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Les Maréchaux à la Légion d’Honneur/01

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Robert de la Sizeranne
Les Maréchaux à la Légion d’Honneur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 92-122).
LES MARÉCHAUX
À LA LÉGION D’HONNEUR

I
AVANT TURENNE

Dans ses Mémoires, qui ont déjà diverti plusieurs générations et fourni des traits à tant de conteurs, Mme d’Abrantès dépeint ceci. Un soir de 15 août, Napoléon a voulu voir de près la foule ; il est sorti des Tuileries en redingote bourgeoise et chapeau rond, méconnaissable, comme Haroun al Raschid, circulant parmi son peuple pour avoir l’oreille plus près de son cœur ; accompagné de son fidèle Duroc, il est monté sur la « Terrasse de l’Eau, » et, après avoir jeté un coup d’œil aux illuminations du palais, il s’est accoudé au parapet, et regarde la Seine. Quelque chose brille de l’autre côté du fleuve : c’est l’étoile de la Légion d’honneur, figurée au sommet de l’hôtel de Salm. L’Empereur la voit, la fait remarquer à Duroc et alors, fouillant du regard l’ombre des massifs que formaient les bosquets entourant alors les quelques hôtels égrenés sur la rue de Lille, ancienne rue de Bourbon, le voilà qui nomme ceux de ses braves qui sont allés habiter de ce côté de Paris, non loin du palais : « Ney qui vient d’acheter l’hôtel de Besenval, mon fils Eugène, et puis Mortier, Bessières... et Berthier qui était là aussi lui, il n’y a pas deux ans... » Et il reste un moment, raconta le témoin, « absorbé dans une sorte de contemplation. » Peut-être était-ce bien ces héros, alors dans tout l’éclat de leur jeunesse et la fraîcheur de leur enthousiasme, qui défilaient devant sa pensée. Enfin, il se réveille et dit : C’est bien la place qu’ils doivent occuper : près de l’Honneur.

Je ne sais si les organisateurs de l’exposition actuelle des portraits et souvenirs des maréchaux de France ont pensé à cet épisode en allant les suspendre, rue de Lille, aux murs du palais de la Légion d’honneur. Mais ce lieu s’imposait : on ne pouvait la concevoir ailleurs. Le cadre, d’abord, est charmant, de ce style sobre, aimable, digne et mesuré qu’on ne trouve qu’en France. Mais ce ne sont pas ses mérites esthétiques seulement qui le désignaient. Un autre palais, tout aussi beau, n’eût été qu’un cadre : celui-ci est un lien, le seul assez fort pour unir en un solide faisceau toutes les gloires anciennes entre elles et toutes ensemble à la France actuelle : l’amour-propre national. A la vérité, pour présenter des choses d’art, ce n’est pas le lieu idéal. Les salles sont petites pour tant d’objets et on a dû les entasser, plusieurs sont obscures et on a dû les éclairer. Elles ne se succèdent pas dans un ordre préétabli pour cela, et les époques chevauchent un peu les unes sur les autres. Qu’importe ! Ces choses vivent, parce qu’elles ont retrouvé, un instant, l’humus historique et sentimental qui convient à des plantes de cette sorte, aux racines profondes, tandis qu’elles nous feraient l’effet de mornes spécimens de produits exotiques, si elles étaient rangées dans quelque hall d’exposition universelle, bâti pour leur présentation, sous une lumière crue, avec le dénuement d’un laboratoire à disséquer le passé. Laissons aux pédants d’outre-Rhin la vanité des musées ou des « salons rationnels, » conçus comme des salles d’opérations, et aux peuples nouveau-nés l’orgueil des halls gigantesques recouvrant un joyau, et gardons pour nos œuvres d’art ces chambres de palais incommodes, sombres, trop chargées d’alluvions historiques, trop pleines d’ombres séculaires, qu’ils méprisent, — et nous envient.

L’idée même de cette apothéose des maréchaux est, avouons-le, un signe de notre amour-propre national. Qui aurait songé à la faire au lendemain de la guerre de 1870-1871 ? On l’aurait pu : les reliques ici rassemblées étaient déjà dans les familles ou les musées. On l’aurait dû, peut-être. « Tenez ! parlez-nous de l’Empereur, cela nous fera du bien ! » ce cri du romantique parmi « les affaissements et les abandons » qu’on reprochait, d’ailleurs sans grande justice, au règne de Louis-Philippe, il nous semble qu’il eût été naturel de le redire aux jours sombres de la défaite. Et l’on avait aussi bien qu’aujourd’hui le goût des rétrospectives et la science des évocations. Trois ans après le traité de Francfort, au printemps de 1874, les amateurs d’Art qui longeaient les quais de la Seine, entre les verdures nouvelles des jardins et les ruines calcinées des Tuileries et de la Cour des comptes, trouvaient autant de rétrospectives à visiter qu’aujourd’hui, — trois ans après le traité de Versailles, — et c’étaient presque les mêmes. Il y avait alors une exposition Prud’hon, à l’École des Beaux-Arts, comme aujourd’hui au Petit Palais et l’on y voyait à peu près les mêmes choses. Il y avait une exposition Baudry, comme aujourd’hui. Il y avait enfin, comme aujourd’hui, sur ce même quai, à quelques pas de la Légion d’honneur, dans les salons du Palais-Bourbon, alors vide de députés, une exposition d’œuvres fameuses d’artistes anciens et dans un dessein patriotique aussi : au profit des Alsaciens-Lorrains, demeurés Français, organisée par le comte d’Haussonville. Elle devait durer six mois. A sa clôture, Fromentin écrivait : « Les Alsaciens sont fermés. J’en suis fâché et cela m’a rendu triste. C’était joli : pas de foule, du silence, des arbres à côté des salons, un ensemble d’œuvres choisies, faciles à voir, c’était charmant... «Sauf la foule qui ne manque pas à la Légion d’honneur, il semble bien que Fromentin nous décrive, là quarante-huit ans à l’avance, l’exposition des maréchaux organisée par M. le duc de Trévise au profit de l’œuvre qu’il a entreprise : la Sauvegarde de l’Art français. Le présent ressemble ainsi, à s’y méprendre, au passé : on croit respirer le même air.

Pourtant, nul alors n’aurait songé à une apothéose de maréchaux. Et si quelqu’un y avait songé, nul ne l’aurait suivi. Heureux s’il n’eût pas soulevé des protestations, bien que les Alsaciens-Lorrains eussent été inaugurés précisément par un maréchal unanimement respecté. Aujourd’hui, on trouve cette apothéose toute naturelle et comme nécessaire pour fêter le retour en France de la dignité longtemps abolie. Que manquait-il donc à nos prédécesseurs pour faire cette manifestation ? Il manquait la victoire. C’est elle qui, en éveillant notre gratitude pour les nouveaux chefs, a ramené notre attention et notre sympathie sur les anciens. Ne soyons pas surpris de cette idée extrême-orientale de faire remonter aux ancêtres les honneurs qu’on décerne à ceux qui ont bien mérité de la patrie. Nous ne faisons pas autre chose. Il l’avait déjà fait, le premier Empire, quand il était allé ressusciter, par delà l’Ancien Régime, le moyen-âge guerrier : Duguesclin, Bayard, « le beau Dunois... » C’est la victoire d’hier qui réveille les vieilles victoires endormies. Les ombres glorieuses des Villars et des Catinat, des Turenne et des Vauban ne revivent, un instant, que parce que les Joffre et les Foch les ont rappelées.

Profitons-en pour les interroger. Peut-être un peu de vérité, — cette vérité si difficile à atteindre dans les mouvants et incertains témoignages des hommes, — aura échappé au pinceau mal surveillé d’un artiste. Celui qui se fait peindre et le fait pour la postérité, dicte au peintre son attitude et son costume et, par là nous révèle ingénument comme il veut paraître. En même temps, il oublie de voiler, parce qu’il l’ignore, le trait signalétique de son tempérament : partant, il laisse l’artiste nous dire un peu ce qu’il est. Le masque du maréchal nous révèle donc quelque chose de son tempérament personnel, le costume quelque chose des nécessités ou des fantaisies de son époque, le geste et le fond du tableau, sa prise de possession de la bataille, dont il semble régler les mouvements du bout de son bâton, comme le chef d’un orchestre héroïque et tonitruant. Et l’absence de tout costume, de tout geste, de toute bataille, est aussi, à sa manière, révélatrice... C’est à quoi servent les rétrospectives. Un portrait conservé dans une famille peut être une exception due au génie de l’artiste, le modèle peut être un « aberrant, » et ne dit pas nécessairement toute l’époque. Une époque vue seule est comme une phase d’un geste arrêté par l’instantané : elle ne dit pas le mouvement. Il faut voir avant et après. Il y a des signes qui ne prennent un sens que par leur réunion, et le sens de l’histoire comme celui de la vie humaine elle-même ne se découvre que par le rapprochement continu des différentes phases, — chacune immobilise un instant de raison, — dont elle est composée.


