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Les Massifs de sapin et la disette du bois d’œuvre

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Les Massifs de sapin et la disette du bois d’œuvre[1]
Ch. Broilliard


LES
MASSIFS DE SAPIN
ET LA DISETTE DU BOIS D'OEUVRE[2]

Les arbres des forêts se divisent naturellement en deux groupes. Les hêtres, les bouleaux, les chênes et la plupart des arbres de nos plaines ont de larges feuilles qui naissent et meurent chaque année. D’autres essences, connues vulgairement sous le nom d’arbres verts, n’ont pour feuilles que de vertes aiguilles, serrées entre elles et persistant plusieurs années sur les rameaux. Ces arbres, qui contiennent de la résine, nous rendent de nombreux services. Leurs fûts, droits et hauts, forment de longues pièces de bois d’œuvre ; on les recherche de plus en plus pour les constructions, et aujourd’hui ce sont les arbres résineux qui fournissent la grande masse du bois employé dans nos habitations. Les produits en sont généralement connus sous le nom de bois de sapin, cependant le sapin n’est qu’une des espèces qui donnent ces bois d’œuvre. En Europe, ils proviennent des pins, des sapins, des mélèzes. Bien plus nombreux sont les arbres résineux exotiques que l’on se plaît à introduire dans les jardins et dans les parcs. Toutes les régions de la terre nous en envoient. Les cèdres nous viennent de l’Atlas, du Liban et de l’Himalaya. Les araucarias aux feuilles triangulaires et aux graines comestibles, sont indigènes de l’Amérique méridionale. Les séquoias gigantesques ont été découverts dans les montagnes de la Californie. Le cyprès chauve, aux feuilles caduques comme celles du mélèze, se rencontre dans les marais tourbeux des États-Unis du sud. Les thuyas, dont chaque branche dresse ses rameaux étalés dans un même plan, sont répandus dans l’Asie orientale et dans l’Amérique du Nord. L’Amérique australe a des libocèdres, qui forment de grandes forêts sans feuillage et sans ombre. Les podocarpes donnent à toute l’Océanie des fruits variés, charnus, colorés, suspendus comme des cerises à l’extrémité d’un long pédoncule. Enfin la Chine nous a livré le gink-go, à la feuille étalée en éventail et fendue en son milieu ; cet arbre s’en dépouille à l’automne de même que nos essences feuillues ; le bois en est homogène, léger, nullement résineux, analogue à celui de notre fusain ; le fruit, sorte de mirabelle allongée, renferme dans son noyau une amande bonne à manger rôtie, et malgré tous ces caractères les botanistes ont du ranger cet arbre fruitier, sans résine, au nombre des arbres verts et tout près de notre if européen. Tous ces arbres étrangers, au port gracieux et au feuillage élégant, n’ont d’importance que dans leur patrie. Ceux que l’on a pu naturaliser en France et même en Europe ne servent que pour l’ornement des jardins et ne donnent que des produits de qualité inférieure à celle de nos espèces indigènes. Nos grandes essences elles-mêmes sont limitées chacune à des régions spéciales, à une station bien déterminée, en dehors de laquelle elles n’offrent plus qu’un faible intérêt.

Il est peu de personnes qui n’aient eu l’occasion de remarquer le développement que prend l’emploi des bois résineux. Le sapin ou les bois du nord pénètrent aujourd’hui partout. On les reçoit jusque dans les villages les plus reculés, où l’on n’employait au siècle dernier que des bois feuillus coupés dans la forêt la plus proche. Parmi ceux-ci, les bois communs sont devenus insuffisans, et les bois précieux, de plus en plus rares, sont livrés au marché général, le prix en étant supérieur à celui des bois résineux. En certains pays, comme l’Angleterre, toute la menuiserie se fait en bois du nord. En d’autres contrées, comme la Hollande, il arrive, outre les charpentes et les planches, une foule d’objets fabriqués en bois de fente, des seaux, des cuves, des vases de tous genres pour la laiterie, les ménages et mille usages divers. En 1871, il a été expédié directement de Suède en Australie 25,000 mètres cubes de bois résineux.

Dans l’intérieur de la France, les charpentes ne se font plus guère qu’en sapin ; il en est de même des ouvrages de menuiserie ; tout ce qu’on peut éviter de faire en chêne dans la construction des vaisseaux, bateaux, ponts, jetées, usines, on le fait en bois résineux ; les mines, les chemins de fer, les télégraphes en absorbent des quantités sans cesse renouvelées. Les ports, les canaux, les voies ferrées sont chargés de ces bois, qui arrivent, se distribuent et s’échangent de tous côtés. La quantité en a décuplé depuis un demi-siècle, et quintuplé dans les vingt-cinq dernières années.

