Aller au contenu

Les Maréchaux à la Légion d’Honneur/02

La bibliothèque libre.
Robert de la Sizeranne
Les Maréchaux à la Légion d’Honneur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 348-381).
LES MARÉCHAUX
À LA LÉGION D’HONNEUR

II [1]
DEPUIS TURENNE


I. — LES PERRUQUES

En entrant dans la Rotonde du Palais de la Légion d’honneur, toute pleine et débordante de maréchaux de l’ancien régime, Louis XIV et le XVIIIe siècle jusqu’à 1789, éclairée par les hautes fenêtres qui donnent sur la Seine, on éprouve, — d’autant qu’on vient de quitter le XVIe siècle, — une impression d’épanouissement et de lumière. Les figures se sont détendues. Les fraises se sont dénouées, les lèvres se sont ouvertes, les yeux rieurs vous parlent, les mains nous montrent quelque chose. Après les portraits qui se gardent, voici ceux qui s’échangent, posent et font des frais. On ne les conçoit pas ainsi gesticulant et souriant seuls, au fond d’une galerie déserte : pour s’expliquer, ils ont besoin d’un public à qui s’adresser. L’époque de l’individualisme farouche est passée : nous sommes entrés dans le règne de la grâce et de la sociabilité.

En même temps, nous assistons à une transfiguration. Ces chefs d’armée nous apparaissent dans une gloire quasi mythologique. Sur un ciel noir d’orage, parmi les cumulus des satins et des velours, suivis par la nuée flottante des écharpes, la tête prise dans l’auréole des perruques blondes, un éclair luisant sur leurs cuirasses, ils ont le geste souverain d’un Jupiter tonnant et toutefois amène, dont la foudre serait un bâton parcouru, en guise d’étincelles, par des fleurs de lys d’or. Tous, ils font le même geste, pris au même moment d’une « figure réglée par un maitre de ballet, » comme le leur reprochait Reynolds. Mais ce geste, si auguste soit-il, n’est point destiné à éblouir, ni à épouvanter personne : l’expression souriante de leurs yeux et de leurs bouches le dit assez. C’est de nous qu’ils s’occupent. Chacun d’eux nous fait les honneurs de sa bataille comme d’une fêle, avec la tranquille aisance d’un maître de maison qui veut épargner à ses invités jusqu’au soupçon que les préparatifs lui ont coûté quelque peine. On ne lui imagine pas plus de liberté ni de grâce lorsque, d’Harcourt, il montre au jeune Philippe V les feux de joie qu’on vient d’allumer, pour sa venue, dans le parc du Retiro, ou, Villars, il désigne à Pierre le Grand les péripéties d’un assaut de nuit figuré par ses gens dans le parc de Vaux, éclairé aux fusées, ou, Luxembourg, lorsqu’il déploie les splendeurs de son Ligny devant Louis XIV, son hôte d’un jour, ou Maurice de Saxe, lorsqu’il fait à Mme de Pompadour les honneurs de son théâtre privé, ou des évolutions de ses houlans, en son château de Chambord.

Voilà les soins dignes d’occuper ces grands seigneurs, soins de politesse et d’hospitalité. Les marches, les fourrages, le pain qui manque, les routes qui s’effondrent, les chariots qui versent, l’argent du roi qui s’égare dans la poche des intermédiaires, les hommes qui tombent d’inanition dans la tranchée, les chevaux réduits aux feuilles d’arbres, les déserteurs, les mutineries : — bagatelles ! Qu’il y ait des morts, des malades, des plaies, de la pluie qui tombe et inonde les tranchées, éboule les fascines, des désordres, des misères, tout cela c’est possible, mais c’est pour l’intimité, la coulisse, comme sont les tracas domestiques d’une maison. Les angoisses, les mauvaises nuits de Villars sont pour les lettres à Mme de Maintenon et à Chamillart. « Aux autres, je me fais tout blanc de mon épée et de mes farines, » dit-il, à la veille de Malplaquet. S’il le faut, il annonce l’arrivée de convois imaginaires et l’envoi de millions supposés. La peine que vous avez prise de venir assister au spectacle vaut seule qu’on s’y arrête. Ce qui importe, c’est que les dames venues à la suite du roi puissent faire collation sur des labiés dressées entre les portières des carrosses et trouvent la musique à leur goût : aussi a-t-on glissé trente-cinq hautbois parmi les tambours et les trompettes Des chœurs d’hommes et de femmes chantent les airs des ballets de Psyché... Cela, il est vrai, n’est arrivé qu’une fois, au beau temps de Luxembourg, mais il y a des choses faites une seule fois qui marquent de leur empreinte toute une époque : les imaginations étaient en fusion au moment où le fait est tombé sur elles, les a frappées et en voilà pour toujours. Pour tout l’Ancien Régime, la politesse et le raffinement de Versailles restent l’idéal aux armées. Encore sous le maréchal de Saxe, la guerre se résume dans un becquet aux couplets d’opéra-comique que Mme Favart chante devant MM. les officiers du roi :


Demain, bataille ! jour de gloire !
Que dans les fastes de l’histoire
Triomphe encor le nom français !


suivis de cette explication du régisseur : « Demain, messieurs, relâche à cause de la bataille. — Après-demain, nous aurons l’honneur de vous donner le Coq de village. » Entre les deux, une tuerie, une victoire : Raucoux. Quoi, Raucoux ? Une représentation supplémentaire donnée par une autre troupe, celle des « Troupiers. »

Ainsi, d’un bout à l’autre de cette Rotonde, les maréchaux semblent s’efforcer de mériter l’éloge que Racine écrivant à Boileau fait du maréchal de Luxembourg : « Il est encore plus à ses amis et plus aimable à la tête de sa formidable armée qu’il n’est à Paris et à Versailles. » Quand la fête est finie et les lampions éteints, on feint de n’avoir pris que la peine d’y songer. « Pour moi. Sire, écrit-il à Louis XIV, au soir de Nervinde, je n’ai d’autre mérite que d’avoir exécuté vos ordres. Vous m’avez dit d’attaquer une ville et de donner une bataille. J’ai pris l’une et j’ai gagné l’autre. » Jamais n’a été poussée si loin la coquetterie de l’amateur, la crainte d’être pris pour un professionnel. D’ailleurs, tout se passe entre gens de bonne compagnie, entre parents et amis quelquefois. A ce même Nervinde, Berwick, le futur maréchal, se trouve emporté en plein dans les lignes ennemies. Il ôte sa cocarde blanche et va s’échapper en se faisant passer pour un Anglais grâce à son accent, lorsqu’il tombe sur son oncle, le futur duc de Marlborough, qui le reconnaît et qui, tout en l’embrassant, le fait prisonnier... Ne dirait-on pas d’une lutte d’élégance ou de politesse, où l’on ne risque rien qu’un bon mot ?

En fait, à aucune époque, le chef ne paie plus de sa personne, non pas même Montmorency quand il mène la charge à Dreux, ni Ney, quand il prend un fusil pour protéger la retraite de Russie. D’Harcourt a la jambe cassée au siège de Philippsbourg, Villars est blessé d’une balle à Malplaquet, Luxembourg a son habit brûlé par des éclats de grenade devant Valenciennes, Maurice de Saxe « mourant à Fontenoy, » malade à Raucoux ne se jette pas moins au milieu de la bataille. Gramont est tué à Fontenoy. Ce sont les dignes élèves et émules de Guébriant tué à Rotweil, de Turenne tué à Salzbach, de Fabert tombant la cuisse traversée de deux balles à l’attaque de Turin, de Rantzau, qui, lorsqu’il succombe au siège d’Arras, a déjà perdu un œil dans une affaire, une jambe dans l’autre, une main dans une troisième, monte à cheval, une jambe de bois à l’étrier, un emplâtre sur la figure, la bride passée au poignet, et découvre soixante blessures au chirurgien en expirant. C’est sur les corps de ses maréchaux emperruqués, poudrés et pomponnés que passe la France pour joindre la victoire. Leur nonchalance n’est qu’une coquetterie dont se pare leur bravoure et chez eux la dure volonté de tenir et de vaincre perce au travers des préciosités et des politesses, comme l’acier de la cuirasse, sous la dentelle de Venise ou le « point Colbert. »

Le portrait qui exprime le mieux tout cela ici est celui du maréchal d’Harcourt par Rigaud. Ressemble-t-il à son modèle ? Nous ne savons. Mais il ressemble à sa vie, toute en gestes aimables, en déploiements majestueux, en succès retentissants. Sa seule disgrâce se place au début de sa carrière, au siège de Philippsbourg ; comme il vient d’emporter un ouvrage, l’épée à la main, et va commander l’assaut de la place, il est renversé dans la tranchée par une poussée d’hommes, en a la cuisse démise et reste toute sa vie, comme l’a été Biron, boiteux. Moyennant ce tribut, il apaise la jalousie du destin, qui lui octroiera, dès lors, cette curieuse faveur d’être toujours là au dernier moment des heureuses entreprises, qui est le bon. C’est lui qui, à Turckheim, amène un corps de réserve, prévenant le désir de Turenne, qui l’allait demander. C’est lui qui, le 29 juillet 1693, à trois heures de l’après-midi, marchant au canon, débouche sur le champ de bataille de Nervinde, disputé par cent trente mille hommes, et à la tête de ses vingt-deux escadrons, mène la dernière attaque, brise l’armée du prince d’Orange et récolte quinze étendards, renouvelant ainsi avec Luxembourg ce qu’il passe pour avoir fait avec Turenne. Le « Boiteux » arrivant au secours du « Bossu » et, à eux deux, battant le « squelette asthmatique » selon le mot de Macaulay, — à le dire, quelle caricature ! Mais, à le voir, quelle splendeur ! Et c’est la peinture avec son beau mensonge, qui dit vrai, parce que, comme la victoire, elle transfigure. C’est lui, enfin, qui se trouve être ambassadeur à Madrid, lorsque les Pyrénées s’écroulent, et il introduit Philippe V de plain-pied dans ses États. Et tout cela, comme dans son portrait, semble se faire tout seul, naître de soi-même, à un signe de la magique baguette qu’est son bâton. « Jamais incommodé par l’inquiétude, ni à la guerre, ni dans le cabinet, jamais impatient, jamais important, jamais affairé, toujours occupé et toujours ne paraissant rien faire, » dit Saint-Simon. Avec cela, un geste large. Pendant que les autres diplomates se confinent dans des intrigues de cour, il fait de la politique de plein air : il nourrit des multitudes affamées et lorsqu’il sort par les rues de Madrid, le peuple crie : viva et Cojo ! Vive le Boiteux !