I. — LES ARMETS

Un saisissant exemple nous en est donné par les armures, dont quelques beaux spécimens sont exposés ici, comme, dans des vitrines de muséums, les vestiges d’une humanité disparue. A n’en voir qu’une seule, on augure des périls auxquels cette humanité était exposée et des moyens qu’elle avait inventés pour y parer. En en confrontant plusieurs, réelles ou figurées, et, à mesure qu’on s’avance dans les salles, et qu’elles semblent diminuer, se simplifier, les écailles en tomber une à une, puis disparaître, on devine que ces périls ont cessé, ou que l’homme a trouvé quelqu’autre moyen d’y échapper, ou que cette protection est devenue inefficace... Mais lorsqu’il en reparaît subitement quelque partie, longtemps après que les conditions premières de la vie ont changé, quelle peut en être la cause ? Un retour de l’ancien péril conjuré ? Un affaiblissement de l’organisme ? Ou un de ces phénomènes bizarres de l’hérédité qui ramène au jour un caractère acquis autrefois dont la raison d’être avait cessé ? On songe alors que les naturalistes ont dû renoncer à tout expliquer des formes et des couleurs, et des parures de la plante, de l’insecte et de l’oiseau par la seule notion de l’utilité. Il doit y avoir autre chose... des reviviscences de besoins anciens rappelant à l’activité des énergies fossilisées, ou peut-être des aspirations nouvelles se servant, à défaut d’autres, d’organes anciens, dont le rôle change et s’adapte si bien aux exigences récentes, qu’on finit par oublier leur usage primitif et ne les reconnaître plus...

Sans doute quelques morceaux de « plates, » ciselés et gravés, et les images peintes d’une rétrospective ne suffisent pas à résoudre ces problèmes, mais elles les posent avec beaucoup plus d’évidence et de clarté que les textes écrits. Il n’y a pas un visiteur de cette exposition, en entrant dans la Rotonde, où sont rassemblés les maréchaux de Louis XV poudrés et pomponnés, qui ne s’étonne de les trouver revêtus de lourdes cuirasses et ne se demande à quoi elles pouvaient leur servir. C’est la surprise du naturaliste en face d’organes d’abord utiles à l’animal, comme les pédoncules de certains crustacés, mais qui se sont tellement développés qu’ils deviennent un embarras et une charge. En regardant avec plus d’attention, ce visiteur s’apercevrait qu’une foule d’autres formes du costume et de la coiffure, et des engins de ces personnages, ne s’expliquent pas mieux, logiquement, que leurs cuirasses, mais qu’ils sont comme elles des survivances de formes imposées jadis par la nécessité. Et dans les salles de toutes les époques, jusqu’à celle du « Poilu, » consacrée aux maréchaux de la dernière promotion, il retrouvera quelque chose des armures que portaient, au XVIe siècle, les Biron, les Brissac ou les Montmorency.

Regardez-les : tout y est utile. Sauf les gravures des plates plus ornées, plus luxueuses, tout est semblable à l’armure d’un simple homme d’armes bien équipé. Le faucre projeté sur le sein droit sert à appuyer la lance ; sauf dans l’armure du connétable Anne de Montmorency, l’épaulière gauche tombe toujours plus bas que celle de droite, parce qu’en chargeant, c’est elle qui a le plus à protéger, l’épaule droite étant ramenée très en arrière par le maniement de la lance arc-boutée, les carapaces qui enveloppent les bras : les canons, et les jambes : les cuissards, sont articulés à éclisses pour leur permettre de plier à leur aise, et aussi le jupon qui protège les hanches : braconnière et flancards. Au-dessus des épaules se dressent des remparts de fer, les passe-garde, pour faire dévier les coups qui viseraient le cou et au-dessus de l’armet, une haute crête s’arrondit pour amortir ceux qui pleuvraient sur le chef. Les armures du connétable Anne et du maréchal François de Montmorency, exposés dans des vitrines, celles des deux maréchaux de Biron et du seigneur de Damville, c’est-à-dire du connétable Henri de Montmorency, figurées dans de grands portraits en pied, tout autour, nous offrent les mêmes caractères.

Regardez, après cela, dans la Rotonde, l’armure de cérémonie de Turenne, exposée avec la dossière qu’il portait réellement en bataille, et le boulet qui le tua. Un siècle a passé : l’armure n’est plus active, mais seulement passive. Elle ne sert plus qu’à protéger ; encore protège-t-elle mal, comme on voit. Le faucre, qui était un organe actif, a disparu. Partout ailleurs l’organe a survécu, mais il s’est atrophié, faute de servir. Les articulations des cuissards, en queue d’écrevisses, qui étaient réelles chez les Biron et les Montmorency, ne sont plus que figurées sur la braconnière de Turenne, par une gravure, au même titre ornemental que les figures allégoriques de la Renommée ou de la Force dessinées sur le plastron pour l’enjoliver. Les deux épaulières sont devenues symétriques : il n’y a plus aucune raison pour donner une ampleur particulière à celle de gauche, l’abordage à la lance ayant disparu depuis longtemps. Le casque ou armet n’est plus cet appareil compliqué d’une ventaille et d’un mézail, avec une fente pour la vue ou une visière mobile, une rosace à la joue droite pour donner de l’air et un porte-plumail pour le panache immense qui l’ombrageait. C’est le cabasset, simple bonnet ovoïde de métal, avec des jugulaires, semblable à celui qui coiffe le soldat de Rembrandt, dans le portrait célèbre de l’Homme au casque d’or, mais que nul ne portait plus au temps de Turenne, en dehors des simples piquiers, — engin anachronique et bizarre, adopté par le rude maréchal, sans doute parce qu’il le jugeait pratique, de préférence aux feutres à la mode, mais qui devait paraître sur la tête d’un grand chef, en 1647, aussi extraordinaire que, plus tard, aux combattants d’Isly, la mirifique casquette dont se coiffait le maréchal Bugeaud victorieux. Quant à l’armure complète, gravée d’or qui l’accompagne, sans doute il ne la portait guère en campagne : c’était un habit d’honneur.

Nous voyons donc les armures qui ont reçu des coups, qui ont protégé leur homme, présenter des organes très compliqués, puis se simplifier et s’atrophier jusqu’à celle de Turenne, qui ne peut plus être qu’un costume de cérémonie. Nous devinons, dès lors, aisément à quoi peuvent servir celles qui luisent sur les maréchaux de Versailles parmi le déploiement ostentatoire des satins, des velours et des dentelles. Elles servent évidemment à désigner les grands chefs, puisqu’on s’en pare d’autant plus dans l’image idéale qu’on veut laisser de soi qu’on les porte moins dans la réalité. Et, en effet, c’est à ce moment que la cuirasse devient le signe du commandement supérieur. Qu’est-ce à dire, sinon que le propre d’une chose honorifique est de ne servir à rien, d’être un signe au lieu de remplir une fonction ? Ou, plus précisément, que l’esprit humain ne peut pas associer l’idée de grandeur à l’idée d’utilité, et qu’il faut, pour signifier la première, qu’un objet soit devenu superflu. Tel, le bâton même de maréchal, qui est le fouet d’Osiris, le cep des Centurions, l’engin qui ne tue pas, — il est au-dessous d’un grand chef de tuer lui-même, ce qui est une besogne, — mais qui frappe et châtie, c’est-à-dire, dès les temps primitifs, le signe d’autorité par excellence. Telles, les vastes « épaulières » de fer, qui se réduisent peu à peu et remontent, tandis que la passe-garde s’abaisse, jusqu’à se rejoindre les unes et l’autre dans les « épaulettes, » réservées dès lors aux officiers : flots de fil d’or chez le maréchal de Saxe, encore épaisses et abondantes chenilles chez Suchet, qui s’éliment et se ratatinent jusqu’à ne plus être, chez le maréchal Foch, que de minces pattes, où nul ne reconnaît la hautaine passe-garde d’autrefois. Quant à l’armure elle-même, qui enveloppait et sur certains points moulait entièrement l’homme d’armes du XVIe siècle, nous la voyons perdre, successivement, ou laisser tomber d’abord son faucre et ses passe-gardes, puis ses jambières remplacées par des bottes, puis ses épaulières et sa braconnière, jusqu’à ne plus offrir, chez les simples combattants, que la « demi-armure » ou le corselet, qui se rétrécit encore et devient le gorgerin, lequel se réduit peu à peu et s’amenuise jusqu’aux dimensions du croissant de cuivre : le hausse-col des officiers de 1830, signe de commandement, qui n’a entièrement disparu que vers 1880. Seul, le centre de l’armure, l’ancien bréchet, en cosse de pois, a résisté, — réduit au « gilet de fer » chez nos cuirassiers, — jusqu’à la dernière guerre. Ainsi, de tout le reste. Le cimier, l’immense plumait d’un mètre de haut qui épouvantait et guidait, s’est abaissé peu à peu, et après avoir tournoyé autour des feutres de Louis XIV, et enfin ourlé, d’une écume frisante, le bord des grands chapeaux noirs de l’Empire,


A laissé sa dernière plume
Au casoar des Saint-Cyriens...


Dans les plus infimes détails de la tenue, on retrouve ainsi des traces de quelques vieilles nécessités oubliées. Le renflement qui s’ajuste sur le casque du poilu ou celui du maréchal Fayolle, n’est autre chose que la crête qui s’arrondit sur la bourguignote du connétable de Montmorency, très réduite et diminuée. Les boutons inutiles, répandus çà et là sur les uniformes du XIXe siècle, sont la graine des anciens boulons de fer qui retenaient les pièces assemblées et où se bouclaient les pattes de cuir rouge, ou garnis de toile rouge, que nous voyons encore aux armures retenant la braconnière ou les brassards. Une doublure, qui n’était primitivement qu’un rapetassage économique pour dissimuler l’usure des manches là où elles sont le plus effilochées par le frottement, est devenue un ornement et même un insigne, sous le nom de « passe-poil. » Ainsi, les marques du commandement sont presque toujours d’anciens engins dont on a perdu l’usage et la nécessité. Si l’épée a tant de prestige et désigne assez bien le grand chef, c’est que, depuis des siècles, elle ne lui sert guère plus qu’à un académicien. M. Dagnan montre le maréchal Foch appuyé sur sa canne. La canne a donc remplacé l’épée, dans l’usage, au cours d’une campagne. De même, les poches multiples de la vareuse ont remplacé les « plates » de fer, mais ni la canne, ni les poches ne sont devenues des signes honorifiques, ni ne le deviendront tant qu’on s’en servira, — non plus, d’ailleurs, que le stylographe, la jumelle ou le périscope. C’est donc une épée d’honneur qu’on offrira au vainqueur de la Marne, ou encore un casque, pourvu qu’il ne ressemble pas à celui qu’il emploie.

