Les Marais de Saint-Gond

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 5-50).

LES MARAIS DE SAINT-GOND

Dans les premiers jours de juillet, je m’étais fixé à Villevenard, petit village de trois cents habitans à l’orée des marais de Saint-Gond. C’est un lieu qui n’est pas trop mélancolique : la guerre l’a très peu éprouvé ; quelques maisons y ont été décoiffées par les obus, mais c’étaient des obus français et qui leur faisaient le moins de mal possible. La grande dévastation est ailleurs, de l’autre côté du Petit-Morin, à Reuves, Oyes, Broussy, Bannes, etc., où pleuvaient les obus allemands. Ces cadavres de villages, en cercle autour des marais, font paraître, par contraste, Villevenard presque gai : l’église elle-même, fort belle et de style roman, comme la plupart des églises de la contrée, n’a presque pas souffert du bombardement et, à la mairie, après le départ des troupes allemandes, M. Roland, l’instituteur, qui est un grand remueur de terre, a retrouvé dans l’ordre où il les avait classées toutes les pièces de sa collection préhistorique et gallo-romaine, — moins les objets d’or qui se sont envolés.

J’ai passé de longues heures dans ce petit musée, dont pourraient s’enorgueillir des cités plus illustres. On y apprend l’histoire des marais mieux que dans les livres. Entre deux conférences sur les tranchets de carnisation ou les pendentifs en coquillages tronconiques de l’éocène, M. Roland me contait ses souvenirs personnels de l’invasion. Il avait tenu journal de tout ce qui s’était passé à Villevenard du 3 au 10 septembre 1914. Il m’indiqua, dans les villages voisins, d’autres sources d’information où je pourrais puiser, si j’en étais curieux. Je crois
même qu’il voulut bien me présenter à M. l’abbé Millard, le dernier ermite de Saint-Gond, qui est un ecclésiastique indulgent et un historien de grande autorité.

Je connaissais déjà l’histoire de Saint-Gond pour l’avoir lue dans un vieux livre du seigneur de Breuvery, où il est dit que le prieuré de Saint-Gond ou Gaond, à deux lieues de Sézanne, autrefois nommé Saint-Pierre-en-Oyes, était une bonne abbaye fondée par le saint environ l’an 660. Gond était neveu de Vaudregesile, maire du palais et parent du roi Dagobert, qui l’éleva dans une éminente piété dont lui-même faisait profession. Tous deux quittèrent la cour en l’année 654, sous le règne de Clovis II, et se retirèrent en un lieu nommé Fontenelle, d’où Gond, à la mort de son oncle et après avoir passé « en beaucoup d’endroits, » se porta dans un autre lieu appelé Oyes, « qui est en forme de vallée fort agréable, abondante en prairies et en fontaines, couverte de bois et de petites montagnes en cercle qui représentaient une vraie solitude. » Il bâtit en ce lieu une église qui fut dédiée à saint Pierre et de petites cellules pour lui et pour les religieux qui étaient avec lui.

Telle fut l’origine de l’abbaye, convertie plus tard en prieuré, qui a donné son nom aux marais. Avouerai-je que leur premier abord me causa un peu de déception ? Ils sont beaucoup plus longs que larges, et on ne peut les embrasser dans tout leur développement que de la falaise de Saint-Prix ou des hauteurs du Mont-Août. Et, s’il n’est pas tout à fait exact, comme l’écrivait le seigneur de Breuvery, que la vallée où ils s’étendent soit « fort agréable, » il est bien vrai pourtant qu’elle n’a rien de trop sauvage. Je songeais malgré moi à certains marais de Bretagne, au Yunn notamment, d’un accent si profond. Quelle région ! Là, pas de champs, pas d’arbres, pas de maisons, rien, la solitude toute nue, sauf vers Botmeur et son mince promontoire de verdure. La vie y semble encore à l’état d’ébauche. N’était le pic d’un carrier ou le mélancolique aliké que les petits patres de l’Arrhée se renvoient d’une montagne à l’autre en paissant leurs troupeaux sur les pentes, on se croirait sur une planète en formation. Et l’étrange sabbat que semblent mener autour du Yunn toutes ces croupes de montagnes pelées qui escaladent l’horizon et dont les schistes déchiquetés et grisâtres se hérissent au vent comme des crinières pétrifiées !…

Rien de pareil ici. Nous sommes aux confins de la Brie et
de la Champagne. Sous un ciel aux nuages puissamment modelés, une terre aux arêtes précises, des mouvemens de terrain bien dessinés, un réalisme partout inscrit aux directions du sol et des eaux. Les marais eux-mêmes, d’année en année, se résorbent. La culture riveraine a déjà fortement mordu sur eux. Et, par surcroît, des lignes droites de grands peupliers, sur les chaussées et le long du Petit-Morin, les coupent en diagonale, les fractionnent, les compartimentent et leur donnent je ne sais quoi de géométrique. Ce n’est plus là ce vague infini de joncs et de roseaux qui nous séduit tant depuis les romantiques. À certaines heures du soir seulement, ils se dilatent sous la brume et, malgré tout, même le jour ils gardent du mystère, — le mystère éternel des eaux mortes. Et de l’histoire enfin, à défaut de poésie, flotte autour d’eux. Trois grandes avalanches humaines sont venues expirer sur leurs berges. Ils ont vu les dernières convulsions d’Attila ; ils se sont refermés sur le dernier hourrah des Marie-Louise, quand les débris de Pacthod, échappés à la « tempête de chevaux » qui les battait de toutes parts, plutôt que de se rendre s’engloutirent vivans dans leur tourbe ; la Garde prussienne, disait-on, s’y était enlizée à son tour en septembre 1914. Il semble que les nuits y soient pleines de palpitations, toutes peuplées d’ombres tragiques. Mais, quand je montais sur la côte de Chenailles, au jour tombé, par les sentiers des vignes, je n’y percevais aucun frémissement. Les marais dormaient sous la lune, et la flûte d’un crapaud solitaire remplissait seule ces vastes étendues. La guerre s’atteste encore ici par des ruines, mais la nature les étouffe déjà sous son chant. :

Ce sont pourtant ces ruines que j’ai interrogées les premières. J’avais apporté avec moi quelques livres[1], et notamment la Bataille de la Marne, de Gustave Babin, le meilleur et le plus sûr des guides : ils m’expliquaient les lieux, et les lieux, à leur tour, me commentaient les récits des historiens. Il leur arrivait aussi de les contredire. Les pages qu’on va lire ont été écrites sous leur dictée. Elles n’ont aucune prétention militaire ; elles
feront peut-être sourire les professionnels : c’est la bataille vue par un civil et d’un petit coin des marais d’où il essayait de se faire une idée de la manière dont les choses avaient pu se passer au centre de notre ligne. Plus que jamais, en l’absence presque complète de documens officiels, l’historien d’aujourd’hui doit savoir se contenter d’une vérité approximative.


I. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA BATAILLE

Le 3 septembre 1914 au matin, les habitans des villages qui s’échelonnent autour des marais de Saint-Gond entendirent pour la première fois le roulement du canon dans la direction de Vervins. La bataille approchait. Déjà l’ennemi nous envoyait ses éclaireurs, des taubes légers qui semblaient glisser des collines, tournaient au-dessus des roseaux et prenaient de la hauteur pour rentrer dans leurs lignes[2]. Un gros de cavalerie française passa vers dix heures, venant du camp de Châlons : c’était de la remonte qu’on évacuait vers Montereau ; le général Prot, avec les trois dépôts du 7e dragons, des 4e et 15e chasseurs, quittait Sézanne à la même heure. Nous n’avions donc pas l’intention d’établir notre ligne de résistance sur la Marne, et le « barrage » projeté par le généralissime était reporté plus au Sud, — vers l’Aube très probablement[3].

De fait, dans le courant de la journée, les habitans furent prévenus, « par voie du tambour, » d’avoir à déposer à la mairie « les armes en leur possession » ; aux facteurs-receveurs ordre fut enjoint « d’expédier le matériel mobile des postes et la comptabilité à Sézanne. » L’après-midi se passa sans incident ; mais, dans la nuit, les routes qui descendent vers les marais par Saint-Prix, Villevenard, Joches, Aulnizeux, Morains-lePetit, s’emplirent d’un piétinement de troupeau. « À une heure du matin, écrit l’instituteur Roland, nous sommes réveillés par les aboiemens du chien et un coup de sonnette : deux femmes de gendarmes de la brigade d’Étoges, avec leurs jeunes enfans,
viennent nous demander l’hospitalité. » Peu après on frappe à d’autres portes, on appelle dans la nuit : non plus par groupes isolés, mais par « files de cinquante, de cent », en caravanes cette fois, les émigrans font irruption. Hâves, l’œil creux, les jambes raides, ils s’abattent sans un mot dans les « abris de fortune », que leur ouvre la compassion des habitans. Mais la peur est plus forte que la fatigue : à peine reposés, ils s’en vont, et d’autres les remplacent. C’est un torrent qui dévale vers les marais et qui s’enfle à chaque tournant de route de nouveaux affluens : des villages entiers déménagent ; on se croirait revenu « au temps des grandes migrations barbares ». Sur la route d’Oyes, une jument râle, les reins cassés par le poids de la charrette, et, à genoux dans la poussière, sa petite conductrice lui passe les bras autour du cou ; devant l’auberge des Renard, une mère berce à mi-voix son enfant mort et ne veut pas s’en séparer… La plupart de ces émigrans viennent de l’Argonne et des Ardennes. Quarante-huit heures durant ils s’écoulèrent par les routes. On les interrogeait : ils ne savaient rien, sinon que l’ennemi s’avançait à grandes marches et que l’horizon, derrière lui, flambait. Les roulemens de la canonnade, d’ailleurs, devenaient plus distincts. Mais le naturel rassis des populations champenoises les préservait de tout affolement. Elles ne cédaient pas à la contagion. Dans les villages, même dans les fermes isolées, les mobilisables de la prochaine levée gagnaient seuls aux champs ; à Villevenard, l’abbé Rouyer ruminait de cacher ses jeunes paroissiennes dans les roseaux, « pour éviter le premier contact de l’ennemi », quand un officier d’artillerie lui représenta que cet asile virgilien pourrait bien manquer de sécurité en cas de bombardement. Il les dirigea sur le couvent d’Andecy et voulut s’en retourner. On lui fit rebrousser chemin.

Des officiers d’étapes, le matin du 4, s’étaient présentés dans les mairies pour préparer les cantonnemens. Il fallait faire vite, car nos troupes étaient attendues dans l’après-midi. C’étaient les élémens de la 9e armée, formée avec le 9e corps (général Dubois), le 11e (général Eydoux), la 42e division d’infanterie (général Grossetti), la division marocaine (général Humbert), la 9e division de cavalerie et deux divisions de réserve, débarquées le jour même à Arcis (la 52e et la 60e divisions d’infanterie). Cette armée, de création récente (29 août), avait été placée sous les ordres du général Foch, qui venait de donner sa mesure en Lorraine, à la tête du 20e corps. Elle ignorait tout des intentions du généralissime. Cependant, des bruits couraient, qui n’étaient point perdus pour les fines oreilles champenoises : « c’est le dernier jour qu’on recule[4] ; » on se prépare « pour une bataille qui paraît des plus importantes[5]. » Les grandes décisions, si secrètes qu’on les tienne, ne peuvent jamais s’enfermer complètement en elles-mêmes : il y a toujours, autour d’elles, comme un halo qui les dénonce. Et peut-être aussi qu’en l’espèce la décision du généralissime s’accordait trop bien avec le vœu profond, l’ardente aspiration de ces hommes à qui, même vainqueurs, comme à Guise, à Lannois, à Fossé-Houart, à Bertoncourt, il demandait de se replier encore, de tenir pour négligeables les succès partiels, qui n’ont « qu’une valeur d’épisodes, » et de patienter jusqu’à l’heure du destin. On leur avait dit qu’ils opéraient une retraite stratégique par échelons et ils l’avaient cru d’abord ; mais, à mesure que la retraite se prolongeait, le temps faisait son œuvre, le soupçon les mordait et, dans les derniers jours, leur âme était lourde de toute la terre qu’il leur avait fallu céder à l’ennemi. Comme des enfans rageurs, ils piétinaient leurs pains de munition, que les sœurs d’Andecy ramassaient derrière eux pour leurs poules ; un officier d’Afrique, dans un débit, d’une voix rauque, réclamait de l’absinthe et, comme on refusait de le servir, empoignait d’autorité la bouteille : « Ah ! tant pis, on tue le cafard comme on peut ! » Et, à l’instituteur, un autre jetait : « C’est vous et vos prédications pacifistes qui êtes cause de tout : je vous déteste, je vous déteste ! »

Aigrissement de la retraite, frénésies d’un patriotisme exaspéré jusqu’à l’injustice ! Plus maîtres d’eux, les officiers supérieurs se taisaient. Le général Petit, qui logeait au presbytère de Villevenard et à qui l’abbé Rouyer demandait « s’il y avait danger, » répondait évasivement « qu’il ignorait tout, que l’armée française exécutait un plan connu du grand état-major[6]. » Le maire, l’instituteur, n’étaient pas plus heureux près du colonel. Que devait faire la population ? Partir, rester ? On verrait le lendemain. Mais, à onze heures du soir, sans bruit, les troupes décampèrent. On reculait encore, et ce fut une déception pour les riverains, — comme si, en tout état cause, nos troupes pouvaient engager la bataille avec ces marais à dos ! Les contingens qui suivirent ne s’arrêtaient plus dans les villages. Infanterie, artillerie, cavalerie prenaient immédiatement la direction des marais. Des blessés racontaient qu’ils avaient repoussé une attaque de nuit aux Petites-Loges, près de Verzy[7] ; d’autres que l’artillerie allemande, en position vers Monthelon, les avait canonnés à Étoges. Verzy est au Nord de la Marne ; Étoges n’est qu’à quelques kilomètres des marais. Un nouvel avion ennemi glissa des collines en vol plané, comme un épervier. Mais il avait été signalé : un avion français se détacha, échangea avec lui des coups de feu. Le rapace n’insista pas.