Enfin, il a la chance d’être là quand un grand artiste tient le pinceau. C’est une chance surtout pour nous. « Il était gros, point grand et d’une laideur particulière et qui surprenait, dit Saint-Simon, mais avec des yeux si vifs et un regard si perçant, si haut et pourtant doux, et toute une physionomie qui pétillait tellement d’esprit et de grâce qu’à peine le trouvait-on laid. » Nous le trouvons même beau dans le portrait de Rigaud et, en tout cas, bien typique, rassemblant en lui tous les traits épars chez les seigneurs de celle Rotondo, en les magnifiant. Son fils, le maréchal François Harcourt, devait être presque aussi heureux avec son portraitiste. C’est un fort beau morceau de sculpture que son buste par Michel Slodtz, adroit scrutateur de physionomies humaines, lorsque les Menus Plaisirs voulaient bien lui en donner licence, au lieu de l’employer à quelque feu d’artifice ou à quelque catafalque, artiste tout à fait digne de mémoire, sinon du surnom dont l’écrasaient ses camarades : Michel Ange.

Il y a pourtant ici, çà et là quelques graves figures. Des masques soucieux émergent de leurs cravates compliquées ou se mettent à la fenêtre de leurs propres perruques pour nous regarder. Le plus ignorant des visiteurs ne s’y trompe pas. Demandez-lui de vous designer les penseurs qui sont dans cette Rotonde ou à côté, c’est-à-dire ceux dont la carrière n’a fini qu’en plein règne de Louis XIV : — sans la moindre hésitation, il ira vers un portrait à l’huile, vers une préparation à l’huile de Le Brun, un dessin aux trois crayons du même Le Brun, un buste de Lemoyne. Approchez-vous, lisez les noms : c’est Fabert, Turenne, Catinat, Vauban, Maurice de Saxe, c’est-à-dire, les philosophes et les prophètes, ceux qui ont vu l’homme dans le soldat, la nation dans l’armée et confusément l’avenir changeant dans le présent en apparence immobile. Les autres semblent d’aimables improvisateurs : ceux-ci, réfléchis, attentifs, le front parfois souligné d’un pli dur, sans avoir rien de secret, ni qui se garde, comme leurs aînés de la Renaissance, tout en nous envisageant et même en nous dévisageant franchement, méritent le surnom que les soldats avaient donné à l’un d’eux. Catinat : « le Père la pensée. »

Regardez le portrait de Fabert, vous y reconnaissez l’homme que son biographe le plus sûr nous dépeint ainsi : « plus maigre que gras, le teint brun, un peu couperosé, le front grand, élevé, les yeux vifs et perçants, le nez aquilin ; il marchait la tête haute, conservant un air grave et sévère ; sa parole était ferme et hardie ; il s’expliquait en peu de mots, ne sortant jamais de son sujet. » Et le trait suivant désigne plutôt un esprit formé par les disciplines du XVIe siècle qu’un contemporain de Louis XIV : « Il négligeait cette politesse superficielle dont le monde se contente et qui recouvre souvent une grande barbarie ; mais sa probité, sa grandeur d’âme, sa religion lui composaient une autre politesse plus rare qui était toute dans le cœur. » Et cet homme grave, qui rappelle les humanistes de la Renaissance, est fort en avance sur le XVIIe siècle, quand il s’inquiète des moyens de faire vivre les troupes sans ruiner l’Etat et l’Etat sans ruiner les peuples, dont la misère entraine celle de tout le reste. C’est déjà presque un homme de 89, qui par le lorsqu’il réclame, en plein règne de Mazarin, la taille réelle et le cadastre et fait des plans pour supprimer les intermédiaires, grugeurs des deniers publics. Il y a sous cette perruque à calotte, une tête d’homme d’Etat et d’un Etat nouveau, — et sous ce col garni de point Colbert bat un cœur sensible aux misères publiques. C’est, cinquante ans plus tôt, un avant-goût de la Dixme royale, — cet autre projet de révolution fiscale, né sous la perruque in-folio d’un autre maréchal, — celui-là même à qui l’on doit tout le système de fortifications qui ferma la route de Paris aux Teutons, clausa Germanis Gallia, selon l’exergue de sa médaille : Vauban. Il faut interroger, ici, le dessin en crayons de couleur qui nous restitue la physionomie soucieuse de ce grand architecte de guerre et d’économie politique. Même expression, ou peu s’en faut, dans le masque de Turenne par Le Brun. On y saisit, au vif, le système de préparation usité alors par Poussin et quelques autres maîtres, afin de réchauffer leur coloris : la toile est peinte en rouge tragique, par là-dessus on fait des frottis gris parfois verts, et cela donne un ton de chair assez conventionnel, mais solide et qui paraissait « historique. » L’essentiel est qu’on y démêle bien les caractéristiques de l’homme, et ici, elles sont fortement marquées. C’est la tête solide et pleine, « bien faicte » au sens de Montaigne, qu’il fallait au plus grand tacticien du siècle, un des plus grands de tous les siècles, celui qui alla tout droit aux réalités de la guerre, sans s’inquiéter de ses conventions tacites, qui commença par apprendre à très bien la faire comme on la faisait de son temps et puis qui la fit tout autrement : — naturel processus chez le grand chef comme chez le grand artiste, — discipliné d’abord pour innover ensuite, l’homme qui eut toutes les sagesses, jusqu’à celle de désobéir, et d’écrire à Louvois : « Je prends tout sur moi... Je connais la force des troupes impériales, les généraux qui les commandent, le pays où je suis... » qui, en un mot, ne se trompa guère qu’une fois, le jour où il dit, c’était le 27 juillet 4675, à Salzbach, en parlant des ennemis : « Je les tiens... ils ne pourront plus m’échapper ! » Le petit boulet qu’on voit sous cette vitrine pouvait seul donner un démenti au grand génie militaire, étant l’ultima ratio, comme on lisait alors sur les canons historiés qui ne se contentaient pas de tuer les gens, mais leur offraient, par surcroît, des leçons de philosophie.

A l’autre bout de cette salle, deux portraits identiques, dont l’un au pastel, par Liotard, un crayon de La Tour, et trois bustes de marbre, l’un par Mouchy, l’autre par Pigalle, dit-on, le troisième par Lemoyne, nous mettent en présence du maréchal de Saxe, « le Turenne du siècle de Louis XV, » disait le grand Frédéric, et l’un des plus extravagants, comme aussi des plus lucides esprits de son temps. Toutes ces images nous disent vraisemblablement de lui quelque chose qu’on peut croire, mais on ne se douterait pas de l’essentiel, sans le crayon de La Tour. Les portraits de Liotard sont un document qui divertit et qui révèle tout ce qui n’est pas l’homme même : on y voit son habit vert et rouge où est brodé, selon la coutume du temps, la croix de Saint-Louis, son immense baudrier doré, ses gants crispins troués au bout des doigts, sa petite perruque poudrée où pend, comme une cravache courte et dure, l’interminable queue noire à la Frédéric le Grand. On voit même, à l’arrière-plan, en guise d’armes parlantes, — comme on verrait des zouaves derrière La Moricière, — deux ou trois de ces houlans habillés à la Tartare, dont il avait fait une compagnie d’élite, et qu’on appelait pour cela « les volontaires du maréchal de Saxe, » nobles Valaques ou Polonais galopant sur leurs petits chevaux tartares ou de Bessarabie, pointant leur lance ou agitant leur large sabre, avec leur casque en similor garni de peau de chien de mer, croquemitaines féroces et ingénus, dont il aimait à s’entourer pour épouvanter l’ennemi en campagne, ou tout bonnement, à Chambord, pour jeter les fâcheux par la fenêtre. Et cela, déjà le peint un peu. Mais, quoique pas tout à fait rassurant par son regard de côté et ses lèvres serrées aux commissures, tout son visage est enduit par le peintre de cette couche d’aménité, obligatoire au XVIIIe siècle, qui amortit les angles et assourdit les accents.

C’est le buste de Lemoyne et surtout le dessin de La Tour qu’il faut consulter : le front large et droit, avec ses renflements, est la voûte qu’il faut au tourbillonnement des pensées nombreuses ; le nez et le faciès épatés, les narines ouvertes se prêtent aux sensualités d’un demi-sauvage, le menton volontaire fait à ses velléités d’idéalisme un lourd contrepoids. Et au travers de tout, l’intelligence rayonne ; elle anime ce qu’il y a d’irrégulier dans ses traits ou de fantaisiste dans son tempérament, — et la laideur en devient spirituelle. C’est bien l’homme de ces boutades fameuses : « Les personnes d’esprit, et surtout les personnes éloquentes, sont très dangereuses dans une armée, parce que leurs opinions font des prosélytes, et, si le général n’est un personnage opiniâtre et entêté de son opinion, ce qui est un défaut, elles lui donnent les incertitudes capables de lui faire commettre de grandes fautes... » Ou encore : « Si la guerre tient de l’inspiration, il ne faut pas troubler le devin ! » — aphorismes que ne désavouerait aucun chef d’armée, sous une forme qui ferait honneur à n’importe quel humoriste. Le vainqueur de Fontenoy peut parler d’inspiration. Son œuvre militaire en est pleine, et sa victoire semble composée, selon toutes les règles, pour entretenir et accroître l’émotion, jusqu’à la péripétie finale qui doit amener l’heureux dénouement. S’il est vrai, selon le mot de Napoléon, que « les Français soient toujours au spectacle, » et qu’il leur faille ainsi une victoire clairement dessinée, Maurice de Saxe a eu la chance de leur donner la plus parfaite tragédie guerrière qu’on ait jouée depuis longtemps, et qu’on dût jouer jusqu’à Napoléon.

Après cela, si sa vie privée est moins glorieuse et répond à ce que nous annoncent les traits inférieurs de son masque, c’est peut-être Grimm qui en donne la vraie raison lorsqu’il dit : « Le comte de Saxe aimait la mauvaise compagnie, en femmes et même en hommes par choix et par hauteur. Il ne se serait pas trouvé déplacé sur un trône, et avec une âme de cette trempe, on ne se trouve bien ni dans les antichambres de Versailles, ni dans les soupers de Paris où l’égalité préside. » « Pas trouvé déplacé sur un trône... » Qu’est-ce à dire ? Retournons voir les portraits de Liotard : le bâton que tient le maréchal est long comme un sceptre, en effet, et il s’y appuie comme s’il voulait prendre possession de la terre où il va l’enfoncer. Mais cette terre, quelle est-elle ? Est-ce la Pologne où son père était roi ? Est-ce la Courlande dont il est élu duc ? Est-ce l’ile de Tabago ? Est-ce la Corse ? Est-ce le royaume juif qu’il veut reconstituer en Amérique ? Est-ce Madagascar ? Car toutes ces ambitions et toutes ces chimères passent sous ce front que Liotard nous montre si uni, et Lemoyne si tourmenté... Indépendance des Etats-Unis, Sionisme, avènement de la grande île africaine à la civilisation, tout cela qui est du passé ou du possible aujourd’hui, si Maurice de Saxe revenait et le voyait réalisé par ses successeurs, les Rochambeau, les Gallieni, les Lyautey, il le trouverait fort naturel, et peut-être encore bien en deçà de ses visions des jours de fièvre, consignées en ses Rêveries...