Mais, à côté des déchets de l’organisme, il y a des reviviscences inattendues. Ainsi le casquet du temps de Charles VII, forme bizarre ornée d’une plaque saillante sur le front, au-dessus des yeux, espèce de garde-vue que nous appelons maintenant « visière, » au contraire de la visière ou « vue » de l’armet, mot qui voulait dire la fente par où l’on voit. Ce casquet, avec son double abat-jour, pour protéger du soleil le front et la nuque, a ressuscité dans l’extraordinaire « casquette du Père Bugeaud. » Mais, quand un ancien engin délaissé revient ainsi, rappelé par des besoins inattendus, il revient, tout fruste, grossier, dépouillé des ornements dont on l’avait peu à peu enjolivé. Tel, le casque du poilu comparé à l’ancienne bourguignote, tel, aussi, le casque colonial du maréchal Franchet d’Esperey, en Orient. Il y a enfin des tentatives de réadaptation qui échouent : il ne faudrait pas prendre pour un organisme vivant ce casque et cette cuirasse de Berthier, tirés du reliquaire napoléonien de Gros-Bois. Le maréchal ne les a jamais portés qu’une fois pour les essayer, non plus que Napoléon qui s’en était commandé de tout pareils, car ils se trouvèrent si ridicules, dit l’histoire, que l’Empereur ne parla plus d’en doter ses généraux, comme il en avait eu le projet, pour les protéger. De même, le casque imaginé par Dunand, et offert par les Américains, pour honorer le maréchal Foch, et qui est d’un très beau travail, n’est plus le casque utile des poilus : avec sa tête de coq et son laurier, il reproduit l’idée des casques à chimères rampantes de la Renaissance. Il ne peut plus servir en campagne : il fait seulement honneur.

L’homme a si peu d’imagination qu’il n’a guère inventé de parures, ni de signes de suprématie ou de gloire qui n’aient été d’abord des objets usuels, souvent fort humbles, pour ne pas parler de l’instrument de torture, qui est devenu, chez tous les peuples occidentaux, le signe de l’honneur par excellence. L’honneur, comme la parure elle-même, commence donc où finit l’utilité. C’est un organe qui survit à sa fonction.

Or, ces divers caractères que les nécessités du temps ou l’humeur des hommes ont imprimés à leurs carapaces de fer, à leurs masques et à leurs armes, il y a bien des chances pour qu’on les retrouve aussi sur les visages. Ils ont dû être contraints, comme leurs armes mêmes, à certaines expressions de défense ou d’attaque, et parfois, ils ont pu les garder, par habitude, ou mode, ou orgueil, plus longtemps que la nécessite ne les y obligeait. Soulevons maintenant les visières. Regardons-les.


II. — LES TOQUES

Les physionomies, dans les portraits, peuvent toutes se répartir en trois groupes : celles qui se gardent ; celles qui se livrent et celles qui s’échangent, je veux dire qui communiquent avec vous, semblent vouloir vous parler ou vous montrer quelque chose, ou vous inciter à prendre part à ce qu’elles font. Les premières décelant les silencieux, les secondes, les bavards, et les dernières, les causeurs. La sociabilité étant le trait dominant de celles-ci, la vanité de celles-là et l’ambition des autres. Celles qui se livrent s’épanouissent dans un bonheur naïf d’être ce qu’elles sont ou décèlent une émotion, un appétit de la vie ou des choses, une rancune ou un regret sans considération de qui peut les regarder ou les surprendre. Celles qui se gardent, au contraire, semblent vous écouter, surveiller le moindre de vos gestes ; mais ne livrent d’elles-mêmes que ce qu’il est impossible d’en retenir : les traits signalétiques du tempérament au repos, encore illisibles à bien des gens, indéchiffrables même sans le réactif des événements qui, comme les rhéophores du docteur Duchenne, de Boulogne, font jouer les muscles et décèlent l’émotion.

Or, quand on entre au Palais de la Légion d’honneur, dans les premières salles de l’exposition des maréchaux, consacrées aux portraits du XVIe siècle, chez les gens coiffés d’une toque, on sent tout de suite qu’on est parmi ceux qui se gardent. Les lèvres sont cousues, l’œil méfiant et attentif, l’âme en retrait : pas de geste ou un geste de défense et de repliement. Là même où le visage est bienveillant, l’œil en coin veille. Sortis de leurs carapaces de fer qui sont, là, dans les vitrines pendantes et vides, ces hommes du XVIe siècle semblent se faire une nouvelle cuirasse de leur silence et de leur vigilance. « On l’a veu, dit Brantôme du maréchal de Brissac, le premier du nom, jouer aux eschecs avec M. de Bonnivet, despuis le disner jusques au soupper sans profferer une vingtaine de parolles ; » et Boyvin du Villars ajoute ce trait : « grand remarqueur des passages et paysages, » on peut dire des âmes aussi, railleur à roid, quand, par hasard, il parlait. Montluc achève le portrait en disant : « toujours en action, jamais oysif et croi qu’en dormant son esprit travailloit toujours. » Tel est l’homme de guerre de ce temps, tandis qu’on n’imagine guère celui du XVIIIe siècle taciturne ou celui de l’Empire précautionneux. Certes, la nature fournit à chaque génération le même contingent de silencieux, de bavards et de causeurs, mais par l’ascendant de quelques-uns et l’imitation des autres, un type se forme qui l’emporte à l’estime du monde et qui différencie nettement les époques. Ensuite, les nécessités pèsent d’un poids différent sur les épaules. Etant donné le même homme avec les mêmes facultés, c’est tantôt l’une, tantôt l’autre qui est requise le plus souvent et ainsi se développe. Ce qui fut requis surtout. du général, c’est, sous Napoléon, la discipline, au XVIe siècle, la vigilance. Le chef du XVIe siècle, petit souverain de son armée et et des villes qu’il occupe, obligé de tout décider loin de la Cour, et de se garder de tous côtés, presque autant de ses compagnons d’armes, les chefs rivaux, que de l’ennemi, engagé dans des guerres civiles où cet ennemi est méconnaissable et change à tout instant, constamment menacé d’assassinat, ne peut avoir la même grâce que le courtisan de Versailles ou l’insouciance du maréchal de l’Empire, confiant dans la pensée géniale qui le guide et assuré qu’il n’y a de danger qu’en face de lui. Ce n’est point, d’ailleurs, parce qu’il est maréchal ou même soldat que l’homme du XVIe siècle est ainsi : le type est le même dans la vie civile. C’est qu’il a été formé par les mêmes nécessités. Et il s’avoue tel, par la complicité inconsciente du modèle et de l’artiste : attentif, secret et dur.

Voici, par exemple, en un petit cadre, une tête grisonnante, épaisse, paterne, coiffée ridiculement d’une toque de damoiseau, l’œil torve, le nez gros, la bouche finaude, rien de bienveillant, rien d’agressif, une physiologie très forte, une très solide santé, — quelque chose de sinistre, malgré la bonhomie apparente, comme d’un grand fauve au repos, clignotant des paupières et se pourléchant, en attendant partie.

C’est le connétable Anne de Montmorency, terrible vieillard et grand rabroueur « qui a manyé sous cinq roys consécutivement les plus grandes affaires de France, donné huict batailles, six contre les estrangiers et doux en guerres intestines de ce royaulme, » dit la chronique du temps, car il fut chef, après le duc de Guise, des armées catholiques, commandant aux maréchaux de Montmorency, de Saint-André, de Brissac, de Thermes, qui l’entourent ici, père d’un connétable et de deux maréchaux dont voici les portraits pendus aux murs, de plusieurs autres vaillants capitaines, bisaïeul à la fois de Turenne et de Condé, sorte d’Abraham militaire, en même temps que chancelier de fer, à la manière de Bismarck, le premier des maréchaux hommes d’Etat, mais inébranlable tuteur de la monarchie, à la différence de beaucoup qui l’ont suivi, infatigable chevaucheur, travailleur acharné et copieux discoureur, « en tout universel, dit Brantôme, fust en choses sérieuses que joyeuses » admirable organisateur des services de l’arrière, si rompu aux choses de guerre en un mot, que l’ambassadeur de Venise, Barbaro, disait qu’il « en connaissait l’art, non seulement aussi bien que quelque Français, mais encore que quelque Italien que ce fût ! » Terreur des ministres protestants, qu’il pendait la tête en bas quand il ne les faisait pas « gecter en un sec à l’eaue » comme obligeamment il en donnait la recette à son gendre, M. de la Tremoïlle, exécutant pêle-mêle, bourgeois, femmes, enfants, assommant d’un seul coup de poing le bouffon de la Cour, Tonin, qui a cru pouvoir le railler comme s’il n’était qu’un simple roi de France, — bonhomme au demeurant, ayant le mot pour rire quand il est assis dans sa haute chaire en face de la Reine, à la regarder dîner, et parent affectueux qui terminait ses avis de pendaison à son gendre par cette formule : « Vostre byen bon père Montmorency. » Avec cela, champion intrépide, qui se dédommage de ne pouvoir plus courir la lance dans les tournois, dont il est souverain juge, en fondant sur l’ennemi.

