devait incliner sa route, soit au Nord-Est, à peu près, vers Minorque, — ce qui marquait l’intention d’intercepter le convoi en haute mer, — soit à l’Est franc, vers Alger ou au Sud-Est, vers Oran, — ce qui annonçait immédiatement l’attaque de transports à leur départ de la côte d’Algérie et même celle des ports de concentration des fractions constitutives du convoi.

Diverses considérations et en premier lieu, sans doute, la préoccupation d’éviter, en restreignant le champ d’action stratégique, de trop grandes dépenses de combustible, conduisirent à admettre que l’adversaire avait déjà atteint un point situé un peu à l’Est de Minorque lorsque le parti national (parti A, placé à Ajaccio) s’avisait de l’observer. Le choix de ce point initial faussait donc les données naturelles d’un problème dont la solution, je le reconnais, restait toujours délicate en raison du défaut de grands éclaireurs rapides et bien armés qui est le trait essentiel, malheureusement, de la composition de notre armée navale. Nous n’avons pas, en 1914, et n’aurons pas de sitôt un seul croiseur bien armé et bien muni de charbon dont la vitesse, comparée à celle d’un corps de bataille de cuirassés, modernes, présente la nécessaire supériorité — 6 à 7 nœuds au moins — qu’offrait, il y a vingt-cinq ans, celle du Sfax par exemple, vis-à-vis des facultés de la moyenne des unités de combat d’alors[5].

D’ailleurs une conséquence fâcheuse, au point de vue de l’intérêt des opérations du parti français, résultait aussi bien du choix de la position initiale assignée au parti ennemi que de la convention qui ne permettait à ce dernier d’attaquer, d’une part, que Philippeville et Bizerte, de l’autre que Toulon et Marseille, considérés comme points de départ et points d’arrivée obligatoires du convoi. En effet, les deux ports les plus rapprochés du parti B (ennemi) étaient soit Toulon, soit Philippeville, qu’il relevait tous deux à la même distance, 200-210 milles marins. Mais ces mêmes ports se trouvaient pour le parti A (national) à des distances fort différentes, car d’Ajaccio à Toulon, on ne compte que 140 milles, tandis qu’il y en a 275 d’Ajaccio à Philippeville. Il était donc évident, d’abord que B se porterait sur Philippeville, qu’il avait le temps de bombarder, ainsi que les transports qui pouvaient y être enfermés, avant l’arrivée de A ; ensuite que A n’aurait, a priori, aucun doute sur le choix exercé par son adversaire, mais que, ne pouvant espérer de s’opposer en temps utile à l’opération sur le port algérien (il aurait fallu qu’il pût faire donner 22 nœuds à l’heure a une escadre dont la bonne vitesse normale ne dépasse pas 17 nœuds), il se résoudrait à s’efforcer d’atteindre le parti B à la mer, lorsque celui-ci se dirigerait sur Bizerte pour continuer son œuvre de destruction, ou qu’il ferait route en plein canal de Sardaigne pour rejoindre la côte du fidèle allié méditerranéen.

Ces dispositions, adoptées, comme on pouvait s’y attendre, par l’officier général commandant le parti A, furent suivies d’un plein succès. Il y eut rencontre au large de Bizerte, le matin du 15, combat des cuirassés sur deux lignes de file parallèles, ainsi qu’il convient, et deux belles charges d’escadrilles de torpilleurs. Je reparlerai de cet incident, ainsi que de ceux qui marquèrent la marche du parti A et les opérations des éclaireurs des deux escadres.


C’est le deuxième thème qui se rapprochait le plus de ce qui se passerait en cas de conflit européen où les flottes italienne et autrichienne, bien résolues à opérer ensemble, — contre nous — seraient prêtes à marcher à peu près en même temps et s’efforceraient de faire leur jonction en dépit de l’intervention de notre armée navale.

Le parti A, augmenté des sous-marins offensifs et des torpilleurs de Bizerte qui avaient rejoint à Bône une des trois escadrilles de contre-torpilleurs, devait partir d’Alger le 18 à 11 heures du matin, pour s’opposer à la réunion des deux fractions du parti B, placées, l’une, B, à Bizerte, l’autre, B2, à Ajaccio. B, (cuirassés type Patrie, 2e division de croiseurs, Foudre avec ses avions et défenses fixes de Bizerte) ne pouvait quitter Bizerte que 30 heures après l’ouverture des hostilités, mais B2 (division cuirassée de complément, c’est-à-dire cuirassés anciens, plus le Jurien-de-La-Gravière, croiseur protégé, éclaireur d’escadre) devait appareiller d’Ajaccio 12 heures seulement après le moment initial des opérations. Ces dispositions n’étaient d’ailleurs prises qu’en vue de permettre au parti A de s’interposer réellement entre les deux groupes de B. En fait, A s’établit sur un parallèle (38°15’) distant de 60 milles de celui de Bizerte, — et c’était un peu loin peut-être, si l’on voulait surveiller étroitement B, et lui courir sus dès sa sortie, — installa entre Sardaigne, Sicile et Tunisie des barrages de sous-marins et de torpilleurs, fit explorer les routes venant du Nord, à l’Est et surtout à l’Ouest de la Sardaigne, par sa division légère, qui ne vit rien, enfin observer les abords de Bizerte par une escadrille que les croiseurs et contre-torpilleurs de B, eurent tôt fait de chasser devant eux[6].

L’attitude expectante du gros du parti français a été, paraît-il, fort discutée dans l’armée navale. Cette passivité relative, en tout cas attentive, n’aurait pas eu beaucoup d’inconvéniens, elle eût eu même l’avantage de permettre au chef de ce parti de prendre à point nommé la direction convenable pour garder la ligne intérieure et battre successivement les deux fractions de l’adversaire, si ses croiseurs avaient été plus heureux dans leurs raids de découverte. Poussant un peu plus dans l’Ouest, ceux-ci auraient rencontré la division de complément (B2) qui descendait au Sud, mais en infléchissant sur sa droite pour atteindre le point de rendez-vous fixé par B1, et qui, jusqu’à sa jonction avec ce groupe, offrait au parti A l’occasion d’un premier et décisif avantage. Mais il eût fallu que ces croiseurs fussent plus rapides et que leur approvisionnement de combustible fût plus abondant, — car les explorations à grande allure consomment d’énormes quantités de charbon ; — il eût fallu, répétons-le, que notre armée navale eût à sa disposition les beaux croiseurs de 20 à 28 000 tonnes ou, au moins, les éclaireurs rapides et à. grand rayon d’action, de 5 000 à 7 000 tonnes, que possèdent toutes les marines, sauf la nôtre.

Les fâcheux autant qu’inévitables effets de cette lacune de notre ordre de bataille étant d’ailleurs bien connus[7], ne convenait-il pas que le parti A prît d’autres mesures, — il semble qu’on en pouvait imaginer, — pour être renseigné sur la marche du groupe B2 et se mettre en situation de le détruire avant sa jonction avec B1 — Je me borne à poser la question.

Cette jonction, en tout cas, ne fut pas empêchée. Le chef du parti B avait fixé, dans l’Ouest et à 110 ou 120 milles de Bizerte, un point de rendez-vous dont le choix semblait n’être pas seulement fondé sur les facultés respectives des pièces de l’échiquier et sur la connaissance parfaite de cet échiquier même, mais paraissait s’inspirer aussi de l’exacte prévision de la position que prendrait le parti A et de ses méthodes d’observation. Le succès n’eût pu faire défaut à ces combinaisons que si A, dès le moment où il fut avisé de l’appareillage de B, et qu’il fit route au S.-O. environ pour l’intercepter, avait pu faire donner au gros de ses forces, à ses cuirassés type Danton, la vitesse qu’ils devraient pouvoir réaliser, dans un cas extrême. Loin de là, l’augmentation de vitesse fut à peine d’un nœud.