Il avait vu d’ailleurs ce qu’il voulait voir : nos troupes en retraite sur toute la ligne, la rive septentrionale des marais dégagée, les routes libres dans toutes les directions. On était au matin du 5 septembre. Le canon tonnait « du côté de Montmort, Étoges, Congy[8]. » Nos arrière-gardes, parties de Voipreux dans la nuit[9], venaient seulement de s’engager dans les marais, et il y avait si peu de distance entre elles et les premières patrouilles ennemies que les habitans demeurés sur place se demandaient avec inquiétude si elles auraient le temps d’atteindre le Petit-Morin et de couper les ponts derrière elles. Mais on n’entendait aucun bruit d’explosion, sauf vers Croizard, où la passerelle en fer venait de sauter. L’angoisse grandissait. Est-ce que l’armée française, d’aventure, allait continuer son mouvement de retraite et abandonner aussi la rive méridionale des marais ? Ces marais pourtant, dont il lui était si facile de se couvrir, tous sentaient que c’était la dernière barrière, providentiellement placée sur la route de l’invasion, — et nous agissions exactement comme s’il n’avait pas été dans nos intentions de l’utiliser ; nous semblions avoir oublié la fonction historique de cette grande tranchée naturelle de plusieurs kilomètres !

Dès huit heures du matin, le 5, une partie de la gauche de von Bülow était entrée à Baye, qu’une lieue à peine sépare de la pointe occidentale des marais. Par la belle route en pente douce qui longe sous d’épais ombrages le « ru » de Toury, les uhlans descendaient vers Talus-Saint-Prix, patrouillaient le village, puis se glissaient vers le pont du Petit-Morin qu’ils franchissaient librement : la meilleure route des marais tombait sans coup férir aux mains de l’ennemi ; la voie était ouverte vers Mondement. Il n’y avait qu’à poursuivre. Mais sans doute von Bülow, qui n’hésitait pas à pousser sa droite sur Esternay, voulut-il attendre que l’extrême gauche de sa IIe armée eût fait sa jonction à Vertus, au Nord-Est des marais, avec les régimens saxons de von Hausen, descendus de Châlons, et qui n’y arrivèrent que vers midi. On sait que le cantonnement, dans les troupes allemandes, est combiné par échelons, de manière qu’une partie de l’armée continue sa marche, pendant que l’autre se repose. Malgré tout, et bien que Vertus, point stratégique de première importance, possède un réseau de routes excellentes rayonnant dans toutes les directions, il était difficile à l’extrême gauche de von Bülow et aux Saxons de von Hausen d’atteindre les marais avant deux ou trois heures de l’après-midi. Ce retard nous permit de nous reprendre, et l’hésitation incompréhensible qui saisit l’armée allemande devant les marais, qu’elle avait atteints et qu’elle ne se décidait pas à franchir, acheva de nous sauver.

Un peu partout, de Saint-Prix aux abords de Morains, sur toute la berge septentrionale, les « tuniques grises » descendaient les pentes et se faufilaient entre les vignes ; c’était « comme une invasion de mulots. » Terrée dans les caves, la population des villages attendait le choc qui ne pouvait plus tarder ; en certains endroits, elle avait demandé un refuge aux chambres sépulcrales creusées dans la pierre tendre des côtes et qui ont été récemment mises à jour par le baron de Baye et M. Roland. Mais l’ennemi ne bougeait pas des lisières. On eût dit que l’énigme de ces grandes étendues marécageuses, le secret de ces eaux dormantes qui passent pour receler le casque d’or d’Attila, le frappait d’une stupeur mystérieuse. Ou peut-être, avant de s’engager dans cette zone équivoque, voulait-il s’assurer l’appui de son artillerie lourde. Néanmoins, il tâtait le terrain par ses éclaireurs ; en même temps qu’à Saint-Prix, une patrouille allemande se lançait sur Vert-la-Gravelle et franchis-sait un bras d’eau dans la direction de Morains-le-Petit. Les deux branches de la tenaille commençaient à se resserrer.

Allaient-elles se refermer dès cet instant même sur les marais ? En particulier, une offensive vigoureuse sur Mondement, dessinée avant midi, n’eût rencontré de notre part qu’une faible résistance. Et Mondement passe pour la clef stratégique des marais. C’est que l’ordre général de Joffre, magnifique improvisation de la nuit, n’était pas encore parvenu à l’état-major de la 9e armée, qui, se conformant aux ordres antérieurs, continuait son repli vers Œuvy, Gourgançon et Corroy, où Foch plaçait son poste de commandement[10]. Franchet d’Espérey, déclinant lui aussi la bataille, se repliait, en conformité des mêmes ordres, derrière la ligne du Grand-Morin. La droite de von Bülow, qui descendait de Montmirail, avait ainsi emporté sans résistance, dans la matinée, Soigny, le Gault, Charleville ; elle devait entrer le soir même à Esternay, où ses patrouilleurs, vers Champguyon, enlevaient treize des nôtres qui, quelques minutes auparavant, s’amusaient à abattre « des poires au bord du chemin[11]. » De toute évidence, le front allemand, qui, dès midi, s’incurvait fortement de la forêt du Gault à Villeseneux, chercherait à se rectifier sur une ligne passant par Fère et Sézanne et enveloppant les marais.

Il pouvait être tentant, pour un chef comme Foch, d’essayer de profiter des hésitations allemandes et de s’opposer à cette rectification, s’il n’avait été d’une importance encore plus grande de conserver son strict alignement avec le front général de l’armée. Jusqu’au milieu de la journée, il peut croire que ce front glisse vers l’Aube, et il suit le mouvement sans s’occuper des marais, quand tout à coup, vers onze heures, lui parvient l’ordre général, dicté, la veille au soir, par Joffre, et qui dispose en ce qui le concerne : « La 9e armée couvrira la droite de la 5e armée, en tenant les débouchés Sud des marais de Saint-Gond et en portant une partie de ses forces sur le plateau au Nord de Sézanne. » Immédiatement la retraite est suspendue ; nos troupes font tête. Il était temps.

L’ennemi, frappé de cette sorte de paralysie qui l’a tant de fois arrêté, au cours des opérations, devant des obstacles imaginaires, n’avait heureusement poussé que des avant-gardes vers les marais. Entre trois et quatre heures, brusquement, le canon français tonne sur Saint-Prix, puis, vers six heures, sur Coizard et, plus loin, vers Morains-le-Petit. De Villevenard, on entend « distinctement » la fusillade et le moulinet des mitrailleuses « au bas de Joches, du côté de l’étang de Chénevry[12]. » L’ennemi riposte en bombardant Oyes, Reuves, Broussy, Bannes, que nous nous sommes hâtés de réoccuper ; il jette des bombes incendiaires sur Pierre-Morains et Coligny, pour déloger nos troupes qu’il y croit encore installées. Sur la route de Morains-le-Petit, une compagnie du 135e de ligne se lance aux trousses de la patrouille allemande qui s’est glissée vers Aulnizeux, la bouscule et capture, au château même de Gravelle, « une pièce d’artillerie avancée ; » les abords Nord et Est du village de Vert sont mis en état de défense par nos troupes. À l’autre extrémité des marais, la brigade Blondlat recevait l’ordre de reprendre Saint-Prix « et surtout de tenir Mondement[13]. » Le second de ces ordres était encore facile à exécuter ; le premier demanda un certain effort.

À Saint-Prix, les marais s’étranglent entre de hautes collines boisées ; la route, de pente assez douce depuis Baye et bordée de grands peupliers, franchit le Petit-Morin et, par une série de lacets, s’élève vers le Signal du Poirier, entre le bois des Grandes-Garennes et le bois du Botrait. Rien n’eût été plus aisé, le matin, que de barrer ce passage. Avec un magnifique allant, mais au prix de pertes sérieuses, le colonel Gros, à la tête de ses tirailleurs, réussit, vers quatre heures, à reprendre le pont de Saint-Prix et l’église, isolée du village, et à rejeter l’ennemi de l’autre côté du Petit-Morin, sur le moulin Toury, où il se retranchait aussitôt. Léger avantage et de courte durée, l’ennemi étant revenu en force : la contre-attaque du colonel Gros n’en avait pas moins dégagé les abords de Mondement, où le général Humbert venait de s’installer avec son état-major ; nous gardions toutes les hauteurs voisines, la crête du Poirier, l’Homme-Blanc, Montalard, Montgivroux, le bois de Saint-Gond. Sur la route d’Oyes même, devant l’entrée de l’ancien prieuré, nous organisions une solide barricade, défendue par des tirailleurs et deux mitrailleuses ; nos troupes prenaient position sur tout le front au Sud des marais ; l’artillerie se postait entre Mondement et Broyes, sur Allemant et à contre-pente du Mont-Août… L’ennemi s’étonne de tant d’audace. Il ne peut croire à une volte-face générale des troupes françaises et que nous osions lui disputer « le fier privilège de l’initiative, » pour parler comme Bernhardi. Cette bataille qui s’engage à l’improviste lui apparaît encore comme une escarmouche d’arrière-garde, un peu plus violente que les autres seulement. En fin de compte et sauf à notre gauche, où, par suite du repli de Franchet d’Espérey, von Bülow débordait assez dangereusement notre flanc, nous couchâmes, l’ennemi et nous, le soir du 5, à peu près sur nos positions respectives. La nuit était claire, une nuit des premiers jours de septembre, étoilée et profonde. Vers onze heures du soir, la canonnade s’éteignit ; les marais s’enveloppèrent de silence, mais, à l’Ouest, le ciel rougeoyait : c’étaient Vert-la-Gravelle, Pierre-Morains et Coligny qui brûlaient.


II. — LA JOURNÉE DU 6

Quand l’aube se leva, le dimanche 6, tout encore était calme. On n’aurait pas dit que la guerre s’était abattue sur ce paysage mélancolique. De l’immense nappe de troupes qui avait recouvert les abords des marais, rien n’apparaissait à l’œil nu ; des halbrans s’appelaient dans les roseaux, que commençait à toucher la rouille de l’automne. La paix était si grande que les habitans, terrés dans les chambres sépulcrales de la côte, croyant tout danger écarté, sortirent de leurs trous et descendirent vers le village. Il était six heures. « En attendant le café, écrit l’instituteur Roland, nous gravissons l’éminence située à l’Ouest de l’école pour jeter un coup d’œil sur la plaine. Pas de soldats, aucun bruit. » Calme trompeur : des balles sifflent à leurs oreilles ; nos troglodytes n’ont que le temps de faire demi-tour et de regagner leurs terriers.

Il ne s’agit encore pourtant que d’une fusillade d’avant-poste. Mais, à huit heures, une voix puissante s’élève ; de brefs éclairs rayent les hauteurs : le canon tonne. Nos troupes viennent de recevoir l’ordre fameux de Joffre, la proclamation immortelle, brève et nue comme une inscription antique, qui luit au fronton de la victoire de la Marne et que tous les Français connaissent par cœur :

« Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière ; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

Sur tout l’immense front qui court de l’Alsace au camp retranché de Paris, un frisson a passé à la lecture de cet ordre du jour. Enfin, les nuages dont s’enveloppait la stratégie dilatoire du généralissime sont dissipés : nos troupes peuvent lire dans la pensée profonde du chef ; elles savent que, cette fois, si la victoire leur sourit, les clairons de la retraite ne viendront pas assombrir leur triomphe ; elles savent aussi quel est l’enjeu formidable de la partie qui s’engage. C’est « le choc décisif… Depuis les plus grands chefs jusqu’au plus humble des soldats, il n’est aucun de nous qui n’en ait la certitude[14]. » Cette conscience exacte de la situation, prise à la même heure et à tous les degrés de la hiérarchie par les soldats et les chefs, leur fait à tous la même âme : en même temps qu’elle les dispose aux sacrifices nécessaires, elle leur en découvre la noblesse et le sens ; elle les baigne d’une lumière divine, comme à Marathon, à Bouvines et à Valmy. La victoire de la Marne, pleine d’inconnu, de mystère, du côté allemand, fut essentiellement chez nous la « victoire de la clarté. »

Au moment où l’ordre du jour de Joffre parvient à nos troupes, la situation respective des deux armées du centre se présente à peu près comme suit : le Xe corps actif de von Bülow est placé face Baye-Congy ; la Garde, face Toulon-Ecury-le-Repos ; les Ie et IIe corps saxons de von Hausen, face Normée ; le XIIe corps de réserve, face Sommesous. Dans l’armée Foch,
la 42e division et la division marocaine occupent les croupes de Saint-Prix, Soisy, le bois de Saint-Gond, la falaise de Mondement et le plateau de Villeneuve-lès-Charleville ; le 9e corps tient toute la lisière méridionale des marais, d’Oyes à Morains-le-Petit inclus, avec des avant-gardes à Vert-la-Gravelle, Aunilzeux, la Chapelle et au centre des marais, notamment devant l’ancien prieuré de Saint-Gond ; le 11e corps prend la liaison à Morains-le-Petit, pointe orientale des marais, et s’étend par Ecury-le-Repos, Normée et Lenharrée, jusqu’à Sommesous, avec avant-gardes sur Coligny et Pierre-Morains ; la 9e division de cavalerie est à Mailly, avec avant-garde vers Vatry ; les divisions de réserve du 11e corps (52e et 60e divisions) sont entre Sommesous et l’Aube.

Le simple examen de ces positions indique bien que la 9e armée, numériquement inférieure aux armées adverses, doit provisoirement se borner à un rôle de défensive active, suivant l’expression militaire. Plus qu’aucune autre, elle « fait barrage, » et elle fait barrage au centre, c’est-à-dire au point le plus sensible de notre ligne : Foch enfoncé, tout notre dispositif craque, et c’est particulièrement l’échec de l’offensive commandée sur notre gauche à la 5e armée, qui opère dans la direction générale de Montmirail, avec Franchet d’Espérey, et, sur notre droite, à la 4e armée (de Langle de Gary), qui, victorieuse sur la Meuse le 27 août, brûle de reprendre sa marche en avant et opère dans la direction de Vitry-le-François. Mais, entre Humboville, où s’appuie la gauche de cette 4e armée, et Sommesous, où s’appuie la droite de l’armée Foch, il y a un grand vide, un « hiatus, » que bouche mal la 9e division de cavalerie. Par grand’chance, à cet hiatus en correspond un autre de l’armée allemande, qui s’apercevra trop tard que nous n’avions là qu’un rideau d’escadrons.