Toutefois, il ne faut pas que son exemple nous trompe. Dès longtemps, les maréchaux ne sont plus des prétendants au pouvoir, des hommes d’Etat cherchant à régenter la France ou au moins une province en dehors ou à côté du Roi et de son ministre. Mais ce sont encore des diplomates. Dans la partie qu’ils livrent, pour le compte du Roi, ils jouent pique ou cœur, la guerre ou la paix, alternativement, selon l’occurrence et selon les ordres de Versailles. Un singulier exemple nous en est donné ici par un tableau de Gaspard Netscher, à première vue inintelligible. Que fait, là, cet homme déshabillé, affaissé contre une table et dont un docteur en robe noire et bonnet carré tâte le pouls ? Est-ce un malade ? Vient-on de l’ausculter ? Et cet avorton en habit rouge, debout appuyé sur la table qui lui fait la leçon, le doigt en l’air ? Est-ce un médecin ? El tout ce monde, pourquoi est-il rassemblé ? Pour une consultation ?

C’est bien quelque chose de ce genre, mais pris au sens allégorique. Vers 1672, en effet, l’année où fut peint ce tableau, la Hollande jouait en Europe le rôle de « l’homme malade » et les médecins étaient les rois d’Angleterre, d’Espagne, de France et de Suède. Ici, c’est le maréchal de Luxembourg qui les représente, parle, dicte les conditions de la France à la Hollande représentée par le grand pensionnaire Jean de Witt. Le pauvre diable est dépouillé de son armure et même de ses habits, — ce qui n’est pas une exagération quand on se rappelle ce mot de Luxembourg à Louvois, en parlant d’un notable d’Utrecht : « Quand on le soulagera de ce qui le charge jusqu’à sa chemise, je comprends que vous n’y trouverez nullement à redire. » Il est entouré d’autres médecins tout aussi malveillants ; celui qui lui tâte le pouls est Galen, l’évoque de Munster, impitoyable condottiere mitré, sorte de Jules II déchaîné dans le grand siècle, allié de la France pour l’instant, fort satisfait de trouver le Grand Pensionnaire en état si débile. Cet autre est l’électeur de Cologne, allié aussi des Français, qui le regarde périr avec complaisance. Celui qui tient un sablier pour mesurer ce qui lui reste de minutes à vivre est de Groot, l’ambassadeur des Etats généraux de Hollande, qui est venu offrir presque toute la Hollande au Roi de France et qui se voit refuser la paix. Au second plan, deux femmes, allégories de l’Eglise catholique et de la protestante, nous rappellent ces mots de la Gazette de France : « Partout où l’on plante des fleurs de lys, on replante en même temps l’étendard de la Religion, en rebénissant les églises des villes conquises. » La catholique cherche à toucher de son crucifix, Jean de Witt, pour le convertir ; la protestante se cache sous un masque. Cependant qu’un homme debout, la main sur l’épaule du Grand Pensionnaire, n’attend que le moment où Jean de Witt sera tout à fait mort pour endosser la cuirasse tombée et chasser tous ces intrus de l’hôtel de ville d’Utrecht, où ils sont venus comploter la ruine de la patrie : c’est le prince d’Orange, capitaine général et futur sauveur des Pays-Bas.

Cette satire est à peine outrée. Il faut ouïr La Fontaine, qui écrivait un virelai sur ce sujet en même temps que Gaspard Netscher peignait ce tableau. Le farouche avorton en habit rouge semble ne faire autre chose que de scander la mercuriale du Bonhomme devenu subitement enragé :


C’est vous, pêcheurs de haran,
C’est vous, vendeurs de safran.
Qui prétendez d’un fromage
Faire au soleil un écran ?
Peuple hérétique et maran,
Ennemi du Vatican
Sur qui va fondre l’orage…
La foudre part du nuage
Et va sécher marécage
Rompre digue et ouatergan...
Mandez lettres et message
Chez le Goth et l’Alleman,
Et dans tout le voisinage ;
Criez au meurtre, à l’outrage.
« On me pille, on me saccage ; »
Proposez un arbitrage,
Offrez des places d’otage,
Eussiez-vous pour partisan
Belzébut, Léviathan,
Et les pages de Satan,
Malgré votre tripotage
Et votre patelinage,
Notre roi vaillant et sage
Notre invincible sultan
Ruinera ville et pacage.
Mettra votre or au pillage.
Vos personnes au carcan
Et vos meubles à l’encan...


Pour une fois que La Fontaine essaye d’écrire l’histoire, c’est encore une Fable qu’il compose, et dont la réalité va se charger de fournir la morale, une morale sévère et imprévue. L’ennemi, devant les exigences du vainqueur, va être secouru « par ce beau désespoir » que recommande le vieil Horace, Jean de Witt massacré pour avoir trop offert à Louis XIV, et Louis XIV, pour avoir méprisé ce qu’il lui offrait, n’avoir plus rien. Seul, Luxembourg va se tirer de cette histoire à son honneur, remporter victoire sur victoire, puis vaincu par l’inondation, retraiter en bon ordre à travers la Hollande naufragée. Tel est le sens de cette allégorie qui déchaîna une telle indignation en Hollande que son auteur dut fuir rapidement pour éviter d’être pendu.

Nous avons vu la caricature de Luxembourg ; souhaitez-vous sa transfiguration idéale ? La voici sous les espèces d’un petit plâtre, — la maquette de la statue par Mouchy autrefois à l’Ecole militaire et détruite en 1830. Malgré l’allure aisée, souple et digne, à la grecque, de ce personnage affublé d’une armure moyen-âgeuse et d’une perruque à la Fontange, en équilibre contrasté entre le bâton planté sur la hanche droite comme la hampe d’un drapeau et une lourde épée de connétable, pendue à sa hanche gauche, on reconnaît l’homme « sec comme une allumette, » et chétif, que nous dépeignent ses biographes. On devine même sa bosse à la fois suggérée et ensevelie par le renflement du manteau et le bouillonnement de la perruque, périphrase statuaire retorse et subtile à l’égal d’une oraison funèbre.

Ainsi entre dans l’immortalité, d’un pas léger et semblable à un Dioscure, le Maréchal François-Henri de Montmorency duc de Luxembourg, vainqueur de Fleurus, de Nervinde et de Steinkerque, parrain de la cravate dénouée et « tapissier de Notre-Dame, » la plus brillante médaille de « la monnaie de M. de Turenne, » selon le mot qui courut alors, — bossu magnifique et avorton à bonnes fortunes, encore amoureux à soixante-sept ans, s’empiffrant de victuailles, sans qu’on puisse imaginer où il loge tout ce qu’il engloutit, souvent « dans les remèdes, » quand il faut se battre, et ressuscité par le péril, génial par nécessité, féroce brûleur de villes par dilettantisme, malin singe et ténébreux ami des empoisonneuses, très suspect de pactes diaboliques, dégageant une odeur de soufre qui n’est tolérable qu’un feu, bref un personnage shakspearien mal à son aise dans le siècle des trois unités et à Versailles, élément bizarre et tortu que le génie ordonnateur du grand Roi trouve pourtant à utiliser, au mieux, dans la façade auguste et rectiligne de son règne.

Voulons-nous voir, enfin, entre la caricature et la transfiguration idéale, son image réelle : penchons-nous sur la vitrine où est ouvert un album relatant ses campagnes dans les Flandres, à la page où on le voit à cheval, avec ses officiers généraux, donnant ses ordres, devant une ville à conquérir, ou conquise... Nu-tête, accroché à sa bête, comme un singe, il gesticule comme le jour après Fleurus où il disait pour expliquer sa victoire, en frappant sa bosse : « C’est que j’avais, là, un corps de quarante mille hommes de réserve que l’ennemi ne connaissait pas. » Cette gouache minuscule est peut-être l’image la plus proche de la vérité.

Ce qui étonne le plus, dans cette Rotonde, c’est de voir de solides têtes de penseur, de savant, l’œil incisif, subissant docilement le supplice de la haute perruque in-folio, la plus formidable incommodité dont se soient avisés les hommes, — depuis Gigalmès ou Assourbanipal, — pour se distinguer du commun. Puisque nous sommes entourés de tant de perruques, profitons-en pour les interroger. Nous verrons qu’elles marquent le triomphe le plus éclatant de la discipline et de la sociabilité. Comme toutes les monstruosités de la mode, celle-là n’est pas née d’un coup, ni n’a disparu d’un coup. Elle a suivi le processus ordinaire de tout artifice de toilette : on l’imagine un jour, par fantaisie ou pour une occasionnelle utilité, et on l’adopte pour se distinguer de ses pères, puis pour se distinguer des premiers inventeurs, on exagère ce qui a paru beau, séduisant, chaque génération cherchant à mettre sa marque aux choses qu’elle hérite de la précédente et voulant se signaler sans revenir en arrière ; on va ainsi peu à peu aux dernières limites de l’incommodité, et une fois qu’on y est, on y reste, parce que, à ce moment, une longue éducation étant requise pour s’en accommoder, on se met à juger un homme de qualité par l’aisance et la grâce avec lesquelles il endure la torture établie. Dos lors, elle est presque indéracinable, parce qu’il s’y attache une idée de supériorité sociale. Aussi ne cède-t-elle pas d’un seul coup à l’assaut du bon sens, mais après une suite de secousses, et la dernière est la plus douloureuse.