Je ne dirai rien du combat matinal qui couronna l’opération, le 20 mai, et qu’un grain très fort de pluie et de vent vint abréger. On affirme que le parti B y montra de remarquables qualités de souplesse. C’est, en général, la limite extrême des éloges que l’on peut adresser en semblable conjoncture à l’un ou à l’autre des « belligérans. »

Et je ne prétends pas, certes, que la constatation ne soit pas intéressante.


La troisième phase des manœuvres devait se dérouler sous les yeux du ministre, M. Gauthier, sénateur de l’Aude[8]. En son honneur sans doute, les deux vice-amiraux, — le commandant en chef de l’armée navale, commandant en même temps la première escadre et le commandant de la deuxième escadre, — avaient pris, le premier le commandement du parti A et le second la direction du parti B.

Ici, je prends la liberté de transcrire mot pour mot les termes d’une lettre d’un officier supérieur de la première escadre. Mon correspondant, que je ne nomme pas, m’excusera de cette petite trahison dont je dirai les motifs tout à l’heure.

« L’ancien parti B était sorti de Bizerte le lundi 25 et nous bloquait. Nous en sommes sortis le 26 pour forcer le blocus et montrer une bataille au ministre.

« Auparavant le commandant en chef avait eu une conférence avec nos aviateurs de la Foudre et il leur avait dit, en substance :

« Messieurs, je voudrais des crédits pour l’aviation maritime. Pour cela il faut montrer que vous servez à quelque chose. Demain, quand je vous signalerai d’explorer au large, vous vous arrangerez pour revenir passer au-dessus du Courbet en venant du Nord-Ouest. Vous agiterez au-dessus de nous un petit pavillon qui signifiera : « L’ennemi dans le Nord-Ouest. » — Et nous nous dirigerons vers le Nord-Ouest, où nous retrouverons certainement le parti B, puisqu’il y sera par mes ordres. »

Si les choses se sont, en effet, passées ainsi, ce dont je ne me porte pas garant, la malice est amusante ; elle est d’ailleurs bien innocente et, en tout cas, dénote les meilleures intentions pour l’aviation, sinon une entière confiance dans l’efficacité actuelle de ce moyen d’information. Souhaitons que l’instabilité des choses de la politique n’enlève pas tout intérêt à cette ingénieuse mise en scène et que M. le sénateur Gauthier, — redevenu ministre après un court interrègne, — ait le temps de donner à ses sentimens d’admiration pour les services de nos aviateurs la forme intéressante et précise d’une demande d’augmentation de crédits pour l’exercice 1915[9].

Revenons à notre lettre :

« Ainsi fut fait. La bataille eut lieu dans l’après-midi du 26 après déjeuner. Dirigé immédiatement par le commandant en chef, le parti A prit vigoureusement l’offensive. On fit de ces beaux mouvemens « tout à la fois, » si impressionnans pour les spectateurs, en vue de se rapprocher rapidement de l’adversaire, sur lequel on mettait le cap sans se soucier beaucoup de conserver battante toute son artillerie. Pendant ce temps, la ligne ennemie bien formée nous gardait par son travers, nous accablait de feux et eût peut-être doublé notre tête s’il ne s’était agi de l’escadre du commandant en chef. »

Cette question, fort grave, du rapprochement rapide vaut que l’on s’y arrête. Ah ! comme je comprends bien la hâte qu’éprouve un amiral français à engager, à la plus courte distance possible, un combat qui sera, dès lors, plus rapidement, plus immédiatement décisif !… Il y a là, avec un juste instinct militaire, une conscience exacte de la mentalité spéciale de nos équipages. Des équipages français, en effet, et quelle que puisse y être la proportion des ponantais et des levantins, n’ont pas, ne sauraient avoir le même genre de courage, d’endurance morale, pour mieux dire, que ceux des marines du Nord ou de l’Extrême-Orient, la japonaise, par exemple : pour le tempérament de nos marins, intelligens, vifs, enthousiastes, mais nerveux et impressionnables, il faudra toujours prendre garde que l’effusion du sang, dût-elle être plus abondante, et la destruction du matériel, dût-elle être plus complète, aient au moins une durée plus brève.

Malheureusement, le type de l’unité de combat actuelle, l’énorme cuirassé d’escadre, et les facultés de l’arme unique à laquelle ce bâtiment sert de véhicule, le canon monstre à très grande portée, excluent à peu près tout autre mode d’engagement que ce combat banal, barbare dans sa simplicité, de deux lignes de file parallèles qui se tiennent obstinément, l’une par rapport à l’autre, aux limites de l’horizon ; lutte étrange et terrible où n’entre en jeu qu’une seule des qualités si diverses de l’instrument humain, le sang-froid, la puissance d’extériorisation qui assure aux pointeurs la tranquille justesse de leur coup d’œil, condition essentielle de la victoire, et au reste du personnel l’exactitude quasi automatique du maniement des appareils, tandis que tous attendent stoïquement la mort qui arrive, qui est là, sans qu’on puisse même discerner d’où viennent ses coups.

Or, cette qualité, précieuse entre toutes, si nous la possédons déjà, certes, à force de discipline, de discipline morale surtout, si nous sentons bien que l’expérience de la guerre, la pratique du combat la perfectionneraient singulièrement ; cette qualité, dis-je, n’est pas de celles où l’âme française marque immédiatement, spontanément, sa supériorité. Non, reconnaissons-le librement. Et donc, ce qu’il nous faut, avec le cuirassé, qui constitue nécessairement l’ossature de l’ordre de bataille — dans la bataille rangée, — c’est un type de navire rapide, bien protégé, et par ses formes spéciales et par son armature métallique, qui puisse s’approcher vivement de la ligne ennemie, la prendre à revers, si possible, en tout cas, arriver au contact et utiliser, grâce à sa structure et à des moyens appropriés, les deux armes que le cuirassé classique ne sait plus, ne veut plus employer, la torpille et l’éperon.

Mais n’insistons point en ce moment sur des concepts nouveaux, qu’il suffit de présenter aux esprits et achevons la lecture du bref récit de mon correspondant :

« Après cela, dit-il, toute l’armée se dirigea vers la Nouvelle, où l’on devait laisser le ministre. En route et par le travers d’Ajaccio, il y eut attaque des sous-marins, puis attaque de tous les torpilleurs. A la Nouvelle, superbe mouillage « tout à la fois, » dont on apprécie tout le prix quand on réfléchit que des bâtimens de 23 000 tonnes, comme le Courbet, et d’autres de 11 000, comme le Saint-Louis, avaient dû stopper au même moment, les distances n’avaient cependant pas beaucoup varié quand les ancres tombèrent…

« Il soufflait un gros mistral sur cette côte du Languedoc. Les communications avec la terre n’étaient point commodes, mais comme le banquet était prêt pour le ministre, il n’y avait pas d’hésitation possible : on fit accoster le Courbet par un de nos contre-torpilleurs, le Poignard, et bientôt M. Gauthier pouvait débarquer à la Nouvelle. Un bon nombre de ses compatriotes, du reste, ne se laissèrent point intimider par la bourrasque : nous eûmes force visiteurs, si bien que le Jean-Bart, qui en avait encore plus de cinq cents au moment de l’appareillage, en fut retardé et dut courir après nous…

« Le lendemain, 30 mai, au matin, nous étions de retour à Toulon. J’avais une forte envie de dormir. Dormir, enfin !… Et je pense que je n’étais pas le seul. Ah ! quelle grosse question serait celle-là, en temps de guerre ! »


J’ai tenu à citer ces morceaux qui donnent, je crois, de justes clartés de ce qui se passa dans cette troisième phase des manœuvres, assez écourtée, semble-t-il, au point de vue de la véritable instruction militaire. La liberté un peu malicieuse du ton de cette lettre ne peut surprendre que ceux qui ne savent point comment on en use dans la marine, sans aucun inconvénient, du reste, parce que l’esprit de sérieuse, de saine discipline et le cordial dévouement à leurs chefs qui animent nos officiers ne font de doute pour personne.