Maître par Esternay et Charleville de l’extrémité occidentale du plateau de Sézanne, von Bülow devait inévitablement chercher à occuper la totalité de ce plateau, dont l’ourlet abrupt commande toute la vallée de l’Aube, une immense étendue de pays jusqu’à Troyes, qui, par temps clair, profile ses tours à l’horizon. La pression va donc s’exercer sur nous en flanc vers Villeneuve-lès-Charleville et Soisy, où la célèbre 42e division de Verdun et une fraction de l’armée de Franchet d’Espérey n’auront pas trop de leurs efforts réunis pour contenir le choc. À l’Est, les troupes saxonnes de von Hausen, par les garennes de la Champagne pouilleuse, essayeront d’atteindre Fère et Sommesous. Au centre s’allongent les marais, la grande fosse verdàtre dont nous tenons fortement la lisière méridionale, appuyés sur les crêtes voisines. Mais que la double manœuvre de von Bülow et de von Hausen réussisse au Sud, et voilà nos troupes bloquées, prises dans cette résille vaseuse qui verra se renouveler le désastre des Marie-Louise. Et peut-être, pour l’ennemi, eùt-ce été la vraie tactique à suivre ; c’était, en tout cas, la vieille manœuvre d’enveloppement chère aux stratèges d’outre-Rhin. Mais, pour qu’elle jouât à coup sur, il eût fallu négliger de parti pris les marais et Mondement, nous tromper devant eux par une couverture et porter tout l’effort sur les deux ailes, qui se fussent rejointes à Sézanne ou à Pleurs.

L’ennemi en jugea différemment. Hypnotisé par Mondement et le feu que nous dirigions des hauteurs voisines sur ses troupes, il voulut emporter de vive force le château, qui est bien la clef stratégique des marais, mais des marais seulement. Cette tactique le condamnait à emporter aussi la rive méridionale. Il l’aurait pu le matin du 5, en doublant les étapes et alors que nous nous repliions sur Gorroy. Cela devenait plus malaisé à partir du moment où nous faisions tête. Il y réussit partiellement néanmoins à la fin de la journée.

Les marais de Saint-Gond, qui s’étendent de l’Est à l’Ouest, non pas sur 15 lieues de long, comme l’écrivait, au xviie siècle, ce grand hâbleur de Bassompierre, mais sur 18 kilomètres de long et 4 ou 5 de large, sont coupés par un certain nombre de routes, dont quelques-unes, à vrai dire, ne sont que d’étroites chaussées. Les meilleures, les plus solides et les seules capables de porter de l’artillerie lourde, franchissent les marais à leurs extrémités (Saint-Prix, Morains-le-Petil) et au centre (de Joches à Broussy). Sans dédaigner par la suite les autres passages, l’ennemi commença par s’assurer la possession de ces trois routes essentielles. La plus grande partie de son artillerie lourde, d’ailleurs, demeurait en arrière, sur les crêtes : Toulon-la-Montagne, que nous allions essayer de lui enlever le jour même, Courjeonnet, les Hauts de Congy, la côte de Chenaille, le bois d’Andecy. Sur Morains-le-Petit, ce sont les corps saxons qui attaquent en réponse à notre offensive. Sur Mondement,
c’est un des corps de Bülow, et nulle part la lutte ne revêtit un caractère plus farouche et plus acharné.

Si nous avions dû nous replier le 5 au soir derrière le Petit-Morin et le pont de Saint-Prix, on se rappelle que nous tenions la crête immédiatement au-dessus, le Signal du Poirier et le bois de Saint-Gond, qui couvrent Mondement au Nord-Ouest. Oyes, Reuves, les trois Broussy, Bannes étaient encore à nous, tenus par le 9e corps qui progressait même sur leurs chaussées avec Moussy et la 17e division ; mais Mondement, vaste quadrilatère flanqué de tours en poivrière, qui regarde par une de ses faces les marais, est exposé directement au feu des pièces établies sur Gourjeonnet, Chenaille et Congy.

Le château, bien que d’une ornementation assez pauvre, a grande apparence en raison de sa masse, surtout vers la route de Broyés, où donne la cour d’honneur, fermée par une grille en fer dont les piliers portent deux lions lampassés. Plusieurs fois restauré, il appartenait, en 1541, à une famille de Chasserat, qui le transmit par mariage aux de Geps, de qui il passa aux Lefèvre de Gaumartin, puis à un Lestrange, capitaine de dragons et Provençal, qui s’en défit contre espèces sonnantes entre les mains d’un traitant de la région. Honoré Bérard, originaire de Cormontreuil, près Reims. Avec les bàtimens, Bérard avait acheté les titres et droits seigneuriaux, dont il était plus friand que du reste. Il faillit lui en cuire sous la Révolution. Dénoncé par Oudet, agent national du district, comme un « être absolument immoral, » coutumier « des propos inciviques, suspect, avare, plaideur, » qui laisse « périr ses comestibles et ses denrées, » qui cherche « à affamer le peuple, » qui « a loué sa maison Vaugirard, rue du Bonnet-Rouge, à Glermont-Tonnerre, président de l’infâme club monarchique, pour y tenir ses séances, » il est arrêté le 23 octobre 1794 à Sézanne et les scellés sont posés sur son château. Une perquisition postérieure y fait découvrir quelques gerbes de blé non battues, une pièce devin entamée, des pommes de terre avariées, cinq boisseaux d’avoine, onze douzaines de chanvre femelle, du chènevis épars sur le plancher et, — chose plus grave, — » deux paquets de poudre à tirer, une demi-livre de balles de plomb et un fusil de chasse de trois pieds quatre pouces de long, la crosse garnie de velours, la vergette dorée[15]. » Il n’en fallait pas davantage, paraît-il, en ces âges révolutionnaires, pour mettre un château en état de défense et mener son propriétaire à la lanterne. Mondement, dès lors, n’alimente plus la chronique : il s’endort jusqu’à la guerre. Il n’a pas trop déchu dans l’intervalle ; il n’a pas fait trop de concessions au « confort moderne, » bien qu’appartenant à un agent de change de Paris, M. Arthur Jacob, qui y passait ses villégiatures, et dont la veuve y habitait encore au 5 septembre avec un de ses fils, une institutrice et un assez nombreux domestique. Tout ce personnel s’éclipsa au premier bruit de l’invasion, à l’exception de l’institutrice. Très courageusement, M. Jacob fils, malgré la gravité de son état de santé, s’était imposé de rester à Mondement où il suppléait son frère, maire de la commune, mobilisé, et ce beau courage civique devait lui coûter cher. Un hôte inattendu se joignit aux Jacob dans la nuit du 5 au 6 septembre, l’abbé Kobin, curé de Reuves. Le 4, des troupes françaises avaient cantonné à Reuves, mais elles n’avaient fait que passer. On les revit le 5, à trois heures du soir. L’ordre de tenir les débouchés Sud du marais venait d’arriver : une batterie se défila derrière le village et presque aussitôt entra en action. L’artillerie allemande riposta : il fallut chercher un refuge dans les caves. Mais, « vers deux heures du matin, » d’autres troupes françaises, « venues de Villevenard[16], traversèrent Reuves en jetant un cri d’alarme. » Ce qui restait de la population se dispersa ; l’abbé Robin, pensant trouver un asile sûr à Mondement, s’y rendit en pleine nuit. Le château était déjà occupé : il lui fallut parlementer. On le laissa dormir dans la cour jusqu’au matin, où l’intervention de Mme Jacob lui ouvrit enfin l’accès des appartemens.

Ce fut une joie pour l’excellente dame que l’arrivée de ce nouvel hôte : elle l’accueillit comme un envoyé du ciel et voulut entendre la messe, que l’abbé célébra dans l’église voisine, à cinq heures. Il faisait à peine jour : les écharpes de la brume traînaient sur les coteaux. Une détonation sourde creva le brouillard, et des shrapnells tombèrent sur l’église. L’abbé et sa paroissienne rentrèrent vivement au château. La cour, les communs, qui offraient naguère « le spectacle d’une vaste caserne, » s’étaient vidés « en un clin d’œil : » les troupes avaient disparu sous bois. La canonnade n’en chômait pas d’un obus. Mais les projectiles allemands passaient au-dessus du château pour aller fouiller les couverts sous lesquels le 49e d’artillerie avait installé ses pièces, entre Broyés et Mondement. Notre feu faiblissait : il reprit son intensité dès que le colonel Barthal eut reçu, à dix heures et demie, les renforts qu’il réclamait. Rassurés par l’inaction de l’artillerie allemande sur Mondement, l’abbé Robin et son petit troupeau sortirent des caves où ils s’étaient réfugiés. Ils passèrent le reste de la journée fort tranquillement. « Le soir, écrit l’abbé, nous allons nous reposer sur nos lits, tout habillés. Les soldats reviennent dans la cour ; ils délogent à la pointe du jour. »

Avant de s’attaquer au château et ne pouvant éteindre notre artillerie, l’ennemi, sans doute, avait voulu déblayer ses abords. Pour prendre Mondement, il fallait commencer par nous déloger de Reuves, d’Oyes, de Montalard, du Signal du Poirier et des autres crêtes boisées que nos hommes occupaient vers Saint-Prix. L’attaque allemande pouvait emprunter trois directions : celle de la berge méridionale des marais, par où elle nous prenait de face ; la route en lacets de Saint-Prix, serpentant à travers le bois des Grandes-Garennes et le bois du Botrait, par où elle nous prenait de flanc ; les routes de Soisy-aux-Bois et de la Villeneuve, par où elle nous prenait à revers. Cette dernière menace semble la plus pressante, l’ennemi occupant déjà Soigny, Charleville et la forêt du Gault. À la fin de la journée du 6, cependant, toutes nos positions de la veille ou à peu près sont conservées sur notre gauche. Nous n’avons pu nous emparer de Toulon-la-Montagne : le 77e, lancé de Bannes à dix heures quarante-cinq, en soutien du 135e qui fléchissait, a dû s’arrêter à Coizard pour éviter d’être pris en écharpe. À Morains, le 32e, qui se bat depuis l’aube, en liaison avec un élément du 11e corps (le 65e), tient jusqu’à la nuit sous « un bombardement infernal[17] ; » son chef, le colonel Mézière, dont un vitrail de Fère-Champenoise commémore la fin héroïque, est décidé « à mourir que de reculer. » Vers huit heures du soir seulement, un gros d’ennemis, qui s'est approché par la voie ferrée avec des mitrailleuses, l’oblige à se replier légèrement vers les lisières du village, en même temps que la compagnie du 77e qui gardait Aulnay-aux-Planches. La perte de ces positions avancées n’entame pas notre ligne de résistance : après quelque flottement, le 9e corps, refoulé de la rive septentrionale des marais, s’est établi solidement à Reuves, Oyes, Bannes, où « 3 000 obus » de tous calibres, ne réussiront pas à ébranler la 33e brigade, accourue à la rescousse et retranchée dans le village, au Ghamp-de-Bataille et à la Petite-Ferme, face aux routes de Coizard et de Morains. « Tout se passe bien, » écrit à neuf heures et demie du soir Moussy, qui commande par intérim ce secteur et qui ne cache pas que certains incidens de la journée lui ont procuré d’assez rudes « émotions. » Si quelque désarroi, au début, s’est fait sentir dans ses élémens de liaison, le 11e corps, à notre droite même, n’a pas tardé, lui non plus, à se remettre d’aplomb. L’ennemi pourtant ne le ménage guère : Morains-le-Petit est en feu ; Ecury-le-Repos, Normée, Lenharrée, Sommesous brûlent partiellement. La canonnade fait rage sur toute la ligne. Il en sera ainsi toute la nuit et le jour suivant. « Le 6 et le 7, écrit un officier du 347e[18], on est canonné à discrétion, et je crois que c’est pendant ces deux jours, qui m’ont paru des siècles, que j’ai eu le coeur le plus serré. On ne voyait rien, et, à chaque moment : bing ! bing ! bing ! à droite, à gauche, en avant, en arrière, et les cris des blessés, des tués, les hurlemens des chefs pour se faire entendre. Quel enfer ! »

Le même officier parle avec émotion des « vastes garennes » au milieu desquelles il bivouaquait. Nous sommes ici dans la Champagne pouilleuse. Sa misère agricole prolonge celle des marais. L’œil ne sait où se prendre dans ces grands espaces de terre pâle et friable comme une poussière d’ossemens. Aux parties les moins déshéritées, ce ne sont que bruyères, champs d’avoines, luzernes, sarrasins, une culture chétive coupée par des sapinières et des bouleaux nains. Mais partout la craie affleure ; les sapins eux-mêmes, les moins exigeans des arbres, y trouvent juste de quoi ne pas mourir et n’atteignent qu’une taille exiguë. On marche pendant des lieues sans rencontrer une ferme. La mélancolie de cette terre doit être grande en automne, quand le vent balaie sur la plaine les aiguilles rouillées des sapins et que passent dans le ciel les vols de grues, le col tendu, « comme des clous, » vers le Sud. C’est presque la mélancolie de certaines régions bretonnes, comme l’immense lande de Lanvaux, à peine défrichée elle aussi, semée de maigres sapinières, mais une mélancolie plus sèche, sans brouillards et sans eaux vives. Et précisément les troupes qui se battent ici sont surtout des troupes de Vannes (116e) et de Lorient (62e). De quelle manière elles se sont comportées, ces milliers de tombes allemandes et françaises tout le long de la route de Lenharrée l’apprennent au passant, à qui elles font une tragique escorte des deux côtés du chemin. Lenharrée, le nom même sonne breton. Ici, un peu plus tard, d’autres unités des régimens de l’Ouest sont tombées, du 19e de Brest, du 248e de Guingamp, du 247e de Saint-Malo, mêlées à des élémens du 225e de Cherbourg. « Il faut culbuter ces gens-là ou se faire tuer, » avait dit Foch à « ses » Bretons, en leur montrant les « grenadiers de la vieille Prusse. » — « Bien, » répondirent-ils seulement[19]. Il n’était pas jusqu’à la 9e division de cavalerie qui, dans le léger engagement qu’elle avait eu près de Coole avec des forces de cavalerie saxonne, appuyées d’artillerie et d’infanterie, n’eût attesté le mordant de ses escadrons.