Ainsi de la perruque. Elle commence par être naturelle, faite des cheveux qu’on laisse croître et qu’on ondule ou qu’on tresse, ou qu’on noue çà et là : telle la cadenette gauche chez le maréchal de Guébriant, et chez Henri II de Montmorency, d’ailleurs agrémentée de cheveux artificiels et ondoyants, floue, comme la queue d’une comète, d’où le nom de « coiffure à comète, » qui coïncide avec la Fronde et les dernières fantaisies individuelles. Puis elle s’aplatit sur le front et tombe en chute droite en demi-cercle sur les épaules, déjà plus disciplinée « coiffure à la calotte, » même sans calotte, jaillissement d’une pomme d’arrosoir, comme chez d’Hocquincourt et Fabert. Cela coïncide avec l’établissement de la discipline de Versailles. Puis, grâce aux postiches, peu à peu elle enfle, bout, croit, s’accroît, se roule en boucles, monte à gros bouillons au-dessus de la tête, à la Fontange, enfin s’écroule et se tord en boudins, déborde la tête et s’épanche de toutes parts en cascades rebondissantes, vêtant les épaules, le dos, le torse tout entier d’une toison soyeuse et poudrée, comme chez le Puységur, de Largillière, jusqu’à ce que, soulevée comme une écume et dispersée au souffle du vent, elle suive la tête et la façon d’une crinière. Nous sommes alors au comble de la discipline et de l’artifice. Rien de plus incommode que ces perruques à la guerre ; elles repoussent le chapeau à trois gouttières, elles prennent facilement feu. Luxembourg a la sienne grillée par des éclats de grenade à la prise de Valenciennes. A ce moment, bien qu’on parvienne à les faire sur un bâti léger, avec des cheveux très fins, elles atteignent le poids d’un kilo et on ne peut plus les porter : alors on les divise et on les noue. Le premier maréchal Harcourt chez Rigaud, a encore la perruque in-folio flottante, le second, dans le buste de Slodtz, a déjà la perruque nouée. Puis on l’emprisonne en bourse, elle s’affaisse ensuite chez le maréchal de Richelieu par Valade, où les rouleaux de cheveux changent de direction et, au lieu de tomber dans le sens vertical, s’étagent dans le sens horizontal, puis elle se roule et s’effile en « bout de rat » chez le maréchal de Saxe de Liotard, et c’est une mince queue de Chinois que tranchera l’aide du bourreau, avant la guillotine.

Ce sera décisif. De longs cheveux flotteront encore avant de disparaître, autour des têtes de quelques maréchaux de l’Empire, comme un dernier halo de la « comète » de Louis XIII. Même certains comme Augereau, Lannes, Bessières, Moncey, chercheront à prolonger le règne de la poudre. Les collets bleus de velours blanchissent encore çà et là sous un givre parfumé. Mais ce sont les derniers éclats d’un fantastique paradoxe. Peu à peu, les têtes reprennent l’aspect qu’elles avaient sous Henri II, Charles IX et Henri III, jusqu’à nos jours où la tonte « hygiénique » à l’allemande fait ressembler les crânes à ce qu’ils étaient sous Louis XIV, leur perruque ôtée, dans leur cabinet, quand nul ne pouvait les voir. Ainsi, l’on peut augurer très exactement de l’ampleur de l’autorité royale d’après le volume des faux cheveux. La perruque in-folio n’abrite plus aucune pensée d’indépendance chez les grands chefs commandant aux armées.

Sans doute, il y a encore des condottieri : Rantzau, Berwick. Saxe, Lowendal. Car Rantzau est Allemand et chef de reitres, Berwick est Anglais et a servi le roi d’Angleterre et l’empereur d’Autriche avant Louis XIV, Maurice de Saxe est le fils d’Aurore de Kœnigsmark et il a fait ses premières armes contre la France à Malplaquet et à Denain, Lowendal est Danois et c’est seulement à quarante-trois-ans, après s’être dépensé au service de bien des pays, qu’il se met à celui de la France. Mais l’assimilation est complète. Il y a même encore au XVIIIe siècle un fantôme de prétendant agité par des rêves de royaume : Maurice de Saxe. Mais il n’y a plus de rebelles, et les trônes que rêve le vainqueur de Fontenoy sont si chimériques et si lointains que le plus jaloux des Richelieu ne pourrait en prendre ombrage. Ce sont des Icaries ou des Baratarias. La royauté française est, à ce moment, de taille et de force à assimiler tous les métèques. Quant aux descendants des grands rebelles d’autrefois, Us mirent leur grandeur dans celle de Versailles. Montmorency-Luxembourg ne se tient pas de joie d’être nommé, en récompense de son succès de Wœrden, « maître de la garde-robe du Roi, » c’est-à-dire son domestique. Versailles est le seul empyrée où tous ils veuillent siéger. Au milieu des soucis de la terrible campagne de 1709, Villars sollicite ardemment « pour lui porter bonheur » la charge de « premier gentilhomme de la chambre, » devenue vacante par la mort de M. de la Trémoille. Et lorsque Maurice de Saxe vient de remporter l’éclatante victoire de Fontenoy, il accepte comme un honneur, s’il ne le sollicite pas, le droit de séance sur un tabouret devant Leurs Majestés et les enfants de France... » Ah ! les maréchaux de la Ligue et de la Fronde ne reconnaitraient guère leurs successeurs ! Les Biron, les Montmorency, les Marillac sont bien morts. Les fraises étaient une auréole, selon le mot du poète et ce sont les perruques qui sont des carcans.

Ne disons pas pour cela qu’il n’y a plus d’aussi fortes individualités. Elles sont tout aussi fortes, mais la communauté est moins faible. La France est plus grande : on sent mieux l’orgueil collectif d’appartenir à une grande nation, ou plutôt, comme on disait alors, à un grand Roi. Le loyalisme ne fait plus question. C’est une sorte de culte qui aura même ses superstitions le jour où, la France et le Roi se séparant, le devoir aura deux faces et qu’il faudra choisir. Si un maréchal de France porte encore sa tête sur l’échafaud, ce jour-là ce ne sera plus pour crime de trahison, mais de fidélité. C’est pour le Roi que Philippe de Noailles, duc de Mouchy, sera guillotiné en 1794, avec sa femme surnommée par Marie-Antoinette Mme l’Étiquette. On pourra croire alors que l’Etiquette elle-même comme le Maréchalat est abolie à jamais. Il le croyait bien, le dernier des maréchaux restés en France, le vieux Philippe de Ségur, le jour où il fut mandé aux Tuileries, par un jeune homme, premier magistrat de la République niveleuse qui avait supprimé cette supériorité comme les autres. Aussi quelle ne fut pas sa surprise, au sortir de l’audience, lorsqu’il vit la garde consulaire assemblée en hâte, lui rendre les honneurs réservés aux seuls maréchaux de France ! Les tambours battaient aux champs, les troupes présentaient les armes. Il eut comme un éblouissement, un vertige, n’en croyant pas ses yeux, ni ses oreilles. Sa surprise eût été bien plus grande, s’il avait pu prévoir ce que nous voyons en faisant un pas, en franchissant une porte : les nouveaux porteurs de bâtons, plus nombreux encore et environnés de plus de prestige qu’aux beaux jours de sa jeunesse et de la monarchie...


II. — LES GRANDS CHAPEAUX

Il est vrai qu’ils sont bien changés. Dès l’entrée dans la salle de l’Empire, on voit aux portraits quelque chose de serré, de discipliné, de guindé presque, dans leurs hautes cravates noires et leurs tuniques boulonnées, des Gérard et des Robert Lefèvre, après la libre allure et la majestueuse aisance des Largillière et des Rigaud. Comparez le Grouchy de Dubufe ou le Suchet d’Horace Vernet avec le Gramont duc de Lesparre de Rigaud. Plus de fantaisie, ni dans les gestes, ni dans les mots, ni dans les cravates. Tous à peu près le même chapeau, — le chapeau que Napoléon, homme tourné vers l’avenir, a pris au grand Frédéric, mais a rebâti à sa guise, comme il a rebâti et transformé sa tactique. Les maréchaux ont trouvé leur maitre. Celui qui les nomme et qui juge de leurs coups est celui qui le mieux pourrait les porter. Plus d’intrigues, plus de cabales, pas de puissantes familles, de favorites protectrices, pas de ressorts secrets et compliqués, plus d’antichambres. Tous les bâtons brodés d’abeilles ou d’aigles qui s’agitent pour le serment dans la Distribution des Aigles de David, semblent avoir poussé au bout des bras, sur un signe du Démiurge tout-puissant. Regardez ce Murat, de Gérard, doré sur toutes les coutures, la bouche épanouie, offerte, la tignasse noire bouclée en copeaux, irradiant par l’éclair des yeux, le teint et la protrusion des lèvres, la confiance et la vie. Ce Bernadotte, aigle tout en bec et en rostres, prêt à fondre sur un royaume, il ne sait pas encore dans quel climat, où, quand, ni comment ; mais il le cherche d’un œil aigu. Le profil aigu aussi et l’œil en vrille, de Masséna. Regardez surtout, dans les bustes, le défi de ces nez en l’air de Ney, de Macdonald, les mentons volontaires, les pommettes saillantes : voilà bien les portraits qui se livrent, tout à fait incapables ou dédaigneux de rien cacher ! Chez tous vous trouvez le même masque d’énergie, d’audace même provocatrice, de vigueur impatiente de se dépenser.

Le sabreur est devenu tellement l’idéal du soldat que Berthier, le porte-plume de Napoléon, par force et par goût le plus grand paperassier de l’armée, comment se fait-il peindre ? C’est en tranche-montagne, fauchant l’air d’un coutelas plus grand que lui, dont son geste annonce qu’il va hacher menu un pont en flammes... Assurément, il y était à ce pont de Lodi, il y était avec Masséna, général comme lui et Lannes, alors chef de brigade, et il y faisait chaud quand l’artillerie de Sabottendorff en balayait les planches et la surface de l’Adda, — mais l’ensemble de sa glorieuse carrière le montre en tout autre posture, et c’est celle-là qu’on a retenue, parce que seule, elle répond à l’idée qu’on se fait alors du chef. Et cet homme si correct, si réservé, qui ne se présenta jamais à l’Empereur, quels que fussent l’heure, le lieu, la tragédie, qu’en grande tenue, tiré à quatre épingles, il faut qu’il soit peint cheveux au vent pour plaire aux imaginations. Suchet, dont un contemporain nous dit : « Il était d’une figure noble et douce, ses yeux étaient pleins de bonté et sa physionomie exprimait les sentiments bienveillants dont son âme était pleine, » nous est montré par Robert Lefebvre, hautain et dur, nous intimant du bout de son gant crispin, on ne sait quel ordre péremptoire. Le bâton promené par les maréchaux de Louis XV au-dessus de la bataille, comme une baguette évocatrice, est devenu un sabre dont Murat enlève ses escadrons en hurlant des gauloiseries énormes, dont Lefebvre cogne au beau milieu de la cohue du pont de Montereau en 1814. « L’écume sortait de la bouche du maréchal, tellement il frappait ! » dit le capitaine Coignet. La victoire est une chose qu’on enlève au galop de charge et veut être violentée.

