Les Marines de guerre/03

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Les Marines de guerre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 402-433).
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LES
MARINES DE GUERRE

III.[1]
LES CÔTES ET LES ARSENAUX.


I

Ainsi formée, la flotte est prête, non-seulement à l’offensive, mais à la défensive. Quel moyen plus sûr de protéger son territoire que d’attaquer le territoire étranger et quelle meilleure manière d’immobiliser les escadres ennemies que de les retenir autour de leurs villes et de leurs arsenaux menacés ? Et si la fortune, interdisant à un peuple ces opérations à grand rayon, le réduit à garder ses rivages, l’instrument capable de porter au loin l’agression n’est-il pas le mieux fait pour garantir la sécurité de parages plus proches ? Si, avec une marine maîtresse de sa marche, l’attaque des côtes peut être prévue, préparée, accomplie par mer, leur défense ne peut-elle être assurée par les mêmes moyens, et la puissance attaquée n’a-t-elle pas contre des escadres ses escadres ? La flotte, en s’étendant sur les mers, prolonge la patrie ; en se repliant, elle la couvre. Dans cette guerre, comme dans l’autre, les mêmes bâtimens ont un rôle et leur place. Dès la pleine mer, l’assaillant se heurte contre les navires légers ; leur nombre les destine à former la chaîne la plus étendue, leur vitesse à pousser au loin les reconnaissances, leurs armes à résister aux tentatives faiblement soutenues. Ne sont-ils pas de force contre le danger, ils le signalent aux navires de course plus puissans, qui forment en arrière la ligne de bataille. Enfin, s’il faut plus encore pour briser l’effort de l’attaque, les bâtimens cuirassés sont une réserve concentrée près de terre sur quelques points, les plus importans ou les plus faibles, car de grandes forces ne tenteront sur les côtes que de grandes opérations, et la défense connaît mieux encore que l’attaque les théâtres où elles ont chance de s’accomplir. Comme les communications font connaître partout ce qui est visible aux avant-postes, les navires, en s’avançant de la place qu’ils occupent vers l’ennemi signalé, se rapprochent les uns des autres, et tout mouvement de défense est un mouvement de concentration. Les cuirassés qui touchent le littoral apprennent la marche et la nature des forces qui naviguent à 25 ou 30 lieues au large ; cela leur donne le temps, eussent-ils une longue route à parcourir, de couper le chemin à l’adversaire, et, malgré leur petit nombre, de couvrir une grande étendue de côtes. C’est peut-être dans cette guerre qu’apparaît le mieux la supériorité des grands navires. Chacun d’eux est un fort, mais un fort qui, au lieu d’attendre l’attaque, est capable de la porter, d’achever en pleine mer une action heureuse et qui multiplie sa puissance par sa mobilité.

Mais s’il n’y a pas de meilleur instrument de guerre contre le vaisseau que le vaisseau, toutes les nations ne peuvent consacrer à leurs flottes des ressources égales. Les peuples maritimes forment trois groupes principaux : l’Angleterre et la France, avec un budget qui dépasse 200 millions, les États-Unis et la Russie, qui en dépensent 100, l’Italie et l’Allemagne, qui en emploient 50 à 60, sont les grandes puissances. L’Autriche, l’Espagne, la Hollande, le Brésil et la Turquie consacrent annuellement 15 à 25 millions à entretenir des forces moyennes. Les autres ne pouvant disposer que de 9 millions, comme le Portugal, 3 millions comme la Norvège, 2 millions et demi comme la Grèce, constituent les petites marines. Avec une pareille disproportion de moyens, elles ne sauraient avoir le même objectif, et les plus faibles n’en peuvent concevoir d’autre que de repousser les entreprises de l’ennemi sur leur littoral. Pour cette guerre strictement défensive, est-il nécessaire de posséder des navires de haute mer ? À ceux qui ne doivent pas s’éloigner du rivage les formes et les dimensions nécessaires pour braver la tempête et fournir de longues campagnes semblent superflues ; il s’agit de faire flotter autour des côtes une artillerie dont ces navires ne sont que les affûts. De là une autre disposition de défense, et la dispersion de l’armement sur des bâtimens spéciaux, pontons à l’ancre, assez nombreux pour que chacun d’eux protège une petite partie du littoral. L’idée s’est réalisée dans une construction où les qualités nautiques sont volontairement sacrifiées et l’art réduit à ces termes : faire flotter la plus grosse pièce sur la plus petite coque. Tels sont les types de canonnières qui forment la force principale de certaines marines.

Quand le littoral d’un pays offre peu d’étendue, quand la violence des courans ou les hauteurs des fonds en interdisent l’approche et ne permettent aux grands navires que l’accès de quelques fleuves ou de quelques baies, la protection locale est économique et efficace. Le front d’attaque est assez étroit ou les routes d’invasion assez rares pour que les bâtimens de défense puissent attendre immobiles l’ennemi sur son passage nécessaire ; et dans les rades et dans les rivières sa marche présente assez d’obstacles d’ordinaire pour que des navires, même faibles, suffisent à l’arrêter. Mais pour peu que les côtes soient étendues et leur accès facile, tout change. Que l’on calcule la somme nécessaire à produire une flotte normale et la somme qu’il faudrait pour placer le même armement sur des bâtimens de flottille, si exigus soient-ils, la seconde l’emporte sur la première. Concentré sur des escadres, l’armement agit tout entier partout où elles le portent et protège tous les points où elles peuvent devancer l’ennemi. Partagé sur un grand espace de côtes, il n’applique partout qu’une faible partie de sa puissance et devient incapable de la réunir. Comme on ne peut prévoir quelles attaques il devra repousser, plus il est immobile, plus il lui faut être fort sur chaque point. Et quand cette protection locale aurait atteint son maximum, quand tout ennemi pénétrant dans la mer territoriale serait sous le feu d’un canon de gros calibre, ce canon suffira-t-il contre les canons plus nombreux d’un navire, d’une division, d’une escadre ? Si un secours est nécessaire, d’où-viendra-t-il ? La surveillance de la haute mer faisant défaut, les embarcations que couvre l’ombre du rivage apercevront-elles l’ennemi ? Dépourvues de vitesse, obligées, tandis que l’assaillant fond en ligne droite du large, de suivre une route qu’allongent toutes les sinuosités du littoral, arriveront-elles à temps dans les eaux les plus voisines ? Quel secours d’ailleurs leur présence apporterait-elle contre des bâtimens cuirassés ? Un seul suffira à mettre l’un après l’autre hors de combat les défenseurs isolés du rivage.

Pour leur épargner ce sort, il faut les doter, outre l’armement, de vitesse et d’invulnérabilité. Les en doter, c’est les rendre aptes à la navigation de haute mer. N’est-il pas sage alors de mettre à profit leurs qualités pour diminuer leur nombre, et de satisfaire à tous les besoins en dotant les uns de vitesse, les autres d’une protection supérieure ? Et la logique ne conduit-elle pas pour la défense à la constitution de la même flotte qui assure l’offensive ? Ce despotisme de la raison a laissé un témoignage remarquable dans le programme naval que l’Italie a accepté en 1873 et que l’on considère trop volontiers comme un excès d’orgueil national. Le but avait été ainsi nettement défini : « défendre la frontière maritime du royaume. » Les deux moyens furent étudiés : « Ou défense localisée sur les points les plus faibles, les plus accessibles et à des titres divers les plus importans de nos côtes, au moyen d’une, marine de construction spéciale et de dimensions moindres que celle destinée à naviguer et à combattre en haute mer, renonçant ainsi par avance à la possibilité de porter la lutte au large et se contentant d’assurer strictement la défense dans la mer territoriale ; ou défense mobile au large et en haute mer avec des navires de guerre proprement dits et aptes à former des escadres et des armées navales. » La conclusion n’était pas moins nette : la défense locale était déclarée « absolument insuffisante sous le rapport militaire et sous le rapport financier, » et la défense générale « seule raisonnable, économique et efficace[2]. » C’est ainsi qu’un pays résolu à trouver le meilleur instrument pour protéger sa frontière a été conduit à construire les plus grands navires qui, à l’heure présente, naviguent en haute mer.

Si le sacrifice qu’exige l’entretien d’une flotte est trop lourd à une nation, qu’elle n’essaie pas de se tromper elle-même. La marine ne vit pas à demi. D’efforts incomplets il ne peut sortir qu’un simulacre où tout sera mensonge, sauf la dépense et la faiblesse. Chaque peuple a devant lui le dilemme que Portai posa un jour à la France : ou sacrifier largement ses ressources pour garder sa puissance navale, ou sacrifier sa puissance pour garder ses ressources. Renoncer à défendre par mer l’intégrité de son territoire n’est d’ailleurs pas abdiquer l’indépendance. Contre les attaques navales la protection du sol peut être assurée sur le sol lui-même et des sommes y suffisent qui, partagées entre la mer et la terre, auraient préparé sur un double élément un double théâtre aux revers. Unique rempart des peuples sans marine, la défense terrestre s’impose même à ceux qui possèdent des flottes comme l’achèvement de leur œuvre ; elle est aux forces navales ce qu’est le corps de place aux ouvrages avancés.


II

Ce ferait une grande ignorance que de réduire à des formules mathématiques sur la portée des projectiles et la résistance des fortifications le problème de l’attaque et de la protection des places. La guerre n’est pas une équation que le calcul seul résolve : la valeur des hommes et la faveur des événemens y suppléent parfois à tout le reste, et il n’est guère de règle que ne puisse convaincre de mensonge le génie d’un grand capitaine. Le plus illustre l’indiquait quand il a dit : « Achille était fils d’une déesse et d’un mortel, c’est l’image du génie de la guerre ; la partie divine, c’est tout ce qui dérive des considérations morales, du caractère, du talent, de l’intérêt de votre adversaire, de l’opinion, de l’esprit du soldat, qui est fort et vainqueur, faible et battu, selon qu’il croit l’être : la partie terrestre, ce sont les armes, les retranchemens, les positions, les ordres de bataille, enfin tout ce qui tient à la combinaison des choses matérielles. »

Mais, sans méconnaître ce que les positions militaires gagnent ou perdent à la valeur de ceux qui les attaquent ou les gardent, il ne faut pas négliger cette « combinaison des choses matérielles ; » il importe de les organiser de manière qu’elles suffisent avec une habileté moyenne. C’est rendre la tâche du génie, s’il se rencontre, plus facile que de commencer par ne compter pas trop sur lui.