Sur un point seulement de notre ligne, le soir du 6, nous avons marqué un recul appréciable : Broussy-le-Grand, le Mesnil-Broussy, Broussy-le-Petit, sont perdus. L’ennemi a pris pied sur la rive méridionale des marais ; mais il n’y tient qu’une tête de chaussée et sa vague viendra battre inutilement les pentes du Mont-Août, grande articulation solitaire, pareille à une lie, qui domine de ses 211 mètres de haut la vaste étendue marécageuse. Jusqu’à la fin de la bataille, le Mont-Août nous appartiendra, et le 9e corps y trouvera le plus solide des épaulemens. Foch, rédigeant dans la nuit même son ordre du 7, pouvait parler sans exagération des « résultats obtenus sur un ennemi fortement éprouvé et aventuré[20]. »

III. — LA JOURNÉE DU 7

Par le coin que l’ennemi vient d’enfoncer dans nos lignes, nous n’en avons pas moins perdu notre rectitude frontale. Si l’on jette un coup d’œil sur la carte, on s’aperçoit que Mondcment, au matin du 7 septembre, est comme un grand promontoire battu de trois côtés, mais qui, par Reuves et Oyes, conserve encore une assise assez large vers les marais : à droite, l’ennemi le presse par Broussy ; à gauche, par la côte de l’Homme-Blanc, Soisy-aux-Bois, dont nous ne tenons plus que les lisières, le bois de la Branle et le Gul-de-Sac jusqu’à Chapton. Entre Chapton et Charleville, nous occupons nous-mêmes, il est vrai, en saillant, Villeneuve-lès-Charleville et nous y sommes en liaison étroite avec l’armée de Franchet d’Espérey qui, prévenu du danger que l’infiltration de von Bülow fait courir à la 42e division, a donné l’ordre dans la nuit au lOe corps de s’engager à fond vers la droite pour dégager le terrain.

C’était un des élémens de la 42e division, le 151e d’infanterie (colonel Deville) qui, dans la soirée du dimanche, avait occupé Villeneuve. Il devait se porter avant le jour à la Pommerose, au Sud du Petit-Morin, dont il n’avait pas à défendre le passage : le colonel Deville partit à trois heures du matin, mais la Pommerose était déjà aux mains des Allemands, et nos troupes durent se replier sur Villeneuve-lès-Charleville, au Nord de laquelle une batterie du 61e d’artillerie (colonel Boichut) se postait à six heures, sous le couvert du bois Baudin, et ouvrait le feu sur Charleville. Les mortiers ennemis ripostaient de la direction du Thoult et l’obligeaient presque aussitôt à déménager ; installée aux Culots, aux Caillottes et enfin aux Bout-dela-Ville, elle appuyait de ce dernier point un mouvement énergique du 10e corps prononcé à midi et qui nous rendait maîtres, vers six heures, de la Rue-le-Comte et du Recoude, qui sont des « écarts » de Charleville. La forêt du Gault n’était pas encore complètement nettoyée : à sa corne du Clos-le-Roi, particulièrement, le 70e de Vitré faisait de lourdes pertes. Mais dans l’ensemble, le déblayage allait bon train et, sur le millier de prisonniers capturés dans la journée par Franchet d’Espérey, plus des deux tiers revenaient au 10{e}} corps, qui avait « cueilli » à lui seul, dans la forêt du Gault, un bataillon entier du Xe de réserve allemand[21].

Grâce à cette diversion, la pression se faisait moins violente à notre gauche, vers Soisy-aux-Bois, où la 42e division demeurait fortement engagée ; la division marocaine et le 9e corps ne faiblissaient pas davantage sur Mondement et le Sud des marais, où la lutte avait pris surtout le caractère d’un duel d’artillerie ; des deux lignes de hauleurs qui bordent les marais, les batteries adverses se canonnaient énergiquement. Nos avions, le matin, étaient allés reconnaître l’emplacement des batteries allemandes. Nous tirions des coteaux de Soisy, du Mont-Août, de Broyés, sur Broussy, Saint-Prix, Villevenard, Coizard, Aulnizeux ; les Allemands tiraient d’Andecy, de Chenaille, de Congy et de Gourjeonnet sur Oyes, Reuves, Montalard et Mondement. Les obus se croisaient au-dessus des marais, mais l’artillerie lourde de l’ennemi avait une portée plus grande que la nôtre et il nous fallait répondre par la mobilité à ses feux écrasans. Partout, sur les collines, des fils téléphoniques, posés à ras du sol, reliaient ses observateurs aux batteries. M. Roland remarqua aussi, la nuit, « au-dessus de l’emplacement de ces batteries, de petits globes lumineux, des signes certainement, de couleur rose, » mais qui n’étaient pas visibles sans doute pour nos observateurs. Si l’artillerie allemande manqua un moment de munitions a la Marne, il n’y paraissait pas encore, et ses coups, par rapport aux nôtres, étaient dans la proportion de cinq contre un ; les gros obus de 150 faisaient « un bruit de sirène tournoyante » qui arrachait des cris de délire aux assistans : « Allemagne ! » glapissait un vieux major, les yeux au ciel, à chaque fois qu’un de ces monstres d’acier passait en mugissant.

Absorbées par une besogne moins lyrique, les réserves ennemies, dans les villages, procédaient à de minutieuses perquisitions domiciliaires. « Comme il y avait quatre jours que nous n’avions pas mangé, confesse un de leurs déserteurs[22] l’ordre avait été donné de piller tout ce qu’on trouverait. » Et tout y passa en effet, même l’argent des tiroirs. Après quoi, comme à Villevenard, où ils avaient forcé le tronc de la caisse des écoles, et par fidélité à leur vieux goût national de la scatologie, les goujats se soulageaient sur les tables, dans les meubles, au milieu des lits ; à la mairie de Fromentières, ils empruntaient pour le même usage le chapeau haut de forme de l’instituteur Siégel et en coiffaient « avec son contenu » le buste de la République. Amusettes de soldats ! Les chefs se réservaient les chàteaux, tant anciens que modernes, couronne aristocratique des marais, qu’ils ne brûlaient pas tous, comme Mondement et Chappelaine, mais qu’ils dévalisaient sans exception, depuis l’aimable Gongy, qui appartient à M. Patenôtre, jusqu’à Baye, aux tours mangées de mousse, qui virent naître Marion de Lorme et sombrer dans une opération de cambriolage attestée par les inscriptions de leurs portes l’honneur du duc de Brunswick, gendre de Guillaume II. Moins dangereuses, mais aussi pénibles que la guerre de mouvement, ces razzias donnaient chaud. Le gosier allemand, à la veille de la Marne, se sentait capable d’absorber toute la Champagne. Ce n’était pas seulement à table que les bouchons sautaient : au témoignage des riverains, les officiers allemands se faisaient suivre par des brouettes, des voitures d’enfans, pleines de bouteilles de Champagne, qu’ils vidaient le long de la route. Impitoyables pour leurs caves, du moins se montraient-ils d’assez bonne composition pour les personnes des habitans. Il y eut des atrocités commises dans la Marne, comme en Lorraine et en Belgique, mais en moins grand nombre et qui furent presque toujours le fait de soldats isolés[23]. Visiblement, la troupe avait ordre de ne pas trop bousculer cette population de vignerons, comme elle avait ordre de respecter les vignes elles-mêmes, en vue de la récolte prochaine, qui devait être « la récolte du kaiser. » Nulle incertitude d’ailleurs, aucune crainte chez les hommes sur l’issue de la lutte. Ils ne s’étonnaient même pas de la résistance opposée par les Français : c’étaient les derniers coups de boutoir de la bête sur ses fins. Demain, ce soir peut-être, sonnerait l’hallali. Et, tout de suite après, ce serait l’entrée dans Paris, la curée. Sur la côte de Chenaille, dont il gardait les grottes, un Allemand de trente-cinq ans environ, à « physionomie grave, presque timide, » tirait sa montre à boîtier de corne devant l’instituteur et, le doigt sur l’aiguille, demandait : « Midi ici — Paris là ? » — « Dans son imagination, dit M. Roland, Paris se trouve à 5 kilomètres derrière les marais et les Français défendent les approches de la capitale. » Avant d’emporter Paris, il fallait commencer par emporter Mondement, le plateau de Sézanne, la ligne de l’Aube, et les choses n’allaient pas aussi vite que l’espérait la naïveté allemande. La 42e division et la division marocaine tenaient toujours ferme entre Villeneuve et Saint-Prix. De Mondement même, trois de nos batteries, installées à proximité du château, couvraient de leurs feux Talus et la route des marais. Les Allemands, jusqu’à neuf heures du matin, n’avaient pas répondu. Ils faisaient approcher leurs batteries lourdes. À neuf heures exactement, le premier obus de 105 tomba sur le château, fit sauter un pan de mur près d’une des tours d’angle. D’autres obus tombèrent aux deux ailes, puis sur la toiture qui vola en éclats. Le feu se ralentit un peu vers midi. Le général Humbert arrivait justement, tout frémissant encore de la bataille et l’appétit fouetté par une longue randonnée à travers nos lignes. « Il vient déjeuner, note le curé de Reuves. Il est vif, alerte, joyeux. » Et c’est une stupeur pour le bon ecclésiastique, qui préférerait un quignon de pain bis grignoté en paix à tous les festins du monde servis sous les obus, de l’entendre réclamer « nappes et serviettes » et vouloir faire les honneurs de sa table, dans la grande salle à manger, à toute la famille Jacob. Quelle « exigence » et en quel moment ! Mais cette gaieté sous le bombardement n’est pas en somme un mauvais signe ; le moral du chef fait bien préjuger du moral des hommes. « Il les tient dans sa main, dit l’abbé Robin ; au moindre signe, il est obéi ; » il a suffi qu’il leur dit : « Il faut qu’on résiste, il y va du salut de la France. »

Et tous ont compris. Cette crânerie du chef, ce dédain absolu du danger qui, sous une pluie de marmites, le fait se tenir, avec son officier d’état-major, « tantôt au pied d’une des tours, tantôt à côté de l’église, inspectant de ses jumelles la grande plaine qui s’étend à ses pieds[24], » sont le meilleur des toniques pour ses hommes. Mais ils vont attirer la foudre sur Mondement. L’ennemi a dû savoir que nous avions là notre poste de commandement : à peine le déjeuner expédié, le château, l’église, les champs, les routes, sont littéralement inondés de 105 et de 150. Le médecin principal Baur, qui regardait la bataille, adossé contre un gros orme, est tué net : l’obus, éclatant à sa hauteur, fauche en même temps l’arbre et l’homme. Un autre obus tombe sur l’escorte du général, tuant et blessant plusieurs cavaliers ; les routes deviennent impraticables aux autos. Humbert reste gai, plein de confiance. « Les Allemands, dit-il pittoresquement, sont embouteillés. Mondement forme bouchon. À tout prix, il faut qu’il tienne. » Et, pour qu’il tienne, Humbert « sacrifiera [s’il faut] jusqu’au dernier homme et à la dernière cartouche. » Ses soldats approuvent de la tête. La mort est légère aujourd’hui. L’abbé Robin, à cinq heures, avise un groupe de zouaves, noirs de poudre, les baïonnettes tordues, qui rentrent au château, et il leur demande naïvement s’ils ont « triomphé. » — « Nous avons repoussé les Allemands, répondent-ils, mais pas aussi loin qu’il aurait fallu. Demain, nous reprendrons l’offensive, ou ce soir. » Ils ne disaient pas de quelles pertes ils avaient payé leur légère avance et qu’une seule « action spéciale, » au cours de cette journée du 7, nous avait coûté « les cinq sixièmes d’un effectif de 1200 Marocains[25] » Mondement, sous la mitraille, devenait intenable, et le général Humbert, dans l’après-midi, avait dû transporter son poste de commandement au château voisin de Broyes, moins exposé et plus central. Broyes est une ancienne baronnie dont les seigneurs, fort puissans, possédaient au xie siècle toute la paroisse de Sézanne, détachée de l’héritage de Saint-Martin de Tours. Elle est à moitié route d’Oyes et de Sézanne. C’est une assez belle construction, avec un grand porche et ces grands toits plongeans de tuiles rousses qui sont communs à tous les châteaux d’ici : de sa terrasse, la vue du général enveloppait la plaine de l’Aube jusqu’à Troyes. Ce n’était plus un épisode, mais la bataille tout entière qui se déployait devant lui, comme sur une grande carte en relief. « Le soir, à la nuit tombante, écrit l’officier d’état-major qui signe Asker[26], l’immense plaine apparaît dans un poudroiement fabuleux, enveloppée de teinte cuivrée, rougissante, où tout se mêle en une vision d’Apocalypse : derniers rayons d’un soleil d’été, tourbillon de toute cette poussière remuée par les canons, les fantassins et les cavaliers, éclatemens innombrables des obus, flammes des grands incendies. Et comme l’on comprend, du haut de cette terrasse, à quel point il est indispensable, essentiel, que notre division tienne bon ! »

Elle tiendra. L’état-major de la division, en se retirant et pressé sans doute de soucis plus immédiats, avait oublié à Mondement les pauvres civils jetés par un caprice de la Providence au milieu de cette tornade de feu. Mais le château continuait à servir de caserne aux soldats, qui s’efforçaient, gentiment, de rassurer leurs hôtes. Quand la fusillade crépitait un peu trop près, ils leur expliquaient que c’étaient « nos lebels » qui tiraient. D’ailleurs, le bombardement s’était apaisé ; le gros de l’orage semblait passé. « Les Allemands doivent être repoussés, écrit l’abbé Robin le soir du 7. Du moins, nous le pensons. » Cet optimisme devait recevoir un rude coup dans la nuit, mais, en ce moment, il n’avait rien de déraisonnable. Si l’ennemi avait pris les Broussy, nous continuions d’occuper Reuves, Oyes, et nous étions toujours les maîtres de Bannes, d’où un détachement du 90e (commandant Jette), dans l’après-midi, tentait, par les marais, un coup de main sur Aulnizeux : le commandant Jette[27], le lieutenant de Vareilles-Sommières et une trentaine de leurs hommes étaient tués, le capitaine Rome blessé ; le reste se repliait sur Bannes, où l’ennemi ne le poursuivait pas.

À la vérité et dès l’origine, il semblait avoir voulu négliger ce passage, bien que, de Bannes à Fère-Champenoise, il n’y ait guère plus de 6 kilomètres en ligne directe, préférant, pour marcher sur Fère, emprunter la grande route qui passe, à Morains et qui se rapproche insensiblement de la voie ferrée. Mais ses progrès sur cette partie du front n’étaient pas encore très sensibles.