Que nous sommes loin du jour où Maurice de Saxe, en ses Rêveries, disait : « Je ne suis point pour les batailles, surtout au commencement de la guerre et je suis persuadé qu’un habile général pourrait la faire toute sa vie sans s’y voir obligé. Rien ne réduit tant l’ennemi que cette méthode et n’avance plus les affaires. Il faut donner de fréquents combats et fondre pour ainsi dire l’ennemi petit à petit. » — Petit à petit !... Allez donc dire cela aux Murat, aux Ney, aux Lannes, aux Lefebvre... Les grands chapeaux à plumes n’abritent pas de telles pensées. D’ailleurs, on peut douter qu’ils abritent beaucoup de pensées. Il n‘y a pas, ici, de fronts comparables à ceux de Fabert, de Turenne, de Vauban, de Maurice de Saxe. Pas de têtes pensives, ni de têtes raisonneuses, ni de têtes calculatrices : rien que des bras. La tête n’est pas loin, mais elle est unique et elle suffit à animer tous ces prompts et terribles agents d’exécution. Heureux ou malheureux, applaudis ou sifflés, les maréchaux de l’Ancien Régime étaient les auteurs du scénario qu’ils jouaient. Ceux de l’Empire sont les figurants ou les virtuoses d’une action que, pour la plupart, ils ne comprennent guère, ou dont ils ne voient que le détail tactique, enveloppés qu’ils sont dans le mystère d’une stratégie souveraine, — lorsque d’autres, à l’est du Rhin, d’un œil plus scrutateur, allumé par la haine, regardent et méritent qu’un jour, à la fin de ses campagnes, Napoléon dise d’eux : « Ces animaux ont appris quelque chose !... » Tout le temps que dure l’entraînante épopée, on ne fait attention qu’à la symphonie jouée par ces hommes sans prendre garde à l’art déployé par le compositeur, — ce que le commandant Rousset appelait jadis d’un mot juste et profond : « l’Esthétique de Napoléon, » ni qu’ils sont les touches d’un clavier dont il joue avec une incomparable maestria, — ne parlant pas à Murat comme il parle à Soult ou à Suchet, ne demandant pas à Berthier ce qu’il exige de Davoust.

Ce ne sont donc pas tous des hommes supérieurs, mais le maître qui est là caché dans la tapisserie, n’a pas besoin d’hommes supérieurs. Il en a moins besoin, en toute hypothèse, qu’un roi de Versailles. Il ne compte nullement sur leurs conceptions pour sauver le pays. — « Vous avez manœuvré comme une huître ! » dit-il un soir de bataille à un de ses généraux stupéfait et consterné, — et une heure après, il lui remet le bâton de maréchal. C’est du moins ce que chuchote, alors, la chronique et, si elle exagère ou s’amuse, elle peint pourtant bien l’esprit du régime. Le chef ainsi récompensé n’avait assurément pas manœuvré comme une huître, mais il avait peut-être mal compris ce qu’il faisait et peu importait à l’Empereur : il pouvait servir, pourvu qu’il fût docile et actif. Ce ne sont donc que des instruments, mais ce sont d’admirables instruments, des ressorts d’acier, souples et toujours prêts à jouer, — à « taper tous ensemble, » selon la formule qui eut tant de crédit depuis dans notre jeune armée. « Tous ensemble comme un seul homme, au bon endroit et au bon moment. »

Et, par là même, ce sont des « professionnels » et fiers de l’être, au contraire des maréchaux de la Rotonde, souvent illustres en dehors de leur métier. C’est aussi une autre alluvion sociale, ceux qui ont dit : « Nous sommes des ancêtres ! » Malgré quelques exceptions illustres, comme Pérignon, Grouchy, ou Soult, qui auraient pu atteindre un grade élevé sous l’Ancien Régime, de même que sans doute Fabert, fils de l’imprimeur juré de Metz, ou Vauban « né le plus pauvre gentilhomme de France » eussent été tolérés dans les armées de la Révolution, si l’on considère l’ensemble des maréchaux de l’Empire, ils apparaissent bien comme les « fils de leurs œuvres » et les pères de leurs noms. Ce n’est pas que leurs œuvres soient supérieures à celles des voisins, ni leurs figures plus individualisées. On trouverait malaisément en eux l’étoffe de Fabert, de Turenne, de Catinat, de Vauban, de Maurice de Saxe, ou, s’ils en avaient l’étoffe, on n’en a pas vu la façon. Mais c’est qu’avant leurs œuvres, on ne peut rien citer qui les mit en lumière. Tandis qu’à côté c’est à peine si quelques-uns pouvaient ajouter quelque gloire à leur nom. Là-bas, plus d’un membre d’une famille autrefois souveraine n’est plus qu’un simple maréchal : ici plus d’un simple maréchal deviendra le chef d’une famille souveraine. Pourtant le mot : « Nous sommes des ancêtres, » est la plus imprudente des prétentions humaines. On peut jusqu’à un certain point être sûr d’être un « descendant, » on ne l’est jamais d’être un « ancêtre, » et, en fait, -de cette magnifique cohorte d’hommes jeunes, vigoureux, téméraires, coiffés de grands chapeaux à plumes, qui ont tenu le bâton aux abeilles ou aux aigles d’or, bien peu ont laissé, au bout d’un siècle, une postérité. « Nous sommes des météores, » voilà le mot qu’il leur fallait dire, encore moins modeste, mais combien plus vrai ! Car depuis les chevaliers du roi Arthur, égaux autour de la Table Ronde, où a-t-on vu un tel faisceau de héros si splendides, coulés ou plutôt refondus dans le même moule, vêtus du même harnais de guerre, l’épée bien en main, toujours prêts à partir dans toutes les directions poursuivre des « feux errants ? » On retrouve en eux tous les types de guerriers légendaires : Lancelot, Gauvain, Ivain, Keu, Perceval, Galahad. Modred, avec leurs traits bien différenciés, car rien n’est plus dissemblable d’un Murat qu’un Marmont, d’un Ney qu’un Masséna ou un Soult, et c’est encore un autre type que Lannes et un autre que Davoust, sans parler du grand oublié ici, — le sage de la Grande Armée, — Drouot. Mais il y a un trait commun qui les unit et qui les sépare de leurs prédécesseurs : ce sont uniquement des hommes de guerre, pas des diplomates, pas des courtisans, pas des grands seigneurs sur leurs terres. Leurs duchés et leurs principautés sont des grades, et si, par hasard, ils donnent une chasse, comme Berthier à Gros-Bois, c’est une charge entre deux autres, ou une réception, c’est en « service commandé. » Sous Louis XV, une bataille avait les allures d’un bal ; ici, un bal a l’allure disciplinée et brusque d’une bataille. On est chez des professionnels et qui se vantent de l’être, les sabres toujours prêts à jaillir du fourreau. L’héroïsme y est tendu et dur ; la gloire austère, lourde, en bronze qui monte et tournoie vers le ciel, écrase tout. Et si une belle dame se plaint que la cour soit triste, le maître répond satisfait : « Oui, comme la grandeur. »

Une chose au contraire triste d’ordinaire, n’est pas triste alors : la guerre, terrible, parfois à la manière d’un ouragan dévastateur, mais féconde, faisant surgir derrière elle des nationalités, des constitutions, des libertés, ces mille chimères qui enchantent les hommes, remuant le sol européen, en quinze ans, comme les guerres lentes, prudentes, économiques et calculées, avec leurs quartiers d’hiver, de l’Ancien Régime, ne l’avaient pas fait en un siècle et demi, ouvrant, au moindre signe de ces bâtons, les portes des capitales, montrant les plumes frisées de ces grands chapeaux à des foules lointaines, si bien que le seul nom qui eût pénétré au XIXe siècle dans les déserts de sables ou de glaces, au dire des explorateurs, était celui de Napoléon. La plupart des reliques exposées ici dans les vitrines, ces portefeuilles, ces nécessaires, ont fait le tour du monde civilisé à cette époque et cela leur confère un singulier prestige. On dit que le Français ne voyage pas : le Français désarmé, c’est vrai, mais nul peuple en armes n’a tant couru le monde. Il n’apprend la géographie que le drapeau à la main. Et s’il n’en a rien rapporté, s’il n’y a même pas observé grand’chose, il y a laissé une trace qui, aujourd’hui encore, éblouit l’Étranger, et bien à tort cette fois, l’inquiète et l’émeut.

Un des souvenirs les plus cuisants laissés ainsi dans les pays conquis par ces gens aux grands chapeaux, est la rafle qu’ils firent de milliers d’œuvres d’art et la dévastation de quelques autres. L’idée n’était point d’eux pourtant : c’était une idée de civils et de professeurs, et elle n’est même point de l’Empire : la Convention en avait ainsi ordonné, afin, disait-on alors, que les chefs-d’œuvre ne fussent plus « souillés par l’aspect de la servitude. » Les maréchaux n’étaient, dans ces actes réprouvés par notre conscience contemporaine, que des agents d’exécution. Toutefois, si on leur avait dit qu’un jour viendrait où la raison invoquée pour les mobiliser et les réunir dans ce palais de la Légion d’honneur serait d’aider à la « Sauvegarde de l’Art français, » on les aurait bien étonnés ! Voilà certes la dernière chose dont ils se préoccupaient durant leurs campagnes ! Les lamentations de Paul-Louis Courier et du général Lejeune sur le vandalisme de leurs troupes ont retenti jusqu’à nous. Pourtant on en pourrait citer, çà et là qui s’arrêtaient à considérer une statue ou un tableau entre deux batailles. Il pouvait même leur arriver d’en tirer parti, parce qu’un bon chef tire parti de tout, — pour relever le moral de leurs troupes. Ce même général Lejeune, artiste et combattant, sensible aux aspects esthétiques, jusqu’au plus fort de l’action, presque à l’égal de Gœthe, nous raconte précisément un trait de ce genre, dont l’honneur revient au maréchal Lannes. Il est bon de le relire devant son buste pour évoquer les vertus de ce Roland de la grande armée.