Cet appareil d’armures et d’épées qui l’entoure n’est point honorifique. C’est en se battant comme un simple homme d’armes, dans sa campagne pour Catherine de Médicis et Charles IX, et contre son propre neveu M. le Prince, qu’il reçut cette arquebusade dont nous voyons ici son armet, en l’orme de bourguignote, troué. Il s’était campé près de Dreux, pensant empêcher son neveu Condé et Coligny d’aller avec leurs huguenots en Normandie se joindre à leurs alliés les renforts anglais. Il croyait bien avoir bataille gagnée, car son armée était formidable pour l’époque, dix-huit mille hommes, dont un tiers de Suisses, et vingt-deux canons.

À la vérité, il était, ce jour-là « pressé de coliques, » mais au duc de Guise, qui lui demandait comment il allait : « Bien, Monseigneur, répondit-il, voyla la vraie médecine qui m’a guéry, qu’est la bataille qui se prépare pour l’honneur de Dieu et de nostre Roy. » Belle parole d’un vieil homme de soixante-dix ans, fatigué par les guerres. De fait, il se battait comme un lion pour tâcher de rétablir sa ligne de combat brisée par les escadrons de Condé et, après avoir eu un cheval tué sous lui, il retournait dans la mêlée sur la monture d’un de ses lieutenants, lorsqu’un coup de pistolet ou d’arquebuse tiré de bas en haut, par un homme de pied, troua la ventaille de son casque et lui brisa la mâchoire, l’étouffant de sang. Il tomba et fut fait prisonnier par les protestants. Il est vrai que, de l’autre côté, son neveu et adversaire Condé l’était par les catholiques. Mais cela n’arrangeait pas sa mâchoire, qu’il fallut démantibuler pour en tirer la balle sournoisement logée entre le menton et les dents. C’est miracle si, durant un mois, on parvint à le nourrir. Mais le vieil homme était solide, plus que son armet exposé dans la vitrine, et il fallut encore sept coups, dont un de masse sur la tête et un autre d’arquebuse à l’épine dorsale, au cours de la bataille de Saint-Denis, livrée derechef contre les huguenots et Condé, cinq ans plus tard, pour qu’Atropos, comme on disait alors, parvînt à couper le fil dont cette âme obstinée était cousue !


Cœur de vertu qui mille cœurs avait…


dit son épitaphe et elle ne ment pas.

Eussions-nous cru cela de la figure paterne et matoise que voici ? Non pas tout, mais tout ne tient pas à lui. La dureté, la férocité sont du temps, l’humeur bougonne et grondeuse, la solidité, la matoiserie, sont de l’homme même. On l’imagine très bien, avec cette figure, le jour où un Président de parlement le venant voir se découvre et refuse de mettre son bonnet, malgré qu’il l’en prie, lui disant : « Je ne me couvriray point que vous ne soyez couvert le premier. » — « Vous êtes un sot, monsieur le président, répond le connétable ; pensez-vous que je me tienne descouvert pour l’amour de vous ? C’est pour mon aise, mon amy, et que je meure de chaud. » Et comme cette entrée en matière, — je veux dire cette sortie, — n’est pas pour donner de l’éloquence au récipiendaire et qu’il s’embrouille un peu dans son discours : « Vous dis-je pas, monsieur le président, vous êtes un sot ? Allez songer vostre leçon et venez me trouver demain. » On ne l’imagine que trop aussi, donnant des ordres de hache et de billot, tout en récitant ses prières auxquelles il était fort exact, paraît-il, — ce qui fit naître ce proverbe qu’« il fallait se garder des patenostres de M. le Connétable. »

Etait-ce bien elles pourtant qui entretenaient sa férocité ? Point n’était besoin d’être pieux pour assassiner les huguenots. Il y a, ici, un de ses compères, qui passait pour athée et qui n’en était pas moins, dit Théodore de Bèze « désespéré ennemi de ceux de la Religion », c’est-à-dire ardemment catholique. C’est le maréchal de Saint-André, Jacques d’Albon. Son portrait est le type de ceux qui se gardent. Que peut bien cacher ce masque sous une toque noire flanquée d’une touffe de plumes blanches, haut colleté dans un pourpoint blanc et or, et un anneau de dentelles, tout en retrait, lèvres minces, qui dose son coup d’œil, et l’expression de sa bouche, et ne livre au peintre de sa physionomie que ce qu’il ne peut en retenir ? Assurément, une nature sèche, imperméable à tout ce qui n’est pas de nature à la fortifier et à l’enrichir, absorbant les sympathies sans les rendre, comme certains corps absorbent la lumière et ne la renvoient pas. Sans doute, dans cette apparence il y a quelque chose du peintre et de la mode. Nous sommes sous Henri II, ou peu après : il s’agit d’avoir l’air austère à l’instar des huguenots que l’on combat, mais qu’on imite. Puis il fera bon avoir l’air pâle : si on ne l’est pas assez de teint, on mettra du fard, c’est-à-dire du blanc, pour le paraître. Mais la part faite à ce qui est du peintre et du temps, il reste beaucoup de réserve sinistre qui est bien du modèle. Oh ! discrètement : « Son visage ne portoit en soy aucune façon cruelle, car il estoit fort beau et de bonne grâce, la parolle belle et l’esprit gentil, et bon jugement et bonne cervelle », dit de lui Brantôme, et Laubespine précise qu’« il avoit l’entendement vif, son entregeant fort agréable, beaucoup de valeur, adroict aux armes, fin et ruzé en affaires. » On a dit la même chose de César Borgia, dont il a beaucoup de traits : la décision, la rapidité exécutrice, le secret, et surtout l’art de persuader et de retourner les volontés, sans qu’on puisse bien s’expliquer comment il y parvient, parce que c’est un don physiologique, incommunicable, le don de « crédibilité, » sans lequel il n’est pas de grands aventuriers. Malgré cela ou plutôt avec cela, car il n’y a ni antinomie, ni causalité, tous les vices, toutes les ambitions, toutes les somptuosités même les plus raffinées d’art, toutes les bassesses. Homo effrenati luxus perditaeque libidinis, a-t-on dit de lui.

Voilà ce que son portrait devrait nous dire, si nous savions lire l’hiéroglyphe des traits. Mais c’est son histoire seule qui peut nous apprendre qu’il fut grand capitaine et vraiment beau à la guerre. Défenseur de Verdun pour tenir en respect les armées de Charles-Quint assiégeant Metz, il avait fort à faire. « Mes gens, qui sont à Verdun, tous les jours sont au carnage, » écrivait le Roi. Combattant à Doullens, à Marienbourg, à Saint-Quentin, on l’estimait à un fort haut prix. Il valait 60 000 écus d’or : c’est du moins la rançon qu’on demanda pour lui quand il fut fait prisonnier, à la bataille de Saint-Quentin, avec son chef, Anne de Montmorency. Et son esprit d’intrigue n’était pas sans résultats politiques, car c’est lui qui, après avoir été le favori de Henri II, fut l’initiateur du fameux triumvirat catholique, — les autres étant le duc de Guise et le connétable de Montmorency, — pour tenir la reine et le jeune roi en charte privée. Tous les trois devaient mourir de mort violente : le connétable à la bataille de Saint-Denis, Guise assassiné par Poltrot de Méré, et lui, avant les autres, à la bataille de Dreux. Ce qui lui arriva, ce jour-là est un curieux exemple de cette vérité que chacun est l’artisan de sa destinée. La Fortune, qui lui avait prodigué les heureuses chances, a su, au dernier moment, rétablir l’équilibre par un hasard comme il ne s’en produit pas pendant plusieurs siècles. C’était à la fin de la bataille. Saint-André commandait une dernière charge contre la cavalerie huguenote menée par La Noue. Son cheval fourbu tomba au milieu des ennemis : il dut se rendre à un fort gaillard qui le regardait attentivement et sans aménité. Cinq ans auparavant, le maréchal, « infiniment altéré de confiscations, » selon le mot de Théodore de Bèze, avait trouvé expédient, pour s’approprier le bien d’un protestant hobereau, de lui susciter un insulteur, de l’obliger à un duel sanglant et de le faire condamner à mort par contumace. C’était un certain Jean Perdriel de Bobigny, seigneur de Mézières, qui naturellement lui avait voué une haine mortelle... Voilà le dernier homme à rencontrer, désarmé : ce fut lui qu’il trouvait en face de lui, dans cette bataille où 35 000 hommes pour le moins s’affrontaient. Encore à ce dernier moment, sa fausseté, qui l’avait tant servi, le perdit. Il allait peut-être s’en tirer sauf, grâce à une rançon, lorsqu’il eut l’idée de reprendre sa parole donnée à son vainqueur et de se rendre une seconde fois à un autre seigneur qui passait et qu’il estimait sans doute de meilleure composition. Bobigny, qui s’était résigné à perdre sa vengeance, ne se résigna point à perdre sa rançon, la guerre étant, à cette époque, une affaire qui payait. Voyant son débiteur lui échapper, il le tua d’un coup de pistolet dans la tête, sans barguigner.