Il est d’évidence que, pour soutenir des luttes d’artillerie, un ouvrage a besoin d’un armement efficace, et efficace à la même portée où l’adversaire devient dangereux. Toute position ayant vue sur le large peut être battue par les canons de 100 tonnes de navires cuirassés à 0m,75 ; elle n’est pas en état de défense si elle ne possède pas des pièces égales aux plus puissantes en usage sur les flottes. À l’égalité dans l’armement doit se joindre l’égalité dans la protection. En France, où naquit l’artillerie rayée, on eut le sentiment immédiat qu’elle enlevait aux anciens moyens de protection leur efficacité. Des expériences faites en 1854, contre un fort à la Vauban, dans l’île d’Aix, prouvèrent l’insuffisance des maçonneries : sous le choc des nouveaux projectiles, la maçonnerie, volant en éclats, devenait, au lieu d’un couvert, une mitraille dangereuse pour les défenseurs. Dès ce moment apparut la nécessité de ne laisser aucun revêtement de pierre exposé à l’artillerie et, puisque la dureté du roc était vaincue, pour former les fortifications on choisit la matière la moins résistante, la terre et le sable, où le boulet ne déplaçât que de la poussière et où s’ensevelît son effort. L’épaisseur de ces masses couvrantes dut croître en même temps que croissait la portée des pièces. Dans les sièges de 1870, il fut établi que 6 mètres de terre n’étaient pas capables de résister aux pièces de position. Aujourd’hui l’artillerie même de campagne traverse des parapets de 4 mètres, et contre les pièces de siège les couverts ont jusqu’à 8 mètres ; cette épaisseur est loin d’être suffisante contre la grosse artillerie de marine, qui a un calibre double des plus fortes pièces de siège. Le canon de 100 tonnes fabriqué à Turin et essayé à la Spezzia, en 1880, enfonçait son projectile de 10 à 12 mètres, dans le sable.

Or l’artillerie, qui garde à grande distance sa force contre des ouvrages de terre, perd sa force, même à faible distance, contre les défenses métalliques, et ce fait est constant. Depuis le canon français de 0m,16, construit pour percer les 0m,12 de la première plaque en fer, jusqu’au dernier canon construit pour percer les plaques en acier de 0m,60 et de °m,75, aucune pièce ne traverse à plus de 2,000 mètres le blindage qu’elle est destinée à détruire. Si un combat s’engage, avec une artillerie égale, entre un cuirassé et le fort le plus impénétrable à l’artillerie de siège, le fort sera vaincu. Il suffira au cuirassé de se tenir à plus de 2,000 mètres au large : à cette distance, le canon du cuirassé bouleversera les abris du fort et le canon du fort n’entamera pas la muraille du cuirassé. Dans les guerres navales des dernières années, partout où les bâtimens blindés se sont trouvés en présence de fortifications, le même fait s’est produit, partout les bâtimens ont cherché la distance où, devenant eux-mêmes invulnérables, ils demeuraient efficaces contre l’ennemi. Variable selon les ouvrages et les navires, cette distance a toujours été trouvée, et la supériorité des défenses métalliques confirmée. À Kinburn, c’est à 1,200 mètres des forts que nos batteries les ruinent ; dans la guerre d’Amérique les monitors se placent d’ordinaire à 900 mètres des ouvrages pour éteindre leurs feux ; à Lissa, quelques heures suffisent aux cuirassés italiens pour réduire au silence deux forts de l’île, et il faut que le Formidable, dépassant la zone protectrice, s’approche à 300 mètres pour être atteint. Dans des conditions analogues, tout ouvrage attaqué est un ouvrage détruit. Or, pour lui donner une protection comparable à celle des navires et obliger ceux-ci à s’approcher à moins de 2,000 mètres, il faudrait aujourd’hui porter les épaisseurs de terre à 12 et 15 mètres. Outre les difficultés de tout genre qu’offre derrière ces masses couvrantes le service de l’artillerie, des fortifications semblables ne sont possibles que sur des points élevés de la côte. Les défenses baignées par la mer ou que peut atteindre la colère des vagues verraient leurs terrassemens délayés par les eaux et emportés par les tempêtes. Pour ces ouvrages et surtout ceux établis sur des îlots ou élevés de main d’homme du fond des eaux, pour les « forts de mer » qu’on a justement comparés à des vaisseaux à l’ancre, une seule protection est efficace, une protection métallique comme celle qui protège les vaisseaux. Elle convient même davantage aux forteresses qu’aux navires. Sur mer, son poids la rend d’autant plus incommode qu’elle est plus protectrice, et limite ses développemens à venir. Sur terre, le poids de la fortification importe peu, l’épaisseur pourra être indéfiniment augmentée. Enfin le blindage acquiert seul sa valeur quand les plaques s’appuient contre une matière qui cède et où elles s’impriment sans contre-coup ; le sable et la terre des ouvrages forment le meilleur des matelas. Aussi n’y a-t-il pas de danger que ce système de fortifications soit d’une utilité éphémère. Indispensable tant qu’une cuirasse couvrira les navires, il restera, même s’ils abandonnaient ce moyen de défense. La supériorité de protection donnée au fort ne serait pas excessive pour compenser le désavantage qu’a toujours un ouvrage fixe, dont la position est facile à déterminer et l’étendue considérable, sur un navire que protègent à la fois sa petitesse relative, sa mobilité et l’obscurité des nuits.

S’il fallait remplacer sur toute l’étendue du littoral les batteries d’autrefois par des ouvrages de cette importance, et renouveler l’armement et la défense à chaque progrès de la balistique, l’entreprise dépasserait les ressources des plus riches nations. Mais, en même temps que le progrès de la guerre ruinait la force des anciens ouvrages, il les rendait pour la plupart inutiles. Si l’adversaire dérobe sa marche et parvient sans obstacle au littoral, quels périls y apporte-t-il ? Partout, hors des villes, le bombardement serait sans objet ; le danger à redouter est un débarquement soit pour un ravage passager, soit pour un établissement durable. Quels obstacles opposeraient à ces desseins des ouvrages fixes sur le littoral ? Si rapprochés qu’on les suppose, ils ne commanderont pas toutes les plages accessibles, et il suffira à l’ennemi de choisir parmi celles qui ne seront pas protégées. Tenterait-on de les protéger toutes, plus les défenses seront nombreuses, moins elles seront redoutables. Il est un monument fameux de ce qu’à d’illusoire le système de la fortification continue, c’est la muraille de la Chine. Son rempart et ses tours de garde ceignent l’empire ; mais, trop étendue pour n’être pas partout faible, elle a cédé au premier choc et l’invasion barbare a fait brèche partout. Contre des nations capables de concentrer où elles le veulent des moyens considérables, est-ce se défendre que de diviser à l’excès son armement, ses troupes, et sous prétexte d’être présent partout de n’être vraiment fort nulle part ? Quand l’agresseur se présenterait devant une position puissamment défendue, croit-on qu’il jettera ses soldats sur une plage intenable ? Il concentrera sur elle le feu de ses navires aussi nombreux qu’il le faudra pour s’assurer la supériorité d’artillerie contre un fort isolé. La condition est facile à obtenir ; obtenue, elle assure la chute de l’ouvrage si rien ne trouble le bombardement, et rien ne le peut interrompre qu’une attaque par mer contre les vaisseaux. Ou la flotte de la nation attaquée est capable de tenter ce combat, et c’est elle qui protège le littoral, ou elle n’agit pas, et le fort succombe sans avoir fait autre chose que retarder le débarquement. Certes, retarder est souvent un résultat capital à la guerre, et les fortifications n’ont pas d’autre objet. Mais quel intérêt la défense a-t-elle ici d’ajourner la seule action militaire où lui appartienne un incontestable avantage ? Dès qu’il abandonne les navires pour gagner la terre, l’assaillant, entassé dans les chaloupes, devient une masse inerte, sans force et sans protection. Le tir de ses vaisseaux, qui le soutient d’abord, a peu d’effet contre les lignes de tirailleurs à peine visibles sur le rivage et contre l’artillerie de campagne, que d’ordinaire protègent les plis du terrain ; quand le corps assaillant approche de terre, les vaisseaux cessent leur feu par peur d’atteindre leurs propres soldats, et c’est réduites à leurs propres moyens que les deux troupes se heurtent, mais entre elles quelle différence ! L’une, si disciplinée soit-elle, condamnée à abandonner tout ordre tactique tandis qu’elle sort de ses embarcations et qu’elle les vide de son matériel, à combattre avec le désavantage des pentes et du tir, enfin, si elle ne réussit pas, à tenter une fuite qui est toujours un désastre ; l’autre, n’ayant qu’à manœuvrer sur un terrain connu, préparé par ses travaux de campagne, maîtresse de ses communications et sûre, quoi qu’il advienne, de sa retraite. Que faut-il pour assurer la victoire à ceux qui possèdent une telle, supériorité ? Le nombre et des concentrations rapides.

Ces conditions révèlent le caractère véritable de la guerre sur le littoral. Défendre les côtes n’est pas soutenir un siège, c’est faire campagne. Il s’agit moins de fortifications que de troupes, et le dispositif qui convient à celles-ci est aisé à déterminer. Le bénéfice du nombre est perdu pour les défenseurs si, dispersés sur l’étendue du littoral, ils ne forment le long des côtes qu’une ligne immense et sans profondeur. Plus ils touchent le rivage, moins ils sont capables de se prêter un appui et de se grouper en masse égale aux masses ennemies. Sur les côtés, comme sur tous les champs de bataille, le seul moyen de porter des troupes où il le faut, c’est de les tenir réunies hors de la zone de l’action, en des lieux stratégiques d’où elles puissent, comme d’un centre, rayonner vers la circonférence. Cela est vrai surtout quand la zone d’action est le littoral ; comme c’est là que l’ennemi peut le moins dissimuler sa marche, là qu’on découvre de plus loin son approche, comme enfin cette présence et ces mouvemens, dès qu’ils sont visibles des côtes ou signalés du large, sont connus, grâce à l’électricité, sur tout le territoire, ce ne sont pas seulement les réserves, c’est toute la force destinée à défendre les positions maritimes qui doit être placée en arrière : il n’est besoin sur le rivage que de vigies. Le nombre et la position des postes stratégiques où ces troupes doivent attendre seront déterminés par le nombre et la position des voies de communication. Il suffit que les défenseurs aient le temps d’arriver au rivage avant l’ennemi. Plus les moyens d’accès seront complets, plus les lieux de concentration pourront être distans les uns des autres et distans du littoral. Ainsi se dégage la règle de la défense des côtes : tandis que naguère cette défense, installée sur le rivage, ceignait toute son étendue, aujourd’hui elle doit être portée aussi loin que possible, en avant par les navires, en arrière par les troupes, afin que des forces moins divisées et plus puissantes gardent un plus grand secteur de côtes.


III

Les seuls points du littoral qu’une défende mobile ne suffise pas à protéger sont les villes et les arsenaux. Pour en écarter une occupation, un siège ou uni bombardement, il n’est d’autre moyen que de les couvrir par des ouvrages fixes, et non-seulement ils doivent être armés et construits d’une façon nouvelle, mais ils ne peuvent plus occuper les positions qui naguère suffisaient à tenir l’ennemi hors de portée.