Voyons maintenant quelques incidens, quelques « à côté » intéressans.

« C’est d’abord la faillite des turbines, » m’écrit un de mes correspondans et non des moindres. Ces appareils, disait-on, sont essentiellement militaires parce qu’ils permettent de retrouver au combat la vitesse d’essai. Ce n’est point du tout ce que l’on a vu aux manœuvres. Le F*** par exemple, n’a pas pu tenir plus de 18 nœuds, — encore ne les a-t-il tenus que quelques heures, — alors que les cuirassés du type Patrie ont fourni, toute une nuit, 18 n, 5. Or les Patrie, de plusieurs années plus anciens que le V***, donnèrent à leurs essais plus d’un nœud de moins que ce bâtiment. On sait d’ailleurs depuis longtemps que la quantité de charbon dévorée par les cuirassés à turbines est effroyable, plus du double, aux mêmes allures, que celle que consomment les unités munies de machines alternatives. Il en résulte que, pour amener le combustible aux foyers des chaudières, le nombre des soutiers et chauffeurs reste très insuffisant et qu’il faut faire appel aux arméniens des pièces. Si l’on veut marcher vite on est désarmé ; si on veut être armé, il faut renoncer à marcher vite. L’alternative est fâcheuse au premier chef.

« Au reste, dit mon ami X***, ce grave inconvénient se retrouve, un peu plus, un peu moins, sur tous nos bâtimens[10]. Pendant toute la durée des opérations, le M*** (croiseur cuirassé à machines alternatives) a dû envoyer dans les chaufferies une moyenne de 60 hommes du pont. Son armement était, par-là, réduit de moitié. En temps de guerre, ce n’est pas 60 hommes de supplément, c’est 120 qu’il faudrait tenir en bas. Ce personnel ferait, comme celui des mécaniciens et chauffeurs titulaires, six heures de quart, suivies de six heures de repos. C’est dur ; il n’y serait pas rompu et, au bout de deux jours, nous l’avons vu, ces pauvres gens seraient à plat. Il faudrait les remplacer : autant ne plus parler d’armemens de pièces. Et dans quel état se présenterait au combat une armée qui aurait marché à bonne allure pendant quarante-huit ou soixante heures, ce qui, pour les mouvemens stratégiques, n’a rien d’excessif ?… Mon seul espoir est que les autres seraient aussi mal en point que nous !… »

Il ne faut jamais compter, à la guerre, sur des chances de ce genre. Croyons très ferme, au contraire, que nos adversaires futurs ont les moyens de vaincre les difficultés qui nous frappent et, ces moyens, tâchons de les découvrir — cela n’est point si difficile ! — et de nous les approprier[11].

« J’ajoute que nos bâtimens sont surmenés. Ils naviguent trop, ou plutôt ils naviguent trop souvent. Il en résulte que’ les appareils mécaniques ne sont pas visités comme ils devraient l’être, que les avaries sont réparées par des moyens de fortune, qui n’en peuvent prévenir d’autres et de plus graves. Matériel et personnel technique, tout est « sur les dents, » si j’ose dire. Avec cela le port de Toulon, exclusivement chargé des réparations de l’armée navale, se déclare débordé ; les ouvriers, vous le savez, y prennent volontiers quelque repos, et il s’en faut que les magasins nous puissent fournir tout ce qui nous est nécessaire. Cela constaté, vous comprenez, d’abord, que le commandant en chef hésite à laisser entrer ses unités de combat dans un arsenal dont elles ne ressortent plus ; ensuite, que ces unités, malgré leur belle apparence, souffrent sérieusement. »

« Remarquez encore, — et ceci touche le personnel essentiellement combattant, — que les mouvemens trop fréquens et imprévus des bâtimens y rendent très difficile la marche méthodique de l’instruction. L’entraînement militaire des hommes n’est pas, à mon avis, ce qu’il pourrait être…

« Vous dirai-je (mais vous le savez) que les officiers manquent, que des tourelles de 305 sont commandées par des sous-officiers, que la batterie de 14 centimètres du C*** est dirigée par un enseigne de vaisseau de 2e classe, un « midship, » si vous le voulez bien ? Et voilà, n’est-ce pas, un tableau un peu noir de la situation de l’armée navale ? Un peu noir, peut-être, mais exact cependant, croyez-le… »

Je ne sais pas bien, malgré tout, si je dois le croire. Certains traits, assurément, voudraient être adoucis. A d’autres, je ne vois rien à reprendre. Il est certain que nous n’avons plus assez d’officiers[12]. Dès 1896, date de la promulgation de la dernière loi des cadres, on prévoyait que les ressources fournies par celle-ci seraient bientôt insuffisantes. Nous n’avons que trop tardé à proposer au Parlement des mesures nouvelles, qu’il ne s’est d’ailleurs point pressé d’examiner et que, présentement, on retouche. Cela peut nous mener loin. Je ne rappellerai pas, — c’est devenu banal, — que dans d’autres pays les augmentations du personnel de la flotte, cadres compris, accompagnent méthodiquement les accroissemens du matériel flottant. Chez nous, au contraire, les « programmes » qui se sont succédé ne visaient que les constructions, sans se préoccuper d’armer d’une manière convenable des bâtimens que l’on voulait plus nombreux, plus puissans, plus compliqués.

Quant au surmenage des unités de l’armée navale actuelle, c’est un point délicat. La balance n’est point aisée à maintenir entre les nécessités de l’entraînement du personnel — du personnel dirigeant, surtout, dans ce cas — et, celles du parfait entretien, ou de la remise en état immédiate d’organes mécaniques dont l’endurance n’est pas, sachons en convenir, l’essentielle qualité. D’un côté, il faut naviguer, manœuvrer, tirer le plus possible ; de l’autre, il serait nécessaire d’instituer pour chaque unité navigante d’assez longues périodes de repos dans la rade, sinon dans les darses, d’un arsenal vraiment bien pourvu, bien outillé, énergiquement conduit.

Bizerte n’est malheureusement pas encore en état de doubler Toulon. Il semble même qu’on n’y ait pas atteint le premier et capital objet que l’on visait, le ravitaillement rapide de l’armée navale.

« Après cela (exécution du 2e thème), m’écrit un troisième correspondant, nous sommes tous allés mouiller dans le lac de Bizerte, où nous restâmes une semaine. Nous y avons fait des vivres et du charbon, mais très lentement. Les moyens dont dispose l’arsenal ne lui permettent décidément pas de réapprovisionner promptement la totalité de l’armée navale. »

Les moyens auxquels cette lettre fait allusion sont sans doute les « bâtimens de servitude, » remorqueurs, chalands, bugalets, citernes, peut-être aussi les installations à terre, celles, par exemple, qui permettent de recharger rapidement un chaland revenu vide, peut-être encore la main-d’œuvre, car, pour toutes ces opérations, il faut des bras, des bras de journaliers, et il en faut beaucoup…

D’ailleurs tous nos ports, qui plus, qui moins, souffrent de l’insuffisance de cet indispensable outillage flottant dont je viens d’énumérer les principales catégories. Les demandes réitérées que font, depuis tant d’années, les autorités locales restent sans effet ou ne reçoivent que des satisfactions partielles, inopérantes, du reste, parce que les besoins augmentent toujours, puisque le nombre des navires armés s’accroît et encore plus leur déplacement, leur puissance, leur complication, enfin l’importance de leurs consommations en matières de toute espèce. Mais voilà ! Comment persuader les commissions du budget, certains bureaux du ministère, — quelquefois le cabinet du ministre, côté civil, — les stratégistes en chambre et même bon nombre d’officiers qui ont perdu le contact des réalités navales ou qui réfléchissent peu sur ce que sera la guerre ; comment les persuader qu’à tel moment donné, le sort des opérations peut dépendre de deux ou trois douzaines de chalands et de bugalets ? Au fond de la mentalité de ces contempteurs du modeste « outillage flottant des ports et arsenaux, » on retrouve ce concept par trop simpliste et arbitraire, par conséquent dangereux, de la physionomie que prendra un grand conflit maritime ‘. « tout sera réglé, — et tout de suite, — dans une seule bataille navale[13]… » Et après cette unique bataille, évidemment, la rapidité du ravitaillement importera assez peu.