Presque partout, devant la ferme attitude de nos troupes et malgré l’entrée en jeu de leur artillerie lourde, défilée vers Clamanges, les Allemands « avaient été obligés de suspendre leur marche en avant [sur Fère]… Nous étions restés les maitres du champ de bataille[28]. » Le vallon de la Pleure, le passage à niveau de Normée avaient été le théâtre, dès le 6, « d’une lutte épouvantable » qui se poursuivit, le 7, « dans les bois de pins avoisinans[29], » mais nous résistions sur la Somme champenoise, de Lenharrée à Sommesous. L’encaissement de cette petite rivière aux eaux blanches entre de hauts talus boisés en faisait une excellente ligne de défense. L’ennemi s’y butait sans rien obtenir. « De tous côtés il pleuvait des balles, lit-on, à la date du 7, sur le Carnet de route d’un officier allemand[30]. Nous ne pouvions pas avancer plus loin : l’ennemi était trop fort pour nous. À notre gauche, le 20e corps est arrivé à temps pour nous permettre de souffler un peu. Un feu infernal d’obus. Nous avions une soif terrible : un verre de Pilsen aurait été le bienvenu. Un obus, tout à coup, tombe dans le bois, et tue six hommes de ma section ; un second tombe droit au milieu de nous ; impossible de résister plus longtemps, nous nous retirons. Nous essayons plusieurs fois d’atteindre le village de Lenharrée, mais l’artillerie de l’ennemi balayait tout le bois, de sorte qu’il nous était impossible de progresser. Et nous ne pouvions repérer les canons de l’ennemi. » La précision de notre tir étonnait l’officier, qui en donne cette raison étrange que les « gardes-corps » combattaient là « sur un terrain que l’ennemi connaissait comme la paume de sa main » et qui était « un de ses champs de tir habituels. » Il s’étonnait également de l’ « immense réserve de munitions » que nous trouvions à lui opposer. À notre droite, la 9e division de cavalerie continuait à boucher vaille que vaille l’ « hiatus » entre la 9e et la 4e armée et prenait le contact vers Sompuis avec le 17e corps (de Langle de Gary), « qui avait réussi à gagner du terrain sur le XIXe » allemand[31]. La résistance qu’il rencontrait là, et particulièrement sur la Somme faisait rédéchir von Hausen qui demanda des renforts. Von Bülow, à notre gauche, sentant sa progression arrêtée entre Soisy-aux-Bois et Chapton, où nous le recevions sur nos baïonnettes, et, plus bas, vers la forêt du Gault et Charleville, faisait appel aussi à ses réserves. Elles arrivèrent dans la nuit. Une attaque générale fut combinée pour trois heures du matin. « Le temps est beau, un peu froid, note l’instituteur Roland. Dans la nuit, les incendies continuent à Oyes, Reuves, etc., à Villevenard même. » Torches tragiques, plantées autour des marais et brûlant pour une sinistre veillée des armes ! Nous touchions à la phase critique de la bataille.


IV. — LA JOURNÉE DU 8


« La situation est excellente : j’ordonne à nouveau de reprendre vigoureusement l’offensive. »

C’est par cet ordre laconique du général Foch que s’ouvre la journée du 8 septembre. Mais il n’a pas encore été communiqué aux troupes qu’on apprend que notre aile droite est enfoncée : Lenharrée a été emportée dans la nuit, après un furieux combat et une défense particulièrement énergique de la tête de pont de la Somme, dont les eaux claires, au matin, avaient la couleur pourpre des couchans. C’étaient des élémens du 19e de Brest, du 116e de Vannes et de sa réserve du 316e qui tenaient ces têtes de pont. Ils y combattirent jusqu’à la mort. Mais nos troupes avaient été tournées du côté de la gare ; derrière elles, sur les pentes où il s’étage, le village brûlait. L’ennemi même, à peine le pont forcé, le village emporté, en était rejeté « avec de grosses pertes. » Il revenait à l’assaut et cette fois, malgré l’héroïque défense du capitaine de Saint-Bon[32] et des élémens du 225e de Cherbourg qu’il commandait, nous devions battre en retraite sur Gonnantray, mais en disputant le terrain pas à pas, en profitant des moindres accidens de terrain, assez nombreux dans cette partie vallonnée de la Champagne, et, parvenus sur le plateau, en utilisant le couvert des bois de sapins. Le même mouvement de recul se produisait sur toute la ligne du lle corps et à l’aile droite du 9e, au Sud de Morains et d’Ecury-le-Repos, où l’attaque à revers de la Grosse et de la Petite-Ferme entraînait le brusque reflux de Moussy jusqu’au Puits-Perdu, comme à Lenharrée, à Vassimont, à Haussimont et à Sommesous, où tombait le lieutenant-colonel Guibert, et dont la gare, point de croisement des lignes de Châlons et de Vitry-le-François, subissait pendant deux heures les oscillations de la bataille : prise, perdue, reprise jusqu’à trois fois par nos troupes chargeant à la baïonnette dans la nuit, elle finissait par succomber.

La route était ouverte, le terrain déblayé vers Fère-Champenoise, bâtie dans une dépression et où la défense ne pouvait s’organiser que sur les hauts de la ville, directement visés par l’ennemi. Et telle était notre confiance cependant que l’aumônier militaire dont nous avons cité la lettre célébrait tranquillement l’office dans l’église paroissiale de Fère, « remplie de soldats et de gens du pays privés de messe depuis quelques semaines[33]. » Au milieu de l’office, on entend « des coups secs frapper les murailles ; » les vitraux « volent en éclats : » alerte ! Instantanément l’église se vide ; nos réserves du 93e prennent le pas de course. Les premiers fuyards avaient déjà jeté l’alarme en ville : ils racontaient que le régiment qui nous couvrait sur la gare avait été surpris en plein sommeil, égorgé jusqu’au dernier homme[34], que l’ennemi n’était plus qu’à 200 mètres de la station… On l’y arrêta quelque temps, — pas longtemps, car les batteries allemandes concentraient leurs feux sur la cote 141, et nos élémens fondaient dans ce brasier : le 93e perdait dans la tranchée de la gare son chef, le colonel Hétet ; deux compagnies du 347e, en soutien sur la route de Bannes, flottaient désemparées, presque tous leurs officiers et leurs gradés tués, les deux tiers de leur effectif hors de combat, et rétrogradaient péniblement, en abandonnant leurs blessés, « sur la voie ferrée, à mi-chemin entre Fère et Connantre[35], » d’où un officier d’état-major, le capitaine François, les reportait en couverture à hauteur de Sainte-Sophie, pour permettre le ralliement de la brigade débandée. Fère était évacuée à neuf heures sans avoir eu trop à souffrir de la bataille : les artilleries adverses croisaient leurs feux au-dessus de la ville, qui ne recevait que des obus égarés[36] ; à dix heures et demie du matin, les troupes allemandes y entraient au son des fifres et prenaient possession de la mairie et des différens édifices publics où elles laissaient quelques hommes, tandis que leur gros continuait la poursuite vers Gonnantray, Gorroy et Gourgançon. Le poste de commandement de la 9e armée, établi à Pleurs, reculait du même coup jusqu’à Plancy.

La violence déployée par les fractions de la Garde, du XVIe actif et du XIe de réserve qui nous attaquaient, ne démontait pas autrement l’imperturbable général Foch. « Bah ! disait-il la veille à son état-major, puisque l’ennemi s’évertue à nous enfoncer avec cette furie, c’est qu’ailleurs ses affaires vont mal et qu’il cherche une compensation. » Les graves événemens de la matinée ne le faisaient pas changer d’avis. « Situation excellente, » télégraphiait-il au grand quartier général dans l’après-midi, reprenant l’expression de l’ordre du jour qu’il avait adressé le matin même à ses troupes. M. Babin rapporte que Foch, à l’École de guerre, aimait à citer cette phrase de Joseph de Maistre : « Une bataille perdue est une bataille que l’on a cru perdre. » Foch n’avait pas perdu la bataille, puisqu’il croyait toujours qu’il pouvait la gagner et que, jusqu’à la fin de la journée, il harcelait l’ennemi par ses contre-offensives. Chacun de nos généraux d’armée contribua, par une vertu particulière, à la victoire de la Marne : la contribution personnelle de Foch, sa grande vertu fut sa ténacité. À une heure de l’après-midi, il lançait en formation massive sa 52e division de réserve sur Fère-Champenoise, et, à sept heures du soir, encore, il reprenait l’attaque des hauts de la gare, que notre artillerie battait énergiquement. Mais un cordon de mitrailleuses barrait la route de Bannes : nos troupes ne purent « passer » et elles se repliaient vers minuit sur Connantre, quand une estafette à cheval les arrêta sur la voie ferrée pour leur enjoindre de se reporter au Puits-Perdu et d’y reprendre l’offensive le lendemain[37](1). C’est ainsi qu’un vrai chef sait tenir ses troupes en haleine. Une autre contre-offensive, exécutée dans la direction de Gonnantray par la 60e division de réserve, était plus heureuse le même soir et parvenait à réoccuper les hauteurs au Nord d’Œuvy. D’autre part, la 9e division de cavalerie, toujours en liaison avec le 17e corps de la 4e armée, avait pu appuyer une attaque de celle-ci, déclenchée au cours de l’après-midi, dans la région de Sompuis. Et enfin, à notre gauche, Mondement, l’imprenable Mondement, continuait à résister.

Le repli du 11e corps sous des forces écrasantes n’en rendait pas moins éminemment précaire la situation du 9e, qui tenait le Sud des marais (ligne Oyes-Reuves-Mont-Août-Puils), et des divisions qui luttaient autour du château. L’unité de l’effort ennemi ne pouvait manquer de se manifester dans la même journée par une tentative vigoureuse pour nous chasser de ces deux positions.

Là encore, — preuve que von Bülow et von Hausen avaient concerté leurs mouvemens, — l’attaque se déclencha en pleine nuit, aux approches de trois heures. Les malheureux châtelains, qui s’étaient endormis pleins de confiance, furent réveillés par un fracas d’explosions qui ne laissait aucun doute sur les intentions de l’ennemi. C’était l’habituelle préparation d’artillerie qui précède les grandes vagues d’assaut. Peu après, par le bois des Grandes-Garennes et le bois de Saint-Gond, par la coulée de Montgivroux, l’ennemi s’infiltrait autour du château. Nos positions craquaient les unes après les autres. « À trois heures du matin, dit le curé de Reuves, il fallut employer les mitrailleuses. » Leur feu refoula l’ennemi sous bois : il reprit alors son pilonnage… Mondement, par ses fenêtres vides où dansent des lueurs d’incendie, regarde tomber autour de lui les pans de sa splendeur : à chaque instant, une brèche s’ouvre dans ses murs ; ce qui reste des toitures s’effondre ; la superbe limousine des châtelains est réduite en miettes ; un cheval, le dernier de l’écurie, leur dernière chance d’évasion, réduit en bouillie. Les malheureux s’étaient blottis dans une cave : la tour qui la surmontait s’écroule, et, de ses décombres, bouche en partie l’unique entrée de la cave ; un peu plus, ils étaient emmurés vivans. Affolés, ils quittent leur abri, qui leur semble moins sûr que le plein air et courent se réfugier sur le plateau, derrière un gros charme : un obus le fauche au-dessus de leur tête ; d’autres « piquent » en terre tout autour d’eux. « Impossible de rester dehors, écrit l’abbé Robin : nous rentrons au château ; une bombe perce la façade juste à l’endroit on nous sommes. Pour comble de malheur, nos provisions de bouche sont épuisées. Nous nous décidons à partir. Mais M. Eugène Jacob ne peut nous suivre. « Pour vous, dit-il, partez. Laissez-moi ! » Nous nous y refusons. On le portera, s’il le faut. Enfin, il se décide. On part. Nous faisons des étapes d’environ cinquante mètres… » De ce train, et battue par un feu d’enfer, jamais la petite caravane ne fût arrivée à destination, si elle n’avait rencontré une patrouille de gendarmes qui se rendaient à Sézanne : les braves Pandores acceptent, en passant par Broyés, de porter au général Humbert l’ardente supplication des fugitifs [38]. Le général leur dépêcha un de ses officiers avec une auto : par les routes défoncées, dans la nuit, sous les obus, ce fut miracle si les pauvres gens purent arriver sans autre méchef à Broyés, où l’encombrement était tel qu’ils durent passer le reste de la nuit sur des chaises. Le lendemain, une voiture les emmenait à Sézanne et ils prenaient le train pour Montereau. Mais l’émotion avait été trop forte pour M. Eugène Jacob, atteint d’une grave maladie de cœur, et qui expirait en débarquant…

Pour parer aux dangers que courait Mondement, le général Dubois, la veille, avait consenti à se démunir d’un de ses meilleurs effectifs en faveur du général Humbert : détachant le 77e d’infanterie du 9e corps, ou plutôt, le faisant glisser légèrement vers la gauche, il l’avait envoyé en soutien des régimens de tirailleurs et de zouaves qui défendaient les abords du château vers la crête du Poirier. Jusqu’à midi, le 77e garda la liaison. À ce moment, un ordre de Foch le réclama d’urgence pour renforcer sa droite fléchissante : le régiment devait être immédiatement dirigé sur Linthes. Il partit. En pleine bataille, un vide aussi important dans nos lignes ne pouvait échapper à l’ennemi, qui jugea le moment favorable pour tenter, par Reuves et Oyes, un nouvel effort sur Mondement.

Depuis la veille, du Petit-Broussy, en se couvrant par de légères tranchées, en s’aidant des cheminemens naturels que lui offraient les lignes d’arbres et les roseaux, il gagnait vers ces deux villages. Par la route même de Villevenard à Oyes, que borde un mince affluent du Petit-Morin, le Boron, il se glissait à trois heures de l’après-midi[39] vers la barricade établie à la hauteur de l’ancien prieuré de Saint-Gond. Nos positions avaient été au préalable fortement bombardées : les marais n’étaient « qu’un brouillard de fumée ; » les obus, toute la matinée, avaient plu « sur Oyes, Reuves, Mondement[40]. » Un peu avant trois heures, ils commencèrent à s’abattre sur Saint-Gond.