En effet, qu’on transforme par les moyens offensifs et défensifs les plus parfaits un ouvrage situé, comme ils étaient autrefois, de 1,800 à 2,000 mètres en avant de la place à préserver, il tiendra par son feu les cuirassés les plus forts à 2,000 mètres au large et, à cette distance, n’a rien à craindre de leur tir. Mais si le fort et le navire sont également invulnérables, leur rôle est fort inégal. Dès que le navire s’éloigne à plus de 2,000 mètres, le fort est réduit à l’inaction. Au contraire, tant que le navire se trouve à moins de 11,000 mètres de la place ennemie, il peut l’atteindre. C’est dire qu’une place n’est pas en sûreté contre le bombardement si elle n’est pas à 9,000 mètres en arrière des ouvrages qui la couvrent. Encore cette distance, aujourd’hui suffisante, deviendra-t-elle trop faible pour, peu que la portée des pièces augmente, et si l’on veut des défenses d’une efficacité durable, c’est à plus de 9,000 mètres qu’il les faut établir. Cette condition rigoureuse rend dès aujourd’hui impossible la défense de la plupart des villes de commerce. En effet, par une contradiction qui semble un caprice et qui n’est que l’intelligence d’un intérêt qui varie selon le temps, les ports marchands, établis d’abord le plus loin possible dans les terres, s’étendent aujourd’hui le plus près possible du littoral. Autrefois, comme le transport des marchandises par terre était aussi lent et beaucoup plus curieux que leur transport par eau, il y avait un avantage économique de premier ordre à employer par préférence les voies navigables. Les navires, pour pénétrer plus avant dans l’intérieur, remontaient les fleuves aussi haut qu’ils pouvaient sans rompre charge. Où ils étaient forcés de s’arrêter, ils prenaient et vidaient leurs cargaisons et là s’élevaient les ports ; les plus grands, Londres, Anvers, Brème, Hambourg, Rouen, Nantes, Bordeaux étaient « ports en rivière, » et de leurs quais, où s’arrêtait la navigation maritime, partait une navigation fluviale qui faisait pénétrer les marchandises dans le reste du pays. Ils se trouvaient ainsi défendus par la distance contre le bombardement du large, et par la difficulté de la navigation à voiles dans les fleuves contre les surprises et les assauts. Qu’on ouvre d’anciennes cartes : dans tous les pays à fleuves navigables, c’est-à-dire dans les pays froids ou tempérés, les ports occupent une situation analogue, et c’est seulement dans les contrées pauvres en cours d’eau (notamment dans les régions méditerranéennes) que les ports s’élèvent sur le littoral.

Mais la vapeur, devenue en même temps le principal moteur sur la terre et sur l’eau, a modifié la proportion entre le coût de l’un et de l’autre mode de transport. Elle en a abaissé le prix sur les voies ferrées. Sur mer, elle a substitué les grands navires aux petits et réduit ainsi les dépenses de construction ; mais, tandis que 7 mètres de fond suffisaient à la marine marchande d’autrefois, il en faut 10 aux paquebots actuels. Peu de fleuves d’Europe, sauf à leur embouchure, ont cette profondeur. Les travaux accomplis pour creuser des chenals non-seulement devaient élever dans des proportions énormes les frais des voies navigables, mais, tantôt ajournés pour ce motif, tantôt entrepris après des observations incomplètes sur les mouvemens des fonds et des courans, ils n’ont pas rendu les vieux ports accessibles aux navires modernes. D’ailleurs l’activité croissante de la navigation maritime étoufferait dans leur lit trop étroit. Quelques-uns, dotés magnifiquement par la nature, comme Londres, Anvers, ou Hambourg, sont demeurés sur leurs rives larges et profondes. Mais cette fortune est rare. En France, Saint-Nazaire, Le Havre ont détrôné les anciennes cités de Nantes et de Rouen, et Bordeaux a vu se multiplier les escales entre ses quais et l’embouchure de la Gironde. Les ports ont descendu les fleuves que les navires ne remontaient plus, ils se sont établis à l’embouchure et même développés sur les côtes, où ils trouvaient l’espace et la profondeur.

Or l’intérêt du commerce rapprochait les ports du littoral à mesure que leur sûreté eût commandé de les reculer dans les terres. Aujourd’hui que l’artillerie porte à 12,000 mètres, ils ont atteint le rivage. Ils peuvent être détruits de la haute mer. Heureusement, si les besoins de la paix ont rendu la défense des ports impossible, les usages de la guerre tendent à la rendre superflue. Les usages de commerce s’ouvrent aux navires de toute nationalité, et le pavillon étranger y domine d’ordinaire. Au moment d’une guerre, le manque de fret retient dans les ports où ils mouillent nombre de vaisseaux, même étrangers : brûler certaines cités maritimes serait faire moins de mal à l’ennemi qu’aux neutres, s’exposer aux légitimes griefs de ceux-ci, et se donner l’odieux d’une cruauté dont il faudrait payer les frais. Dans la seconde moitié du siècle, toutes les grandes nations de l’Europe ont été en lutte. Aucun port ouvert n’a été bombardé. Un jour, cette pratique humaine passera des faits dans les règles écrites du droit international. Qu’on se garde, en attendant, de compromettre les places de commerce par un décor de défense qui, sans leur donner plus de sécurité, fournirait à l’ennemi un prétexte pour les traiter comme places de guerre. Les fortifications d’Alexandrie viennent de causer sa ruine. Si l’on veut accroître dans les jours de lutte la sécurité des ports marchands, qu’on y augmente l’importance des affaires, qu’on y attire un vaste mouvement de navires. La perfection de l’outillage maritime sera le principal élément de cette prospérité. La suppression des formalités inutiles et des inégalités qui défendaient naguère la marine marchande d’un pays contre le commerce de marines étrangères sont aussi commandées par l’intérêt militaire non moins que par l’intérêt économique. Les défenses véritables d’une cité maritime, ce ne sont pas les remparts où flottent les couleurs nationales, ce sont les pavillons des neutres dans un port.

Toutes les ressources d’une protection permanente doivent être réservées pour les ports militaires. Même au temps de la marine à voiles, leur attaque était un des principaux objectifs de la guerre navale. Brûler les arsenaux de l’ennemi, n’est-ce pas priver ses navires de refuge, et ruiner jusque dans l’avenir sa puissance ? Surprendre ses flottes dans leurs rades, n’est-ce pas s’assurer la victoire presque sans les hasards du combat, gagner d’un même coup la sûreté de ses côtes, la domination du littoral ennemi, et l’empire de la mer ? La destruction veille infatigable autour des ports militaires et, loin que leur importance les sauvegarde, la grandeur de la prise qu’ils offrent attire sur eux le danger. Or combien ces attaques sont redoutables avec la guerre actuelle, qui à peine déclarée commence et, commencée, ne s’arrête plus, que les élémens eux-mêmes ne savent ni détourner ni suspendre, et qui, toujours soudaine et partout menaçante, est devenue l’esclave de l’homme et frappe où il veut ! Si l’ennemi peut, en se tenant au large, envoyer de plus loin ses feux sur le littoral, il lui est aussi plus facile de forcer les rades. Le cuirassé s’élance de la haute mer avec une vitesse de 400 à 500 mètres par minute. L’instant d’avant, il était hors de portée, un instant encore, il sera hors d’atteinte. C’est dans ce court délai qu’il faut le toucher ; encore l’atteindre n’est-il pas l’arrêter si l’on ne blesse quelqu’un de ses organes essentiels, et cette précision est d’autant plus difficile qu’il marche entouré de fumée. Or, à mesure que le navire a des moyens plus puissans de défense, l’artillerie a des moyens plus lents d’attaque. Les grosses pièces ne tirent guère plus d’un coup par cinq minutes. Il y a peu de chances pour qu’elles atteignent leur but par leur premier projectile, et le temps leur manque pour en tirer un second. Quand on garnirait de batteries la passe que doit suivre un navire, si la passe est large, chacune d’elles serait dans les mêmes conditions de tir. Pour suppléer à l’insuffisance des forts et protéger des entrées considérées autrefois comme infranchissables, on a semé ces espaces de torpilles. Mais ces instrumens destructeurs ne peuvent pas être employés partout ; au-delà de 15 mètres de profondeur, la colonne d’eau à soulever est trop considérable pour que les torpilles de fond aient un effet sérieux. Il faut immerger des torpilles flottantes ; or celles qui éclatent au choc rendent la route également dangereuse aux amis et aux ennemis ; celles qui éclatent à volonté donnent des résultats sans précision, pour peu que l’observatoire soit éloigné, le temps brumeux, la nuit noire, ou l’engin déplacé par la force des courans. Enfin, le séjour dans la mer soumet les récipiens métalliques et les fils à des causes multiples de détérioration. Sans doute, durant la guerre turco-russe, les torpilles ont détruit des bâtimens cuirassés, mais dans le Danube profond de quelques mètres et large de 200 à peine, elles trouvaient les conditions les plus favorables. Même dans les embouchures peu profondes des fleuves américains, les torpilles, qui firent sauter un si grand nombre de navires, n’ont pas arrêté le passage des escadres fédérales. Et de grandes expériences accomplies au mois d’août 1880 dans la rade de Portsmouth ont paru établir la possibilité pour une flotte de forcer des passes de 1,500 à 2,000 mètres, même protégées par de l’artillerie et des torpilles. Si aucun de ces moyens n’a d’efficacité certaine contre les bâtimens de combat, ils sont bien moins puissans encore contre les navires que protège non leur masse, mais leur petitesse. Quel obstacle offrent les issues des anciennes rades aux torpilleurs longs de 20 à 30 mètres, larges de 2 à 4, profonds de 1 mètre et dépassant 20 nœuds de vitesse ? Toute route leur est bonne ; les hauts-fonds qui arrêtent les autres navires leur sont le chemin le plus sûr parce qu’il est le moins défendu ; ils passent sans les toucher sur les engins que doit faire éclater le choc de coques plus profondes ; tandis qu’ils s’avancent à toute vitesse, la hauteur ordinaire des vagues suffit presque à les dérober aux regards ; ils n’offrent pas de prise à l’artillerie, ils ne se révèlent pas par le bruit de leurs machines et la nuit les rend presque invulnérables. Et dès que sont franchies les défenses, dans la rade ouverte, plus d’obstacles et presque plus de périls pour l’agresseur. Est-il un de ces coureurs nocturnes assez invisible pour dérober jusque-là sa marche, — il se glisse sans les éveiller jusqu’aux victimes choisies et leur porte la mort dans le silence. Est-ii un de ces navires dont la puissance garde mal son secret, que servira aux bâtimens mouillés de connaître son approche et de le voir ? Occupés à réparer des avaries, à démonter leurs machines, à achever leur armement, ils ont peut-être leurs feux éteints ; même sous vapeur et prêts à combattre, ils sont immobiles, et tandis qu’ils s’ébranlent lentement, le temps leur manque pour acquérir de la vitesse ; l’ennemi avec toute la sienne les atteint déjà. Dans cette flotte incapable même de fuir, un seul cuirassé peut faire en un instant plus de ravages qu’une grande bataille en pleine mer. Que l’on compare les chances de l’attaque et de la défense : l’une, protégée par l’immensité de la mer où elle se cache, y préparant à loisir son action et ajoutant à sa force la force de la surprise ; l’autre ne sachant rien, sinon que ses asiles sont connus, leur ruine concertée, et que chaque heure la peut consommer. Une semblable attente du danger devient le danger le plus grand de tous. Dans un arsenal qui, au milieu de ses travaux, prête l’oreille au danger toujours menaçant, dans une escadre qui le prévoit sans pouvoir s’en défendre, rien ne s’accomplit d’actif ni d’ordonné, tout est atteint, surtout la valeur des hommes. L’anxiété continue énerve les courages, la fièvre s’allume dans la pensée, la vigilance se tourne en hallucinations, la mer se peuple de fantômes, puis à l’égarement de ce zèle succédant un mal plus terrible, tout s’abat en une stupeur sans énergie et sans regard.