Mais que savez-vous donc d’absolument certain sur de telles questions ? Etes-vous assurés que l’adversaire se prêtera si bénévolement au règlement immédiat et sans appel d’une si importante affaire ? Il faut pourtant bien être deux, au moins, pour se battre, et comme vous ne disposez pas de la supériorité de la vitesse, comment ferez-vous pour amener à la rencontre tactique décisive une escadre qui tient essentiellement à bénéficier des avantages que lui confèrent ses facultés de l’ordre stratégique ?… Et à supposer qu’il y ait bataille, tout de suite, qui peut répondre qu’il n’y en aura pas une seconde et que le vaincu — s’il y a nettement un vaincu[14] — ne tentera plus le sort des armes ? Qui osera prédire qu’il n’y aura pas d’opérations à grand rayon, de longs blocus, de fréquentes allées et venues de l’arsenal-base à la côte ennemie ou au large ?


Quelques observations, maintenant, de l’ordre purement tactique. Les croiseurs, d’abord. On en vit un que la judicieuse conviction de l’intérêt qu’il y a à maintenir le contact avec la force navale adverse conduisit à se tenir obstinément dans la limite de la portée des grosses pièces des cuirassés. L’indiscrétion tenace de ce trop zélé surveillant provoqua un assez habile mouvement tournant des croiseurs ennemis. Pris entre cette division légère et le gros des cuirassés, le croiseur en question se déclara loyalement hors de combat. Il fut neutralisé, mais seulement quelques heures. Un peu avant, quatre croiseurs s’étant longtemps canonnés deux à deux, leurs chefs respectifs avaient demandé à l’arbitre général des manœuvres la neutralisation de deux de ces bâtimens. Le cas ne parut pas assez clair au commandant en chef, qui se borna à rappeler que les croiseurs doivent s’efforcer de tenir le contact, mais, autant que possible, sans combattre, même avec leurs similaires. Ainsi posé, le principe semble avoir une rigueur trop absolue. N’oublions jamais qu’à la guerre il n’y a pas de « principe » qui puisse prévaloir contre l’appréciation exacte d’un cas d’espèce. Il est bien clair, par exemple, que si l’armée navale allemande marchait contre la nôtre, ses quatre beaux croiseurs « Dreadnought, » de vrais cuirassés rapides, ne laisseraient passer aucune occasion de détruire nos six croiseurs cuirassés de type ancien[15], car, ce résultat acquis, notre gros serait toujours et complètement découvert.

Il ne faut pas compter, en effet, sur les torpilleurs d’escadre (ou contre-torpilleurs) pour tenir à distance suffisante des éclaireurs aussi puissans. Quel que fût leur nombre, — sauf cas de surprise, la nuit, — ces petites unités seraient écrasées, faute de cuirassement, pendant qu’elles essaieraient de se rapprocher à portée de torpille de bâtimens armés de 8 à 10 pièces de gros calibre et de 10 à 12 canons moyens. Il n’en serait pas de même, par définition, du bélier-torpilleur rapide auquel je faisais allusion tout à l’heure et dont je prévois l’apparition prochaine, la carapace de ce bâtiment, fuyante de formes et solidement blindée, devant le préserver des coups funestes.

Mais si l’on refuse à nos flottilles la possibilité pratique de s’approcher d’une division composée du Vonder Tann, du Moltke, du Gœben et du Seydlitz (sans parler des 8 éclaireurs de 5000 tonnes qui les accompagnent), convient-il d’admettre, comme il semble qu’on le fasse en ce moment dans notre armée navale, qu’elles puissent se lancer à l’attaque d’une escadre de 6 à 8 cuirassés bien rangés, les canons bien battans et avant que le feu de l’adversaire ait pu les désorganiser ? En d’autres termes, - une « charge à fond » de torpilleurs peut-elle avoir une suffisante efficacité au début de l’engagement, ou bien faut-il attendre la fin du combat, la dernière phase, du moins, celle où il ne sera plus question pour les flottilles que d’achever le vaincu, ou de couvrir sa retraite en se sacrifiant ?

Question délicate, d’autant que l’on ne peut guère invoquer, soit d’un côté, soit de l’autre, le précédent, l’unique précédent de Tsushima. Ce jour-là, en effet, la première attaque des torpilleurs de Togo, exécutée alors que la ligne russe avait encore quelque solidité, bien que fort entamée déjà, cette attaque, dis-je, eut peu de succès. Le soir, au contraire, et la nuit qui suivit, les torpilleurs japonais eurent beau jeu contre des bâtimens désunis, désemparés et qui n’attendaient que le coup de grâce. Oui, mais le temps et la mer étaient, l’après-midi du 27 mai 1905, peu favorables aux petites unités ; et l’on ajoute — est-ce bien vrai ? — que les torpilles japonaises lancées, dans ce cas, relativement loin, eurent des trajectoires fort défectueuses.

La vérité c’est, il me semble, que, dans certains cas particuliers, on peut, on doit, même lancer les flottilles à l’assaut des citadelles flottantes et mobiles — fort mobiles même, ce qui complique l’affaire — que sont les cuirassés, avant que ces citadelles aient été démantelées, désarmées, paralysées par la trombe des projectiles. C’est, par exemple, lorsque l’on jugera nécessaire, ou seulement avantageux, d’empêcher la formation de la ligne ennemie, de gêner son déploiement, de diviser ses feux, et, ainsi, de prendre avantage sur elle dès le début du combat. Mais, dans une telle conjoncture, il ne faut pas se faire illusion sur le sort qui attend les flottilles. Si leur mise en jeu peut en effet produire le résultat désiré, à quel prix cet objet sera-t-il atteint ! Combien de torpilleurs reviendront-ils après cette charge qui, si rapide, si bien conduite qu’elle soit, les exposera pendant dix, quinze, peut-être vingt minutes à un feu violent des canons moyens et légers de l’adversaire, sans parler des coups égarés de leur propre parti ?… Et il sort de là, d’une manière évidente, qu’une tactique de ce genre, — très admissible, très défendable en soi, — suppose l’emploi des torpilleurs en grandes masses, non pas seulement quatre pauvres flottilles de six unités chacune, mais huit ou dix, au moins. Cela ne ferait encore que 60 torpilleurs d’escadre (dont bon nombre de 300 tonneaux seulement), alors que la première Home fleet en présente 84[16]et l’armée navale allemande un nombre à peu près égal[17], mais tous, anglais et allemands, plus forts que les nôtres.