Un frappant caractère de cette figure, comme de toutes celles qui nous entourent, au XVIe siècle, du maréchal de Retz, du maréchal Strozzi, des Montmorency, des Brissac, de Montluc, seigneur de Balagny, et jusqu’au milieu du XVIIe siècle, de La Force et de Guébriant, c’est leur contemporanéité. Ils ressemblent tous à des gens qu’on a rencontrés dans la rue, à ce point que, leur costume tranchant bizarrement sur les nôtres, on dirait qu’ils viennent d’endosser un travesti, qui ne leur va pas trop bien, par manque d’habitude, et qu’ils sont prêts à partir pour un bal paré. Tel, le maréchal de Brissac dans ce petit portrait encadré de colonnes et mis sous verre, attribué à Corneille de Lyon, qu’il ne faut pas prendre pour un primitif français, car il était de La Haye et s’appelait Cornelis van der Cappelle ; mais, par une curieuse contradiction, tandis que les huguenots français quittaient la France, lui, huguenot étranger, s’y cramponnait fortement et, quoique habitant Lyon, devenait peintre en titre des Rois et des Reines de France. Il faut dire aussi qu’au XVIe siècle, Lyon était bien moins loin de Paris qu’il ne le fut, au XVIIe, de Versailles. Cette figure plate, dissymétrique, aux yeux écartés vers les pommettes, au nez rentrant, à la barbe en fer à cheval, la taille prise dans un gilet étriqué, la toque en arrière à la Jean-Jean, est-ce bien Charles II de Cossé, troisième maréchal de France de ce nom, gouverneur de Paris et fait duc et pair par Louis XIII ? Peut-être, mais alors le portrait en armure sombre, date de 1598, donné comme le sien, ne l’est pas. Il faut choisir entre les deux : il n’est pas possible de réduire ces deux figures à un type connu que deux artistes auraient interprété différemment. S’il arrive tous les jours qu’un artiste brouille la physionomie et manque la ressemblance de son modèle, il n’arrive jamais qu’il en modifie la construction foncière, comme il faudrait qu’un des deux l’eût fait ici. A la vérité, le petit portrait par Corneille de Lyon, très supérieur comme art à l’autre, d’auteur inconnu, ne nous montre pas un homme très supérieur. Mais qu’à cela ne tienne : le modèle ne l’était peut-être pas. Il n’est pas très beau non plus, mais qu’importe ! C’est son père qui l’était et qu’on appelait « le beau Brissac, » quoique de petite taille et d’apparence extrêmement délicate.

Quant au modèle de Corneille de Lyon, fils puîné de ce grand Brissac, neveu du maréchal Artus de Brissac, dit le seigneur de Gonnord, dont le portrait n’est pas loin, neveu aussi du grand aumônier de France, ne nous étonnons pas de ne point lui trouver les traits d’un puissant caractère. C’est tout bonnement un dynaste. La gloire de son père et de son oncle le porte : il n’a qu’à se laisser faire. « Il eut son estat de couronnel, encore qu’il ne fust qu’un enfant, » dit Brantôme. Plus tard, « il fut choisi par la reyne mère pour aller avec M. d’Estrozze en Portugal, et tenir le premier rang après lui, car outre qu’elle s’assurait qu’il ferait, comme elle le dist, quelque chose pareille à ses prédécesseurs, il avait du fonds et de quoy à enfoncer à l’appoinctement et des panse, et pour ce elle le choisit. » La Fortune ainsi séduite par les siens ne l’abandonna jamais, quels que fussent les impasses où il se fourvoyait. Entré dans la Ligue juste au moment où elle allait sombrer, il défend Poitiers contre l’armée royale. C’est lui que, l’année suivante, le duc de Mayenne fait gouverneur de Paris, — ce qui lui permet de rendre la ville à Henri IV et d’en tirer le bâton de maréchal. « Le Roi le lui donna, dit ingénument Moreri, pour reconnaître ce bon service. » C’était, d’ailleurs, un grand service rendu au pays, en même temps, ce qui est de la chance. Il eut encore celle de voir érigée en duché sa terre de Brissac par Louis XIII, juste une année avant sa mort.)

L’homme à la petite toque et à la grande barbe avantageuse est donc une manière de grand homme Mais auprès de ses ascendants, il paraît petit. Il leur ressemblait bien, dit Brantôme, « en sa face et façons, sinon à la perfection, au moins à l’approche, » — mais pour la bravoure seulement. C’est le cerveau et la conscience qui ont fait de son père, Charles Ier de Cossé-Brissac, une des plus grandes figures du temps. Cette conscience est justement rappelée ici par une gravure fort médiocre et sans valeur documentaire, mais illustrant un trait véritable et qui frappa fort les contemporains : Le Maréchal distribue la dot de sa fille aux fournisseurs de l’Armée. Qu’est-ce à dire, et que voilà des mercantis insolents ! Ce n’était point des fournisseurs, mais des marchands auxquels le maréchal était aller demander de l’argent pour payer ses troupes et les empêcher de se débander, durant son gouvernement du Piémont. Ces ultramontains avaient eu confiance en la parole de la France et avaient prêté cent mille livres. Le jour du remboursement, ils ne virent rien venir, le Trésor étant vide et les besoins des expéditions lointaines toujours moins pressants que ceux des courtisans. Brissac, à bout d’objurgations et de ressources, prit un parti désespéré : il amena ses créanciers à la Cour, alors à Dampierre, afin de forcer le Roi dans ses derniers retranchements. Sa gloire acquise en Piémont le fit recevoir avec force honneurs, — mais d’argent, point. Tout ce qu’il put obtenir pour ses protégés, ce fut quelques espérances sur le produit de coupes de bois encore sur pied et verdoyant à l’horizon. C’est alors qu’il fit venir sa femme et ses deux filles avec les 20 000 écus qu’elle avait amassés pour la dot de l’aînée. Quand elle fut arrivée : « Madame, lui dit-il, la plus belle dot est un nom sans tache. » — On ne sait pas ce qu’en pensa le futur gendre. Mais les marchands furent ravis d’être remboursés sur l’heure, selon le « roole » qu’ils avaient apporté, la cour plongée dans le plus grand étonnement, les ministres et les hommes de guerre déplorant peut-être un si dangereux exemple, mais « cest acte pie et généreux tout ensemble, dit Boyvin du Villars, fut en bonne odeur devant Dieu, devant le Roy et devant toute la France. »

On regrette de ne voir pas ici son portrait attribué à Clouet, du Louvre. Mais on voit tout auprès celui de son frère, Artus de Cossé, seigneur de Gonnord, qui l’aidait fort, aux camps et à la Cour, et faisait la navette entre Turin et Paris, lorsqu’il s’agissait de faire entendre la vérité au Roi et à ses Conseils sur les misères de la guerre lointaine, et le danger de ne point payer les soldats, à demi nus et « si pleins de misère qu’ils font pitié aux pierres mesmes. » C’est encore, là, une tête qui se garde, sévère, solide et déjà d’un grison, vieilli sous le harnais. « Il l’avait aussi bonne que le bras, dit Brantôme, encore qu’aucuns lui donnèrent le nom de maréchal de bouteilles, parce qu’il aimait quelquefois à faire bonne chère, rire et gaudir avec les compagnons, mais pour cela sa cervelle demeurait fort bonne et saine. » Il y eut pourtant une circonstance où il ne rit pas du tout, étant même le seul, de toute la Cour, à ne point rire et où il dut prendre la mine renfrognée que nous lui voyons ici : ce fut lorsque ayant été nommé surintendant des finances, place enviée et d’un bon rapport, sa femme fut présentée à la Reine, pour la première fois. Cette maréchale bon bec, toute ronde et sans vergogne, mit dans son remercîment un tel appétit de la prébende acquise et une telle précision des profits qu’on en retirait, que tout le monde partit d’un des plus grands éclats de gaieté qui sillonnèrent ces tristes jours. « Ha ! pardieu, madame la folle, vous vuiderez d’ici, vous n’y viendrez jamais, gronda le maréchal ; qu’au diable soit-elle, me voilà bien accoutré ! » Il n’en eut pas grand mal, pourtant, non plus que Lefebvre des incartades de Mme Sans-Gêne, et s’il alla plus tard à la Bastille, c’est qu’en ces temps troublés, c’était le moins qui pût arriver à un grand de la terre. Il y a bien peu de maréchaux dans cette salle sombre, éclairée aux lampes, qui n’aient connu la prison, la plupart ont été accusés de crimes, beaucoup décapités. Le seigneur de Gonnord, maréchal de France après la mort de son frère, rude soldat, comme lui, combattant à Saint-Denis, à Moncontour, Arnai-le-Duc, au siège de la Rochelle, ne pouvait languir longtemps dans un cachot, après tant de services. Il en fut tiré par le duc d’Anjou, plus tard Henri III, et mourut paisiblement chez lui, à Gonnord, la même année où son neveu commençait, dans un combat naval contre les Espagnols, la brillante carrière que rappelle, ici, le petit cadre de Corneille de Lyon.