Un des chefs les plus éminens de la marine, l’amiral de Gueydon, prévoyait il y a plus de vingt ans la transformation que les nouveaux moyens d’attaque imposeraient à la défense, et il annonçait la nécessité d’établir en avant des ports « des camps retranchés. » Tant qu’une voie restera ouverte à l’audace, même à la témérité, on doit tenir que les rades ne sont pas sûres, et, pour leur donner la sûreté, il ne suffit pas d’en rendre l’accès difficile, il faut les fermer. C’est seulement derrière des enceintes continues que les navires pourront sans crainte jeter l’ancre. Cette nécessité s’imposera plus encore lorsque la navigation sous-marine aura rendu plus faciles les surprises. Nulle flotte ne pourra alors s’armer ni se refaire si, pour la protéger contre des agressions possibles à toute profondeur, ne s’élève du fond de la mer un rempart sans autre ouverture que la passe d’accès.

L’intérêt de la navigation n’oblige pas à faire cette ouverture large, tant est précis le mouvement de la marine à vapeur ; l’intérêt de la défense commande de la faire assez étroite pour qu’elle devienne vraiment infranchissable en temps de guerre. Veut-on la fermer par des obstructions matérielles ? Une estacade n’a pas de solidité si les points fixes auxquels elle s’appuie sont distans de plus de 400 mètres. Veut-on l’interdire seulement par des lignes de torpilles et de l’artillerie, il faut que l’ennemi soit obligé de passer, non à la portée, mais selon l’ancienne expression, à la « miséricorde » des canons, c’est-à-dire à la distance où nul coup n’est tiré sans atteindre et où nul n’atteint sans pénétrer. Cette condition est réalisée quand la route s’ouvre entre des pièces puissantes qui croisent à 200 mètres leur feu sur les navires. La largeur des passes est ainsi fixée à 400 mètres. La nature a donné cette dimension à quelques-unes, mais, d’ordinaire, celles qui ouvrent accès dans de grandes rades sont plus étendues, et pour les rétrécir il faut des digues. Les profondeurs, les courans, et surtout le danger de changer les fonds, rendent ce travail fort difficile sans le rendre moins nécessaire. Quand la disposition des côtes permet de fermer ainsi l’entrée des rades à plus de 9,000 mètres en avant des ports, les établissemens et les navires sont à couvert contre les attaques de près et de loin : le maximum de sécurité est obtenu. Quand il n’est pas possible de l’assurer à cette distance, elle doit être cherchée sur quelque point en arrière ; en ce cas, toute crainte de bombardement n’est pas écartée, mais, du moins, les escadres n’ont pas à craindre les irruptions subites de l’adversaire.

Le refuge interdit à l’ennemi doit toujours être ouvert aux navires de la nation. Ils arrivent du large fuyant soit la tempête, soit un vainqueur, ou se tiennent prêts derrière les défenses à prendre l’offensive. S’il leur faut attendre, pour entrer et sortir, l’heure et le jour de la marée propice, la valeur militaire de la rade disparaît. Le libre passage en tout temps de la rade au port n’est guère de moindre importance. Le bâtiment revient parfois de la mer avec des avaries qui exigent les soins immédiats de l’arsenal : le bâtiment, encore amarré dans le port, mais prêt pour la mer, peut être appelé à un rôle soudain. Ici l’emploi de l’instrument de guerre, là sa conservation, sont attachés à la continuité des communications entre la rade et le port. Cette condition nécessaire manque aux rades et aux ports s’ils ne présentent des passes toujours praticables à une profondeur de 10 mètres au moment des plus basses mers.

L’accès du port n’est utile que si le port est organisé, c’est-à-dire capable au moins d’entretenir l’instrument de guerre, et l’entretien comprend à la fois l’armement et la réparation. Le port est organisé, non s’il accomplit ce double service, mais s’il l’accomplit sans retards. Depuis que la guerre maritime a emprunté à la guerre terrestre ses procédés, sa précision, elle est une lutte de vitesse. Comme le moteur est mécanique, ni la vigueur ni l’entrain du personnel ne peuvent détruire l’égalité de marche qui s’établit entre les flottes rivales dès qu’elles prennent la mer. L’avance ne peut résulter que de la promptitude supérieure mise par un des belligérans à passer du pied de paix au pied de guerre. Il y a donc plus d’intérêt encore dans une guerre maritime que dans une guerre terrestre à gagner du temps sur la mobilisation, et il faut entendre par ce mot soit les travaux nécessaires pour armer, soit ceux nécessaires pour ravitailler.

L’obstacle le plus considérable que la nature apporte à la rapidité de l’action dans les ports est le mouvement des marées. Comme il établit entre le navire et la terre des différences de niveau sans cesse variables, il rend entre l’une et l’autre les relations irrégulières. Le moment de la pleine mer, où le navire s’élève à peu près à la hauteur des quais, est le plus favorable, mais il dure peu, et la difficulté grandit à mesure qu’augmente la différence de plan. Pour que le navire monte et descende avec le flot le long des berges sans se heurter contre leurs parois, il ne doit pas être amarré trop près et ne communiquer avec le sol que par un ou deux ponts mobiles. Le mal s’aggrave quand la rive, au lieu de plonger verticalement dans l’eau, y descend en talus, comme il arrive d’ordinaire aux berges naturelles. Plus la pente est douce, plus le navire, pour ne pas toucher à marée basse, doit se tenir éloigné du bord. Les ponts, dont la fragilité augmente avec la longueur deviennent alors impropres au transport du matériel lourd ; il faut l’opérer par eau à grand renfort d’embarcations, de bras et de transbordemens. Si les rives ainsi disposées sont celles d’un port eh rivière, si la profondeur nécessaire ne se trouve qu’au milieu du lit, si les coques mouillées dans cet étroit chenal obstruent là seule voie navigable, la lenteur et l’embarras atteignent leur comble.

Pour que les communications entre la flotte et le port soient en tout temps faciles, il faut d’abord que le navire reste à la hauteur des terre-pleins et, pour cela, que le flux ni le reflux ne se fassent sentir. Il faut ensuite que le navire soit en contact immédiat par ses bords avec l’arête des quais et, pour cela, que les quais tombent d’aplomb, c’est-à-dire soient faits de main d’homme. Les ports à niveau d’eau constant et à bassins sont donc les seuls où disparaissent les deux plus grands obstacles que les forces de la nature opposent aux forces humaines. Il ne faut pas moins pour que l’effort humain puisse se déployer constamment : il faut davantage pour qu’il produise son plus grand effet. Armer est une œuvre, réparer une autre : celle-ci exige surtout des bassins de radoub et des ateliers, celle-là des magasins et des moyens de transport. Chacune d’ailleurs s’accomplit par des opérations multiples et par le concours d’un personnel et d’un matériel fort divers. Le groupement de ces forces n’importe pas moins que leur existence. Dès le siècle dernier, un illustre ingénieur, Forfait, recommandait dans « leur répartition respective une attention particulière, » et proclamait que les mauvaises mesures prises à cet égard « peuvent dans bien des cas causer des désordres encore plus fâcheux que le retardement du travail. » Encore, à son époque, dans les armemens et les réparations, le navire restait-il immobile ; tous les objets à son usage facilement transportables lui étaient amenés ; une vicieuse distribution de matériel n’augmentait que les parcours sur les voies de l’arsenal, et on suppléait à tout par un renfort de travailleurs. Aujourd’hui, les principaux objets de matériel naval sont de telles dimensions et de tels poids qu’ils ne se meuvent pas sans l’aide de puissans appareils, et ces appareils s’élèvent près des ateliers où chaque espèce de matériel est réparée ou entretenue. Aussi est-ce le navire qui se déplace pour recevoir ou rendre ce chargement dans les différentes parties du port. Dans les jours d’activité et dans les arsenaux qui abritent de nombreux navires, on comprend quel désordre entraînent ces mouvemens, soit que les services soient enchevêtrés, soit que les mêmes soient dispersés sur plusieurs points, soit qu’ils n’occupent pas les uns par rapport aux autres un ordre rationnel.

Cet ordre rationnel est facile à déterminer entre les services de réparation et ceux d’armement. Les réparations, longues pour peu qu’elles soient importantes, exigent que le navire soit mis au bassin, dépouillé de son artillerie, de sa machine. Les armemens, les ravitaillemens sont plus fréquens et plus rapides. Il ne faut pas que les navires hors de service obstruent les mouvemens des bâtimens actifs. La partie destinée aux réparations doit être le fond du port. À plus forte raison, les constructions doivent-elles être établies loin des centres d’armement et près des bassins de radoub : disposition d’autant plus nécessaire que les travaux neufs et les réparations emploient le même personnel et le même outillage.

Aux armemens appartiennent les parties antérieures du port. Quand le navire construit ou réparé descend vers la mer, il faut qu’il trouve sur son passage son matériel dans l’ordre où il le doit embarquer. Près des ateliers de réparation, les machines et l’artillerie, puis les chaînes et les ancres, les mâtures et gréemens, les objets de rechange, enfin, à l’entrée, les vivres, le charbon. Ce groupement rapproche ou éloigne le matériel de l’entrée du port à proportion qu’il est plus ou moins fragile et consommable. Un navire, pour changer quelque Chose à son artillerie ou à ses moteurs, sera obligé de remonter jusqu’à l’arrière-garde : mais il est rare que les canons et les machines ne durent pas autant que l’armement. Au1 contraire, le charbon et les vivres sont l’approvisionnement qui disparaît le plus vite et se renouvelle le plus souvent dans une campagne ; d’ordinaire ils manquent seuls au navire qui vient les chercher, et tous les bâtimens en ont besoin. Voilà pourquoi il convient que le charbon et les vivres s’offrent d’abord à eux. Ce plan n’est pas moins normal quand le navire, après campagne, regagne le fond du port ; il trouve les dépôts de matériel dans l’ordre où il doit le rendre, et il parvient, sans un mouvement inutile, de la rade au terme de sa route, la forme de radoub. Seuls les projectiles et les poudres ne sont pas à leur place logique dans cette organisation ; mais pour mettre l’établissement à l’abri d’une explosion toujours à craindre, il importe de les isoler sur un point éloigné de la rade. On paie cette sécurité par la lenteur des chargemens et déchargemens qu’il faut faire, exposé aux mouvemens de la mer. Mais les lenteurs n’ont pas ici grande importance, même en guerre ; les munitions sont les approvisionnemens que les navires, sauf les bâtimens-écoles, consomment le moins.