Quelles sont donc les qualités réelles, la valeur et les emplois de ces bois, généralement confondus a grand tort sous le nom de bois de sapin ? D’où viennent-ils ? N’est-ce pas la destruction rapide d’un matériel longuement accumulé qui s’opère aujourd’hui ? La hâte apportée aux exploitations est-elle d’un grand profit ? Quelle est la mesure de nos besoins et de nos ressources ? Toutes ces questions sont nées d’hier, et déjà la solution en est urgente.

En France, les forêts résineuses les plus importantes, les plus précieuses, au moins au point de vue de la production du bois d’œuvre, sont les forêts de sapin proprement dit et d’épicéa. Ces deux arbres ont dans nos montagnes une végétation magnifique et y donnent en un temps relativement court les meilleurs produits. Cependant depuis un demi-siècle nos sapinières ont été attaquées sur presque tous les points par de larges exploitations. Elles n’ont pas une immense étendue, elles ne fournissent qu’en partie les bois résineux employés dans le pays ; mais le prix du sapin est à la hausse, et il peut arriver que bientôt les importations de bois résineux deviennent difficiles, chères et insuffisantes. Il y a donc pour nous un intérêt spécial à connaître les ressources que nous offre la production indigène et les moyens d’en tirer bon parti.


I

Les principales tribus de nos arbres résineux d’Europe se distinguent par le feuillage comme par le bois, par l’aspect comme par les caractères botaniques, notamment par les fruits et les graines. Les pins se reconnaissent à première vue aux aiguilles groupées et grandes. De longueur variable, elles sont réunies à leur base par deux, trois, ou cinq ensemble dans une petite gaine formée d’écailles membraneuses. Les aiguilles des pins persistent deux ou trois années sur l’arbre. Les sapins ont les aiguilles isolées entre elles, éparses sur les rameaux et relativement courtes. Elles mesurent à peine 2 ou 3 centimètres en longueur ; ce n’est que la moitié de la taille des plus courtes aiguilles de pins. Comparée à la couleur verte de ceux-ci, la teinte des sapins est d’un vert-noir. Tout le monde connaît le feuillage des mélèzes, léger, d’un vert gai, formé d’aiguilles tendres, éparses sur les pousses qui s’allongent, serrées en bouquet sur celles qui ne s’allongent pas. Les feuilles des mélèzes tombent toutes à l’automne, laissant la forêt entièrement nue jusqu’à la fonte des neiges, époque où le sol et les arbres reprennent en même temps un vêtement herbacé.

La tribu des sapins comprend trois grands genres : les sapins proprement dits et les épicéas, répandus en Europe, en Asie et dans l’Amérique du Nord, puis les tsugas, connus dans ce dernier continent seul. Les sapins ont les aiguilles planes, et le cône, qui est leur fruit, dressé sur les rameaux ; les épicéas ont les aiguilles quadrangulaires et le cône pendant, vers la terre ; les tsugas se distinguent par des aiguilles planes comme celles des sapins, avec des cônes pendant comme ceux des épicéas. Si les aiguilles sont courtes dans ces trois genres, elles sont d’autre part nombreuses et persistent ordinairement cinq, six, sept années sur l’arbre. Il en résulte que le feuillage des sapins est abondant et contraste par sa richesse même avec celui des pins ; les branches, multipliées, faibles, garnies de ramules et s’allongeant assez peu, donnent à ces arbres la forme d’une pyramide élancée. Les sapins proprement dits sont représentés par des espèces différentes dans l’Europe centrale, le Caucase, l’Espagne et la Grèce. Le sapin commun et le sapin de Nordmann ou du Caucase ont des aiguilles molles et disposées sur un même plan des deux côtés du rameau ; le sapin d’Espagne ou pinsapo et le sapin de Grèce ou koukounaria ont des aiguilles raides, piquantes et distribuées tout autour des rameaux. L’Asie possède aussi diverses espèces de sapins, particulièrement en Cilicie, dans l’Himalaya, en Sibérie et au Japon. Enfin le nouveau continent produit, entre autres sapins, les espèces les plus grandes, telles que le sapin grandissime et le sapin noble en Californie.