Les deux premiers maréchaux de Biron, le père et le fils, qui incarnent, comme les Brissac, la seconde moitié du XVIe siècle guerrier, se voient affrontés sur la même toile, dans leurs armures de cérémonie, aux reflets d’argent chez le premier et d’or chez le second. On se sent, ne fût-ce que par cette recherche plus grande de luxe, devant deux générations différentes. Ce sont aussi deux très différents personnages, quoique égaux en bravoure et en science militaire. Mais celle du premier était acquise et plus complète et celle du second innée et moins sûre. Le père « le plus vieux et le plus grand capitaine de la France, » selon M. de la Noue, « qui s’entend très bien à cette graine, » ajoute Brantôme, Biron dit le Boiteux pour « une grande harquebuzade en la jambe » reçue dès sa jeunesse, en Piémont, et blessé d’une autre arquebusade au siège de la Rochelle, avait une science assez compliquée de la guerre de son temps, où, pas plus que de nos jours, on ne s’improvisait capitaine. « Pour estre tel, dit Brantôme, il faut faire avant de grands rébus et des fautes et grands pas de clercs, car les sciences ny les arts ne naissent pas avec nous et l’estude nous les donne et avant que de les avoir nous faisons bien des incongruitez. » Biron en avait donc fait et s’en était corrigé. Son fils, au contraire, « était si né à la guerre, dit Tallemant des Réaux, qu’au siège de Rouen où il était encore tout jeune, il dit à son père que si on voulait lui donner un assez petit nombre de gens qu’il demandait, il promettait de se défaire de la plus grande partie des ennemis. » La conversation ayant lieu devant le Roi, son père le rabroua fort, lui disant que son projet n’avait pas le sens commun, puis, quand ils furent seuls, il lui parla autrement. Il nous plaît de les imaginer dialoguant ce jour-là comme nous les voyons dans ce tableau. Le père dit alors au fils qu’en effet son projet terminerait la guerre, « mais qu’il ne fallait jamais tout à coup voir la ruyne d’un tel ennemy… car si tels sont une fois du tout vaincuz et ruinez, les rois ne font plus jamais cas de leurs capitaines et gens de guerre et ne s’en soucyent plus quand ilz en ont faicts et qu’il faut tousjours labourer et cultiver la guerre comme on faict un beau champ de terre, autrement ceux qui l’ont labourée et puis la laissent en friche, ilz meurent de faim… » — « Voyla, ajoute Brantôme, ce que c’est que d’un cœur généreux qui a une fois bien sucé du lait de la dame Bellone ; jamais il ne s’en saoulle. » Ne nous étonnons pas du calcul. On l’attribue, vrai ou faux, à bien d’autres fameux capitaines. On l’a prêté à Maurice de Saxe après Lawfeld et à Luxembourg, au lendemain de Nervinde, lequel n’accablait pas les ennemis, disait-on à Versailles, parce que c’est dans la guerre qu’il se sentait « grand et nécessaire » et qu’il n’attendait de la paix « ni faveur ni justice. » Car ce ne sont pas les seules démocraties qui se sont méfiées des généraux victorieux, ni desquelles ils se sont plaints : les mémoires du XVIe siècle sont remplis de leurs griefs contre l’ « ingratitude » des princes.

C’est elle, précisément, qui devait être invoquée par Biron, le fils, pour l’acte qui devait lui coûter la tête. « Sans moi, le Roi n’aurait qu’une couronne d’épines, » avait-il coutume de dire, ne se croyant pas assez récompensé. Car il n’avait pas le solide bon sens du père. Il n’avait pas non plus sa culture, ni sa soif intellectuelle, ce goût de noter constamment ce qui en était digne, si notoire que le mot « les tablettes de Biron » était passé en proverbe. A peine savait-il lire. L’antithèse entre leurs deux destinées devait se poursuivre jusque dans leur mort. Brantôme peint ainsi celle du père : « En reconnaissant la ville d’Epernay, il vint à avoir la teste emportée d’une canonnade, mort très heureuse, certes, si l’on veut croire Caezar, que la moins opinée est la meilleure. » Celle du fils, devenu maréchal après lui, fut de tout point la pire. Peu importe ce que lui dit la bohémienne dans ce grand tableau de Juan de Pereda, où nous le voyons la consulter sur son avenir. Il n’avait pas besoin d’aller si loin. Son père avait pris soin de le lui dévoiler. « Biron, lui avait-il dit, je te conseille, quand la paix sera faite, que tu ailles planter des choux en ta maison, autrement, il te faudra perdre la tête en Grève, » — ce qui ne manqua pas d’arriver.


III. — LES GRANDS CHEVEUX

On assure que la fin toute semblable du maréchal Henri II de Montmorency, dont nous voyons le curieux petit portrait par Porbus, en face de Biron et de sa sorcière, fut semblablement prédite par une centurie de Nostradamus. Elle dit :


Neuve obturée au grand Montmorency,
Hors lieux prouvés délivre à clere peine.


Pour nous, ce n’est pas très clair. Mais, quand on savait que neuve voulait dire Castelnaudary, et obturée fermée, que prouvés signifiait publics, et clere peine la peine capitale, selon le langage du Parlement de Toulouse, on voyait, ici, la prédiction que ce maréchal, battu et pris, parce que Castelnaudary n’avait pas voulu lui ouvrir ses portes, devait être exécuté, à huis clos, à la suite d’un arrêt de ce parlement. Rien de réservé, tout en dehors, en ronds de bras et d’écharpe, en préciosité jusqu’au bout des doigts et des orteils, qu’il pose à peine sur l’étrier ou le bâton, ce charmant Henri II de Montmorency que Porbus ou Stella, dit-on, nous montre léger, aérien et prêt à s’envoler comme un papillon qu’il est, posé sur un mastodonte équestre plein d’éparvins, qu’il couvre d’affiquets et d’ostentatoires fanfreluches. Il louche un peu, mais on n’en reçoit pas moins son regard avec sympathie. Le sévère et méfiant condottiere du XVIe siècle s’effile et se bistourne. La chevelure abondamment poussée, commence à s’épancher en perruque, sur la fraise qui mousse en plat à barbe, serrant le menton. Les écailles de la cuirasse commencent à tomber aux extrémités pour laisser voir qu’on les a fines et « le geste le plus agréable du monde. » Aussi, parlait-il plus des bras que de la langue, note Tallemant des Réaux. « On dit, à propos de cela, que M. de Montmorency étant entré dans une compagnie où était feu M. de Candale, tout le monde lui fit fête, quoiqu’il n’eût fait proprement que remuer les bras. » « Jésus, dit M. de Candale, que cet homme est heureux d’avoir des bras ! » Il ne l’était pas moins de ses jambes, dont il se servait si bien au bal, que Bassompierre, qui dansait fort mal, le lui avoue : « Vous avez plus d’esprit que moi aux pieds. » Et s’il ne danse pas, précisément, sur sa monture éléphantesque, on sent qu’il s’en faut de peu, et déjà son écharpe tournoie derrière lui en anse de panier, comme emportée par le mouvement giratoire d’une valse. La figure, longue et avenante, a quitté le masque de dureté des vieux âges, et l’on y reconnaît la justesse de ce propos de Tallemant des Réaux : « Quoiqu’il eût les yeux de travers, M. de Montmorency était pourtant de fort bonne mine. » Mais de cervelle, point. Le bâton qu’il croche à peine du bout du pouce et de l’index, comme s’il était de verre, n’est qu’un accessoire de cotillon, sa grande épée, « celle du grand âne, » ricanait Bassompierre, n’est qu’un outil de bataille, comme aux mains du plus simple Suisse, et son cheval, doté d’un œil humain par le peintre, a l’air plus pensif que lui. Mais les papillons n’ont pas besoin de cervelle pour charmer, et celui-ci fut le papillon par excellence. « Il avait une telle vogue, qu’il n’y avait pas une femme, de celles qui avaient un peu la galanterie en tête, qui ne voulût, à toute force, en être cajolée, et il en est venu des provinces exprès pour tâcher à lui donner dans la vue. » Jusqu’à la sienne, qui le pleura tant, dit-on, que, de voûtée qu’elle était, elle devint droite, « la fluxion qui l’avait courbée et nouée jadis s’étant écoulée par les yeux... » cure bien remarquable, que nombre de maris, meilleurs que celui-ci, n’ont guère le pouvoir de faire, et presque digne d’être retenue dans un procès en canonisation. Il est vrai que son dernier soin, en mourant, avait été d’écrire à sa femme, et de lui envoyer sa moustache et sa cadenette coupées en souvenir de lui. Que la hache et l’échafaud sont de grosses machines, pour détruire un insecte de cette sorte ! A distance, du moins, cela nous paraît tel. Mais Richelieu n’en jugeait pas ainsi. Ce type de grand seigneur, aimable, généreux et fol, était inadapté au régime nouveau de la France : il fallait qu’il disparût.

C’est tout un monde qui disparaît avec lui. Le type des maréchaux politiques de ces deux premières salles ne se reverra plus dans notre histoire. Jusque-là on ne sait jamais bien quelles guerres a mené leur bâton, nationales ou civiles, lesquelles « sont guerres de haine et non guerres d’honneur, » à l’estime de Montluc. Ce sont des chefs de partis autant que des soldats, presque des prétendants, sinon au trône du moins à la tutelle du trône, en tout cas au pouvoir et à une sorte de royauté dans les provinces. Le connétable de Montmorency est une manière de chancelier, et, à sa mort, on lui fait des « obsèques de Roy. » Le maréchal de Saint-André est roi dans Lyon et, chez lui en Gironde, les vaisseaux qui suivent le fleuve doivent, lorsqu’ils passent devant son château de Fronsac, tirer le canon, honneur réservé aux souverains. Quand le triumvirat catholique, composé de ces deux hommes et de Guise, s’effrite à la bataille de Dreux par la mort de l’un et la captivité de l’autre, on assiste à la royauté du seul Guise. Et bien plus tard, Louis XIII dit encore, à demi sérieusement : « Le roi Luynes. » A cette époque de rois enfants ou faibles et de régentes, souvent en fuite, sur les grands chemins, dans l’incertitude de l’avenir, parmi les factions, les émeutes, ils sont à la fois nécessaires et redoutables. A cet instant, l’histoire de la monarchie est une lutte tantôt obscure, tantôt ouverte contre ceux qui ont charge de la défendre, — les maréchaux au premier rang, — et s’il n’y avait pas irrévérence historique et surtout sacrilège esthétique à profiler, auprès de leur grande lance épique, la devise qui ornait le sabre de M. Joseph Prudhomme, il serait rigoureusement juste de la leur appliquer.