Tel est le plan général à exécuter dans les ports. Indépendant des modifications que subit l’architecture navale, il est fait pour offrir aux flottes les plus diverses une utilité permanente.

Ce que ces changemens rendent moins durable, c’est l’outillage de chaque service. Il varie avec le matériel qu’il est destiné à produire et à manier. Par suite, il n’est pas possible de donner, comme pour le tracé des ports, des indications fixes. Il suffit de dire que, dans le mouvement ascensionnel des forces industrielles, l’état ne doit se laisser dépasser par personne et que les moyens les plus puissans et les plus rapides ont leur place dans les arsenaux.


IV

Si l’on considère combien sont rares sur le littoral les positions où soient réunis les élémens d’un port militaire, combien sont bornés les efforts de l’homme pour suppléer à la nature, et l’énorme coût dont il paie toute lutte avec elle, on est conduit à celle conclusion que les arsenaux ne peuvent être nombreux. Si l’on interroge l’intérêt stratégique, on est conduit à cette conclusion que des arsenaux nombreux seraient nuisibles.

Les navires ont cessé d’être les vagabonds de la mer, et le port n’est plus un asile qu’ils mendient partout où les peut jeter le hasard. Maîtresses de leur direction et de leur marche, les flottes ont éliminé de la guerre maritime le hasard par le calcul. Il détermine sur le littoral les points où il convient qu’elles se préparent, se refassent et, si elles échouent, se retirent : les ports sont des bases d’opération. Dans les opérations, on l’a vu, l’une des plus grandes causes de succès est la promptitude, et la promptitude est surtout due à la bonne organisation des ports. Mais de deux flottes, également maritimes et sortant de ports aussi parfaits, laquelle aura l’avantage ? Celle qui aura le moins de distance à parcourir du lieu où elle s’est formée au lieu où elle doit agir. C’est un axiome de l’art militaire que les bases d’opération les meilleures sont les plus rapprochées du théâtre de la guerre.

Quel est le théâtre de la guerre maritime ? Toutes les mers pour les navires que les hostilités surprendront en cours de campagne ou qui se lanceront à la poursuite des bâtimens de commerce. Mais, au commencement d’une lutte, chacun des belligérans, avec la plus grande partie de ses forces, se disposera soit à défendre son littoral, soit à attaquer le littoral ennemi, et quand un peuple se proposerait pour but principal de détruire par une bataille navale la marine adverse, l’intérêt majeur est de ne pas se préparer à la lutte trop loin du point où on la veut soutenir. Le nombre d’arsenaux dans lesquels il convient de concentrer la flotte est donc déterminé pour chaque nation par sa situation géographique et la puissance de ses voisins. Pour des marines égales, il peut être fort différent. Deux nations auxquelles la distribution la plus différente de leurs forces est commandée par la nature sont l’Angleterre et la Russie. S’il est une puissance qui pourrait se contenter d’un seul arsenal, c’est l’Angleterre. Placée au nord de l’Europe, elle ne communique avec le monde que par sa frontière sud. C’est de là qu’elle doit s’élancer où qu’elle veuille porter la guerre. D’un point quelconque de cette frontière elle peut protéger tous les autres. Que l’ennemi sorte de New-York, de Cherbourg, de la Jade ou de Cronstadt, les forces anglaises mouillées à Portsmouth peuvent barrer la route de l’Angleterre, porter la lutte loin de ses côtes, faire face sur l’Océan, la Manche ou la mer du Nord, et, s’il leur plaît, disputer avec chances égales l’offensive à une escadre sortie de Cherbourg. Si un tel peuple a plusieurs établissemens, c’est que la grandeur de sa flotte serait à l’étroit dans un seul port, c’est que la concentration extrême de services si nombreux serait préjudiciable à l’ordre, et que leur direction dépasserait la mesure d’autorité convenable entre les mains d’un homme. En bordant par ses forteresses navales sa frontière sud, l’Angleterre a poussé jusqu’au luxe le déploiement de sa force ; elle n’a pas obéi à des nécessités stratégiques. Au contraire, plusieurs arsenaux sont indispensables à la Russie. Ce grand empire est vulnérable par mer au midi et au nord. S’il n’avait qu’un établissement naval et qu’il fût attaqué dans la Mer-Noire, ou un établissement au sud et qu’il fût menacé dans la Baltique, il faudrait à sa flotte, pour se porter au secours de son territoire, côtoyer toute l’Europe ; elle arriverait en vue de son littoral après toutes les nations auxquelles il aurait plu de l’attaquer. À l’Allemagne un port aurait suffi si le canal projeté entre la mer du Nord et la Baltique permettait à ses flottes de se porter sans délai dans les deux mers. Mais la longue pointe du Jutland qui isole les deux parties de son littoral et qu’on ne peut tourner en moins de trois jours oblige l’Allemagne à avoir deux arsenaux. Celui de la Baltique est trop éloigné pour protéger à temps contre une attaque française ou anglaise les embouchures de l’Ems, de l’Elbe ou du Weser. Celui de la mer du Nord est trop éloigné pour défendre les côtes de la Poméranie et de la Prusse contre les insultes de la Russie. Même continues, les côtes d’un pays doivent être couvertes par plusieurs arsenaux, si le long développement de ces côtes et leur disposition les exposent sur plusieurs points aux entreprises de plusieurs puissances. L’Italie par exemple n’est pas en sûreté si elle n’est protégée par deux centres de force maritime, l’un à l’est, l’autre à l’ouest, contre des tentatives dirigées de Pola et de Toulon.

De la diversité de ces conditions se dégage l’unité de la règle. Un port n’est pas propre à la défensive, si ses vaisseaux ne peuvent être présens avant les vaisseaux ennemis sur tout le littoral dont il a la garde : il doit donc y avoir moins de distance entre lui et tous les points de la frontière qu’entre ces points et aucun arsenal étranger. Un port n’est pas propre à l’offensive si ses vaisseaux ne peuvent paraître sur le rivage ennemi aussitôt que les forces adverses : quand la négligence des nations voisines souffre une pareille supériorité, il doit s’établir plus près de leur frontière que les ports étrangers ne sont de la sienne, mais du moins n’est-il pas admissible qu’il s’établisse plus loin.

Quels ports réunissent ces deux avantages ? Ceux qui s’élèvent à proximité des côtes étrangères. Alors les flottes couvrent comme une avant-garde le littoral qu’on ne saurait menacer sans les rencontrer d’abord, elles arrêtent à son début l’effort de l’agression, et il leur devient facile de la prévenir en portant elle-même la guerre chez l’ennemi. L’avantage d’une semblable situation est tel que, même au temps de la marine à voiles, on considérait comme capital de l’obtenir. C’est menacé par les flottes de l’Angleterre et de la Hollande que Louis XIV fit un port de guerre à Dunkerque, sur le point de la France le plus rapproché de ses deux adversaires, et la ténacité du roi à le maintenir, comme l’obstination de l’Angleterre à le supprimer, sont un exemple de l’importance qu’a dans la guerre maritime le choix des arsenaux.

Chercher sur son littoral de telles positions est le premier intérêt d’un peuple ; le second, quand il les a trouvées, est de n’en pas chercher d’autres. Ajouter à ces sièges nécessaires de la puissance navale des arsenaux moins bien situés et diviser entre eux la flotte, c’est éloigner des navires du théâtre probable de leur action, c’est frapper sa propre force d’une infériorité relative. La flotte arme alors par fractions qu’il faut assembler avant de s’en servir, et la concentration a pour théâtre la rade la mieux située. Les navires armés là et prêts les premiers sont contraints d’attendre que les autres arrivent des ports plus éloignés et le bénéfice des positions heureuses est ainsi perdu. Cette dispersion rend même inutile la supériorité des forces. Pendant qu’elles sont encore immobiles dans leurs arsenaux ou naviguent isolément pour se joindre, elles n’offrent pas de résistance à un ennemi prompt à se concentrer. Plus les arsenaux sont nombreux, moins est importante la fraction de la puissance navale qu’ils préparent ; moins cette fraction est importante, plus il est facile à un adversaire, même misérable, d’égaler les forces sorties de chaque port, de les surprendre isolées, de les battre l’une après l’autre, et la plus grande marine peut être tenue en échec sur chaque point par des marines secondaires.

La clarté de ces périls laisse dans l’ombre des inconvéniens moindres, que pourtant les hommes du métier ne tiendront pas pour médiocres. La perfection des arsenaux, de leur outillage, diminue à mesure que leur nombre s’élève, et c’est par leur nombre que les dépenses se multiplient : chacun d’eux a des traditions locales, d’où naissent des différences dans les arméniens, chacun d’eux est sous les ordres de chefs indépendans et qui poursuivent d’une façon dissemblable une œuvre d’ensemble ; tout conspire contre l’ordre sans lequel il n’est pas de succès militaire. L’ordre grandit à mesure que la force navale se concentre. Non-seulement la préparation de la guerre devient plus méthodique, plus prompte, mais le jour où l’armement s’achève, la flotte se trouve assemblée déjà sur les théâtres d’action. L’on dit que, pour immobiliser et détruire cette force, il suffira à l’ennemi de bloquer ou de brûler un ou deux ports, et l’on tire cette conséquence que mieux vaut en multipliant les arsenaux le contraindre à diviser son effort et se garantir contre une chance mauvaise. La conséquence est fausse. Quel est le moyen d’échapper au bombardement ou aux attaques de vive force ? Placer ses arsenaux hors de la portée des pièces et fermer leur accès. On ne contestera pas qu’il soit difficile de renouveler sur beaucoup de points les efforts nécessaires pour obtenir ce résultat et l’on accordera qu’une flotte massée dans un seul port y est mieux, s’il est impénétrable, que dispersée dans plusieurs, s’ils sont mal défendus. Quel est le moyen d’échapper au blocus ? Avoir dans le port une force suffisante pour le forcer. On ne niera pas que réduire le nombre des ports ne soit assigner à chacun une portion plus grande de la flotte, et comme pour maintenir un investissement il faut une force supérieure à la force investie, plus la flotte sera importante dans un port, moins sera tenté le blocus. Quelque éventualité qu’on suppose, le succès reste attaché à la même cause : la concentration des forces. Et autant qu’une loi de guerre, c’est une loi d’humanité. Ne hasardant nulle part des forces insuffisantes, dégageant la guerre des actions partielles où les vies humaines sont sacrifiées sans résultat, elle désarme par avance les adversaires faibles, auxquels elle enlève jusqu’aux hasards heureux ; elle fixe dès l’abord le sort des armes par des coups décisifs.