Baigné de douves encore visibles sous la profusion des plantes d’eau, le prieuré désaffecté de Saint-Gond, sis au milieu des marais, y forme une manière d’ilot solide qui couvre environ sept arpens. C’est l’ancienne mesure celtique, demeurée en usage dans le pays. De l’abbaye primitive, brûlée par les huguenots, rebâtie au xvie siècle et convertie en prieuré, il ne reste presque rien ; du prieuré lui-même il subsiste peu de chose, le tympan d’un portail, l’arc d’une jolie fenêtre Renaissance encastrée dans des débris de communs, un fragment de carrelage en briques vernissées de Ghantemerle et deux ou trois peut-être des vieux arbres qui ombragent, au milieu de ces ruines, le toit rustique du dernier ermite de Saint-Gond, ses livres et le bruyant voisinage du peuple des grenouilles, lesquelles ont bien pris leur revanche depuis le jour où saint Gond, dont elles dérangeaient les élans spirituels, obtint du Seigneur qu’il ne leur donnerait la voix qu’à tour de rôle. On assurait encore au xviiie siècle qu’il ne s’entendait jamais plus d’une grenouille dans les marais[41]. Mais sans doute que, quand le prieuré fut désaffecté, l’interdiction tomba, et l’abbé Millard est une âme trop pleine de mansuétude pour en demander le rétablissement. Partagé entre ses travaux d’érudition et ses travaux champêtres, coiffé, pour se livrer aux uns, d’un fez écarlate qu’il a rapporté d’un pèlerinage à Jérusalem, et, pour se livrer aux autres, d’un chapeau de jonc qui le fait ressembler à tous les faneurs du voisinage, une crise d’hydropisie l’avait obligé d’interrompre, peu avant la guerre, la rédaction d’une Vie de saint Gond, à laquelle il veut consacrer le dernier effort de sa plume : il était au lit et à sa dix-huitième ponction quand on annonça l’approche des Allemands. « Je vais donc revoir Attila, » dit-il. Mais sa gouvernante ne l’entendait pas ainsi. C’est une maîtresse femme, qui, hors les cas réservés, mène les affaires de son maître tambour battant. « Qu’avez-vous à sauver ici, monsieur le curé ? En fait de paroissiens, vous n’avez que des grenouilles. Elles se défendront bien toutes seules contre votre Attila. Allons, houp ! » Et, dans une brouette, elle chargea son maître et l’emmena à Oyes.

Il était temps : nos tirailleurs arrivaient. L’endroit, un coude de la route et les ruines des bâtimens voisins, semblaient favorables à une embuscade. Un officier jette un ordre : avec des pierres sèches, des troncs d’arbres, des fagots, des meubles, des charrettes renversées, toutes sortes de matériaux empruntés au prieuré et à la ferme voisine de la Lune, les tirailleurs, en quelques minutes, eurent construit une imposante barricade. Quelques fils de fer et une tranchée continue, comme en pratiquaient les Allemands, auraient mieux fait l’affaire. Mais nous restions fidèles aux vieux erremens, et, presque partout, nos hommes se battaient à découvert ou derrière de simples javelles et des troncs d’arbres. Telle quelle, avec ses deux petites « niches »[42] aux extrémités pour recevoir des mitrailleuses, cette barricade rendit quelques services, et les tirailleurs qui s’y étaient retranchés firent d’assez bonne besogne, de l’aveu même d’un des ennemis chargés d’emporter la position, L…, qui, dès qu’il le put, se jeta dans la cave du prieuré. Malgré les volées de 75 qui balayaient « Chenaille, les Usages, Voisy, la côte de Saint-Prix, » les Allemands « descendaient, espacés, les pentes des vignes. » M. Roland, du fond de son hypogée, suivait à la jumelle tous leurs mouvemens : « Derrière les maisons du village, les hommes d’infanterie fourmillent… Des pièces viennent s’installer contre les enclos et les jardins. » Peu après, « on voit s’avancer [les hommes] vers le marais par le ruisseau du Boron. » La canicule avait tari le ruisseau, dont le lit, assez profond, offrait un bon défilement à l’ennemi. « Nous rampions comme des serpens et au feu de l’artillerie, écrivait quelque temps après L…, à M. l’abbé Millard. Nous voilà enfin arrivés à l’abbaye devant votre maison, où se trouvait une embuscade. Aussitôt, les Sénégalais nous tiraillent ; nous tombons comme des mouches. Les Allemands crient : « Baïonnette au canon ! » puis avancent rapidement. Quant à moi, je m’étais réfugié dans la cave du bout, tout à i’arrière de la maison. » Il y resta jusqu’à huit heures du soir. Dans l’intervalle, la barricade avait cédé ; Reuves était tombée aux mains de l’ennemi. Mais à Oyes, qui flambait, on se battait encore dans la nuit, aux lueurs des brasiers. Derniers sursauts d’une résistance à bout de souffle ! La brigade Blondlat, à droite, reculait sur Allemant ; les tirailleurs du colonel Gros et du colonel Geller, à gauche, étaient ramenés assez rudement vers Montalard, dont ne les séparait plus que la coulée du ruisseau. L’ennemi poussait dans la nuit son avance « à 1 500 mètres du village » et se retranchait dans les chaumes, où il attendait la pointe du jour pour reprendre son élan.

Il semble que tout soit dit. Mais Humbert, digne second de l’inébranlable Foch, veut qu’on tienne quand même, qu’on s’accroche à tous les plis du terrain ; il ne permet pas à son artillerie, prise sous des feux violens, de chercher des positions à l’arrière. Dubois, de son côté, avec le 77e, travaille à réparer la brèche ouverte dans sa ligne par la dislocation du 32e et du 66e d’infanterie, que le 11e corps a entraînés dans sa débâcle : l’héroïsme du sergent-major Guerre, ralliant dans un boqueteau 200 hommes, les formant en carré et disant : « Ce sera le carré de Waterloo ; nous resterons ici jusqu’au dernier, » permet de sauver le drapeau du 32e, dont toute la garde est tombée, à l’exception d’un sapeur. D’ailleurs, si nous ployons sur notre centre, l’armée Franchet d’Espérey, à notre gauche, va de l’avant presque sur toute la ligne : Maud’huy, avec le 18e corps, a forcé le passage du Petit-Morin et s’est emparé de Marchais-en-Brie ; Hache, avec le 3e corps, déblaie la route de Montmirail où il entrera le 9, à onze heures du matin, et dirige ainsi une menace de flanc sur les corps ennemis qui continuent de marquer le pas dans la région de Charleville-Soigny-Gorfélix. Cette menace est encore aggravée à la fin de la journée par les gains du 10e corps vers Boissy. Flux et reflux, c’est toute la bataille, et il n’y a pas lieu, malgré les apparences, de désespérer. Certains signes, d’ailleurs, révèlent chez l’ennemi un désarroi au moins égal au nôtre. « Une phrase d’un ordre pour cette journée du 8, trouvé sur un officier blessé, tend à montrer, dit M. Babin, que l’état-major ennemi n’a pas grande confiance dans la possibilité pour lui d’avancer ; elle prescrit que les trains régimentaires auront leur timon tourné vers le Nord. »

Est-ce déjà « l’effet de succion » ou de « ventouse » dont on a tant parlé, produit par l’attaque brusquée de Maunoury sur le flanc de von Klück, qui, pour parer à un enveloppement, s’est hâté de resserrer sa ligne imprudemment distendue ? Quoi qu’il en soit, dès le 8, le grand quartier général allemand hésite de toute évidence, ne sait plus s’il doit poursuivre ou arrêter l’ofTensive. Une journée presque entière se passera encore pour lui en tergiversations et, au cours de cette journée du 9, il tentera un effort suprême — qui n’était peut-être, après tout, qu’une manœuvre de la dernière heure pour nous tromper sur ses intentions.

V. — LA JOURNÉE DU 9

Le jour se leva dans un ciel où rougeoyaient encore des incendies. Il avait plu la veille, mais légèrement. Le ciel restait couvert, mais il ne devait pleuvoir à nouveau que vers quatre heures de l’après-midi, un peu avant que sonnât la retraite allemande. Et il est vrai qu’il continua de pleuviner toute la nuit. Encore n’était-ce point là cette pluie diluvienne qui, selon quelques historiens, aurait rempli brusquement les marais desséchés par la canicule.

Les marais de Saint-Gond, sans doute, ne sont plus ce qu’ils ont été ; ce n’est plus le grand lac des temps quaternaires, l’immense émeraude enchâssée dans le cercle d’argent des collines champenoises et dont la vie profonde s’atteste encore aux restes de cités lacustres qu’on aperçoit sous ses eaux. Tels quels, et si réduits qu’on les imagine, il n’est pas de canicule capable d’assécher la partie des marais que n’a pas entamée la culture riveraine. Sous leur flore inextricable de roseaux, qui atteint en septembre 2m,50 de haut, ils tendent à toute époque de l’année le plus sournois et le plus impitoyable des pièges. En outre, ils bordent étroitement les chaussées sur une grande partie de leur parcours. La poussière, les fumées de la bataille les couvraient d’un voile opaque depuis la veille. Mais ces ténèbres diurnes, mortelles peut-être pour d’autres troupes, servaient au contraire les plans d’un ennemi sur qui pèsent encore les ombres de la Forêt Hercynienne et qui semble avoir fait alliance avec toutes les forces obscures de l’atmosphère. Tandis qu’au lever du jour, les tirailleurs du colonel Gros s’égaillaient dans les bois voisins pour tenter de dégager les abords de Mondement, toute une brigade allemande, qui avait pris position à notre insu au-dessus d’Oyes, sortait de ses lignes et se jetait sur le château. Impossible de tenir devant de telles forces. La 4e et la 6e batterie du 49e, en action depuis la veille sur l’esplanade[43], n’ont que le temps d’atteler : dans le mouvement, le colonel Barthal est tué par un obus. Mondement, livré à lui-même, tombe après un simulacre de résistance.

Aussitôt maître du château, qui lui assure enfin la clef des marais, l’ennemi l’organise supérieurement, perce des créneaux dans tous les murs, braque des mitrailleuses à tous les étages et jusque dans les greniers. En même temps, par Saint-Prix et la crête du Poirier, dégagés, ses batteries légères accourent. Dans les beaux salons du pavillon principal, ornés de délicieux panneaux Louis XV, un état-major s’est installé, dit-on, avec un grand personnage qu’on croit être le prince Eitel. Mais le prince Eitel a été signalé en bien des endroits au cours de la bataillé de la Marne : on a cru le reconnaître à Baye, au château de Mareuil-sur-Ay, à Ghauffry[44]. Cette ubiquité du personnage laisse planer un léger doute sur sa présence à Mondement. Et Humbert, d’ailleurs, a d’autres soucis pour l’instant que ces recherches d’identification. Il veut reprendre le château : il ne peut se résigner à le laisser aux mains de l’ennemi, — qui l’eût peut-être abandonné de lui-même quelques heures plus tard. Mais avec quoi le reprendre ? Il a jeté au feu ses dernières réserves. Il demande à la 42e division de lui prêter ses chasseurs à pied et il les lance avec ce qui lui reste de troupes sur le château. La contre-attaque échoue. Eh bien, on la recommencerai !

Mais c’était le moment où Foch, son aile droite disloquée, obligé de reculer jusqu’à Corroy, Gourgançon, Semoine et de là jusqu’à Salon, s’avisait, après accord avec Franchet d’Espérey, de tenter la plus audacieuse des manœuvres. En échec sur Mondement, vacillant à son centre[45] et n’ayant plus de valide qu’un bout de son aile gauche, il décide de faire pivoter ce moignon ou, pour employer un langage moins figuré, d’enlever la 42e division de sa gauche et de la jeter à sa droite sur le flanc de von Hausen. On a rapproché cette belle manœuvre de celle du prince de Saxe à Saint-Privat et l’on y a vu le mouvement décisif qui avait fixé le sort de la bataille : peut-être serait-il plus exact de dire qu’elle en précipita le dénouement, qui, dès six heures du soir, ne faisait plus de doute pour personne.

Elle dégagea en outre la gauche de la 4e armée. Son unique inconvénient est qu’elle nous dégarnissait pendant quelques heures sur Mondement, où la division marocaine demeurait livrée à ses propres forces. Mais Foch, qui pense à tout, avait prévenu Humbert que, s’il lui enlevait les chasseurs, il lui rendait le 77e. Et, d’autre part, si nous en croyons l’officier d’état-major qui signe Asker, le repli de la 42e division nous valut « la meilleure des aubaines, » car, tandis que l’infanterie de la division exécutait ce mouvement de « roquage, » son artillerie devint disponible pendant deux heures et put, en passant par Broyés, concentrer son tir sur le château.

Formée en demi-cercle au Nord du village, elle ouvre sur Mondement, les bois et les pentes, « un feu infernal » et d’une extraordinaire précision. Il est vrai qu’il est dirigé par le colonel Boichut, celui qu’on appelle u le virtuose du 75, le maître du tonnerre. » Au dire des témoins, c’est « un des tirs les plus impressionnans » qu’on ait vus. Non seulement, par le barrage qu’il établit devant Mondement, il empêche l’ennemi de progresser, mais il donne le temps au 77e d’arriver à Broyés et, sans désemparer, sans même faire le café, d’entrer en ligne et de se déployer vers le château avec les zouaves et les tirailleurs[46]. L’attaque, dirigée sur le côté Sud de Mondement, échoua comme la première, mais nos hommes avaient réussi à prendre pied dans les bois ; une batterie du 49e, la 6e, capitaine Naud, s’était approchée jusqu’à 350 mètres. Le soir tombait. Un nouvel assaut fut décidé et des mesures prises pour aborder le quadrilatère par trois de ses côtés.

— Allons, mes gars, allons, mes braves, criait au 77e le colonel Lestoquoi. Un dernier coup de collier, et ça y est ! Pour les préparer à ce « coup de collier, » le commandant de Beaufort, qui menait la première vague d’assaut, avait fait sortir des rangs un prêtre-soldat et lui avait demandé « de donner une suprême absolution aux hommes qui voudraient la recevoir[47]. » C’étaient des Vendéens, des gars de Cholet. Tous ployèrent le genou et se découvrirent. Et, derrière son commandant, le bataillon s’ébranla.

Il devait attaquer Mondement par la route de Broyés, sur laquelle s’ouvre la cour d’honneur, séparée de la route, qui s’encaisse fortement à la desconte, par un terre-plein planté de tilleuls. Le commandant de Beaufort et le lieutenant de Segonzac-Montesquieu arrivent les premiers devant les grilles : Beaufort est tué net, Montesquieu grièvement blessé. Il y a un court moment d’hésitation chez les hommes, dissipé par l’entrée en scène, baïonnette au clair, du 3e zouaves, qui débouche à revers, par le parc, et du 2e tirailleurs, qui par la Bedaine et le sentier qui longe la ferme de Chardin, est arrivé en rampant sur le plateau, « à temps, dit une correspondance privée, pour recevoir le dernier soupir de Montesquieu, fait capitaine dans la cour même du château. » Les Allemands tiennent encore dans les tours d’angle et le pavillon principal. Marocains et zouaves, lâchant leurs fusils, défoncent les portes à coups de barres de fer arrachées des grilles et se ruent à l’intérieur. C’est le corps à corps, la tuerie et, finalement, le sauve-qui-peut général. Mais peut-être les pertes ennemies à Mondement furent-elles moins grandes qu’on ne l’a dit[48]. Déjà le mouvement de conversion des armées von Bülow et von Hausen était commencé ; l’ordre de retraite était parvenu aux diverses unités vers cinq heures du soir. Ce n’est qu’une forte arrière-garde du 164e hanovrien qui défendait à ce moment le château.