Le sapin commun est désigné par les botanistes sous le nom de sapin pectine, en raison de la disposition des aiguilles placées sur les rameaux comme les dents d’un peigne. On lui donne aussi le nom de sapin argenté, parce que chacune des feuilles porte à la face inférieure deux raies longitudinales d’un gris argenté. Ces deux lignes grises sont formées par les stomates, petites ouvertures par lesquelles l’air extérieur entre en relation avec l’intérieur de la feuille. C’est dans la feuille même du sapin, comme des autres arbres, que l’acide carbonique, en contact avec les cellules vertes, est décomposé sous l’action de la lumière et abandonne à l’arbre le carbone qui en fait la substance fondamentale. On donne aussi au sapin pectine le nom de sap, encore tout voisin du latin abies, divers noms locaux, tels que celui de sapin des Vosges, et en allemand le nom de weisstanne, sapin blanc, à cause de son écorce blanchâtre et pour le distinguer de l’épicéa (rothtanne), dont l’écorce est rougeâtre. Le sapin pectine est répandu dans les Pyrénées, les monts d’Auvergne, les Cévennes, les Alpes, le Jura, les Vosges et toutes les montagnes qui entourent le bassin du Danube. C’est exclusivement un arbre de montagne ; il ne descend pas dans les plaines, sauf quelques exceptions qui semblent confirmer la règle. Il ne s’étend pas vers le nord au-delà de Dresde, et Jules-César a déjà constaté qu’il fait défaut dans la Grande-Bretagne. Le bois connu dans le commerce sous le nom de sapin du Nord n’est pas du sapin, c’est de l’épicéa ou du pin. Les forêts de sapin, les vraies sapinières se trouvent posées comme une couronne sur les montagnes de l’Europe centrale, avec quelques fleurons détachés dans les Apennins, la Corse et les Pyrénées. Ce sont les hauteurs moyennes qu’elles occupent, commençant vers 400 mètres dans les Vosges, 600 dans le Jura, 800 dans les Alpes du Dauphiné, 1,000 dans les Pyrénées, et s’élevant à 600 mètres au moins au-dessus de ces différens niveaux.

De toutes nos essences indigènes, le sapin est l’arbre social par excellence : à l’état spontané, il forme d’épais massifs, à tiges très nombreuses, au couvert sombre, assez souvent mélangé de hêtre, parfois d’épicéa, souvent aussi pur de tout mélange, et il ne se montre presque jamais en arbres isolés ; ainsi le massif clos est l’état naturel du sapin. Dans sa jeunesse, la tige de cet arbre a une forme bien conique, elle s’élance en une pyramide de branches régulièrement étagées et s’accroît rapidement en hauteur. A l’âge moyen, l’élongation se ralentit, et la cime s’arrondit peu à peu. La tête du sapin s’aplatit ensuite par en haut en formant couronne à 30, 40 ou 50 mètres du sol. Cessant de s’allonger, les arbres continuent à grossir, et le massif présente alors un magnifique ensemble de blanches colonnes élancées, supportant un dais immense de verdure. C’est un des grands spectacles de nos montagnes, et il n’est personne qui n’en soit vivement frappé.

Nous avons encore en France quelques belles sapinières, aux environs du Gérardmer dans les Vosges, à la Grande-Chartreuse près de Grenoble, aux sources de l’Ardèche dans les Cévennes, et surtout dans les Pyrénées et dans le Jura. On peut, sans trop de déplacement, se procurer la jouissance d’y passer quelques heures d’été. Au-dessus du bourg de Quillan dans l’Aude, les forêts de la plaine de Sault, couvrant les montagnes qui entourent le bassin du Rebenty, élevé à 900 mètres, produisent les meilleurs sapins du monde ; celles de la Joux, qui s’étendent entre Arbois et Pontarlier sur les premières croupes du Jura, donnent les plus beaux de l’Europe. Dans ces dernières forêts, le massif peut comprendre jusqu’à deux cents arbres sur chaque hectare à l’âge de maturité, deux fois autant qu’un massif de chênes. Parmi ces sapins, les uns feront nos grandes charpentes et les autres des mâts qui passeront l’Atlantique.

Les forêts de Belcaire, autour de la plaine de Sault, et celles de Levier, sur le deuxième plateau du Jura, sont assises sur des terrains analogues par la composition minéralogique, bien que différens par la formation géologique ; le sol calcaire, rocheux et fissuré, en est recouvert d’une marne peu épaisse qui en fait la richesse. Ailleurs le sapin se développe sur des grès, des granits ou des terrains très divers. Partout il semble exiger en sous-sol un terrain solide, et ses racines fortes et longues embrassent au besoin d’énormes roches en pénétrant dans les fissures où elles trouvent fraîcheur et appui ; mais c’est surtout l’état serré du massif qui permet au sapin de résister aux intempéries dans les montagnes ; c’est aussi grâce à cet état que l’essence donne, avec des tiges nombreuses, des fûts de grande longueur et du bois d’excellente qualité.