L’argent épargné par la suppression de tout arsenal superflu sur le territoire métropolitain doit servir sur d’autres points du monde à la puissance nationale. Les colonies que possèdent la plupart des peuples maritimes sont aussi des théâtres de guerre et les lois stratégiques ne varient pas avec les latitudes. L’attaque et la défense offriront des chances à ceux qui auront su se ménager au plus près les moyens de préparer les hostilités et de se refaire. Les navires qui devront parcourir la moitié du globe pour tenter une surprise ou pour réparer leurs avaries, réduits à des efforts peu efficaces, se trouveraient en guerre dans la situation la plus dangereuse. Même en temps de paix, leur service devient difficile et fort coûteux. De là pour les nations maritimes le besoin d’établir dans quelques contrées lointaines des ports de ravitaillement et de réparation. Elles ont à choisir d’après la géographie de leurs intérêts la situation convenable pour ces établissemens et, après les avoir établis, à ne les pas développer avec excès. Ils ne sont destinés qu’à parer à l’imprévu et à mettre le navire en état d’attendre sans quitter le service les soins plus parfaits des arsenaux métropolitains. Ils ne sont pas faits pour contenir à la fois beaucoup de matériel naval, les conditions de sécurité indispensables aux arsenaux sont ici moins nécessaires. Le mieux ici sera de mettre à profit, comme dans l’ancienne marine, un port marchand. Le rôle de l’état pourra se borner à approfondir les passes et parfois à créer des bassins de radoub et des appareils élévatoires : le commerce fournira le reste.

Sur le territoire métropolitain même, les ports de commerce peuvent être appelés, dans des conditions exceptionnelles, à un service de même nature. La vitesse dont sont animés les navires et le métal dont ils sont construits rendent très dangereux les collisions et tout désordre qui détermine une voie d’eau. Après tous les accidens sérieux de combat ou de navigation, on a vu les navires de guerre couler à pic ou gagner à grand’ peine un refuge quand il était voisin. C’est cette chance suprême qu’il faut ouvrir aux navires en perdition. Aussi partout où cela est possible doit-on donner aux passes, aux bassins.des ports de commerce les dimensions suffisantes. Mais on ne saurait leur demander aucune part régulière dans l’entretien de la flotte. Ni leurs plages sans défenses, ni leurs installations intérieures n’offrent les conditions requises : moins encore pourrait-on compter sur le personnel qui y répare et arme les bâtimens. Libre de faire ses conditions et de refuser son aide, parfois lié par des travaux antérieurs ou désorganisé par les mouvemens des travailleurs nomades, ce personnel apporterait un concours trop irrégulier et trop indépendant pour satisfaire à un service national. Des particuliers voulussent-ils s’engager à fournir à tous les besoins, comme ils n’en peuvent prévoir l’étendue, ils joueraient un jeu dont l’état paierait les mauvaises chances, car leur ruine et la rupture du contrat ne lui rendraient pas le temps perdu. S’il voulait s’assurer contre de telles lenteurs, il serait obligé de solder l’entretien permanent d’un personnel occupé seulement à attendre l’inconnu. Ce ne serait plus s’adresser aux ressources naturelles du commerce, mais peupler de la manière la plus dispendieuse les ports marchands de travailleurs payés par l’état. Encore les paierait-il sans les diriger ; or il n’y a d’action rapide que l’action disciplinée. Ici, pour être servi, il faut être maître. Voilà pourquoi, dans tous les pays maritimes, si nombreux et si pourvus que soient les ports de commerce, si nombreux et exercés que soient les bras, l’état s’est créé, pour l’entretien comme pour la sûreté de ses flottes, des ports militaires choisis par lui seul et peuplés d’un personnel qu’il s’attache par les liens de la discipline et de l’intérêt. L’intérêt public commande même de ne pas borner ce personnel à ce qui est nécessaire pour les armemens et les réparations des temps ordinaires. Un service qui est soumis aux deux forces les plus mobiles de ce monde, la mer et la politique, doit garder des ressources toujours prêtes contre l’inconnu. Sage prodigalité et conforme à la conception la plus élevée de l’ordre, car tout coûte, la victoire comme la défaite, et il est moins cher encore de payer sa force que sa faiblesse.


V

Si l’entretien d’une flotte est une tâche trop vaste, trop variable, trop faite d’imprévu, pour qu’une puissance, hors la puissance nationale, la supporte, autre chose est l’entreprise de construire des vaisseaux. Leurs formes, le délai dans lequel ils doivent être exécutés, les quantités de matériaux et d’hommes nécessaires, le prix, peuvent être réglés d’avance sans nulle incertitude. Le travail s’exécute par des moyens constans et des efforts réguliers, il a le caractère des opérations habituelles à l’industrie. Cependant la production de la flotte a longtemps été confiée comme l’entretien au pouvoir public ; non que l’industrie fût suspecte, elle manquait. Isolées et restreintes, les forces des particuliers étaient inégales à de grands travaux comme leurs ressources à de grandes dépenses. Or quel travail exigeait des efforts comparables à la construction des navires ? Quelle fortune privée aurait suffi même aux approvisionnemens qu’il fallait maintenir toujours complets et garder durant de longues années ? Si la main de l’état semblait nécessaire partout où l’œuvre exigeait des capitaux et du temps, pour créer sa marine, il n’avait à compter que sur lui-même, et loin qu’il attendit un secours des particuliers, c’est lui qui stimulait leur zèle par ses encouragemens et leur prêtait sa propre force. C’est l’époque où la république faisait porter dans l’arsenal de Venise le chanvre récolté par les sujets, le transformait en cordages et, après avoir prélevé sa part, livrait le reste au commerce. C’est l’époque où Colbert achetait des bois de construction pour les besoins de la marine marchande. Mais, peu à peu, l’esprit d’initiative, fécondé par l’esprit d’association, a créé une industrie dont les ressources sont immenses et qui grandit chaque jour. À mesure qu’elle s’étendait, l’état s’est reposé des efforts qu’il avait jusque-là soutenus pour la suppléer. Non-seulement il ne travaille plus pour les particuliers, mais ce sont les particuliers qui travaillent pour lui, et venant même en partage des attributs les plus importans de la puissance publique, ils élèvent ses forteresses, équipent ses troupes, lui fournissent ses munitions et jusqu’à ses armes. Dans la marine, la qualité des matériaux, que d’immenses réserves permettaient seuls d’obtenir, les secrets du coup de hache qui faisaient de la construction une sorte d’art traditionnel et mystérieux conservé dans les arsenaux, tout ce qui soutenait le monopole a pris fin le jour où à la marine de « bois et de chanvre » a succédé la marine de « charbon et de fer. » De ce jour la construction des navires, dépouillant son caractère spécial, est devenue un travail de métaux et de machines, c’est-à-dire celui où l’industrie avait accompli le plus de progrès. À dater de ce moment, en face des arsenaux où jusque-là s’était concentrée la production du matériel naval, des établissemens ont surgi dont plusieurs aujourd’hui luttent d’importance avec ceux de l’état.

Or, pour créer leur flotte de guerre, les nations maritimes emploient dans des proportions fort inégales le concours qui leur est offert et montrent par leurs actes leur préférence, les unes pour le travail de l’état, les autres pour le travail de l’industrie. Lesquelles servent mieux l’intérêt public ? Pour porter un jugement sur l’organisation, l’outillage, le personnel qui conviennent aux arsenaux militaires, il faut savoir s’ils doivent seuls construire la flotte ou si l’industrie privée doit concourir à l’œuvre et dans quelle mesure, et pour assigner à l’industrie sa part, il faut comparer ses produits à ceux de l’état.

Quand il s’agit de matériel naval, la valeur des travaux se mesure à leur promptitude, à leur perfection et à leur prix. Les constructions de l’industrie coûtent-elles moins ou plus que celles des arsenaux ?

Les élémens d’un prix de revient sont : la main-d’œuvre, la matière et les frais généraux. La modicité des salaires payés par l’état a constitué durant de longues années l’avantage le plus apparent de ses travaux. Un personnel, instruit dès l’enfance dans l’arsenal, sobre de désirs et qui d’ailleurs n’aurait pas trouvé hors des chantiers maritimes l’emploi de ses connaissances spéciales, se contentait d’une vie médiocre et sûre sous le patronage du gouvernement. Mais l’invasion de besoins nouveaux, d’idées nouvelles, l’analogie chaque jour plus complète entre le rôle des arsenaux et celui d’usines nombreuses ont donné aux ouvriers des constructions navales le goût et le moyen de trouver des salaires plus élevés. Les hommes actifs, habiles, capables de donner beaucoup en travail pour recevoir beaucoup en salaires, ont été attirés hors des arsenaux. Les chantiers de l’état ont gardé surtout les hommes amis d’une situation modeste et régulière, capables d’efforts modérés et résignés à recevoir peu pourvu qu’on n’exigeât d’eux pas davantage. Cette émigration vers les chantiers de l’industrie avait à ce point affaibli le niveau professionnel dans les arsenaux que les diverses puissances maritimes ont dû améliorer la situation du personnel ouvrier. Aujourd’hui, si l’on compare les salaires des chantiers nationaux et ceux des chantiers privés, si l’on tient compte des secours divers et des pensions qui augmentent le chiffre apparent du gain, on arrive à cette conclusion : le salaire moyen des ouvriers de l’état n’est pas inférieur à celui des ouvriers employés par l’industrie. Or ces ouvriers qui reçoivent un traitement égal donnent un travail moindre, à cause des méthodes employées.

Pour la plupart, les ouvriers de l’état sont payés à la journée, ceux de l’industrie à la tâche. Les uns gagnent en proportion de ce qu’ils font et quelque temps qu’ils y mettent ; les autres, quoi qu’ils fassent, à mesure que l’heure s’écoule. La première méthode sollicite sans relâche leur activité. La seconde les détourne de tout effort par le sentiment que leur travail est sans influence marquée sur leur carrière et, nul pour un même prix n’aimant à se donner plus de peine, au lieu d’une rivalité de zèle, elle crée une émulation d’inertie. Partout où les deux régimes ont été essayés ils ont amené le même résultat. Partout où l’on interroge les ingénieurs, les chefs d’usine, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en France, on entend une seule réponse : la production dû travail à la tâche dépasse toujours la production du travail à la journée, et d’une quantité normale, à peu près le tiers.

