Les Marchands de Voluptés/19

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Édition Prima (p. 115-120).

XIX

Bonheur


Amande était heureuse en vérité. Ce qui peut se nommer heureuse. Elle venait de toucher à certaines cimes de félicité que la tradition de mensonge et d’hypocrisie nie, ou situe, loin de la vie normale, au centre des vices, de l’horreur et de la perversité. Il lui apparaissait toutefois à cette heure que beaucoup de tromperie fût indispensable pour faire croire que le plaisir d’amour soit réellement une tare.

Amande se sentait saine de corps, de cœur et d’intelligence, et sa certitude n’était point illusoire.

Elle pouvait donc juger sans apprêt une série de faits que tant de grossières mystiques ont déformés.

L’amour se présentait à elle dans sa nature et sa simplicité. Et, de se voir repue sans perdre rien de son cher « moi », de percevoir sans erreur que sa santé morale et physique était sans doute meilleure en ce moment que naguère, avant la révélation du plaisir, elle devinait l’imposture de tous ceux pour qui la volupté est immonde.

Mieux encore, de connaître que son esprit raisonnait toujours bien, lucidement et rapidement, elle connaissait la reconnaissance due au créateur de ce bonheur sensible et intellectuel.

Elle dit sincèrement à l’homme.

— Merci, mon ami !

Il resta une fois de plus éberlué de cette façon de vivre qui ne ressemblait à aucune de celles dont les femmes qu’il avait eues le gavaient depuis longtemps.

Faute de réponse, il sourit.

Amande reprit :

— Vous m’avez procuré bien de la joie.

— J’ai fait de mon mieux, fit modestement l’homme.

Elle hocha la tête mélancoliquement :

— Dommage que ce soit si tôt fait, et terminé…

Il dit avec un rien de raillerie.

— Vous êtes une petite gourmande.

— Qui me le reprochera ? répondit en riant Amande.

— Personne, évidemment, approuva le partenaire qui tentait à nouveau d’employer les ressources de son art amoureux.

Amande se défendit :

— Non, c’est assez, laissez-moi !

— Mais puisque ce vous est tant agréable, Permettez-moi d’ajouter un post-scriptum à cet agrément.

Amande s’abandonna :

— C’est que je crains, vraiment…

— Quoi donc ? demanda l’autre.

Elle hésita à avouer et fut prise d’une pudeur inattendue.

— Dites ce que vous craignez ?

— D’aimer cela à tel point que je ne puisse plus m’en passer.

L’homme se mit à rire :

— C’est vrai, il faut beaucoup de volonté ensuite pour rester privé de ces délices.

Amande ne disait plus rien, les yeux clos et les dents serrées, elle condensait toute sa sensibilité pour percevoir, avec le plus d’acuité et de délicatesse possibles, les jets de feu qui parcouraient ses vertèbres et des organes inconnus, sis au tréfond de son corps, et qui vibraient comme des cloches.

— Oh ! fit-elle je voudrais mourir.

— Trop tôt ! ricana l’amant.

Elle frissonna :

— Ce serait un moyen si exquis de passer de ce monde dans l’autre.

— Attention ! répondit le personnage, tout le monde voudrait se suicider.

— Suicide ou non, puisqu’il faut y venir, ce serait au moins une mort douce, c’est la plus belle invention que les hommes puissent rêver pour quitter leur destin de chair.

— La vie douce n’est-elle pas préférable ?

Mais Amande n’ajouta plus rien, car elle voyait bien que son amoureux, si habile qu’il fût à la faire trembler de délices, restait privé de facultés métaphysiques, et incapable de réaliser, dans toute sa splendeur, l’idée d’une jouissance qui serait tangente à la mort.

Étendue, déclose et nue, les joues fardées de plaisir et le corps moulu d’immobilité frémissante, Amande, en ce moment, était vraiment belle et dépassait même le peu que nous avons accoutumé de désigner sous le nom de beauté.

L’homme y fut sensible, et il le dit :

— Ce que vous êtes excitante !

Elle se perdit une seconde dans les abîmes de ce mot spontané. Elle était excitante… Et pourtant son époux Adalbret la délaissait pour aller suivre des pouffiasses abominables, le déchet de Paris. Là seulement il se sentait à son niveau, sans doute, de sensibilité et d’esthétique…

Et Amande demanda :

— Que pensez-vous de ceux que je n’excite pas ?

L’autre fit un signe négatif très formel :

— Il n’y en a pas.

— Si ! j’en connais au moins un.

— C’est un fou ou il vous aime trop. Tenez, moi, dont c’est presque le métier de rester de glace, je ne puis me retenir de vous revenir.

Et il s’adonna de nouveau au corps d’Amande…

Elle faillit s’évanouir :

— Mon cher, mon cher, je vais rester là comme un paquet sans pouvoir me lever.

Il murmura :

— Vous ne sauriez croire à quel point cela me flatterait.

Amande rit :

— Mais on serait obligé de m’emballer pour me réexpédier chez moi en colis postal parisien…

Il ne répondit point, occupé à émouvoir une fois de plus sa proie, et cherchant les postes de commandement de cette sensibilité irritante. Et ce fut à nouveau un tourbillon qui enroula Amande dans des flots de voluptueuse douceur.

— Assez, assez ! dit-elle, je vais mourir…

— De la petite mort, affirma l’homme. On en revient mieux portant…

Et brusquement :

— Si vous voulez, tous les jours, connaître cette joie, je puis faire en sorte que ce soit, dès demain, votre sort.

Elle demanda avec un frisson de crainte.

— Mais comment ?

— Acceptez-vous ?

— Oui !

— N’importe comment ?

— J’ai dit oui.