Les épicéas, comme les sapins, sont représentés dans les différentes parties du monde par des espèces variées. L’Europe a l’épicéa commun, dit aussi élancé. « Le plus élancé de tous les arbres d’Europe, dit Endlicher, l’épicéa formé de vastes forêts aux cimes élevées et à sol nu sous leur épais feuillage. » Dans la région du Caucase, on trouve l’épicéa d’Orient, de dimensions plus faibles. L’Asie centrale a le khutrow, épicéa pleureur d’un port charmant et d’une taille au moins égale à celle du nôtre. La sapinette blanche et la sapinette noire du Canada sont de petits arbres ; mais l’épicéa de la Colombie anglaise, picea Menziesii, a d’assez belles dimensions, comme la plupart des arbres qui vivent sur le versant américain du Pacifique.

Notre épicéa, en français la pesée ou l’arbre à poix, en allemand fichte, d’où les dénominations suisses de fie ou de fuve, est généralement connu, même hors de sa station, Sa flèche toujours aiguë, ses rameaux inclinés et ses formes gracieuses en font le type ordinaire des dessins et gravures représentant des arbres résineux ; : c’est lui aussi qui est le plus abondamment planté dans les pelouses attenant aux habitations. Il est très différent du sapin. Sur ce dernier, les rameaux et ramules sont étalés en des plans horizontaux ; sur les épicéas, lèe ramules nombreux et pendant en festons alourdissent les branches ; celles-ci fléchissent sous le poids, surtout en leur milieu, où sont suspendus les plus longs ramules et se relèvent en arc par leur extrémité qui cherche la lumière.

Cette essence, s’accommode de l’état isolé comme du massif. C’est elle qui dans les pâturages élevés formé généralement ces arbres branchus jusqu’à fa base, ces wettertannen de la Puisse allemande, qui servent d’abri aux troupeaux contre le soleil et la pluie. Il est certains épicéas sous lesquels il n’arrive jamais une goutte d’eau. Dans des conditions de végétation difficile, l’épicéa isolé buissonne et reste nain. L’hiver, la neige vient l’entourer en laissant au-dessous, du buisson une petite chambre où le lièvre aime à se réfugier. Pendant l’été, la forêt d’épicéa, la fuvelle exhale une odeur caractéristique et agréable. La consistance en est très inégale et souvent on passe des pâturages découverts à la forêt pleine par des clairières nombreuses. Entre ces clairières, les tiges se rapprochent en groupes épais qui bientôt se rejoignent, et derrière eux les grands arbres forment souvent les plus complets massifs. Les vides sont couverts d’un gazon serré, dans lequel croît la morille, un succédané de la truffe pour la région de l’épicéa. L’inégalité des tiges voisines, faibles ou fortes, courtes ou élancées, jetées comme au hasard les unes à côté des autres, telle est la principale variété de la forêt d’épicéa, toujours un peu triste. C’est à elle autant qu’à la Sapinière que doit son nom la chaîne de la Forêt-Noire.

Quelquefois un vieux massif se rencontre ; l’aspect en est des plus réguliers, les arbres, de grosseur moyenne et assez égale, se pressent au nombre énorme de 300 à 400 par hectare ; aucune autre essence ne donne un massif aussi plein. Les grands fûts, couverts de plaquettes d’un brun rouge, s’effilent sans nœuds et sans branches jusqu’à 100 pieds au-dessus du sol. Sous l’action du vent, les cimes aux branches menues se balancent à cette hauteur, toutes ensemble, avec de longs gémissemens et résistent par un commun effort. Quand, par un vent d’orage, ces grandes tiges s’inclinent ainsi bruyamment au-dessus du voyageur, une appréhension instinctive de leur chute le porte à courber le dos. En aucune autre forêt, une pareille quantité de bois ne s’accumule dans le massif ; elle peut s’élever, pour des épicéas âgés d’un siècle et demi, à 1,500 mètres cubes pleins sur un hectare. Nous n’avons plus en France qu’un seul massif d’épicéas de ce genre, entièrement différent, par la forme des, arbres du type ordinaire des forêts de cette essence : il se trouve aux environs de Morteau, non loin du saut du Doubs, dans la forêt de Gilley, au canton de la Joux-Dessus.