Si les travaux accomplis par l’état coûtent plus de main-d’œuvre, ils coûtent aussi plus de matières que les travaux accomplis par l’industrie. Les arsenaux comme les chantiers privés achètent à peu près toutes les matières destinées à la flotte de combat. Ces matières sont demandées aux mêmes fournisseurs, acceptées après les mêmes épreuves, sous le contrôle des mêmes hommes qui représentent l’intérêt de l’état. Le prix des matières employées par l’état et par l’industrie peut donc être considéré comme identique. Mais le mode d’emploi est fort différent. L’industrie ménage les matières, les met en œuvre de la façon qui permet d’obtenir le plus de résultats, elle se garde de réduire en résidus sans valeur ce qu’elle n’emploie pas, elle s’applique à le détacher en portions utilisables pour d’autres fins : son art est de ne rien perdre. Le même intérêt ne parle pas à ceux qui travaillent pour l’état. Si leur zèle s’éveille, c’est la perfection de leurs produits qui leur importe et non l’économie. Leur tendance naturelle est de choisir dans les approvisionnemens ce qu’ils trouvent de plus beau et de l’employer de la manière la plus commode. Leur regard ne se porte que sur l’œuvre présente, ils n’essaient pas de ménager dans ces matières l’élément d’œuvres à venir, et souvent leur travail détruit ce qu’il n’emploie pas. La prodigalité avec laquelle étaient coupées les pièces de bois pour la construction des navires a laissé dans les arsenaux de tous les pays des souvenirs légendaires : elle est attestée par les dépêches ministérielles qui maintes fois l’ont combattue sans la réduire. Dans les constructions métalliques, comme les élémens des navires sont pour la plupart commandés sur place et de dimensions exactes, les pertes de matières ne sont pas aussi considérables que dans les constructions en bois ; mais elles n’ont pas disparu[3].

Ce ne serait pas poser la question entre le travail de l’état et celui de l’industrie que réduire la comparaison aux quantités de matière et de main-d’œuvre consommées par l’un et par l’autre dans des opérations analogues. Ces travaux exigent d’autres dépenses de matériel et de personnel. Les premières sont les dépenses d’établissement, d’outillage ; les secondes, les dépenses de surveillance, de contrôle, de comptabilité : les unes et les autres ayant ce caractère qu’elles ne s’appliquent exclusivement à aucun travail et que sans elles aucun travail ne serait possible. Or ces dépenses sont d’autant plus fortes que les agens de direction sont plus nombreux, les contrôles plus multipliés, les écritures plus compliquées, l’outillage moins simple.

Est-ce l’industrie qui réduit aux proportions les plus faibles cet élément du prix de revient ?

Pour le connaître, il faut considérer dans leur ensemble la marche des usines que dirigent les particuliers et celles où commandent les fonctionnaires. Alors seulement apparaît à quel point les procédés de l’industrie concourent à la réduction des dépenses et ceux de l’état à leur accroissement. L’industrie se forme par le gain, vit par le gain et ne saurait l’attendre que du travail. Pour l’emporter dans la faveur du public, il faut lui offrir des avantages, au premier rang desquels est le bon marché des produits ; pour garder cette conquête, il la faut refaire chaque jour et la lutte élimine sans cesse ceux qui se laissent dépasser. L’économie n’est donc pour l’industrie que l’instinct de la conservation. Dans ce combat pour l’existence, tout lui peut être occasion de salut ou de perte. Elle est obligée de connaître les progrès qui s’accomplissent. Elle est obligée de prévoir les fluctuations des marchés où elle puise, et elle sait profiter des chances heureuses, si passagères soient-elles, par la célérité de ses révolutions et la rapidité de ses mouvemens. Les considérations de sentiment, les questions de frontières ne l’émeuvent, ni n’arrêtent la rigueur de ses calculs ; qu’elle ait besoin de matériaux, de machines ou d’hommes, elle les prend à l’étranger comme en France, sans avoir à consulter que son avantage et leur valeur. Ennemie de tout ce qui augmente les dépenses, elle hait tout ce qui perd du temps. Autorité, exécution, contrôle, tout chez elle est simple parce qu’elle doit compte à elle seule, rapide parce qu’il serait trop tard de juger ses actes après l’événement, précis parce que l’obscurité lui cacherait peut-être la ruine. Cet esprit d’ordre ne s’est pas épuisé quand il a conçu et réglé tous les rouages. Ce n’est que le commencement de sa tâche. Quel art de répartir les élémens des travaux et de produire une progression régulière de l’ensemble ! Quel soin, tandis qu’ils s’accomplissent, de prévoir leur achèvement ! Quelles tentatives pour s’assurer d’avance en leur place de nouveaux labeurs ! Ainsi l’instrument ne va jamais à vide, et ses frais généraux, toujours partagés entre une grande quantité de productions utiles, ne chargent aucune avec excès. Si, malgré ces efforts, le travail devient insuffisant, les dépenses se réduisent. Le personnel superflu diminue, les outils inactifs disparaissent, elle réduirait de même ses établissemens s’ils cessaient de produire. Tout ce qui est onéreux est détruit. Aucune considération ne saurait persuader à un homme de se ruiner. Voilà le caractère de l’industrie : du chef au dernier travailleur, nul n’a de lendemain, s’il ne l’assure par ses efforts, chacun sert dans la fortune de l’entreprise sa fortune particulière, et tout est mû par une ardeur infatigable comme l’intérêt.

Tout autre est le caractère des travaux exécutés par l’état. Quand il se charge d’un service, il l’élève au rang de dépense nécessaire et -lui garantit, quoi qu’elle coûte, une dotation. Cette solidité est le premier danger des entreprises fondées sur le trésor public. Ceux qui les dirigent gèrent l’affaire d’un autre sans la crainte de le ruiner et sans espoir de s’enrichir eux-mêmes. Or les hommes sont peu ménagers de ce qu’ils croient inépuisable : ils ne le sont jamais de ce qu’ils n’ont pas avantage à épargner. L’attachement au devoir et la compétence des fonctionnaires choisis est une caution plus respectable que l’intérêt, mais moins sûre, et l’impartialité où ils vivent ayant quelques rapports avec l’indifférence ne suffit pas pour assurer toujours aux deniers publics l’emploi le mieux ordonné.

D’ailleurs cet emploi, n’est pas comme dans l’industrie laissé à la libre volonté de ceux qui dirigent, et la distribution du travail est comme fixée d’avance. Des établissemens existent, et l’état en les créant par sa volonté et pour son usage a constitué en leur faveur une sorte de droit à durer toujours et cela malgré lui-même. Les villes qu’ils avoisinent, les contrées qu’ils enrichissent, les industries où ils puisent deviennent solidaires de leur conservation. Le seul bruit qu’il y pourrait être changé quelque chose, sinon pour les agrandir, soulèverait les alentours au nom de la population, du commerce, des octrois. D’ailleurs les services rendus par le personnel qui s’y trouve, ses droits acquis, ses souffrances s’il était dispersé, les embarras des situations transitoires s’unissent pour effrayer les courages et empêcher tout changement. Ce qu’affronte un particulier sous le coup de la nécessité paraîtrait un acte d’inhumanité à des fonctionnaires, et c’est trop peu de dire qu’ils sont désintéressés des réformes : qu’ils consultent leur réputation, leur repos, leur cœur, il leur coûte moins d’augmenter les dépenses que de les restreindre.

Ainsi le caractère fondamental d’un travail économique, c’est-à-dire sa distribution rationnelle fondée uniquement sur l’intérêt du service et l’exacte proportion entre les forces productives des usines et la tâche qu’elles doivent accomplir, ne peut se trouver dans les entreprises de l’état. Les méthodes d’administration qui lui sont nécessaires ne chargent pas le travail de frais généraux moins considérables. Une autorité concentrée, des formalités réduites conviennent à des hommes qui administrent leurs propres affaires : un organisme si simple ne suffit pas à ceux qui gèrent les affaires de l’état. Leurs avantages et celui de l’état ne sont pas inséparables, l’abus leur serait d’autant plus facile qu’ils auraient plus d’autorité. L’état a voulu échapper à ces périls et placer, en les réduisant à l’impuissance de mal faire, ses agens au-dessus du soupçon. Diviser les fonctions, amoindrir les autorités, exiger en tout acte le concours de plusieurs services destinés à se contrôler mutuellement, soumettre chacun de ces actes à des formes réglementaires et placer l’observation de ces règles sous la surveillance d’autorités multiples, tel est le système d’administration en usage à l’état. Or chacune de ces exigences emploie du personnel et du temps, c’est-à-dire crée des dépenses inconnues à l’industrie. Administrer exige des pouvoirs étendus, des vues générales. Les agens de l’état sont confinés par lui chacun dans sa spécialité, chacun s’y résigne, les uns construisent, les autres achètent ; ceux-ci paient, ceux-là comptent, nul n’administre. L’extrême division des corps devient elle-même une cause de dépenses nouvelles, chacun trouvant dans l’accroissement des dépenses l’accroissement le plus facile de son rôle. Tous savent que leur sort participe de la solidité de l’état lui-même, qu’il leur suffit d’éviter les fautes lourdes pour garder leur situation et que le temps suffit à l’accroître. Sans rivaux qui les menacent, sans désastre qui les attende, ils sont comme soustraits aux conséquences de leurs actes, et rien n’est fait pour les arracher à la torpeur ou à l’excès d’un zèle qui ne compte pas.

La preuve est fournie chaque jour sur toute l’étendue de l’Europe. Aucune entreprise ne concentre des services plus nombreux, plus divers, plus importans que celle des chemins de fer. Dans les pays où elle s’est développée davantage, l’état et l’industrie s’en partagent l’exploitation, et certaines lignes ont connu tour à tour l’un et l’autre régimes. Les statistiques font foi des résultats. Les compagnies gèrent avec une dépense moyenne à peu près semblable de 55 pour 100. Celle de l’état est beaucoup plus variable ; la moindre dépasse de 11 pour 100 celle des lignes privées. S’il faut croire aux chiffres, le pays où les compagnies administrent le mieux et l’état le plus mal serait la France : leurs frais n’atteignent pas 50 pour 100 ; les siens dépassent 83. Il n’en est pas autrement pour la production du matériel naval. Les comparaisons faites par le personnel technique dans les contrées maritimes permettent d’affirmer que le travail accompli dans les arsenaux coûte au moins 20 pour 100 de plus.

Mais le prix n’est pas la seule chose à considérer, ni souvent la plus importante. D’ailleurs la somme payée pour acquérir n’est, à bien examiner, que le commencement du prix : il augmente avec les. frais d’entretien et de réparation que l’objet coûte, et il faut savoir de quelle manière celui-ci a été employé, et combien de temps, pour conclure que la dépense a été légère pu lourde. Le prix est un rapport entre la somme payée et les services rendus, si bien qu’il n’apparaît pas le jour où l’objet est acheté, mais le jour où il est détruit. Or la durée et l’excellence des services se mesurent à la qualité du travail.

L’état travaille-t-il mieux que l’industrie ?

Les mêmes raisons qui expliquent le haut prix de ses produits permettent de croire à leur supériorité. Par cela seul que l’industrie ne travaille pas pour elle et a pour objectif le gain, elle est exposée, si elle n’est pas surveillée, à deux tentations permanentes : employer des matières inférieures et sacrifier tout dans la main-d’œuvre à la rapidité de l’exécution. Le travail à la tâche pousse l’ouvrier à produire beaucoup, mais non à soigner son ouvrage, et l’intéresse même à dissimuler ses malfaçons. Le rôle du chef d’industrie envers sa clientèle n’est pas autre : il faut que, sous peine de perte, il écoule ses produits, même médiocres. Sans doute nombre de maisons ont trop d’honorabilité pour se livrer jamais à une fraude, quoi qu’il leur en coûte. Mais il y a, entre la perfection du produit et la mauvaise qualité, nombre de degrés, et la tendance naturelle du commerce est de se rapprocher davantage de la seconde que de la première.