Quoi qu’il en soit, la prise de Mondement et de sa falaise couronnait magnifiquement, à sept heures du soir, les beaux succès obtenus à notre gauche par le général Lanthoine et le 10e corps. Là aussi, dans toute la région Charleville-Corfelix-Le Thoult, le 10e corps, mis à la disposition du général Foch par Franchet d’Espérey pour « boucher le trou » qu’y avait ouvert le départ de la 42e division, ne progressait d’abord que lentement vers Bannay, qui lui était fixé comme objectif. Les Allemands continuaient de tenir sur toutes leurs positions : de Chapton au Glos-le-Roi, pointe orientale de la forêt du Gault, leur front décrivait autour de Yilleneuve-lès-Charleville un arc de cercle que nous n’arrivions pas à briser ; en outre, la chute de Mondement avait supprimé le saillant que nous poussions dans leurs lignes à l’Est de Chapton et leur assurait la libre communication des marais. Peut-être la situation du 10e corps eût-elle été assez hasardée, si Franchet d’Espérey, avisé de la résistance qu’il rencontrait, n’avait donné l’ordre à son ler corps, maître du plateau de Vauchamp, de s’infléchir vers le Sud-Est en attaquant à fond sur Baye et Villevenard. Von Bülow, qui avait déjà perdu le matin Montmirail, se voyait menacé à revers par cette attaque et pensait déjà peut-être à se dérober. C’est à ce moment, vers une heure de l’après-midi, suivant une lettre du général Lanthoine à l’évèque de Châlons, que le brave curé de Villeneuve-lès-Charleville, M. l’abbé Laplège, qui, pendant toute la bataille, était demeuré auprès de ses paroissiens, « voyant une reconnaissance d’artillerie traverser le village, se porta au-devant du lieutenant-colonel et lui proposa de donner des renseignemens sur les positions ennemies. L’abbé Laplège conduisit le lieutenant-colonel à la lucarne d’un grenier et, du haut de cet observatoire, il lui situa, avec une précision absolue, les batteries ennemies et un nœud de communications important, point de passage obligé pour les troupes allemandes en retraite[49]. » La plus dangereuse de ces batteries, — six pièces de 105, qui balayaient tout le plateau et arrêtaient la progression de nos troupes, — était défilée à gauche de la route de Fromentières, derrière la briqueterie du Thoult-Trossay : prise sous le feu de nos 75, écrasée avec ses servans, elle se tut : la route était libre pour nos troupes qui, d’un bond, enlevèrent Corfélix et se portèrent vers Talus.

L’ennemi avait chancelé sous le coup. Mais il continuait d’insister à notre aile droite, où von Hausen, en masses profondes, s’était avancé jusqu’à Gourgançon. Pointe heureuse, si l’armée de von Bülow avait pu suivre le mouvement et si lui-même s’était partout avancé d’un pas égal. Mais von Bülow, après son précaire succès de Mondement, ne bougeait plus, comme coincé dans sa conquête, et l’armée de Langle de Cary, qui avait reculé le 8 devant les divisions saxonnes, réagissait vigoureusement le 9 vers Sompuis, les Fenus et la Folie. La pointe que von Hausen enfonce dans nos lignes l’expose ainsi à de dangereux mouvemens latéraux : découvert du côté d’Humbouville, il prête le flanc sur sa droite à une attaque qui va se déclencher en foudre, s’il ne la prévient par un repli rapide.

Dans la soirée du 8, selon M. l’abbé Néret ; dans l’après-midi du 9, selon un témoin oculaire, M. Bonnemain[50], Fère-Champenoise « était transformée en champ de foire : » les réserves allemandes, qui cantonnaient jusqu’alors dans les faubourgs de Connantre, s’étaient répandues en ville vers trois heures, et, pour s’entretenir la main, elles avaient pillé en route quelques maisons. Pillage méthodique et organisé d’ailleurs : on ne dévalisait que les logis sans maîtres et les boutiques sans marchands. Puis l’orgie, à son tour, « s’organisa. » Devant l’Hôtel de Paris, les soldats « avaient sorti le piano dans la rue ; » en face de l’église, une musique s’était installée « sur des bancs et des caissons. » Le Champagne ruisselait. Les officiers, sur le trottoir, à cheval sur des chaises ou renversés dans des fauteuils d’osier, la tunique lâche, le cigare aux lèvres, regardaient complaisamment la scène du haut de leurs monocles. Une impression de mascarade hottentote se dégageait de cette tourbe avinée, qui avait dévalisé une chapellerie voisine et s’était coiffée des couvre-chefs les plus hétéroclites : les hommes buvaient, bâfraient, dansaient, hurlaient des hymnes sauvages à la gloire de la patrie allemande. Quelle fête célébraient-ils a ventre déboutonné ? Un blessé français passa sur une civière : ils le huèrent. Les ceinturons défaits, les havresacs jetés en tas, les fusils épars contre les murs, témoignaient de l’absolue sécurité dans laquelle baignaient tous ces drôles. Brusquement, vers cinq heures, un officier monté accourt au galop, et, « d’une voix de stentor, » crie un ordre. C’est la retraite ! Les hommes, aussitôt, se harnachent, reprennent leurs fusils et reforment les rangs ; aux habitans stupéfaits, les officiers demandent la direction de Sommesous, de Morains, d’Ecury-le-Repos. Et tous s’en vont au pas accéléré, en bon ordre, mais sans fifres. À six heures du soir, il n’y avait plus un Allemand en ville, sauf quelques pochards qui ronflaient dans les caves. Le lendemain seulement, à dix heures du matin, les Français rentraient dans Fère, et, à cette heure-là, le gros de l’ennemi avait depuis longtemps repassé les marais.


vi. — l’aube de la victoire


Le bruit courut cependant que Moussy, le futur héros d’Ypres, avec une division du 9e corps, avait culbuté la Garde dans les marais de Saint-Gond, et des historiens se firent l’écho de ce bruit. À la rigueur, il n’y aurait rien eu là d’impossible. Nos 75 tenaient sous leur feu les sept routes des marais, si rectilignes, si géométriques, que, d’une rive à l’autre, on peut les prendre d’enfilade ; sur presque tout le parcours de ces routes, les Allemands ne pouvaient s’écarter d’un mètre à droite ou à gauche, sous peine d’être happés par la tourbière, et, si notre artillerie avait été en action, ils n’auraient eu le choix, en effet, qu’entre l’extermination sur place ou l’enlisement. Pourquoi notre artillerie n’est-elle pas intervenue ? Les munitions, comme on l’a supposé, lui manquèrent-elles au dernier moment ? Nos services de renseignemens aériens, si actifs pendant la bataille, connurent-ils quelque défaillance vers sa fin ? La vérité est plus simple : ce qui s’était passé pour l’armée Maunoury se passa pour la 9e armée. On sait que la 6e armée, le matin du 10 septembre, au moment où elle allait reprendre l’offensive par son extrême gauche, ne trouva, dit M. Babin, « à peu près plus rien devant elle ; » pendant la nuit, l’ennemi s’était écoulé sans bruit vers le Nord, à l’Est de l’Ourcq, en se couvrant par de solides arrière-gardes. Il en fut tout pareillelement de l’armée von Bülow et d’une partie de l’armée von Hausen. « Le soir du 9, écrit le sous-lieutenant M…[51] nous étions à Linthes, et je fus placé en grand’garde avec ma compagnie pour y protéger le débarquement de la 42e division, qui arrivait à la rescousse. Il n’était que temps. Le lendemain nous nous portions en avant et, à notre grande surprise, nous constations que les Allemands n’étaient plus là. C’était le 10 au matin. »

Devant Mondement même et Saint-Prix, les voies étaient dégagées. Jusqu’au matin du 10, elles avaient été remplies par des défilés de troupes dont la sourde cadence martelait le silence nocturne. Les habitans réfugiés dans les grottes ne savaient comment interpréter ces évolutions. « Les troupes passent, écrit M. Roland. Vont-elles ou reviennent-elles ? On ne sait. Les bâtimens du château de Mondement flambent. Une maison brûle dans la direction de Broussy ; des lueurs d’incendie partout, à Villeneuve, Royes, Reuves, etc. Le canon français lance encore quelques obus à intervalles plus espacés, puis tout retombe dans le silence de la nuit… Le lendemain, à cinq heures et demie, au jour, même silence. » Et, comme ce silence continue, nos troglodytes finissent par risquer un œil au dehors. Justement voici le petit vacher qui les ravitaille chaque matin. Ils l’interrogent avidement : l’enfant leur confirme qu’il n’y a plus de Boches « à l’horizon. » La bataille est finie. Sur quoi, ils quittent leur cachette et à la file indienne, par les vignes, descendent vers le village ; mais, au tournant de la rue du Grand-Puits, ils tombent sur une « douzaine d’Allemands qui remontent en silence vers Congy » et dont le chef, qui « porte un tambour sur le dos et un brassard de la Croix-Rouge sur la manche, » demande en bon français à l’instituteur où se trouve le 164e régiment [d’infanterie allemande]. M. Roland répond que le 164e cantonnait au village. « Tout le régiment n’y était pas, » réplique l’officier qui, sans insister, continue son chemin. C’étaient les derniers traînards de l’armée ennemie, des grand’gardes sans doute et des infirmiers qu’on n’avait pu prévenir à temps de la retraite, tellement elle avait été précipitée.

Cinq minutes plus tard, un peloton de cuirassiers français pénétrait dans le village. La population acclamait ces premiers et rayonnans messagers de la victoire. Droits sur l’arçon, la crinière flottante, ils arrivaient, dans un poudroiement d’or, par la route d’Oycs. L’instituteur leur fit part de la rencontre précédente. « Si vous étiez arrivés cinq minutes plus tôt, leur dit-il, vous les cueilliez. — On les aura, » répondirent-ils, et ils piquèrent des deux. Mais, presque partout, l’ennemi avait une étape d’avance sur nous et ses arrière-gardes étaient fortement organisées. Aux deux extrémités des marais, à Morains-le-Petit, que le 68e et le 90e d’infanterie atteignaient vers cinq heures et demie, et à Saint-Prix, où la division marocaine s’engageait à la même heure, il ne tentait aucune résistance. À Saint-Prix seulement, il avait essayé de couper la route par une barricade de peupliers, « mais, au lieu de tomber au travers du chemin, dit l’abbé Néret, les grands arbres de France, comme consciens de leur rôle, s’écroulèrent de chaque côté de la rivière, » et nos troupes passèrent. Elles étaient moins heureuses à l’Est des marais, à Pierre-Morains et à Ecury-le-Repos notamment, où un bataillon du 347e de ligne se heurtait à une forte arrière-garde saxonne qui lui démolissait trois officiers, dont son chef de bataillon, et 250 hommes : les élémens de la 52e division de réserve durent rétrograder sur Morains-le-Petit, et la poursuite, de ce côté, ne put reprendre qu’à la nuit. Sur la Vaure et la Somme, en revanche, où opérait la magnifique 42e division, lancée en flanc sur la IIIe armée allemande et dont l’artillerie, dès huit heures du soir, la veille, foudroyait von Hausen dans Connantre, elle ne subissait aucun arrêt[52] et talonnait étroitement l’ennemi jusqu’à la Marne. Si méthodique, d’ailleurs, qu’eût été le repli des deux armées von Bülow et von Hausen, il n’avait pu s’opérer sans d’énormes sacrifices d’hommes et de matériel. Le temps lui manquant pour enlever ses blessés et ses morts de la journée, déjà rangés en longues files le long des routes, l’ennemi les avait tout simplement abandonnés. Sur la route d’Oyes à Villcvenard, ils formaient ainsi une longue allée funèbre ; devant le prieuré de Saint-Gond, un jeune Allemand était tombé au moment où il faisait sa toilette et il avait encore sa petite glace de poche à côté de lui. Ces morts, ces blessés, des ambulances entières avec leur section sanitaire au complet, comme celle de Lenharrée, «pleine de soldats allemands, fantassins, artilleurs, garde impériale »[53], des batteries culbutées, des caissons abandonnés, des prolonges d’artillerie engagées dans des culées de pont, des monceaux d’obus qu’on n’avait pas eu le temps d’emporter et un extraordinaire entassement de fusils, de gibernes, de cartouches, de havresacs, d’objets de pansement, de paquets de correspondance, de boîtes de conserves, de quartiers de viande avariée, de bouteilles de champagne vides et même de pièces d’appareils cinématographiques, ce fut, avec les inévitables traînards que laisse derrière elle une armée en retraite, tout le butin de cette première journée. Il devait s’enrichir singulièrement par la suite. Et il est possible en outre qu’au cours de la retraite, les marais aient englouti quelques égarés, mais ils ont gardé leur secret jusqu’ici, et nulle part, que je sache, des faucheurs n’ont « entaillé de leurs lames des cadavres qui émergeaient à demi du limon. »

C’est que les Allemands connaissaient les marais mieux que nous : depuis des années, sous couleur d’y chasser les halbrans ou de placer des engrais chimiques dans les fermes, leurs espions les battaient en tous sens ; certains même, déguisés en bergers, en employés de fromagerie, en marchands de « coupes » ambulans, en pousseurs de petites voitures de Caïffa, vivaient dans l’intimité des habitans et, la guerre venue, le masque jeté, mirent une sorte de plaisir sadique à se faire reconnaître de leurs dupes.