L’épicéa est l’arbre de la Suisse et de la Norvège ; mais il est encore abondamment répandu en Suède, en Finlande et en Lithuanie, ou il habite les sols humides, tandis que le pin sylvestre y couvre les autres parties du pays. Il abonde sur les hauts plateaux du Jura à partir de 800 mètres d’altitude ; en Savoie, il commence vers 1,000 mètres. Sur le versant nord des Alpes, il forme souvent la zone supérieure des forêts à 2,000 mètres. Dans la Haute-Styrie, il recouvre d’une forêt continue les bassins de l’Ens et de la Mühr. Il est exclu de l’Espagne, de la France atlantique et méditerranéenne, des Apennins et des Balkans. A partir du cercle polaire, il s’élève des plaines du nord sur le Harz, la Forêt-Noire et le Jura, comme en Bohême et dans les Carpathes, suivant un plan incliné, jusqu’aux régions neigeuses des Alpes. Un fait remarquable, c’est que l’épicéa n’est abondant que dans les contrées riches en eau, il semble aimer le voisinage des lacs. On peut constater le fait sans quitter la France aux alentours des lacs de Gérardmer dans les Vosges et de Saint-Point dans le Doubs. C’est même dans le bassin de ce dernier que se trouvent nos plus belles forêts d’épicéa, ainsi la forêt de la Grande-Côte et quelques autres formant au lac, traversé par le Doubs et bordé d’une prairie étroite, une haute ceinture d’un vert sombre qui se réfléchit dans les eaux.

II

Le bois des arbres résineux est d’une structure très simple. Il consiste uniquement en un tissu fibreux d’une nature spéciale (fibres ponctuées aréolées) et en rayons médullaires microscopiques. La résine, variable d’une espèce à l’autre par la quantité, la qualité et la répartition, contribue à leur assurer la durée et l’élasticité. Le sapin et l’épicéa n’ont pas d’aubier qui se distingue du bois parfait. Tout le corps ligneux en est utilisable, l’écorce même a peu d’épaisseur. Aussi le déchet dans l’emploi reste-t-il toujours faible ; il s’abaisse du tiers au dixième suivant les débits, c’est-à-dire que 1 stère de bois en grume donne 7, 8 ou 9 décistères de bois employé, tandis que le chêne et le pin en donnent à peine moitié du volume brut. La tige du sapin se dresse d’ailleurs parfaitement régulière, et on l’utilise comme bois d’œuvre jusqu’à 4 ou 5 mètres du bourgeon terminal[3]

Le mérite essentiel du bois de sapin résulte des dimensions et de la légèreté. Il a d’ailleurs une certaine force de résistance à la rupture et une durée suffisante en lieu sec. C’est donc un bois recherché pour les pièces de charpente horizontales ; employé verticalement comme support, il fléchit et résiste mal ; sous de fortes compressions, comme en subissent les traverses de chemin de fer, il cède en s’écrasant ; enfin il n’a ni le grain fin, ni les couches fortement accolées, de sorte qu’il fournit des sciages communs ; mais il est d’un travail facile et d’un prix relativement faible, ce qui fait compensation.

Par nature, le bois de sapin reste très inférieur au chêne, au mélèze et aux pins bien résineux. Il est moins solide, et il est dépourvu de résine, ou du moins il n’en renferme que juste assez pour avoir une légère odeur. Dans chacune des couches annuelles, la zone interne, formée de bois de printemps à fibres lâches, n’a qu’une faible consistance ; la zone externe, en bois d’été, est plus solide et se distingue parfaitement à l’œil nu, surtout par la teinte un peu brune. La qualité n’est pas égale d’un arbre à l’autre. Un sapin doué d’une végétation très rapide donne du bois d’un tissu mou ; dans des couches annuelles larges, le bois de printemps est très prédominant, c’est lui surtout qui se déchire sous la scie. Au contraire, dans des couches minces, cette zone interne est peu développée ; les sapins qui croissent lentement forment donc un bois meilleur, de fait, contraire à ce qui a lieu pour le chêne (dont le bois est d’autant plus solide que la végétation a été plus active), ce fait est constant. Les sapins de bonne qualité par le bois, comme par la forme, sont ceux qui ont crû à l’état de massif, bien plein.