Autre est la condition de l’état. Il travaille pour lui, il n’a pas pour objectif de produire beaucoup ni sans frais. Son seul but est de faire aussi bien qu’il est possible. Il n’accepte que les matières de choix ; ses ingénieurs, que nulle préoccupation de dépenses n’assiège, sont uniquement soucieux de donner à leurs œuvres la puissance et la durée. Les ouvriers soumis à la surveillance d’un état-major qui, partout ailleurs, serait ruineux, et n’ayant aucun intérêt à faire avec hâte, portent tous leurs efforts sur la perfection du travail, et l’on pourrait ne leur reprocher que le luxe de leurs soins. Ce qu’on vient de dire sur le prix et la valeur des travaux faits par l’industrie suffirait à résoudre la. dernière question. L’industrie travaille plus vite que l’état.

Ceci posé, quelle doit être la part de l’un et de l’autre ?

Il y a des produits dont la qualité peut être assurée ou par des épreuves décisives après leur achèvement, ou par une surveillance attentive durant leur confection. Ces produits doivent être confiés à l’industrie. Certaine que son travail ne peut échapper au contrôle, elle est par son intérêt même exécutrice attentive des conventions faites et l’auxiliaire le plus intelligent de ceux qui s’adressent à elle. En ce cas, l’industrie, supérieure à l’état par la rapidité et l’économie des moyens, devient son égale par la perfection des résultats.

Au contraire, nombre de fabrications se font par des opérations si multiples et si rapides, se poursuivent en tant d’endroits à la fois qu’il est impossible à une surveillance de les suivre, et les épreuves faites au moment de la réception, en portant sur une faible fraction des objets à recevoir, ne permettent pas de prononcer avec certitude sur la totalité. En ce cas, est-ce l’état, est-ce l’industrie qui doit construire ? L’un ou l’autre, suivant l’usage auquel sont destinés les objets. Ne sont-ils pas, dans la construction ou dans l’armement, d’une grande importance, ni exposés à des efforts violens ? Suffit-il qu’ils soient de qualité moyenne et pourrait-il s’en trouver parmi eux de médiocres sans compromettre de grands intérêts ? L’économie est ici plus importante que la perfection. Ces objets devront être demandés à l’industrie. Doivent-ils, au contraire, résister à des efforts extraordinaires, jouent-ils un rôle important dans la solidité ou la valeur militaire du matériel, peuvent-ils assurer ou compromettre la vie des hommes et l’honneur du pavillon. Le prix importe moins que la qualité. Ces travaux sont la part naturelle et inaliénable de l’état.

Ainsi, du moins, conclut la théorie. Mais la théorie, pour devenir complète, doit tenir compte d’un fait capital. Tout état maritime, lors même qu’il ne construirait pas sa flotte, a besoin, pour l’entretenir et la réparer, d’un outillage et d’un personnel permanens, calculés l’un et l’autre sur les besoins des circonstances extrêmes ; ils se trouvent en temps ordinaire, au moins pour partie, inoccupés ; enfin les mêmes instrumens et les mêmes hommes qui accomplissent les réparations sont aptes aux travaux neufs. Or si l’état les applique aux travaux neufs quand chôment les réparations, il use d’une force déjà payée par lui, et, comme la main-d’œuvre et l’outillage ne lui coûtent aucune dépense nouvelle, ses produits ne lui coûtent que le prix de la matière employée. D’où cette conséquence : il faut, avant tout, occuper à la construction du matériel naval les établissemens nationaux destinés à son entretien. Si les ressources qui y sont préparées pour la flotte en service ne suffisent pas pour la flotte en chantier, il les faut augmenter de manière à assurer l’exécution des travaux qui appartiennent par leur nature à l’état. Si ces travaux, au contraire, ne suffisent pas pour employer tous les moyens d’action nécessaires à l’entretien des vaisseaux, il faut alimenter l’activité des arsenaux, même avec des occupations qui, par leur nature, conviennent mieux à l’industrie. En ce cas, en effet, si chèrement qu’ils produisent, il y a pour le trésor avantage à se servir d’eux.

D’ailleurs, si l’on veut ménager les deniers publics, il ne suffit pas d’attribuer aux usines nationales une tâche suffisante pour occuper leur force, il faut faire produire à cette force tout ce qu’elle est capable de donner. On a vu que, si l’état travaille bien, il travaille lentement et à haut prix. Il est superflu d’insister sur l’avantage d’une production moins chère ; une production plus rapide n’est pas de moindre importance. Dans un temps où le matériel naval se modifie sans cesse, l’instrument de combat n’a qu’une force éphémère et toujours menacée par des progrès toujours nouveaux. Plus il y a d’intervalle entre l’instant où le calcul le découvre et l’instant où le travail l’achève, moins il lui reste d’existence utile. Au jour des batailles, parmi les peuples rivaux, ceux-là seront les plus forts qui sauront plus vite transformer en moyen d’attaque et faire flotter sur les mers les découvertes les plus récentes de la science.

Comment augmenter la puissance de l’argent et du temps dépensés dans les arsenaux ? On a vu qu’une certaine économie était possible sur l’emploi des matières, mais il la faut compter pour peu de chose. Le coût de la main-d’œuvre pourrait être beaucoup plus abaissé si l’on introduisait dans les arsenaux le travail à la tâche, et il le faudrait introduire si les arsenaux étaient destinés à faire tous les objets de matériel naval. Mais si le rôle des établissemens de l’état est borné à la production d’un matériel perfectionné, il faut se garder d’introduire un système qui sacrifie la bonté du produit à la rapidité de la confection. On ne saurait donc réaliser sur ce second élément des dépenses de sérieuses économies. Au contraire, les frais généraux peuvent être dans une large mesure développés ou restreints. Partout où le travail est organisé, certaines dépenses de personnel et de matériel sont nécessaires, quelle que soit l’activité ou l’inertie de la production, de même que certaines quantités de combustibles sont nécessaires pour alimenter une machine même tournant avide. Ces frais sont réduits au minimum quand la force industrielle qu’ils représentent est proportionnée aux travaux à accomplir et quand l’importance des travaux occupe constamment cette force.

Or le grand secret pour maintenir cette plénitude d’activité, c’est de ne pas disperser sur plusieurs centres de travail ce qu’on peut accomplir dans un. Quand l’outillage et le personnel moteurs existent, dans la limite de la production à laquelle ils peuvent satisfaire, la dépense stérile est payée, toute dépense nouvelle de matière et de main-d’œuvre est appliquée directement aux travaux et augmente à la fois la fécondité et l’économie. Qu’avec les mêmes ressources on veuille alimenter plusieurs établissemens, dans chacun il faudra immobiliser sous forme de frais généraux une partie de ce matériel et de ce personnel qui, dans la première usine, auraient été consacrés à une besogne utile : les frais augmentent, les résultats s’amoindrissent. Non-seulement l’organisation des services est d’autant moins onéreuse et d’autant plus efficace qu’elle se sectionne en moins d’établissemens ; mais il est d’expérience que le même personnel et le même matériel, selon qu’ils sont dispersés ou groupés, rendent des services fort inégaux. Isolés, ils sont tantôt insuffisans, tantôt inactifs, sans que l’excès existant sur un point puisse combler le vide existant sur un autre ; groupés, ils se partagent mieux le travail, l’activité est plus régulière, la fatigue moindre : concentrer, ce n’est pas additionner leur puissance, c’est la multiplier.

Cette concentration ne touche pas encore à son terme quand est réduit au nécessaire le nombre des arsenaux où se combine l’œuvre de construction et d’entretien. Tous, sans doute, doivent être capables d’assembler, de maintenir en état ou de remplacer les divers élémens du navire, de ses boulons à ses tôles, de ses machines à ses canons. Mais aucun intérêt de service n’exige que ces élémens divers soient produits dans les arsenaux où ils sont employés, et ici encore la règle économique doit étendre son empire. Les fabrications dont l’état se charge ne sont pas à entreprendre dans toutes ses usines, mais chaque produit exécuté par l’une sera transmis de là aux points de consommation. Déterminer, pour chaque espèce d’objets, les quantités à construire et le lieu le plus favorable, doter l’endroit choisi de moyens proportionnés au travail nécessaire, n’est pas chose indifférente, ni facile ; il n’y a pas d’objet auquel des hommes dignes du nom d’administrateurs doivent consacrer plus d’études, et il n’est pas de matière où ils puissent davantage servir l’ordre et épargner les deniers publics.

Tel est en face de l’industrie le rôle de l’état. Sa règle est de demander à cette industrie ce dont il a besoin ; ainsi il la développe et augmente sa propre force. N’aspirant jamais à fonder son importance sur l’exécution de travaux que d’autres peuvent accomplir, résolu à né pas faire au commerce une rivalité funeste à tous, mais à se placer au-dessus de lui, il se distingue moins par l’étendue que par la puissance de son action et se garde comme du plus grand mal de se disperser. Se disperser n’est pas seulement, à ses yeux, entreprendre plus de choses qu’il n’est nécessaire, mais exécuter les choses utiles sur plus de points qu’il ne faudrait. Pas plus qu’il ne fait concurrence aux particuliers, il ne se fait concurrence à lui-même en s’outillant sur tous ses chantiers pour les mêmes travaux. Il connaît un meilleur usage de la richesse publique qui le soutient. Il en use pour garder les méthodes de travail les plus sûres, acquérir les instrumens les plus parfaits, tenter les expériences devant lesquelles recule l’initiative privée, et fait tourner ainsi à l’enseignement du pays les dépenses qu’il consacre à sa protection.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre et du 15 octobre.
  2. Projet de loi organique sur le matériel de la marine royale, présenté par les ministres de la marine Bon et des finances Depretis, 2 février 1877.
  3. On citera un seul exemple de cette différence entre les procédés de l’état et ceux de l’industrie : « Pour la fabrication des canons d’acier, il faut forer dans un bloc de ce métal la partie destinée à former l’âme du tube intérieur. À Woolwich, on fore le tube central, mais par des moyens primitifs et peu économiques puisqu’on enlève le noyau par copeaux, tandis que M. Krupp, au moyen d’un foreur cylindrique, détache du lingot un noyau solide qui peut être utilisé pour faire un petit canon en toute autre variété d’objets utiles. Bien plus, quand il a fait les canons bouche, M. Krupp a trouvé le moyen qu’il a gardé secret, de détacher le noyau en conservant parfaitement homogènes les côtés et l’extrémité du tube intérieur. On n’emploie pas cette méthode pour les canons à culasse, qui sont forés de bout en bout ; mais celle qu’on emploie comparée à la méthode anglaise est une source importante d’économies. » (Des Expériences d’artillerie Krupp à Meppen. Revue maritime, octobre 1879.)