Les marais de Saint-Gond, tombeau de la Garde prussienne, la formule était saisissante sans doute et faisait image pour la foule[54]. Mais la réalité est cent fois plus belle que la légende. Ce qui s’est enlisé là, ce qui a sombré définitivement dans cette fosse verdâtre, c’est mieux que quelques bataillons d’élite, c’est le prestige de la force allemande et de sa prétendue invincibilité. Au bord du plateau où se cramponnaient nos troupes, dans la Marne, près d’Esternay, un riche et pur château du xviiie siècle porte le nom symbolique de Réveillon : est-ce ce nom, une terre chargée d’histoire, l’obscur pressentiment des revanches de l’avenir, ou tout cela peut-être en même temps qui inspira Detaille ? Quoi qu’il en soit, le Rêve, la plus émouvante et la plus populaire de ses toiles, est né à Réveillon, pendant l’été de 1887. Regardez-la bien : des soldats qui dorment, les faisceaux formés, sur un grand plateau nu où des feux de bivouac achèvent de se consumer. C’est, de toute évidence, le plateau champenois. Mais ne semble-t-il pas qu’au dernier plan de l’horizon, à la lisière du plateau, commence une zone de brume mystérieusement teintée daurore ? Et, sans trop de complaisance, n’est-il pas permis d’y reconnaître les brouillards héroïques de ces marais de Saint-Gond, au milieu desquels, vingt-sept ans plus tard, par la constance inébranlable de Foch aux prises avec les corps les plus fameux de toute l’Allemagne, la Victoire de la Marne devait secouer ses ailes et rouvrir le cycle fermé des grandes Gestes françaises ?

Charles Le Goffic.
  1. La Guerre en Champagne, publiée sous la direction de Mgr Tissier, évêque de Châlons, Mondement par Asker, Au centre de la bataille de la Marne par L. Néret, La Guerre sur le front occidental par Joseph Reinach, De Liège à la Marne par Pierre Dauzet, Les Batailles de la Marne par P. Fabreguettes, Visions de Guerre par Florian-Parmentier.
  2. Ils n’y rentraient pas tous. Près de Sillery-le-Beaumont, le matin du 3, un de ces taubes était abattu par nos troupes, l’un des hommes qui le montaient tué, l’autre fait prisonnier.
  3. « On reculera jusqu’à l’Aube, au besoin jusqu’à la Seine. Tout sera subordonné à la préparation du succès de l’offensive. » (Rapport sur l’ensemble des opérations. Bulletin des Armées du 3 au 5 décembre 1914.)
  4. Journal de l’instituteur Roland.
  5. La Guerre en Champagne : Journal de la supérieure d’Andecy.
  6. La Guerre en Champagne : Récit de l’abbé Rouyer.
  7. « Une attaque de nuit a été repoussée aux Petites-Loges, à trois heures et demie (4 septembre), par la 9e compagnie : 3 tués, 12 blessés et le lieutenant commandant de la compagnie. On a fait 4 prisonniers et rapporté une vingtaine de casques. » (Journal de X…)
  8. La Guerre en Champagne : Récit de M. l’abbé Rouyer.
  9. « Départ 2 h. 45 par Bergères-les-Vertus, Écury, Fère-Champenoise, pour Œuvy. » (Journal de X…)
  10. « Ce matin, de très bonne heure, nous avions quitté Vertus ; nous devions aller jusqu’au Sud de Fère-Champenoise, à Corroy ; mais, vers midi, arrive du grand quartier général l’ordre si impatiemment attendu, » etc. (Asker : Mondement, Illustration du 3 juillet 1915.) — « Temps frais et couvert jusqu’à onze heures, puis soleil et chaud. À Fère-Champenoise, contre-ordre : au lieu de prendre l’offensive demain, on va faire plastron au Mont-Toulon. » (Journal de X…)
  11. La Guerre en Champagne. Récit de l’abbé Thouvenot, curé d’Esternay.
  12. Journal de l’instituteur Roland.
  13. Asker, op. cit.
  14. Asker, op. cit. — « C’est la grande bataille d’où dépend le sort du pays. » (Journal de X…)
  15. Abbé A. Millard, Histoire de Sézanne.
  16. Il faut lire plutôt « de la direction de Villevenard. »
  17. Abbé Néret, Au centre de la bataille de la Marne.
  18. Lettre du sous-lieutenant M… (Courrier de Sézanne.)
  19. « Ses » Bretons ! Le possessif est de l’abbé Néret. Il peut étonner quand on sait que Foch est Pyrénéen ; il étonne moins ceux qui savent, en outre, que le général est entré par mariage dans une famille bretonne et qu’il a lui-même sa résidence favorite aux portes de Morlaix, en pleine région finistérienne.
  20. « Le Général Commandant compte que toutes les troupes de la 9e armée déploieront la plus grande activité et la plus forte énergie pour étendre et maintenir de façon indiscutable les résultats obtenus sur un ennemi fortement éprouvé et aventuré. » (Ordre du jour du 7.)
  21. Gustave Babin, op. cit.
  22. L…, Lettre à l’abbé Millard.
  23. Voyez le Rapport officiel sur ces atrocités.
  24. Asker, op. cit.
  25. La Guerre en Champagne. Mais ces chiffres, croyons-nous, ne doivent être acceptés que sous bénéfice d’inventaire.
  26. Asker, op. cit.
  27. Après la retraite allemande, oa le retrouva « la tête criblée de balles. »
  28. Lettre d’un aumônier militaire dans l’Éclair du 17 février 1913.
  29. P. Fabreguettes : les Batailles de la Marne.
  30. Ce carnet, trouvé dans les tranchées de l’Aisne, a été publié par le Daily Telegraph du 19 octobre 1914. La traduction en est de l’abbé Néret.
  31. Gustave Babin, op. cit.
  32. Neveu du célèbre amiral de Saint-Bon, longtemps ministre de la Marine italienne, le capitaine Henri de Saint-Bon, qui occupait lui-même, avant la guerre, les fonctions d’aide de camp du vice-amiral préfet de Cherbourg, avait demandé à reprendre du service actif dès le début des hostilités. Resté seul officier à Lenharrée avec un sergent et deux compagnies décimées, il fut mortellement blessé à quatre heures du matin et défendit à ses hommes de lui porter secours : « N’approchez pas, leur disait-il, ne vous faites pas tuer pour me sauver. » Quand les Allemands entrèrent dans le village, ils le trouvèrent sur un peu de paille, dans une grange, où il recevait les soins d’un de ses gradés, le sergent Salfre, blessé comme lui et qui a survécu. Une intervention chirurgicale aurait pu le sauver ; l’ennemi ne la lui accorda pas. Mais plus tard, si nous en croyons l’abbé Néret, apprenant que c’était avec deux compagnies seulement que Lenharrée avait tenu tête si longtemps à des forces supérieures, le chef des Saxons fit défiler ses hommes devant le capitaine de Saint-Bon et les autres blessés, en disant : « Saluez, ce sont des braves. » — Quelque confusion subsiste cependant au sujet de la prise de Lenharrée, que l’abbé Néret place à la date du 9. Mais, à cette date, nos troupes étaient déjà repliées sur Gourgançon. D’autre part, le 225e appartenait à la 60e division de réserve (général Joppé), comme les 202e, 247e, 271e et 336e. Cette division fut enveloppée dans le repli, mais sans perdre une seule batterie de ses trois groupes d’artillerie (7e, 10e et 50e).
  33. Erreur, le curé de Fère n’était parti que le samedi S septembre.
  34. Exagération évidente. Cependant on lit dans la Guerre en Champagne : « Dans ces batailles des marais de Saint-Gond, il y eut des pertes égales de part et d’autre, y compris la tuerie de Fère-Champenoise où un régiment français, surpris dans le sommeil, fut égorgé par l’ennemi, les fusils étant restés en faisceaux derrière les tranchées. » (Dr Voillereau.)
  35. Lettre du sous-lieut. M… {Courrier de Sézanne).
  36. Quelques-uns seulement tombèrent autour de l’église, sur des maisons de la rue du Pont et du faubourg de Connantre, mais l’usine électrique fut seule sérieusement endommagée.
  37. « Les Allemands occupaient la route depuis Fère, la gare de Fère et plus loin dans la direction de Bannes. Et c’est à cette route que vint se heurter notre attaque. Il nous fut impossible de passer. La situation était critique pour moi comme pour mes chefs, quand je me rappelai que la voie ferrée, à l’arrivée de la gare de Fère, était encaissée fortement. Je m’y élançai et c’est là que j’installai ma compagnie, et il n’y avait pas trois minutes que j’y étais quand notre artillerie bombarda la gare de Fère ; je n’en étais pas à 100 mètres, je me reculai même un peu pour éviter les coups trop courts et, à minuit, silencieusement, sous la direction de mon chef de bataillon qui m’avait rejoint, nous allions regagner Connantre, quand une estafette à cheval nous arrêta sur la voie ferrée que nous suivions pour nous donner l’ordre de nous reporter au Puits-Perdu, pour y recommencer l’attaque le lendemain. Mais les Allemands ne nous laissèrent pas le choix, et c’est eux qui nous attaquèrent, et furieusement, au point du jour. » (Lettre du sous-lieutenant M…, Courrier de Sézanne.)
  38. Asker dit que c’est un paysan qui, dans la nuit, remit au général Humhert un billet des fugitifs. Nous avons préféré suivre le récit du curé de Reuves, qui nous a été communique par M. l’abbé Millard.
  39. « Le lundi, nous avons combattu plus à droite. Enfin, le mardi matin, nous retournons à Villevenard, environ sept heures du matin… L’ordre arrive à trois heures de l’après-midi d’avancer. » (Lettre de L… à l’abbé Millard, 13 juin 1915.)
  40. Journal de l’instituteur Roland.
  41. Mémoires historiques de la province de Champagne, par M. Baugier, seigneur de Breuvery, 1721
  42. Expression de M. l’abbé Millard.
  43. P. Fabreguettes, op. cit.
  44. Cependant l’instituteur Roland me dit que l’abbé Favret, professeur à l’école Saint-Étienne, de Chàlons, a vu le couvercle d’une caisse traînée à Mondement et portant l’adresse du prince Eitel. « Je tiens la chose, me dit-il, du capitaine Bérard, qui la tenait de l’abbé Favret. » Il semble avéré, tout au moins, qu’un état-major s’installa à Mondement et que, pendant les courtes heures qui séparèrent la chute du château de sa reprise par nos troupes, cet état-major mit à mal un assez joli nombre de bouteilles. Un journaliste qui visitait Mondement quelques semaines après la bataille de la Marne, M. Magne, du Petit Parisien, n’y comptait pas moins de « 300 bouteilles de Champagne vides » dans la seule cour d’honneur. Au témoignage d’un habitant de Sézanne, dont l’automobile fut réquisitionnée le soir même pour le transport des blessés, M. Quinet, « il y avait, dans toutes les pièces du château, des matelas couverts de sang, sur les tables des coupes pleines de Champagne. On marchait partout sur des débris de bouteilles. » Enfin l’on vend à Sézanne et dans toute la région champenoise des cartes postales représentant le kiosque du château avec cette légende : « Kiosque où se trouvaient le kronprinz ( ?) et l’état-major allemand buvant le Champagne quand arrivèrent les premiers obus de l’artillerie française. Après la fuite des Allemands, on retrouva les coupes à moitié pleines. »
  45. « Mont-Août-Sainte-Sophie, où l’on tient à peine, 90e… » (Journal de X… à la date du 9.)
  46. Un autre effet du tir semble avoir été l’évacuation immédiate du château par son état-major. La croyance générale du pays, appuyée sur les différens récits publiés à lépoque et postérieurement, est que deux généraux allemands furent tués au cours du bombardement (le curé de Reuves dit seul : dans un corps à corps) et le prince Eitel blessé. Je n’ai pu savoir sur quoi s’appuyaient ces on-dit. Aucun cadavre de général allemand ne fut trouvé à Mondement après la prise du château. Mais il est vrai que les Allemands, quand ils ne pouvaient pas brûler leurs morts au cours de la bataille, les emportaient, liés par quatre, dans des camions automobiles ou même de simples chariots, vers les fours crématoires de la Belgique. Pendant toute la nuit du 9, au témoignage de l’instituteur Roland, « une longue suite de ces chariots descendit au pas vers les marais chercher très probablement les blessés. » Ils repassèrent à la même allure et M. Roland, qui est Lorrain, reconnaissait, à leur « cliquetis, » les chariots de ses compatriotes. Mais une auto « munie de deux puissans réflecteurs, » qui remontait à toute vitesse la route vers Congy, venant de Mondement, arrêta plus particulièrement son attention. À son avis, elle ne pouvait emporter qu’ « un grand personnage, » peut-être ce prince Eitel qu’on disait blessé et qui aurait été dirigé sur l’arrière jusqu’à la nuit.
  47. Néret, op. cit.
  48. « L’intendant du château a rapporté que des bataillons entiers furent anéantis. Dans le parc seulement, ou compta environ 3 000 morts allemands parmi lesquels deux généraux. » (P. Fabreguettes, op. cit.)
  49. Lettre du 29 février 1916. Le général Lanthoine ajoutait : « Le lieutenant-colonel d’artillerie, qui put mettre à profit ces renseignemens, terminait son compte rendu en disant qu’il lui semblait « de toute justice de signaler la conduite de ce brave curé qui, après tout, risquait d’être fusillé sans phrases, si un retour offensif avait remis les Allemands en possession de Villeneuve. » En somme, les renseignemens fournis par l’abbé ont été très utiles à notre artillerie, et j’estime que les remerciemens qu’il mérite indubitablement auront pour lui plus de prix, s’ils lui sont transmis par l’intermédiaire de Votre Grandeur. »
  50. Mais il est possible que l’orgie ait commencé le 8 et se soit poursuivie jusqu’au 9.
  51. Courrier de Sézanne.
  52. Sauf à Sommesous, semble-t-il. « Sommesoiis, occupé par une troupe saxonne, lui avait été enlevé avec assez de facilité. Mais la Garde prussienne, dans un retour offensif, nous le reprenait. Nous y revenions à nouveau, etc. » (Fabreguettes, op. cit.) De toute façon, si celle action est postérieure à notre repli sur Gourgançon, elle ne saurait être située à la date du 8.
  53. 450 hommes au total. Lettre d’un major français écrite de Connantray le 14 et citée par l’abbé Néret.
  54. Est-il besoin de dire que nulle part, ni dans les communiqués, ni dans le rapport, plus détaillé, sur l’ensemble des opérations du 2 août au 2 décembre 1914, il n’est fait la moindre allusion à l’enlisement de la Garde ? Le probe historien qu’est M. Babin n’en souffle mot ; les auteurs de la Guerre en Champagne n’en parlent que pour mémoire et comme d’une légende qui ne supporte pas l’examen. On aurait aimé trouver chez tous la même discrétion.