La qualité du sapin se reconnaît à des couches assez égales, au bois d’été abondant, légèrement teinté de brun, et à l’aspect général qui est celui d’un bois lustré. Tels sont nos meilleurs sapins, ceux par exemple de la forêt d’Hérival ou du bois du Bosson, sur le territoire du Val d’Ajol dans les Vosges, ceux des forêts d’Arc et de Maublin, entre Levier et Villers-sous-Chalamont dans les montagnes du Jura, ceux enfin de Come-Froide et de Callong, entre Espézel et Bélesta dans les Pyrénées. Ces excellens sapins sont recherchés même pour les mâtures des navires de commerce. Les clippers américains, arrivant en Europe avec des mâts de pins du Canada déformés par le voyage, les remplacent avec grand avantage par nos sapins du Jura. L’élasticité qu’ils possèdent est due à la zone solide de bois d’été développée dans chacune des couches annuelles ; le corps de l’arbre résiste alors comme un ressort composé de lames juxtaposées.

L’épicéa donne un bois analogue à celui du sapin. Cependant il est encore plus léger et plus blanc : il n’a pas le bois d’été aussi développé et aussi caractérisé que le sapin ; il est donc moins fort. En revanche, il est moins inégal dans les deux zones d’une même couche et par suite plus doux au travail. Les accroissement sont plus réguliers, le grain plus fin, l’éclat plus satiné. Ces derniers avantages ne sont très développés que dans les épicéas de choix, qui ont crû lentement, sous un climat rude, en un sol léger et à l’état de massif serré. Comparé au sapin, qui se distingue principalement comme bois de service, l’épicéa est surtout un bon bois de travail. Il fournit de très jolis sciages, il donne d’excellens bois de fente, qui servent à fabriquer des seaux et des vases à lait, blancs, légers et solides ; c’est lui qui fournit les petits bardeaux, dit tavaillons, de deux ou trois millimètres d’épaisseur qui abritent les chalets de la Suisse. Seul en Europe l’épicéa donne le bois sonore employé à la fabrication des tables d’harmonie ; on tire ce bois d’arbres choisis, d’une végétation très lente et très égale, âgés en général de deux à trois siècles, fort rares et croissant en des points disséminés dans toute la chaîne des Alpes, les Carpathes et sur les plus hautes croupes du Jura.

La plus grande partie des bois résineux sert à faire des sciages de diverses formes. Ceux-ci comprennent les planches, dont l’épaisseur varie de 0m,027 à 0m,081 (1 à 3 pouces), les lambris plus minces et les madriers plus épais. La planche française ordinaire a 0m,026 d’épaisseur sur 0m,24 de largeur (autrefois 1 pouce sur 9). La planche du nord a le plus souvent 0m,032 d’épaisseur sur 0m,20 de largeur (1 pouce 1/4 sur 8, mesures anglaises).

Le débit en sciages a lieu souvent au pied de la forêt. En remontant les fraîches vallées des Vosges, on rencontre de distance en distance la scierie assise à côté du ruisseau rapide. Elle est en planches ; un canal de dérivation, construit en madriers et suspendu sur des piliers en maçonnerie, y amène l’eau qui vient frapper la roue motrice. Le bruit de cette petite cascade et l’odeur du sapin de fraîche coupe annoncent à quelque distance rapproche de la scierie. Un scagard l’habite seul avec sa famille et la met en œuvre ; elle débite vingt-cinq à trente mille planches par an. De grandes scieries sont établies, maintenant en beaucoup de lieux au point de jonction des vallées, sur les cours d’eau principaux ou au voisinage des marchés. Elles ont des moteurs puissans, des lames nombreuses et un outillage perfectionné. Quelques-unes de ces grandes usines débiteraient en une année tous les arbres d’une forêt. Au siècle dernier, les scieries, connues sous le nom de moulins à scie, n’existaient guère qu’en Hollande.

Ainsi le sciage mécanique n’est très pratiqué que depuis une centaine d’années. Il a produit d’abord des planches des dimensions types les plus usuelles. Après l’abatage, qui a lieu en été pendant la séve, on découpe l’arbre en billes d’une certaine longueur. Les tronces des Vosges ont 4 mètres, comme les plots du Jura. On les écorce aussitôt pour en hâter le dessèchement et prévenir ainsi les dégâts d’un petit insecte, le bostriche liséré, qui attaque les sapins morts. Il s’enfonce à quelques centimètres dans le corps de l’arbre, y dépose ses œufs et produit la vermoulure noire. Les sapins et les épicéas, ainsi dégradés, perdent moitié de leur valeur ; écorcés, ils sont à l’abri de ce danger.