Cette marche d’approche si dangereuse, au commencement de la bataille, sous une pluie d’obus et d’explosifs, pourrait-elle être entreprise, du moins, par les grands sous-marins, ou submersibles que l’on attache maintenant aux escadres ? Sans doute, et avec de meilleures chances, au point de vue de la sécurité, mais non pas, certainement, au point de vue de l’efficacité de l’attaque. En effet, pour que ces bâtimens puissent arriver à bonne distance de lancement, — mettons 1 200, 1 500 mètres[18], — d’une ligne qui se meut rapidement et qui va évoluer, peut-être, d’une manière déconcertante, il faut qu’ils disposent d’une grande vitesse en plongée, qui exige une très grande vitesse en surface. Les types actuellement en service n’en sont pas là : ils donnent 12 nœuds et 8 nœuds. Ceux que l’on construit en ce moment iront jusqu’à 18 nœuds et 12 nœuds, mais déjà leur taille s’est bien accrue, car vitesse signifie déplacement, pour eux surtout. En somme, il ne parait pas que l’on puisse prévoir la réalisation des conditions que nous posions tout à l’heure avant d’avoir créé des submersibles de 30 nœuds de vitesse en surface et de 2 000 tonneaux de déplacement. On y arrivera ; et en tout cas cela n’est pas pour effrayer des hommes de haute valeur et de haute compétence, comme l’amiral anglais Percy Scott, le promoteur des méthodes actuelles de tir de la grosse artillerie navale, dont le Times a publié récemment une interview proclamant la très prochaine déchéance du cuirassé devant le sous-marin, du canon devant la torpille et la mine sous-marine.


Sans aller jusque-là, — pour l’instant, — il faut bien reconnaître qu’au moment même où sa puissance offensive et défensive, en ce qui touche les engins de la guerre « en surface, » devient colossale, ainsi, malheureusement, que sa taille, son déplacement et son prix de revient, le cuirassé d’escadre reste désarmé contre les petites unités qui mèneront la guerre sous-marine et singulièrement vulnérable aux armes qui visent ses œuvres vives, sa coque plongée. Portons-nous, en France, une suffisante attention à une question si importante, si grave ?… Je crains que non. En tout cas il ne semble pas que l’on se soit beaucoup préoccupé, au cours des manœuvres navales, d’étudier les complexes problèmes qui se posent à l’esprit quand on envisage les modalités si variées de l’action des nouvelles armes. A-t-on, seulement une fois, tiré des torpilles du type le plus récent, à 3 000 ou 4 000 mètres (en attendant mieux), non pas sur un bâtiment de ligne mais sur un groupe de bâtimens, comme on le propose depuis longtemps ? S’est-on suffisamment servi des mouilleurs de mines automatiques, et, d’ailleurs, avons-nous enfin un modèle bien compris de ce genre d’engin ? J’entends bien que l’on peut dire que ni les thèmes choisis (il y avait cependant des blocus), ni surtout les caractères hydrographiques des mers et des rivages ne se prêtaient à ce genre d’expériences pratiques. Soit. Il faudra cependant les entreprendre avec méthode, avec une tenace volonté d’aboutir et de n’être point, là encore, en retard sur certains de nos voisins, alors que nous n’eussions jamais dû perdre l’avance que nous avions de ce côté.


En fait d’engins nouveaux, comment ne pas parler des avions à flotteurs, les « hydravions ? » On pense bien, en effet, que leur rôle fut, au moins dans les deux premières phases des manœuvres, plus nettement militaire que ne le laisserait supposer le curieux passage de lettre cité tout à l’heure. Voici d’ailleurs un correspondant, parfaitement placé pour bien voir, qui va nous renseigner d’une manière aussi complète que précise sur ce qu’ont pu faire nos aviateurs :

« On disposait, au début des manœuvres (14 mai), de 14 hydravions et de 13 pilotes, ainsi répartis :

« À Toulon : 8 hydravions et 7 pilotes, avec 3 hangars démontables ;

« À Bizerte : 4 hydravions (monoplans Nieuport et 4 pilotes ;

« À bord de la Foudre : 2 hydravions et 2 pilotes.

« Pour l’exécution du premier thème les avions de la Foudre, rattachée au parti A, entrèrent seuls en action. Encore la rencontre prématurée du gros du parti B ne permit-elle pas à ces deux appareils d’exécuter la reconnaissance qui leur était prescrite. Du moins, pendant l’engagement tactique entre A et B, les avions survolèrent les combattans et firent d’intéressantes observations. Eussent-ils pu incommoder d’une manière directe et immédiate les cuirassés ennemis ? Sans doute, mais à la condition d’être sensiblement plus grands, et plus forts. Et alors on se demande si le « dirigeable » ne vaudrait pas mieux, étant, lui, fort capable de porter un nombre appréciable de projectiles suffisamment puissans.

« Dans la deuxième phase des opérations, la Foudre resta au mouillage de la baie Ponty (Bizerte) pour organiser les reconnaissances des abords de la place par des patrouilles de deux avions régulièrement espacées. Les appareils de Bizerte et ceux de la Foudre même exécutèrent ainsi cinq sorties poussées jusqu’à 30 milles. Le temps étant « bouché, » les observateurs n’aperçurent pas les cuirassés bloqueurs qui se tenaient, on l’a vu plus haut, à une soixantaine de milles de la place et ils ne purent signaler que des torpilleurs et des sous-marins (ceci est intéressant) qui surveillaient l’escadre bloquée en se tenant à quelques milles des issues du port. »

« Il faut remarquer que la constatation que le gros du parti bloqueur était au moins à 50 milles de Bizerte permit au chef du parti bloqué (B1) de tenter avec succès la sortie qui aboutit à sa jonction avec B2. Il n’est pas discutable que, dans le cas de blocus à grande distance, — et il n’y en aura guère d’autre, — *— d’un port contenant une force navale organisée par une force navale égale ou supérieure en nombre, les avions rendront de grands services à l’un et à l’autre partis, donnant, d’une manière régulière et continue, au bloqué le « topo » du dispositif de surveillance, au bloqueur l’indication de tout mouvement intérieur qui pourrait faire prévoir une sortie. »

« S’il s’agit des opérations conduites au large, il peut rester un doute sur l’efficacité de l’emploi des appareils volans. Évidemment leur « mère gigogne, » la Foudre (ou tout autre bâtiment aménagé comme celui-ci), ne saurait les lâcher en pleine mer pour une exploration à grand rayon. Ils risqueraient fort de ne la point retrouver ; mais, si l’on s’en tient à un mode d’utilisation plus modeste, — la reconnaissance rapide d’une fumée suspecte, à l’horizon, par exemple, — on aura pleine satisfaction, sans compromettre en rien avions et aviateurs. »

Voilà qui est fort sage. Il n’est d’ailleurs pas défendu à l’imagination (qui n’est pas toujours la « folle du logis ») d’étendre plus que cela, même au large, le rôle éventuel des hydravions embarqués. Attendons encore un peu… et ne laissons pas, entre temps, d’observer avec soin le parti que les Allemands tirent de leurs grands croiseurs aériens, ces énormes « dirigeables, » jusqu’ici assez malheureux, c’est vrai, mais qui ne le seront pas toujours…


Il y a eu, au cours des manœuvres, quelques avaries et une catastrophe, celle du Renaudin, grand torpilleur d’escadre, où quatre chauffeurs ont été brûlés par un retour de flamme. Il y a eu aussi une collision, sans dommages sérieux, entre deux cuirassés. Les deux derniers cas ont dû donner lieu à la nomination d’une commission d’enquête, mais je ne crois ‘pas que le public ait été instruit des résultats de ces investigations. À la vérité il n’y tenait guère, ayant, ce mois de mai, d’autres préoccupations que les mésaventures de cette marine, oh ! intéressante, sans doute, mais si lointaine, si particulière, si peu connue…

Il fut un temps, il y a quelque vingt ou vingt-cinq années, où une « cogne » de cuirassés, fût-elle fort légère, et surtout un accident grave de chaudières auraient provoqué dans la presse de véritables clameurs. Ces exagérations ne tardèrent pas à fatiguer l’opinion et l’on s’aperçut que le dénigrement systématique de la marine nationale s’inspirait de vues politiques d’un ordre particulier. Nous voici retombés dans l’indifférence, mieux encore, dans l’optimisme résolu et obstiné. On prétend, — mais c’est là une médisance, sans doute, — que l’on fait ce qu’il faut pour que les grands organes d’information n’insistent pas sur des incidens à peu près inévitables. Quand aurons-nous donc, à cet égard, la belle mentalité anglaise ? Il n’est, là-bas, si mince accident arrivé à la marine de Sa Majesté qui n’ait sa vive répercussion dans la Presse et au Parlement. Mais les marins anglais ne s’en peuvent offenser : derrière cette inquiétude, ils sentent si bien la bienveillance émue, l’affection passionnée de la nation tout entière !