C’était au siège de Saragosse, l’hiver 1809. Il faisait froid. Pour se garantir, les soldats avaient apporté au camp des tableaux de Murillo, de Vélasquez, de Francisco Salas et autres enlevés aux églises et aux couvents, et de ces toiles peintes et vernissées ils s’étaient fait des auvents qui les protégeaient fort bien contre le soleil, la pluie, le froid et l’humidité, de même que les parchemins des vieux manuscrits remplaçaient, comme litières, la paille manquant. Car le soldat français, en campagne, est industrieux et excite par la fécondité de ses stratagèmes l’admiration universelle. Or voici qu’un jour, « en passant près d’un groupe de soldats occupés à regarder un de ces tableaux, M. le maréchal (Lannes) fut surpris d’entendre ces paroles : « Le bon Dieu laissera boire un coup au Vieux, comme le Maréchal nous fera passer ici le goût du pain. » Il s’approcha d’eux et vit qu’ils admiraient une très belle composition de Murillo, rappelant la parabole de Jésus qui invite l’apôtre saint Pierre à marcher sur les eaux. « Hé bien ! mes amis, leur dit le Maréchal d’un ton assuré, Dieu par le ici à saint Pierre précisément comme j’ai à vous parler à vous-mêmes. Dieu lui dit : Pierre, si tu as foi à mes paroles, tu marcheras sur les eaux ; ce qui signifie : si tu as confiance en moi, l’espérance soutiendra ton courage, et ta persévérance triomphera de tous les obstacles. Saint Pierre a marché sur les eaux, et vous, mes amis, dans peu de jours vous prendrez Saragosse !... » Ces braves soldats, si pleins de candeur et d’obéissance, avaient écouté avec une respectueuse attention ces paroles prononcées avec l’accent de la plus intime persuasion. Aussitôt leurs visages, sur lesquels on n’avait pas pu surprendre un sourire depuis plusieurs jours, se déridèrent spontanément, et ils reconduisirent le Maréchal au bruit des joyeux vivats qui exprimaient combien ils comptaient sur ses promesses... »

Ce jour-là grâce à un sujet qui frappait les imaginations les plus paresseuses, l’Art a aidé le Maréchal : il le lui rend aujourd’hui.


III. — LES COIFFES

Pour que l’aide soit plus complète et le succès mieux assuré, toques, perruques et grands chapeaux sont, çà et là entremêlés de quelques coiffes. Des figures de femmes égaient cette hautaine assemblée, — bien qu’à vrai dire ce ne fût pas tout à fait nécessaire. A ne consulter que les apparences, la Rotonde semblait, déjà, receler plusieurs dames déguisées en guerriers et les atours de plusieurs sont infiniment plus coquets ou riches que le costume sévère, par exemple, de la connétable de Montmorency ou de Luynes. Toutefois, on a cru qu’il fallait parer l’héroïsme de grâce et qu’une collection de portraits ne pouvait plaire à Paris, s’il n’en contenait pas de féminins. Il est vrai que plusieurs de ces dames font partie de notre histoire militaire. La carrière de beaucoup de chefs eût été autre sans elles. Non qu’elles se soient embarrassées de conceptions stratégiques de la guerre. Mais elles ont manœuvré ailleurs que sur les champs de bataille, non sans profit pour leurs maris, et parfois non sans danger.

Il est curieux, aussi, de noter la continuité de leur maintien à travers les siècles. L’homme, au fond, change peu, mais la femme change moins encore. Si nous regardons celles qui sont ici, depuis la connétable de Luynes jusqu’à la comtesse Lobau, nous ne leur trouverons aucun trait qui les distingue époque par époque. Elles diffèrent, mais individuellement, non en bloc. Les nécessités diverses de la politique et de la guerre, les inventions nouvelles, les idées nationales, qui si profondément modifièrent la stratégie et la technique militaires, n’ont rien changé à la tactique féminine, innée, parfaite et dès lors non perfectible. Elle reste sensiblement la même dans les appartements de Versailles ou la salle des maréchaux aux Tuileries, qu’au Louvre des Valois. A toutes les époques, on distingue, chez ces femmes de grands chefs, trois types : celles qui les servent, celles qui les desservent et celles qui les remplacent, — ce qui est une façon encore de les desservir, du moins devant la postérité. Le type de celles qui les servent est représenté ici par la connétable de Montmorency, celles qui les remplacent par la maréchale de Balagny. Quant à celles qui les desservent, nous n’en voyons pas de portraits, car malgré tout ce qu’on a pu dire de Mme Sans-Gêne, il est douteux qu’elle ait été nuisible à Lefebvre, auquel plus d’une fois, au contraire, elle a été de bon conseil.

Une tête étroite, laide, aux lèvres minces, serrées, aux joues plissées et d’un visage tourné et tiré, les cheveux relevés en raquette surmontés de la coiffe noire en escargot, avec voile, le menton pris dans la lingerie blanche d’une fraise empesée, les manches bouffantes en mahoitres pointues par le haut, en un mot, une vieille dame dénuée de charme et fidèle au costume inventé par Catherine de Médicis, qu’elle traduit dans le mode austère : telle est la connétable de Montmorency, Madeleine de Savoie, cousine de François Ier, dont Brantôme a dit : « La connestable estoit de son temps l’une des sages et vertueuses dames qu’on eust sceu voir, » laquelle donna douze enfants à son mari, tous robustes comme lui, qui devaient être l’un connétable aussi, l’autre maréchal et plusieurs vaillants capitaines tués au service du Roi, tous élevés par cette pieuse et prudente personne, dans la méfiance de la lecture qui avait perdu leurs cousins de Coligny, en un mot digne compagne du grand vieux chevalier, à qui elle survécut dix-neuf ans, austère et imposante princesse, sans petite vanité, qui, bien qu’attachée à la cour en qualité de dame d’honneur de la Reine, se soucia peu de suivre la mode, mais, dit Brantôme, « gardoit la vieille françoise qui estoit avec sa robe à longues manches qui monstroit sa grâce fort magistrale. » Voilà bien la femme effacée, mais attentive, qui aide puissamment son mari.

Le type de la femme qui le remplace, est, dans la salle suivante, la maréchale de Balagny célèbre pour l’héroïsme que le maréchal aurait dû avoir. Cette dame, qui nous paraît si vaine de son grand chapeau et de son marabout, l’était encore plus de l’honneur militaire, auquel son mari s’étant résolu à ne sacrifier rien, elle sacrifia tout, peut-être par esprit de contradiction et assurément avec un fort dépit de s’être attachée à la fortune d’un fantoche. Elle avait pu s’y tromper : il s’appelait Jean de Montluc et était un peu neveu du célèbre homme de guerre, étant fils naturel de l’évêque de Valence et de Die, du même nom, homme « fin, délié, trinquant, rompu et corrompu », s’il faut en croire Brantôme, d’ailleurs sentant fortement le fagot. Légitimé, puis pourvu de quelque bien, notamment de Balagny, le jeune Jean de Montluc avait eu la chance de se voir pousser aux plus hauts emplois par sa famille, puis par sa femme, fille de Clermont d’Amboise, soigneur de Bussy et sœur du brave Bussy d’Amboise, personne déterminée à monter haut. Mais plus il montait, plus il apparaissait mince et vide. Gouverneur de Cambrai, puis ligueur, il s’était fait battre à Sentis et à Arques, misérablement. Mais elle avait cru épouser un héros : elle n’en voulait pas avoir le démenti. Elle alla trouver Henri IV à Dieppe en 1593, et lui arracha le bâton de maréchal pour son mari rallié, et qu’il resterait gouverneur de Cambrai.

Malheureusement, ce que toutes ses intrigues ne pouvaient faire, c’est de donner à ce mari l’âme d’un chef. Il s’y prit si mal qu’il se fit détester de tous, à commencer par l’évêque et par ses propres Suisses. Voici que les Espagnols menés par Fuentès assiégeant Cambrai avec les Flamands, quelques Suisses de Balagny se mutinèrent avec les habitants, firent des barricades et sur la grand place allèrent parlementer avec les assiégeants. Le maréchal restait coi ; c’est alors que la maréchale mit son grand chapeau, — nous aimons du moins à nous le figurer, — prit une pique et descendit parmi les capitulards, « employant toutes choses, disent les chroniqueurs, pour arrêter leur résolution. » Mais ces gens étaient bien trop heureux du prétexte que leur offrait la carence de leur gouverneur pour aller s’exposer sans lui. Ils ouvrirent les portes de la ville aux Espagnols et la citadelle investie capitula peu de jours après. Ce que voyant, disent les chroniqueurs, « la dame de Balagny s’enferma dans son cabinet et mourut de déplaisir. » Pensant que « c’était là quelque chose de moins fâcheux que de rentrer dans le néant, » elle « perdit la vie avant que d’avoir perdu le titre de princesse. » Ah ! Corneille peut venir : les modèles ne manqueront pas. Quant au mari, dont nous voyons tout auprès la piteuse figure, au crayon, de toute cette tragédie cornélienne, il ne retint qu’une chose, c’est qu’il était veuf : il se remaria.

De ces temps sombres et lointains, il faut venir jusqu’à l’aube du XIXe siècle, pour trouver, ici, de beaux portraits de maréchales. Ce n’est pas que les femmes aient cessé de remplir un rôle dans notre histoire militaire et, depuis Diane de Poitiers jusqu’à Mme de Pompadour, on aurait fort à faire si on voulait évoquer toutes celles qui ont joué à la guerre, ou au moins à la fortune des gens de guerre, tantôt pour le bien du pays, — lorsque celle-ci soutint Maurice de Saxe et celle-là Brissac, — tantôt pour le mal public, toujours un peu au hasard, et pour des raisons fort étrangères au mérite professionnel de leurs protégés. Mais ce n’était pas nécessairement des maréchales. Et c’est celles-ci seules qui ont accès dans ce lieu. En fait, après le XVIe siècle, elles disparaissent : on ne les retrouve plus en nombre que dans la salle de l’Empire.