Les billes, transportées à la scierie, y sont débitées en planches brutes ou alignées. Ces dernières, lavées à la scie sur les bords, sont rectangulaires et de même largeur aux deux bouts ; ce sont les planchés parfaites, quant à la forme. On en fait d’ordinaire des lots de même formât : ce dont, par exemple, des planches marchandes, de 9 pouces de largeur sur 1 pouce d’épaisseur ; ce sont aussi des planches réduites, qui n’ont que 8 pouces, ou enfin des planches larges, qui en ont 12. Les planches brutes sont simplement découpées dans la bille par deux traits de scie parallèles ; les bords restent en biseau, et la largeur de ces planches est inégale. On reconstitue la bille en mettant à plat, l’une sur l’autre, toutes les planches qu’elle a données, et on les sépare par des tasseaux pour que l’air circule entre elles. Les planches brutes sont meilleures que les planches alignées, parce qu’elles conservent les parties extérieures du sapin, dont les couches sont minces, à faibles courbures et tranchées à peu près comme sur maille ; mais elles exigent plus de travail du menuisier qui les emploie. Un mètre cube de bois rond et couvert d’écorce rend en moyenne vingt-sept planches marchandes des Vosges, ou trente planches tout venant. Dans ce dernier nombre sont compris les chons, ou planches étroites et non alignées, levées d’abord, sur les côtés de la bille. Ainsi, quand la planche se vend 1 franc dans l’arbre, le mètre cube de bois de planches vaut 30 francs sur pied ; mais pour que les sapins rendent trente planches au mètre cube, il faut qu’ils aient en moyenne 0m,50 de diamètre à hauteur d’homme.

La planche du nord, moins large que la planche française, est tirée d’arbres plus petits. En Suède, on débite en sciage des épicéas et des pins de 0m,30 de diamètre. Le bois en est doux et homogène ; il n’y a pas d’ailleurs une très grande différence de qualité entre l’épicéa (sap blanc) et le pin (sap rouge) des régions boréales ; le premier est plus lourd que l’épicéa de France, le second plus léger que les pins de l’Europe centrale. L’aubier de ce pin ne se distingue guère du bois parfait que par une teinte un peu plus blanche, et s’emploie avec lui. Tous ces bois conviennent surtout à la menuiserie.

Les bois de service, ou pièces de charpentes, se classent en diverses catégories dans la forêt comme dans la construction même. Ici ce sont des sablières, des poutrelles, des moises, etc. Dans la forêt, ce sont d’abord de petites, de moyennes ou de grosses charpentes. Ainsi dans les Vosges, les perches donnent des chevrons, les petits arbres des pannes, dites, simples ou doubles, suivant la grosseur. En forêt, la valeur de ces bois n’est guère que les deux tiers de celle du bois de planches et s’accroît relativement peu parce qu’ils sont offerts en grande quantité. Les grosses charpentes de sapin se tirent des arbres de plus fortes dimensions. Sur les premiers plateaux du Jura, il s’en fait un grand commerce ; pour y être classé comme gros bois, il faut qu’un sapin, découpé à 0m,15 au petit bout et écorcé, ait au moins 0m,45 de diamètre au milieu de la longueur, et celle-ci est communément de 30 à 32 mètres. Ces arbres ont de 0m,70 à 0m,90 de diamètre à hauteur d’homme.

Ces beaux sapins, les plus grands arbres de France, valent aujourd’hui au moins 35 francs le mètre cube en grume et sur pied. Avant de les abattre, on les élague pour éviter autant que possible de les briser par la chute et de dégrader les jeunes arbres qui les entourent. L’élagueur en coupe même le cimeau. Il se hâte, au moment où celui-ci se détache, d’embrasser fortement la tige, car il va se trouver balancé dans l’espace, en haut de son sapin, à 30 ou 40 mètres du sol. L’impulsion est telle qu’il n’y résiste pas toujours et peut lâcher prise ; mais ces accidens sont rares. L’arbre abattu donne une pièce, équarrie à quatre pans, où un rondin, simplement écorcé et dégrossi à la patte. Ces grands bois descendent au bas pays, portés sur quatre roués et traînés par deux paires de bœufs. Il faut aussi deux charretiers pour conduire : l’un dirige l’attelage et l’autre manœuvre le train d’arrière dans les tournans. Le passage en certains coudes, et surtout dans les villes, aux angles des rues par exemple, est toujours difficile. Trop longs pour être transportés sur wagons, ces sapins descendent donc, par les belles routes du Jura, traversant Besançon, Salins, les villes situées au pied du grand escarpement de la montagne. Le principal port d’embarquement se trouve sur la Loue à Chamblay ; de Là le nom de bois de Chamblay donné dans les ports aux sapins du Jura. Les pièces sont employées pour les constructions, la batellerie, la marine ; les rondins font surtout des mâts de grandes dimensions.