Faire exécuter, une année sur deux, les manœuvres navales dans l’Océan et dans la Manche, ce ne serait déjà pas un si mauvais moyen d’intéresser la nation à sa marine. Que la Méditerranée l’emporte dans les préoccupations que les politiques accordent à notre action sur la mer, nul ne va là contre et l’on sent bien que les raisons sont fortes de cette préférence. Mais la Méditerranée, c’est bien loin, du moins bien loin de Paris, et cette longue bande de France que baignent les deux autres mers est bien plus étendue, plus peuplée, plus puissante, économiquement, plus puissante aussi comme facteur de l’opinion que celle dont la grande bleue caresse les bords heureux.

Or, cette longue bande de notre terre, avec ses beaux et grands ports, Dunkerque, Calais et Boulogne, puis le Havre, puis Cherbourg, enfin Brest, Nantes (ou Saint-Nazaire), la Rochelle et Bordeaux (ou Royan), ne voient jamais l’armée navale française, « l’escadre de la Méditerranée, » comme on l’appelle toujours[19]. De temps en temps, trois vieux croiseurs cuirassés (quand leur amiral réussit à les tenir dans sa main, en dépit de la longueur des réparations au port de Brest), une douzaine de torpilleurs d’escadre et quelques sous-marins, voilà tout ce qu’on aperçoit et ce n’est point assez pour attirer l’attention, retenir le regard, raviver l’intérêt…

« Argument frivole et qui nous ramènerait droit à la tournée des casinos, » diront quelques « stratégistes » qui cachent volontiers sous des considérations sévèrement militaires des tendresses secrètes pour les flots démens. Point si frivole I Mais il y en a d’autres et l’un des meilleurs m’est justement fourni par un communiqué officiel qui donne, au moment où j’écris ceci, le programme des manœuvres particulières de la maigre force navale que nous entretenons dans le Nord[20].

«… Les manœuvres des jours suivans comporteront l’exécution de deux thèmes de guerre qui sont d’ordre confidentiel : le 2 juillet au soir, l’escadre sera à Calais ; du 4 au 6 à Cherbourg, où elle se ravitaillera. Le 10, forcement de nuit du goulet de Brest et rentrée dans ce port. »

Ou je me trompe fort, et je n’ai d’ailleurs aucun renseignement personnel là-dessus, ou, le 3, il y aura une opération qui s’inspirera plus ou moins de l’éventualité du passage du détroit par la flotte allemande, en présence des élémens de défense que nous y aurons pu rassembler. L’ennemi sera figuré probablement par un u parti, » rouge ou bleu, peu importe, qui comptera au maximum, quatre ou cinq croiseurs cuirassés, deux escadrilles de torpilleurs et, peut-être, quelques petits, tout petits croiseurs. Quelle autre vraisemblance et quel autre intérêt aurait une manœuvre de cet ordre, si le rôle que jouera la force navale allemande était dévolu à notre armée du Midi, dont la composition se rapproche, — « croiseurs de bataille » à part, bien entendu[21], — de celle de la partie de la flotte impériale qui pourrait être employée aux opérations offensives contre la France ! J’ai déjà dit en effet que l’Allemagne se trouvait dès maintenant obligée de compter avec la marine russe de la Baltique et que, dans peu d’années, la balance dans cette mer lui serait difficile à garder.

En tout cas, supposez l’armée navale partant, au moment initial de la manœuvre, 6 heures du soir, par exemple, d’un point situé par 1° Est et 53° Nord, à l’Ouest du Helder et à 140 milles de Gris-Nez, avec la mission de forcer le Pas de Calais, pendant la nuit, à la vitesse de 17 à 18 nœuds, en présence de la force navale tout entière qui figure actuellement dans les manœuvres du Nord et qui, dans cette circonstance, s’appuiera sur Calais et Dunkerque ; supposez encore qu’il soit convenu que chaque torpilleur ou sous-marin de cette force navale pourra lancer réellement au moins une torpille à cône d’exercice ; que, de plus, il y aura des mines non chargées, mais munies d’amorces explosant au contact des carènes, des mines que le défenseur devra mouiller quelques heures seulement avant le passage de l’adversaire, sur une aire restreinte, relativement, et dans le voisinage de la côte française, afin de gêner le moins possible la navigation ; des mines enfin que le parti ennemi, — l’armée navale, figurant une flotte allemande, — s’efforcera de faire sauter ou de draguer avec ses petits bâtimens spéciaux… Voilà, je crois, les élémens d’un thème d’opération vraiment instructif, soulevant, — résolvant aussi peut-être, — de nombreuses et intéressantes questions et qui passionnera certainement états-majors et équipages, pourvu toutefois que l’on résiste à la tentation de régler minutieusement à l’avance les détails d’exécution, ce qui, en supprimant l’imprévu, annihile l’initiative des chefs en sous-ordre et supprime la mise en jeu de la faculté du jugement militaire.

Tout cela coûtera cher, dira-t-on. Il y aura des torpilles, des mines perdues, peut-être des collisions dangereuses, certainement des difficultés avec les navires étrangers qui passeront le détroit cette nuit-là.

Il est vrai. Mais outre que « qui ne risque rien n’a rien, » les risques en question peuvent aisément être réduits à fort peu de chose par des mesures appropriées. Et quant à la dépense, pourquoi dépasserait-elle sensiblement, sauf en ce qui concerne la perte éventuelle de quelques engins, celle des manœuvres que l’on exécute dans le Midi ?

Un autre thème mettant en jeu de la manière la plus intéressante tout ce dont nous pouvons disposer de bâtimens, grands et petits, en même temps qu’il ouvre un vaste champ de spéculations nouvelles, peut être défini de la manière suivante :

Au début des opérations, la flotte de l’adversaire, — qui a eu le loisir de se déplacer pendant la période de tension politique, — occupe le fjord de Stavum (au Nord de la province de Bergen en Norvège), mouillage où elle vient de charbonner[22]. Cette flotte a l’intention de tourner par le Nord l’Ecosse et l’Irlande, afin d’éviter le dangereux passage du détroit et de la Manche, et de venir s’établir en un point situé à 100 milles à l’Ouest de Brest (73 milles d’Ouessant), d’où elle bloquera par ses croiseurs et bâtimens légers la force navale française de Brest et s’efforcera d’intercepter en temps utile l’escadre de la Méditerranée essayant de faire sa jonction avec l’escadre du Nord.

Le gouvernement français n’a pu être avisé de la relâche de la flotte ennemie à Stavum qu’au moment où elle va quitter ce mouillage après s’être ravitaillée en combustible, au moyen de paquebots venus d’Allemagne et d’Angleterre. On peut donc compter que dans 72 heures le blocus de Brest sera établi (1 120 milles de Stavum au point dont il a été question tout à l’heure) et que la puissante flotte impériale, — déduction faite de ce qu’elle a dû laisser d’unités de combat dans la Baltique, — se sera interposée entre les deux fractions de la nôtre. L’escadre du Nord est donc rappelée en toute hâte du Pas de Calais, dont elle organisait la défense, et chargée de retarder autant que possible la marche de l’ennemi après l’avoir recherché et reconnu sur la côte Ouest de l’Irlande. L’armée navale de la Méditerranée, qui passait le détroit de Gibraltar au moment où l’adversaire quittait son fjord de Norvège, est invitée à presser sa marche. Elle n’a que 900 milles à faire, environ, mais elle ne donne, en moyenne de route, que 13 ou 14 nœuds, alors que l’ennemi va facilement à 16. Pourra-t-elle rallier l’escadre du Nord en temps utile, et où ? Engagera-t-elle le combat, et comment ? Si elle est battue, ou si elle renonce à la lutte immédiate, où ira-t-elle, ne pouvant atteindre Brest ? A Quiberon ou à l’ile d’Aix ? Comment y organisera-t-elle sa défense ; quel appui y trouvera-t-elle dans les batteries de côte et les troupes ?