Aussi, que de tragédies dans leur histoire ! Combien de ces têtes minutieusement parées de toques et de bicoquets, cerclés de fraises, saupoudrées de fards, minutieusement dessinées par Porbus ou Stella, Clouet ou Dumonstier, ont roulé sur l’échafaud, après une bataille perdue ou une intrigue défaite, de Biron à Louis de Marcillac et à Montmorency, tant et si bien, que le maréchal de Saint-Géran de la Guiche, se sentant mourir, à la fin de l’année 1632, disait : « On ne me reconnaîtra pas dans l’autre monde, car il y a longtemps qu’il n’y est allé de maréchal de France avec la tête sur ses épaules. »

Les étrangers eux-mêmes, devenus maréchaux au service de la France, que font-ils autre chose qu’une guerre civile ? Trivulce se bat contre Milan en haine de Ludovic le More, Strozzi contre Florence en haine de Cosme de Médicis, qui a fait étrangler son père dans le cachot du fort Saint-Jean-Baptiste, après le désastre de Montemurlo. C’est un fuoruscito. Une belle tête que ce Pierre Strozzi, à la ressemblance de son compatriote et contemporain Benvenuto Cellini. C’est le petit-fils de Filippo Strozzi, le bâtisseur du palais célèbre, dont nous avons l’admirable buste par Benedetto da Majano, dans la salle Michel-Ange, au Louvre. Ce nom de Strozzi qui évoque invinciblement l’image d’un cube géant de pierres ciselées comme des joyaux, merveilleux îlot d’ombres bleuâtres dans les matins lumineux de Florence, doit évoquer aussi pour nous de fiers soldats. Celui-ci, chef de Montluc en Toscane, se donna tout à la France, et son fils aussi devait combattre pour elle.

Cette confusion des rôles politiques et militaires se voit surtout chez un connétable, beaucoup plus homme d’Etat que de guerre : le connétable de Luynes, dont voici la fine tête émergeant d’une fraise blanche, d’un cordon bleu et d’une arlequinade de losanges zinzolins. Priuli envoyé de Venise, dînant à Fontainebleau, entre lui et le cardinal de Retz, nous le montre : « Pendant que je discourais avec M. le Cardinal, M. le Connétable avait derrière son siège une multitude de grands seigneurs et d’autres personnes auxquelles il prêtait l’oreille et, en mangeant, il expédiait toutes leurs requêtes et il faisait attention à ce qu’ils lui disaient tous avec tant d’application et une si grande célérité, que c’était chose merveilleuse et incroyable à voir ; en sorte que, à la fin du repas, beaucoup d’affaires se trouvèrent ainsi expédiées. » Il était d’ailleurs aussi brave qu’un autre : c’est son titre de connétable qui l’écrasait. On lui prêtait ce mot, quand il partit pour faire la guerre aux huguenots, qu’au retour il apprendrait l’art militaire de la guerre. En fait, il mourut sans le savoir.

Plusieurs autres, pourtant, bien meilleurs soldats que lui, ont laissé surtout le souvenir de brillants causeurs. Tel, le fameux Bassompierre, dont on voit ici deux portraits, l’un officiel et gourmé attribué à Philippe de Champagne, l’autre, une sanguine, toute ronde et bonne enfant, plus révélatrice. « Il était beau et bien fait, dit la chronique, quoique assez gros et gras, dansant mal, ne montant pas très bien, et n’étant pas trop « dénoué. » Mais fort satisfait de lui-même et avec une si grande santé qu’à soixante-quatre ans il disait qu’il « ne savait pas encore où était son estomac. » C’est sans doute ce qui lui permit de faire une prouesse guerrière aux Sables-d’Olonne ; il se mit dans l’eau, jusqu’au cou, pour montrer le chemin aux autres. Mais sa gloire était dans son extrême galanterie ; il devançait son temps : c’était presque un homme du XVIIIe siècle. On l’avait surnommé Bel-Accueil, et quant à son nom lui-même il servit de surnom à tous ceux qui excellèrent en bonne mine et en propreté. On disait : un Bassompierre, comme on eût dit un Pétrone. Ses valets même se piquaient d’extrême politesse et se précipitaient au secours des dames sans page pour porter leur robe, disant : « Encore ne sera-t-il pas dit qu’un laquais de M. de le maréchal de Bassompierre laisse une dame comme cela ! » Son grand prestige était son esprit toujours en éveil et ses bons mots innombrables. On l’a même accusé d’aimer mieux perdre un ami qu’un bon mot. Vint un jour, avec les ans, où il perdit ses amis et ne trouva plus ses bons mots. Il avait encore de l’esprit, mais il en faisait plus souvent qu’il n’en avait, ce qui est le sort et le châtiment des gens qui passent pour en avoir. C’est sans doute ce qui l’avait fait mettre à la Bastille et ce qui l’en fît sortir, ce qui n’alla pas sans grande cérémonie. Il est impossible de voir ce gros joufflu, satisfait, l’œil en coin, la lippe gourmande, dans la petite sanguine ici exposée, sans se rappeler le mot d’une femme qui connaissait bien la vie qu’on menait dans son vide-bouteilles de Chaillot : « Vous êtes le plus goguenard des amants. »

Tout autre, on le sent, a dû être ce vieillard, magnifiant la ressemblance d’Henri IV dans sa tête toute hérissée, toute blanche et qu’on imagine inamovible : le maréchal de la Force par Dumonstier. Auprès, est une copie du tableau de Delaroche, où l’on voit cet épisode célèbre de la Saint-Barthélémy : sous un monceau de cadavres, au milieu de ses parents massacrés, un enfant qui respire encore est découvert par un « paumier, » qui le sauve. C’était le futur maréchal de la Force. La mort ayant passé ainsi près de lui si tôt, l’oublia, bien qu’il fût la bravoure même et qu’il la provoquât souvent dans sa longue carrière, presque centenaire, disant après Rocroy, qu’il souhaitait mourir comme le comte de Fontaine. A quatre-vingt-six ans, il courait encore le cerf. Même en pleine paix, il était toujours là où il pouvait y avoir du danger : il était dans le carrosse d’Henri IV le jour de Ravaillac et, plus tard, dans celui de Richelieu, le jour où le peuple accusait le cardinal de tous ses maux. Car cette belle tête héroïque était fort populaire. « Oui, monsieur le maréchal, je veux aller à la guerre avec vous, » disaient les crocheteurs en lui « touchant la main. » Le poignard de Ravaillac est exposé là auprès. On dit qu’il n’est pas authentique. Le tableau de Delaroche, comme ce poignard, est un bon exemple de ces couleurs locales ou historiques, trop parfaites et pittoresques pour être vraies. Ce ne sont que des signes, comme les documents écrits eux-mêmes : l’héroïque valeur du vieux maréchal est une réalité. Et, aussi le témoignage de ce portrait, qui reflète la fidélité, l’imperméabilité, l’absurdité même, si l’on veut, de l’homme qui ne change jamais.

Les cheveux ont commencé à croître, dès la fin des guerres de religions. Chez le maréchal de Guébriant, par Dumonstier, une perruque naturelle foisonne et retombe en toison moutonnière sur une tête fine, svelte, allongée, comme un marbre du XVe siècle, un peu dissymétrique, un œil plus haut que l’autre, le nez mince, les moustaches fines s’évasant en pinceau écrasé aux coins de la bouche, et filant sous le menton en pointe à la royale, autour des lèvres fermées et scellées dans le circonflexe très pur de leur arc. Elles ne l’étaient pas toujours. Heureusement pour lui, il était en train de parler, ou même de crier, le jour où, assiégeant Vogan, en Piémont, une balle vint lui trouer la joue droite pour ressortir par la bouche grande ouverte. Il n’en subit point d’autre dommage, qu’une plaie jamais entièrement cicatrisée. C’est pourquoi à partir de ce jour, — il avait vingt-huit ans, — il porta cette rondelle noire que nous lui voyons appliquée sous la pommette, et qui n’est point une parure, comme l’est, en pendant, le nœud serrant la cadenette qu’on portait alors au côté gauche de la chevelure. Posé de la même façon et encadré par la même chevelure et la même barbe que le connétable Henri de Montmorency, dont nous voyons ici près un crayon tout semblable, ce n’est cependant point du tout le même homme et les traits signalétiques diffèrent totalement. Pour le connétable Henri « on l’accusait d’être fort brutal : à peine savait-il lire. Sa plus belle qualité était d’être à cheval aussi bien qu’homme du monde ; il tenait un teston sur l’étrier sous son pied et travaillait un cheval, tant il était ferme d’assiette, sans que le teston tombât ; et en ce temps-là le dessous de l’étrier n’était qu’une petite barre large d’un travers de doigt. » Dans le portrait de Guébriant, on rencontre un autre homme. On y lit la réserve, l’observation, la tranquillité d’âme, rien d’avantageux, malgré la coquetterie de la cadenette, peut-être même quelque chose de modeste... En fait, c’est l’énergie même, la sagesse et l’honneur personnifiés, l’intelligence de la guerre la plus compréhensive et la prudence la mieux éveillée, avec le plus entier mépris de la mort, — tout ce qu’évoque, en face de ce gentilhomme discret et un peu précieux, ce double trait : qu’en naissant il descendait de la famille de Du Guesclin, et qu’à sa mort, il fallut appeler Turenne pour le remplacer. Nous sommes en présence d’une des plus pures figures de héros qui se soient présentées devant l’Histoire.