Ce n’est pas uniquement dû au hasard. Même, si l’on pouvait fouiller et choisir à son gré dans l’histoire, rien au monde, ni dans aucun temps, n’égalerait cet essaim d’abeilles d’or : les femmes des maréchaux de Napoléon. De même qu’ils avaient tous été choisis pour leur bravoure, elles avaient été toutes, ou presque toutes, épousées pour leur beauté ou pour leur grâce. Ç’avait été des mariages d’amour avant la gloire, avant les duchés, avant qu’on pût même soupçonner qu’une pluie de couronnes fermées allait tomber sur ces jolies têtes et jamais sorcières ne furent moins croyables que les diseuses de bonne aventure promettant des trônes aux jeunes filles qui, durant la Terreur, leur donnaient à lire dans leurs petites mains. Et puis, elles étaient jeunes. Il est juste et profond, ce mot du vieil homme d’Etat, loué d’être toujours jeune et répondant avec mélancolie : « Oui, mais ce sont mes voisines de table qui ne le sont plus ! « Il y eut un règne où les places d’honneur étaient occupées par la jeunesse et la beauté : il fut court comme l’une, mais éclatant comme l’autre et légendaire comme toutes les deux. Les seuls mots de français que sût dire l’ambassadeur du Chah de Perse, venu à Paris avec Napoléon après la campagne de Pologne, était, s’il faut en croire la chronique : « Maréchale Ney !... maréchale Ney !... » Tellement l’avaient frappé les grands yeux noirs de la jeune femme, celle dont Mme d’Abrantès devait dire : « Elle possède une qualité fort appréciable et plus rare qu’on ne croit : elle aime le monde et pour elle et pour lui, c’est-à-dire qu’elle se met en frais, afin que les personnes qui l’entourent jouissent de son esprit et de ses charmants talents... Elle joue parfaitement la comédie et chante d’une manière remarquable ; sa voix n’a pas une grande étendue, mais les cordes en sont justes, pures et d’un timbre charmant ; elle prononce bien et je me rappelle toujours avec plaisir le temps où, s’accompagnant de ses petites mains si jolies et si blanches, elle me chantait, en courant, à la Malmaison, tandis que nous passions par la galerie pour nous rendre au théâtre, une des ravissantes canzone de Crescentini... » Légendaire aussi la grâce de la maréchale Murat, et si on l’évoque auprès de l’éblouissant portrait de son mari par Gérard ou du buste par Canova, on peut croire qu’on est en pleine mythologie et qu’il fut un temps où un royaume était donné à un jeune couple comme un prix de beauté.

Beaucoup de ces figures manquent ici. Du moins sont-elles fort bien représentées par l’une d’elles : le grand portrait en pied de la maréchale Lannes et de ses enfants, dû à Gérard, où l’on retrouve tous les caractères signalés par Mme du Cayla : « La maréchale Lannes, depuis duchesse de Montebello, joignait à une beauté peu commune, à une taille majestueuse, une dignité de cœur qui se répandait sur sa noble figure. Froide et peu communicative, elle acquit l’estime et la confiance de l’Empereur... » confirmée par la duchesse d’Abrantès, lorsqu’elle la cite parmi les trois femmes, pour qui Napoléon eut une admiration et une estime respectueuse qui ne se sont jamais démenties. Auprès d’elle, nous voyons son fils aîné Napoléon : « C’était, ajoute la même observatrice, un enfant beau et bon, sensible à un degré bien rare dans un âge aussi tendre : sa mère l’adorait. Elle remplissait tous ses devoirs maternels, non seulement avec exactitude, ce qui n’était que le commandement de la nature ; mais elle s’y donnait tout entière avec une abnégation d’elle-même fort méritoire dans une jeune femme aussi belle, aussi remarquablement belle qu’était Mme Lannes... »

Ce dernier trait nous édifie sur l’idéal féminin du premier Empire : la mode était, d’être « sensible, » ce qui nous rappelle que nous sommes bien entrés dans les temps modernes, La vie de famille pour la femme est, comme celle des camps pour le mari, l’idéal souhaité à la fois par l’opinion et par le maître, — ce qui nous éloigne fort de la Cour de Louis XV. Un petit tableau : le maréchal Mortier, gouverneur de la Silésie, reçoit sa famille à Breslau, le 29 mars 1808, rend à merveille le sentiment de l’époque : la berline de voyage s’est arrêtée dans le parc, la maréchale et ses enfants se précipitent vers le père, les bras se tendent, tout n’est qu’effusion et sensibilité. Devant cette scène attendrissante, telle qu’on aimait à se la figurer chez un héros, on éprouve combien doit être juste le tableau que nous trace de cette famille, vue plusieurs années auparavant, Mme d’Abrantès, quand elle dit : « Le général Edouard Mortier logeait dans un grand hôtel rue des Capucines avec sa femme, sa belle-sœur et toute une famille intéressante. Il y avait dans la même maison, Mme César Berthier, dont le mari était sous les ordres du général Mortier. Celui-ci était marié avec une jeune et charmante femme, qui m’inspira de la bienveillance et de l’amitié le premier jour où je la vis. Sans être extrêmement jolie et remarquable dans aucune partie de sa tournure, Mme Mortier plaisait, et plaisait par une expression de douceur, un ensemble de grâce, qui prévenait à l’instant où l’on était présenté à elle. Bonne mère, aimant son intérieur dont il était très difficile de la faire sortir, elle s’occupait avant tout du bonheur domestique de son mari et de sa famille. Elle avait une sœur agréable aussi, peut-être même plus jolie qu’elle... Enfin, dans cette maison, aussitôt que l’on y entrait, on respirait un air de paix et de bonheur.

Avec les couples légendaires pour leur beauté comme les Murat, légendaires pour la chevalerie militaire et la dignité de la vie, comme les Lannes et les Mortier, il y en avait un autre légendaire pour ses mots de comédie. C’est ce qui fait de la chanson de geste napoléonienne un cycle complet où nul rôle ne manque, pas même, hélas ! celui de Modred ou de Ganelon. Le rôle héroï-comique était tenu par les Lefebvre. Nous avons, ici, par bonne fortune, plusieurs excellentes images qui nous les restituent entièrement. Ce n’est pas que ce ne fût là un couple irréprochable, tant par la valeur que par la bonté, l’humanité et la fidélité au malheur. Mais les manières de la maréchale détonnaient, même dans une cour nouvelle, et l’excellente Mme Sans-Gêne était légendaire bien avant Sardou, dont la pièce n’est qu’une sorte de centon des anecdotes qui couraient sur elle dans les salons de l’Empire et comme un type de famille formé par l’accumulation de tous les portraits d’elle que les Mémoires du temps nous ont laissés. Encore n’a-t-il pas tout utilisé, ni chargé son pinceau de toutes les couleurs fournies par les contemporains. Par exemple, il n’a pas fait état de cette particularité la plus extraordinaire de toutes, peut-être, quand on sait le soin de l’Empereur à se former une cour irréprochable : c’est que Catherine Hubscher ou Mme Sans-Gêne fut la première en date des duchesses.

« Je vous apporte une singulière nouvelle, » dit un soir Cambacérès en venant s’asseoir près de Mme Junot, « l’Empereur rétablit non seulement l’ancienne noblesse, mais les titres. Et quel est le premier homme de l’année qui en soit décoré ? C’est : devinez : — Le maréchal Lannes ? — Ce serait tout simple. — Le maréchal Masséna ? — L’archi-chancelier secoua la tête en souriant. — Ma foi, je ne puis deviner... Bernadotte ? — Eh bien, c’est Lefebvre ! Je viens de voir sa femme. — Mais, écoutez donc, il me semble que ce n’est pas encore si mal. Je sais bien que la maréchale n’est pas une duchesse ou une princesse parfaitement en harmonie avec sa nouvelle dignité ; mais elle est bonne femme et puis vous savez que l’Empereur nous compte pour rien dans ces sortes de calculs... »

Elle est bonne femme ! C’est le mot qui clôt, corrige, rature toutes les ironies de tous les contemporains ou contemporaines à son égard. Regardons maintenant le portrait exposé ici, qui la montre en pied, en grande toilette de cour, coiffée d’un diadème de brillants, avec cette collerette dressée derrière le cou que l’impératrice Joséphine a prise à Marie de Médicis, et une robe à palmettes selon la mode du temps : il ne dément aucun des traits de sa biographie et fussent-ils ignorés, il les suggère. Qu’après avoir lu la Mme Sans-Gêne de Sardou, sans images, sans indication de costume, quelqu’un vienne ici et en cherche le modèle : il n’hésitera pas. Il ne s’arrêtera ni devant la duchesse de Montebello, ni devant la princesse de Wagram, ni devant la comtesse Lobau, ni devant la maréchale de Castellane, ni devant la maréchale Sébastiani.

Il ira droit à celle forte femme, épaisse, toute ronde, bon enfant, soucieuse de relever sa belle traîne à palmettes au moment où elle quitte son fauteuil quasi royal, bien établie dans sa nouvelle dignité et toutefois l’œil en coin, surveillant ce qui se passe, l’œil qu’elle devait avoir chez le sénateur Pléville, le jour où elle aperçut dans une glace un jeune homme qui se permettait de la contrefaire derrière son dos et à qui elle dépêcha un soufflet avec ces mots : « Tes grâces sont parlantes, mais les miennes sont frappantes ! » La malice pétille dans ces yeux, comme au coin de cette bouche aussi prompte à la riposte que la main. On l’imagine fort bien disant à son mari, ou lui écrivant plutôt, le jour où les membres du Directoire voulurent se l’adjoindre comme collègue : « Il faut leur répondre non. Que veux-tu aller faire au milieu de tout cela ? Reste ici. Il faut qu’ils soient bien malades, là-bas, puisqu’ils veulent faire un Roi d’un imbécile comme toi !... »

Voyons l’ « imbécile. » Il se tient tout auprès, son bâton à la main, en grand habit de Cour, cet habit qui lui inspira une de ses plus belles réparties, modestes et fières, qui en revendiquant ce qui lui était dû, et rien que ce qui lui était dû, le mettait à l’ordre du jour et des siècles. La première fois où il le revêtit, raconte le général Lamarque, un Conseiller d’Etat s’approche pour le féliciter et lui dit : « Vous avez là un bien bel habit ! » — « Je crois bien qu’il est beau, répondit Lefebvre, il n’est fini que d’hier et il y a trente-cinq ans que je n’ai cessé d’y travailler ! » Ce mot nous rappelle autre chose : c’est que voici le doyen des maréchaux actifs de l’Empire. Il est l’aîné de la première promotion, hors Sérurier, Kellermann et Pérignon, qui ne devaient plus jouer de rôle. A lui seul, — premier sergent aux gardes-françaises (compagnie de Vaugirard) en 1788, maréchal et duc combattant l’invasion à Montereau, — il suffirait à résumer l’épopée. Son faciès dissymétrique dans le buste, aux yeux très écartés, au menton solide, accuse plus qu’aucun autre peut-être le type plébéien, dans sa force, sa franchise et sa fidélité. L’épopée impériale finie, ces hommes qui l’avaient faite et qu’elle avait faits à son tour, se reverront-ils jamais ? Faisons encore un pas, franchissons une autre porte, entrons chez les maréchaux de l’Algérie, les porteurs de képis, et voyons si les soldats de la nouvelle armée, l’armée coloniale, sont bien différents des anciens...