Il est bien entendu que la composition donnée à l’escadre ennemie (empruntée à notre flotte méditerranéenne, nécessairement), ainsi qu’aux deux escadres françaises, établirait, autant que faire se peut, une balance de forces analogue à celle qui existera réellement l’an prochain. Il ne serait, enfin, pas indispensable que l’escadre allemande figurée partît en réalité d’un : fjord de Norvège[23]. On économiserait charbon et forces (et cependant, quel bon exercice d’endurance que cette marche de, trois jours à bonne vitesse de route ! ) en la faisant partir, — correspondance des temps établie, — d’un point situé à 50 milles à l’Ouest du cap Erris, situé au Nord-Ouest de l’Irlande.

N’allons pas plus loin dans l’exposé de concepts à modalités très variées. Il suffit d’avoir montré qu’on en trouverait aisément, en étudiant l’organisation de grandes manœuvres navales dans le Nord, d’aussi intéressans, certes, et, en tout cas, de moins rebattus que ceux qui servent de thèmes aux manœuvres annuelles dans la Méditerranée. Je ne m’arrêterai pas non plus à l’objection, d’une portée générale, que d’aucuns traduiraient ainsi : « Mais que faites-vous de l’Angleterre et de sa flotte, qui tiendra si aisément en échec la force navale allemande de la mer du Nord ?… » Ne nous aventurons pas sur un terrain brûlant et ne recherchons pas quelle pourra être, quand on en viendra au faire et au prendre, l’exacte portée d’une entente à laquelle nous sommes, avec raison, si fort attachés. Disons seulement que les militaires et surtout les marins français n’ont pas le droit de se désintéresser des problèmes que soulève l’éventualité du maintien de la neutralité anglaise dans le grand conflit qui nous occupe.


Un mot encore, sur un point spécial, en faveur des manœuvres dans le Nord. Ce n’est que là, croyons-le bien, qu’on fera de la bonne besogne au point de vue de l’étude des procédés de guerre sous-marine, parce que c’est là seulement que les circonstances géographiques et hydrographiques s’y prêtent : côtes découpées, souvent basses ; petits fonds ou fonds moyens en pleine mer ; bancs, passes, estuaires de grands ports, où il faudrait que les sous-marins apprissent à pénétrer, en dépit des mines… Je ne méconnais pas du tout ce que l’on a fait dans la Méditerranée, en particulier pendant l’exécution du début du troisième thème des manœuvres que nous venons de commenter. Mais que fera-t-on, ou que fait-on en ce moment dans le Nord ? Voici, du moins, ce que porte le programme officiel, à ce sujet : « Du mercredi 1er au samedi 4 juillet : Il est constitué un groupe de dragueurs ainsi composé : « Damier, » « Lorientais, » deux chalutiers réquisitionnés. Ce groupe procédera à des exercices particuliers et participera aux manœuvres combinées sous la direction d’un officier… »

Voilà donc où nous en sommes : nous « constituons, » pour les manœuvres, seulement, un groupe de quatre dragueurs, dont deux sont des bateaux de pêche que l’on ne sera jamais sûr d’avoir au moment précis du besoin. Et il est visible que, jusqu’ici, on a peu fait pour donner une cohésion sérieuse à ces organismes embryonnaires et pour relier leur action tactique aux opérations de la force navale à laquelle ils seraient rattachés.

A côté de ces quatre dragueurs de petite taille et de bien faible rayon d’action sans doute, faut-il mettre, comme terme de comparaison, les deux divisions allemandes de bâtimens de cette catégorie, composées chacune de 10 torpilleurs de 150 à 180 tonneaux transformés ad hoc et dirigées par des divisionnaires, anciens avisos-torpilleurs, de 350 à 400 tonneaux[24] ?

Faut-il parler des six grands dragueurs anglais qui font partie intégrante de la première Home fleet, toujours prête à courir sus à l’ennemi ? Ce sont des navires de 800 tonnes, qui ont donné de 19 à 20 nœuds à leurs essais comme avisos-torpilleurs., Derrière eux se rangent six autres dragueurs, anciens chalutiers de 550 tonnes, ceux-là, mais qui appartiennent à la marine de l’Etat. Et dans les ports de la mer du Nord, l’amirauté s’est assuré le concours d’un certain nombre d’autres chalutiers qui dragueraient, le cas échéant, dans les limites de leur district.

Quelle différence ! Quel écart entre l’étranger et nous ! Inutile, du reste, de parler de l’organisation corrélative du service des mouilleurs de mines : nous y ferions des constatations analogues. Notre marine a donc bien des progrès à faire dans une partie d’autant plus importante pour elle que, ne pouvant soutenir la lutte du côté du Nord contre l’adversaire probable avec-les bâtimens de haut bord agissant surtout par l’artillerie, elle ; ne saurait espérer de succès que dans l’emploi intensif des ; engins de la guerre sous-marine où il semblait que nous fussions passés maîtres, il y a quelque vingt-cinq ou trente ans.

Résumons-nous.

L’intérêt des grandes manœuvres navales exécutées dans le Midi est, momentanément, si l’on veut, mais certainement épuisé. Cet intérêt, il est nécessaire de le raviver — aussi bien en ce qui touche l’opinion publique qu’en ce qui concerne les marins eux-mêmes — en changeant le théâtre d’opérations, en agissant dans l’Océan et dans la Manche.

Ces opérations, pour être vraisemblables, doivent avoir d’abord une certaine durée dans le temps et une certaine étendue dans l’espace, ensuite n’être pas modifiées, en cours d’exécution, par d’arbitraires interventions, quelquefois tout à fait étrangères à la succession normale des faits de l’ordre militaire.

La durée et l’ampleur des opérations conduiront à des constatations du plus haut intérêt sur l’endurance véritable — la faculté de tenir la mer longtemps — des diverses catégories de bâtimens. Si quelques-unes de ces constatations peuvent paraître, fâcheuses, on se souviendra du moins qu’il vaut mieux qu’elles soient faites en temps de paix qu’en temps de guerre.

Il semble désirable que les thèmes choisis aient pour aboutissement logique une étude vraiment sérieuse, appuyée sur des faits concrets, des desiderata, si variés suivant les circonstances géographiques et hydrographiques, de la coopération des forces de terre et de mer.

Enfin il y aura lieu de profiter des circonstances dont je viens de parler pour pousser à fond l’examen de toutes les questions qui se rattachent à l’organisation de la guerre sous-marine. Il faut, à tout prix, que nous sachions regarder loin en avant, reconnaître l’importance considérable que vont prendre, dans la prochaine guerre, les opérations de l’espèce et adapter résolument les moyens d’action de notre force navale à des exigences que tous, autour de nous, proclament inéluctables.


Contre-amiral DEGOUY.