Comment l’Histoire l’a-t-elle oublié, au point que, devant la maquette de son monument, en voyant ce guerrier antique à demi couché, la main sur son bâton, comme un voyageur qui se repose, on se demande de quel siècle et de quel pays il sort. C’est qu’il n’a figuré dans aucune bataille ordonnée à la façon d’une tragédie classique, et par là gravée dans nos mémoires, comme celles de Napoléon. La guerre qu’il a faite était amorphe, éparse et d’une longueur telle qu’elle a pris de cette longueur même son nom, de Trente Ans. Et ce n’a pas été en présence d’un Roi-Soleil, prolongeant les moindres coups d’épée en rayons de gloire. Quand les courtisans de Louis XIV ont célébré le passage du Rhin comme un miracle, ils ne se sont point avisés que trente-deux ans plus tôt, un homme du nom de Guébriant l’avait conçu et réalisé, avec toute son armée, en huit jours et huit nuits d’hiver, devant l’ennemi tout proche, sans perdre ses hommes, ni ses chevaux qu’il avait jetés dans le fleuve, à la nage, lorsqu’il n’avait pas de place sur ses pontons pour les faire traverser. Arrivé sur l’autre rive, qui manquait-il à l’appel pour que cette action passât à la postérité ? Boileau et Lebrun, tout seulement, et c’est pourquoi le Passage du Rhin par Guébriant n’est pas venu jusqu’à nous. Non plus la prise de Brisach, qui pourtant nous donna l’Alsace, ni la victoire de Kempen qui lui donna ce bâton de maréchal, que nous le voyons tenir sur son tombeau avec la nonchalance d’un philosophe désabusé. Admirable mensonge de l’art de la Renaissance, qui revêt le mort d’un travesti suprême, pour faire entendre qu’il est entré dans l’immortalité ! Le costume vrai que figurait le Moyen-âge sur les tombes a disparu. Les mains qu’il élevait vers Dieu ne se joignent plus pour la prière. Le front se penche sous la pensée. C’est la sérénité du repos antique, bien due à ce Marc-Aurèle, égaré parmi nos discordes civiles, toujours brave, toujours calme, toujours actif, toujours fidèle et qui prenait, mourant, le même soin de son armée que s’il devait s’en servir encore toute une vie.

La maquette exposée ici est celle de la statue maintenant détruite qui figurait avant la Révolution sur son mausolée à Notre-Dame, où il était inhumé. C’est un honneur que nul Maréchal n’avait obtenu depuis Brissac, et il est rare que le mérite atteigne les honneurs sans qu’une ambition le pousse. Quand, par hasard, la chose arrive, il faut regarder autour de lui, si quelqu’un n’a pas eu l’intrigue dont il manqua. Ici, il n’y a pas à aller loin : la maréchale de Guébriant en avait pour deux. Dévouée à la fortune de son mari, durant sa vie, elle fit jouer pour elle-même, veuve, ses rares facultés de femme d’Etat. Elle fut ambassadrice en Pologne, et de telle sorte que le roi Wladislas disait qu’il fallait, en effet, l’avoir vue pour imaginer ce dont une femme était capable. On regrette de n’avoir pas de portrait d’elle ici : il serait bien étonnant qu’on y trouvât le trait de la modestie qui souligne celui de son mari...

Le portrait équestre du maréchal d’Hocquincourt, par Caminade, est le premier qui no se garde plus du tout, mais se livre et s’échange, s’occupant de vous, des yeux « qu’il avait noirs et brillants, » au dire de Bussy-Rabutin, et du geste de son bâton manié comme une baguette magique, pour vous montrer quelque merveille avec satisfaction. Nous sentons que nous passons dans une autre époque et nous ne nous trompons pas. Ce vers quoi son lourdaud de cheval s’avance, sur une litière de trophées, c’est le règne de Louis XIV, qui sera aussi celui de la sociabilité, du luxe et de la grandeur. Le rideau rouge tombe derrière lui sur un chaos de guerres civiles, duquel enfin la France va sortir. Combien il diffère du Montmorency, à cheval posé et composé de même ! La fraise qui moussait autour du cou est retombée sur la cuirasse, s’est aplatie et étalée en dentelle, l’écharpe réduite à des proportions plus mesurées, est nouée en brassard, et flotte en banderole, la chevelure plate sur le front tombe en chute droite, disciplinée, « en comète, » et l’armure est un véritable habit de guerre au lieu de sembler une parure de ballet. La fantaisie individuelle cède : la majesté du grand siècle naît.

Quant au personnage qui paraît ici, « le nez bien fait, le front un peu serré, le visage long, les cheveux noirs et crépus, la taille belle, » si c’était un profond génie, nous serions bien étonnés. Mais plus encore, s’il n’était pas brave, magnifique et amoureux... Et en effet, il est tout cela avec profusion. Sa bravoure est prouvée à la Marfée, à Rethel, à Angers, à Arras où il prend sa part de la victoire avec Turenne et La Ferté. Il exagère même et comme « il a fort peu d’esprit, » on forge un cartel qu’on envoie de sa part à Piccolomini, le général ennemi, pour se moquer de ce « franc picouard qui étoit toujours sur les éclaircissements et qui n’avoit pas le sens commun. »

Mais son air magnifique ne nous trompe pas non plus. Gouverneur de Péronne, il reçoit avec un faste princier, successivement Mme de Chevreuse, l’archevêque de Reims, le duc d’Enghien, le comte de Pigneranda, plénipotentiaire du roi d’Espagne, le maréchal de Rantzau, la reine de Pologne, Marie de Gonzague et les ambassadeurs polonais, le gouverneur des Pays-Bas, le prince de Condé, le duc d’York, futur Jacques II, puis Mazarin réfugié, puis après la Fronde, à l’occasion du siège d’Arras, Louis XIV et sa Cour... Avec cela, dit Bussy-Rabutin, toujours amoureux. « Sa valeur auprès des dames lui tenait lieu de gentillesse. » D’ailleurs facile à dégoûter. En un mot, ondoyant comme son écharpe, rude comme son armure, fastueux comme sa dentelle.

Le tout ensemble apparaît bien dans une scène que raconte Saint-Evremond, lors d’un dîner qu’il prétend avoir fait chez le maréchal avec le R. P. Canaye, jésuite, lequel fit tomber le discours insensiblement sur la méfiance qu’il faut avoir des nouvelles doctrines et des esprits forts. — « Le père a raison, dit le maréchal, j’ai ouï dire que le diable ne dort jamais. il faut faire de même : bonne garde, bon pied, bon œil. Mais quittons le diable et parlons de mes amitiés. J’ai aimé la guerre devant toutes choses, Mme de Montbazon après la guerre, et tel que vous me voyez, la philosophie après Mme de Montbazon. » — « Vous avez raison, reprit le père, d’aimer la guerre, Monseigneur ; la guerre vous aime bien aussi ; elle vous a comblé d’honneurs... Mais pour ce qui regarde Mme de Montbazon, si vous l’avez convoitée, vous me permettrez de vous dire que vos désirs étaient criminels. Vous ne la convoitiez pas, Monseigneur, vous l’aimiez d’une amitié innocente. » — « Quoi, mon père, vous voudriez que j’aimasse comme un sot ? Le maréchal d’Hocquincourt n’a pas appris dans les ruelles à ne faire que soupirer. Je voulois, mon père, je voulois ! Vous m’entendez bien ? » — « Je voulois ! Quels je voulois ! En vérité. Monseigneur, vous raillez de bonne grâce... Passons, passons, Monseigneur, vous dites cela, Monseigneur, pour vous divertir. » — « Il n’y a point là de divertissement, mon père ; savez-vous à quel point je l’aimois ? » — « Usque ad aras, Monseigneur. » — « Point d’aras, mon père. Voyez-vous, » dit le maréchal en prenant un couteau dont il serrait le manche ; « voyez-vous, si elle m’avait commandé de vous tuer, je vous aurais enfoncé un couteau dans le cœur. » Le père, surpris du discours et plus effrayé du transport, eut recours à l’oraison mentale et pria Dieu secrètement qu’il le délivrât du danger où il se trouvait ; mais, ne se fiant pas tout à fait à la prière, il s’éloignait insensiblement du maréchal par un mouvement de fesse imperceptible. Le maréchal le suivait par un autre tout semblable et à lui voir le couteau tout levé, on eût dit qu’il allait mettre son ordre à exécution... »

Hélas ! les ordres de l’amour devaient lui faire commettre une faute de beaucoup plus de conséquence au point de vue national, que n’eût été le meurtre du pauvre père Canaye, si cette scène, imaginée ou travestie par Saint-Evremond, avait fini de façon tragique. Mme de Montbazon était morte au moment de ce dîner théologique, mais non point Mme de Châtillon. Et c’est bien à cause de sa passion pour elle, comme par haine de Mazarin, qu’il voulut remettre à Condé cette forteresse de Péronne dont il était gouverneur, et l’ôter au roi. Amour d’une femme qui se mêle de politique, haine d’un ministre : source de bien des sottises politiques, en ce temps-là comme en d’autres. « Il se jetoit dans les affaires sans en considérer les suites, » dit Bussy-Rabutin. Cela se passait le 24 août 1655. Pendant que le maréchal cherchait à débaucher de leur devoir les notables de la ville, qui résistaient, « Mme la maréchale vint sur ces entrefaites et supplia son mari de se désister de ses prétentions ; sa démarche fut payée d’un soufflet de la part du maréchal, » dit l’Histoire. La maréchale était loyaliste, peut-être par loyauté, peut-être parce que la duchesse de Châtillon ne l’était pas. Au reste, elle eût sauvé son mari. D’Hocquincourt, toujours léger et ce jour-là brutal, n’eut même pas la bravoure civique : il se déroba par une porte d’eau, et fila sur la rivière, à l’indignation des Picards qui tenaient pour le roi. Une fois derechef en campagne, il retrouva sa bravoure militaire. La veille de la bataille des Dunes, il était au siège de Dunkerque, dont Condé voulait empêcher la prise. « Avec cette valeur peu considérée qu’il a eue toute sa vie, le maréchal d’Hocquincourt s’avança, le 12 juin, fort proche des lignes pour les reconnaître, où il fut salué d’une décharge de mousquets d’un corps de garde suisse, dont il fut tué, » dit la chronique. Il perdit ainsi la vie, « qu’il quitta, ajoute Mme de Motteville, avec un sensible regret de mourir hors du service du Roi. » — C’est le dernier des maréchaux rebelles.


ROBERT DE LA SIZERANNE.