IV. — LES KÉPIS

Ce sont les mêmes ! L’Empire tombé, Brune assassiné, Berthier tué mystérieusement, d’autres dispersés ou rois dans quelque presqu’île, un régime nouveau, qui est l’Ancien, donnant le bâton à de vieux ducs dont les mérites militaires sont fort obscurs et qui parfois portent des noms bien surprenants pour des maréchaux de France, tels que Hohenlohe-Waldenburg-Bertenstein, il semble que les grognards, forgés aux feux d’Egypte, trempés aux glaces de la Bérésina, sont entrés dans le passé, disparus... Point du tout : regardez ces maréchaux d’Afrique, peints par le peintre de la Smala, ce qu’on pourrait appeler la promotion Horace Vernet. Ce sont des soldats de l’Empire, glorieux revenants, après quinze années de sommeil, secouant le suaire blanc qui les enveloppait, se parant à nouveau des trois couleurs éclatantes de leur jeunesse et retrouvant dans le coq qui les surmonte quelque chose de l’oiseau vorace et rapide qui les a guidés jadis... C’est Vaillant, Clauzel, Valée, Bugeaud, Baraguay d’Hilliers, entourés de vieux officiers, souvent d’anciens Égyptiens de Bonaparte, revenus sur le continent africain où ils avaient vu luire leur jeunesse, tout étonnés de commander à des Douair ou à des Coulouglis, au lieu de lanciers et de grenadiers, mais retrouvant devant eux les turcs d’Egypte et les guérillas d’Espagne, et sachant comment s’y prendre pour en triompher.

Voyez le portrait du maréchal Clauzel, un de ces revenants ; « quinze ans de retraite ne lui avaient rien enlevé de son activité ni de sa vigueur. » — « Beau profil, dit un témoin ; il n’a rien de vieux, ni de cassé ; les cheveux seulement gris, les yeux vifs, le mouvement prompt. » En lui, se fait la soudure entre l’armée de l’Empire et celle des princes d’Orléans. Après une affaire heureuse, il dicte cet ordre du jour : « Soldats ! les feux de vos bivouacs qui, des cimes de l’Atlas, semblent en ce moment se confondre avec la lumière des étoiles annoncent à l’Afrique la victoire que vous venez de remporter sur ses fanatiques et barbares défenseurs, et le sort qui les attend. Vous avez combattu comme des géants... Vous êtes les véritables émules des armées de la Révolution et de l’Empire... » A côté de lui, un masque sévère par Horace Vernet, c’est un autre grognard, Valée, maréchal presque malgré lui à la mort de Damrémont, devant Constantine, recevant le bâton comme on reçoit une consigne, « Intègre, a dit de lui Changarnier, peu disposé à vanter ses propres services, détesté des intrigants et des hâbleurs qu’il méprisait, doué d’un esprit très fin, très cultivé, il préférait les lettres à la société des hommes. C’est un des caractères les plus purs que j’aie connus... » Plus loin, Bugeaud, reprenant contre les Kabyles de 1836, sa tactique contre les guérillas de 1812, vigoureux, impérieux, sachant dire ses vérités au pouvoir, écrivant d’Afrique aux ministres : « Ce sont les demi-moyens qui ruinent ; il faut être fort, ou s’en aller. »

La plupart des autres maréchaux coiffés du képi sont formés à cette rude école coloniale. C’est une pépinière de maréchaux que la moraine de décombres qui marque la brèche de Constantine : de là sont sortis Saint-Arnaud, Mac Mahon, Canrobert, Niel, Lebœuf, c’est-à-dire les maréchaux de Napoléon III aussi bien que ceux de Louis-Philippe. Seulement, les uns ont trouvé en Afrique leur bâton de maréchal, les autres l’y ont seulement promené dans leur giberne, les premiers ayant été formés par les guerres du premier Empire, les autres devant conduire celles du second, sans cependant que la tradition exacte des aînés ait pu passer aux jeunes, le terrain où s’opérait la jonction étant trop différent de celui qui avait inspiré la stratégie napoléonienne. La seule tradition transmise était, avec la bravoure, le maniement des hommes. Cela ne change guère, parce que l’homme ne change pas, et le soldat français, sous le képi, comme sous’ la « ruche à miel, »« ou le bonnet d’ourson, » était le même. Quand en tête des Mémoires de Suchet, dès 1829, on écrivait ce signalement sincère et naïf : « Le soldat français se distingue des soldats du reste de l’Europe par une qualité brillante, que nul autre ne possède, au moins au même degré : il a de l’âme. Sa bravoure n’est point celle d’un automate : elle n’attend point l’impulsion des coups de bâton ou d’un verre d’eau-de-vie ; elle reçoit vivement l’influence morale de ses sentiments ; et si cette manière d’être a ses inconvénients dans les revers, elle est pour les chefs qui savent le conduire le plus sûr moyen de vaincre... » — on décrivait, là sans qu’il n’y ait rien à changer, le soldat resté tel, près d’un siècle plus tard, « le Poilu. »

C’est lui, c’est une statuette du Poilu par M. Landowsky qu’on voit tout d’abord dans la dernière salle, celle consacrée aux maréchaux de la dernière guerre et des dernières victoires. C’est la seule où figure le simple soldat à une place d’honneur. Et c’est justice : l’instinct des organisateurs de cette manifestation ne les a pas trompés. Non pas que le rôle des chefs, dans cette guerre, fût moindre qu’autrefois : il a été beaucoup plus grand. Jamais la bataille n’a été, autant que dans les dernières campagnes, la projection d’un cerveau sur une mappemonde ou au moins une planisphère, et comme aucun soldat, aucun chef et non pas même un aviateur n’a pu la voir de ses yeux, dans sa complexité et sa totalité, c’est seulement dans un cerveau qu’elle s’est représentée et, pour ainsi dire, « réalisée. » Il y a des légendes dorées pour les héros anciens comme pour les saints : il est bon d’y croire : il ne faut pourtant pas qu’elles nous rendent injustes pour les hommes du nôtre. Vraisemblablement, les maréchaux de cette salle ont la taille des plus grands. Les problèmes qu’ils ont eu à résoudre, les effectifs à remuer, les incidences des événements économiques ou politiques à prévoir, dépassent infiniment à la fois en nombre et en grandeur ce que les maréchaux de l’Empire ont fait.

Or leurs portraits et leurs bustes ici rassemblés nous offrent tous le même trait : la gravité réfléchie plus marquée dans ceux du maréchal Fayolle et du maréchal Pétain, mais visibles chez tous les autres. Hors la tenue militaire, on pourrait presque tous les prendre pour des hommes de science. Et ils le sont en effet, beaucoup plus que leurs prédécesseurs. L’esprit méthodique et même mathématique reconnu aujourd’hui pour être un élément de l’esprit militaire, est chose relativement nouvelle dans l’armée. Deux choses ont dicté sa formation : la rareté des expériences et qu’elles coûtent trop cher. Il a donc fallu y substituer la déduction et la méthode. C’était là la conséquence non d’un a priori, mais de la nécessité et aussi bien les Moltke et les Roon avant 1866, que nos grands chefs avant 1914, avaient dû remplacer l’expérience de la guerre par sa prévision, ou, comme on l’a dit, l’école de la guerre par l’« école de guerre, » — besogne éminemment scientifique. De là et pour cela, une capacité et une activité cérébrales assurément plus vastes qu’autrefois et une rigueur mathématique fort ignorée jadis. Sans doute, à cela devait s’ajouter ce qui ne s’acquiert pas : l’autorité et le coup d’œil, le diagnostic, d’abord, l’inspiration après, la sûreté opératoire, enfin, et toujours le don du commandement et la connaissance des hommes, à quoi les guerres coloniales préparèrent admirablement plusieurs de nos grands chefs. Mais leur trait de dissemblance d’avec leurs aînés reste bien celui que leurs portraits révèlent à première vue au sortir de la salle des Lebœuf et des Canrobert : l’esprit méthodique et la prédominance de la pensée.

Jamais non plus, il n’y a eu, dans un tel ensemble de chefs d’armée, un tel désintéressement et une telle abnégation. Ce qui était l’exception, dans les salles à côté, ce qu’on citait chez un Canrobert est devenu, dans la dernière guerre, la règle, si commune et si établie qu’on ne songe même pas à la définir. On a dit : les prix de vertu ne sont gagnés que par ceux qui ignorent qu’ils existent. Combien il est plus vrai de dire des nouveaux maréchaux, que pas un d’entre eux ne songeait à gagner un bâton, alors qu’il se donnait tout entier à sa tâche, durant les sombres jours de 1914 à 1918, — puisque ce bâton n’existait plus !... Le sentiment seul du devoir les soutenait.

Pourtant, c’est le « Poilu » qu’on a honoré ici, tout d’abord, lorsqu’on n’avait pas songé à réserver une place d’honneur au garde-française ou au « grognard » dans les autres salles. C’est qu’il a joué lui aussi un rôle très supérieur à celui de ses pères. Des grands chefs qui se donnaient tout entiers à leur devoir, la France en a toujours eus. Tandis que des soldats qui aient sacrifié repos, famille, santé, risqué leur vie pendant plus de quatre années, s’il y en a eu en d’autres temps, jamais pareille levée en masse ne s’était vue, ni semblable ténacité réalisée. Et, quels que fussent la science et le génie des chefs, aucune victoire n’eût été possible sans l’endurance de ce soldat. Aussi a-t-il grandi, non vis-à-vis de ses chefs, mais vis-à-vis de lui-même ; et, quoique la distance soit grande entre un Maurice de Saxe et un maréchal de nos jours, elle est infiniment plus grande encore entre un de ses houlans à demi barbares et mercenaires et notre « Poilu. » Il ne faut pas que les tableaux supérieurs tracés par les artistes quand ils nous montrent les gloires du passé nous emppehent de voir la beauté du temps présent. L’histoire est une grande génératrice de mirages. Elle nous incline à juger des hommes d’autrefois par deux ou trois traits de chevalerie, qui nous sont parvenus parce qu’ils ont été remarqués et qui ont été remarqués parce qu’ils étaient rares, — les historiens ne faisant pas état de ce qu’ils voient tous les jours autour d’eux. L’héroïsme et l’abnégation, les plus hautes vertus militaires, sont semblables à ces fontaines monumentales du XVIIe et du XVIIIe siècle, qu’on ornait précieusement de figures magnifiques, quand il y en avait peu et que leur bienfait ne se répandait que sur peu de monde. Du jour où il y en a eu partout, on a cessé de les orner. Admirons en passant l’art du statuaire, mais reconnaissons la présence et le bienfait des vertus vivifiantes, même là où il ne les a pas figurées.


ROBERT DE LA SIZERANNE,

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.