  1. Chiffre moyen, non comprises, d’ailleurs, les dépenses afférentes à l’artillerie, aux torpilles, aux mines, etc.
  2. Voyez la Revue du 1er septembre 1900 : Les manœuvres de l’armée navale, Journal de bord, par X***.
  3. Pour mémoire, voici la composition des deux partis en question :
    Parti A : 7 cuirassés (les plus récens) ; 3 croiseurs cuirassés ; 1 éclaireur-répétieur ; 3 escadrilles de 6 contre-torpilleurs ou « torpilleurs d’escadre, » 1 transport rapide pour avions avec 2 avions.
    Partie B : 9 cuirassés (dont 4 très anciens) ; 3 croiseurs cuirassés ; 3 escadrilles de 6 torpilleurs d’escadre.
    Les sous-marins de Toulon et de Bizerte seront utilisés par le parti A dans les limites d’un rayon d’action fixé. — L’arbitre, commandant en chef de l’armée navale, monte le cuirassé neuf Courbet.
  4. La flotte active actuelle de la Baltique comprend 4 cuirassés d’escadre, 6 croiseurs cuirassés, 3 croiseurs protégés, 60 contre-torpilleurs et torpilleurs de haute mer, 8 sous-marins, fi mouilleurs de mines et 7 bâtimens auxiliaires. L’an prochain, 4 cuirassés de 23 000 tonneaux, type Gangout, entreront en ligne ; l’année suivante, 4 cuirassés de combat « Dreadnoughts » de 32 000 tonneaux, type Borodino, 6 éclaireurs de 6 800 tonneaux, etc.
  5. L’auteur de Rome et Berlin, en 1888, faisait observer, depuis Gibraltar, jusqu’au milieu de la Méditerranée, une division allemande de quatre cuirassés essayant de rallier l’escadre italienne, par le Sfax, ayant pour estafette un torpilleur de haute mer.
  6. Cette escadrille perdit en effet le contact avec Bizerte et le groupe B1, mais une seconde escadrille de A, composée justement de nos plus forts contre-torpilleurs lui succéda et put rester à portée de vue de B1 sorti de Bizerte le 19 à la nuit tombante. Il est vrai que le chef du parti B (commandant particulier de B1) fit peu d’efforts pour se débarrasser de cette surveillance, s’attachant surtout à marcher vite, sans bruit, sans signaux, vers le point de rendez-vous.
  7. Il en a été fort question, dernièrement, dans la discussion du budget de la Marine au Sénat. Mais, naturellement, on n’est pas arrivé à une solution ferme.
  8. Le ministre de la Marine du Cabinet Doumergue était arrivé le 24 à Bizerte à bord de la Vérité, distraite de la 2e escadre. Il passa aussitôt sur le Courbet, monté par le commandant en chef et à bord duquel il suivit les manœuvres du 3° thème.
  9. Cette demande a, en effet, été annoncée au Sénat au cours de la discussion du budget de 1914. Elle donne pleine satisfaction aux « desiderata » du service de l’aviation et il faut en remercier sincèrement le ministre.
  10. En 1900, déjà, je faisais la même remarque. Voyez l’étude déjà citée, dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1900, page 163.
  11. Les règlemens prescrivent, depuis plusieurs années, l’embarquement de 50 à 60 hommes sur les grandes unités de combat, au moment de la mobilisation. Mais l’armée serait-elle à Toulon à ce moment et, si elle y est, aura-t-elle le temps d’attendre ce supplément d’effectif, d’ailleurs insuffisant et nullement exercé ?…
  12. Il y a quatorze ans, il en allait tout de même (voyez l’article déjà cité de la Revue, du 1er septembre 1900, page 191). Faut-il rappeler qu’en 1783, à la plus belle époque de notre marine, un vaisseau français sortant de Brest, et à son premier armement, fut capturé par un vaisseau anglais de même force parce que ni son équipage, ni surtout son état-major n’étaient au complet ! La batterie principale était commandée par un enseigne de vaisseau nouveau promu.
  13. Cette assertion se retrouve d’ailleurs. — et la plus dangereuse encore dans sa témérité, — dans la bouche de certains officiers de l’armée qui apprécient le caractère de la grande lutte future sur le continent.
  14. Il n’y en eut pas, — nettement, — à la bataille livrée dans le Petchili, le 10 août 1904, entre Russes et Japonais.
  15. Les derniers de ces bâtimens sont en service depuis trois ou quatre ans à peine, mais ils étaient déjà démodés, « déclassés » si l’on veut, dès leur lancement, par les croiseurs de combat « Dreadnought. » Une fois de plus, notre courte vue ne nous avait pas permis, non pas certes d’être en avance d’un type, mais seulement de n’être pas en retard sur nos rivaux.
  16. En quatre flottilles de 20-24 « destroyers, » conduites par des Scouts, croiseurs légers de 2 000 à 3 000 tonnes et de 25 à 26 nœuds. — Les « Home fleets » disposeraient encore des « destroyers » des flottilles de patrouille.
  17. 7 flottilles de 11 unités, plus 1 unité pour le commandant de la flottille.
  18. On peut lancer de plus loin ; mais on ne le fait guère qu’avec des types de torpilles plus forts que ceux qui sont en service, actuellement, chez nous. D’ailleurs, d’un sous-marin la visée serait fort difficile à 5000 ou 6 000 mètres. J’ajoute qu’on ne tirera à de telles distances que sur des groupes de bâtimens, comme je vais le dire tout à l’heure.
  19. Je me hâte de dire que le Ministre vient de décider qu’une des deux escadres de Fermée navale ferait, cette année-ci, une tournée de six semaines environ, en août et septembre, sur les côtes de l’Océan et de la Manche.
  20. La division de croiseurs cuirassés actuelle sera toutefois renforcée des unités de la même catégorie qui sont en réserve à Brest et à Cherbourg, ainsi que de deux divisions de torpilleurs d’escadre, de quelques mouilleurs et dragueurs de mines et de deux escadrilles de sous-marins. Malheureusement, en ce qui touche le gros, 2 des 5 croiseurs cuirassés mobilisés sont sans valeur, au point de vue de l’armement, et peu sûrs comme appareils moteurs.
  21. Dans deux ans, au plus, les croiseurs cuirassés « Dreadnought » allemands auront affaire avec 4 croiseurs russes du même type général, mais beaucoup plus forts (Borodino, Navarin, etc.).
  22. L’hypothèse n’a rien d’invraisemblable ; bien au contraire, et nous devons, ainsi d’ailleurs que l’Angleterre, — l’envisager nettement en étudiant avec soin toutes les conséquences qu’elle peut entraîner. On sait que depuis quelques années les escadres allemandes fréquentent assidûment les fjords norvégiens. L’opinion s’en est vivement émue, dans le pays, et cette indiscrétion tenace du formidable voisin n’est pas étrangère à l’augmentation de la flotte et des défenses de côte. Malheureusement les conditions géographiques de beaucoup de fjords de Norvège s’opposent à une défense efficace de ces longs bras de mer, ou plutôt à l’interdiction des mouillages que l’on peut trouver à leur issue du côté du large.
  23. Je saisis l’occasion de signaler combien il est fâcheux que notre pavillon ne se montre jamais dans ces parages que porté par le petit stationnaire des pêcheries de la mer du Nord ou par un croiseur léger de type ancien allant en Islande et qui relâche, — quelquefois, — à Bergen. Il semble que nous n’osions pas aller dans la mer du Nord, où cependant nous avons pied, par Dunkerque.
  24. La marine allemande, outre deux navires-écoles spécialisés, l’un pour les torpilles, l’autre pour les mines sous-marines (Rhein, à Cuxhaven), tous deux disposant de nombreuses annexes, tient toujours armée une division composée d’un croiseur cuirassé et de deux éclaireurs modernes, où fonctionne en permanence la commission d’études des engins sous-marins.
    Je tiens à dire ici que l’on peut du moins compter sur l’officier général qui commande notre force navale du Nord pour faire donner, aux faibles moyens dont il dispose, tout le rendement dont ils sont susceptibles.