Par ce qui précède, il est facile de voir qu’en général les petits bois, très communs, ont peu de valeur. Les bois moyens, débités en masse en planches de toute sorte, ont un prix courant bien établi, ce prix n’est qu’environ moitié de celui du chêne de même grosseur. Quant aux bois gros et longs, ils forment une catégorie réservée pour des emplois spéciaux, représentée par des sujets de plus en plus rares et dont la valeur, déjà fort, élevée, progresse d’une manière soutenue. Ce sont là des faits généraux en Europe et très importans pour les propriétaires de forêts.

Les prix du sapin et de l’épicéa sont à peu près les mêmes. La valeur du mètre cube dépend tout à la fois de la grosseur et de la longueur de la pièce, et elle augmente d’une manière à peu près régulière avec le volume de l’arbre. Là par exemple où le sapin de 2 mètres cubes, bois rond, vaut sur pied 20 francs le mètre cube, l’arbre de 4 mètres cubes peut valoir 25 francs le mètre cube, et l’arbre de 6 mètres cubes 30 francs. Plus la forêt est reculée, escarpée, plus la traite des bois en est difficile, plus aussi les prix du sapin sur pied sont déprimés.

Au commencement du siècle, les sapins n’avaient dans les forêts qu’une valeur bien faible. En certaines communes de l’arrondissement de Montbéliard, au Russey, à Maiche, on vendait 12 ou 15 francs, vers 1810 le pied d’arbre, qui vaut aujourd’hui 300 fr. Ailleurs, dans les communes des Uziers, un peu au-dessous de Pontarlier, la municipalité délivrait, dit-on, à chacun des jeunes soldats, à titre de joyeux départ, un grand sapin, que le futur héros vendait de 6 à 8 francs. En quarante ans, de 1830 à 1870, la valeur du sapin a doublé en France. Après 1830, les bois résineux étaient évalués à l’importation 26 francs le stère ; en 1869, c’était 50 francs, En 1830, la Ville de Remiremont, vendant annuellement 3,300 mètres cubes de sapin, en tirait un revenu de 25,000 francs ; en 1869, elle vendait la même quantité de bois 50,000 francs, et en 1875, l’année dernière, 80,000 francs. Les routes forestières ont beaucoup contribué à la hausse des prix du bois sur pied, en même temps que le développement général des voies de transport tendait à diminuer le prix des bois sur les marchés de vente. Ces deux causes agissaient d’ailleurs en sens contraire sur la valeur première ; mais les chemins de fer et les canaux, en distribuant les bois partout, ont créé de nouveaux débouchés et multiplié la demande. L’offre na l’a suivie qu’avec peine, parce que le chiffre des exploitations est naturellement limité. Aussi la hausse générale des prix en forêt est-elle restée la loi de la période qui vient de s’écouler, Il est peu de propriétaires qui n’aient vu, comme la ville de Remiremont, le revenu de leurs sapinières doubler au moins depuis 1830 pour un même volume exploité.

Le prix des bois de sapin a progressé rapidement depuis 1870, et il est à craindre qu’il ne soit fort accru dans une vingtaine d’années, La demande générale a pour résultat l’appauvrissement rapide des forêts résineuses dont la végétation est lente. On coupe aujourd’hui en masse des sapins de 0m,30 de diamètre à la base, qui sur pied valent en bonnes conditions 10 francs pièce. On exploité à peu près sans exception tous les arbres de 0m,50, que ton considère comme assez gros, et qui valent de même 50 francs. On ne se demande pas même quel temps il faut leur laisser pour qu’ils arrivent à 0m,70, dimension qui donné à l’arbre, aux prix actuels et dans les mêmes conditions, une valeur de 160 francs. C’est en moyenne une quarantaine d’années qu’exige le sapin pour gagner ces 20 centimètres en diamètre, Qui voudrait consentir encore à conserver pendant quarante ans des sapins qui ont déjà une belle valeur ?

Il n’y a pour ainsi dire rien à demander à la sapinière en dehors du bois d’œuvre. Les rémanens, branches et rebuts, sont minimes et n’ont souvent aucune valeur sur l’arbre. Les rais, ou branches de sapin, forment cependant la meilleure partie de l’arbre comme combustible ; pour cet emploi, le bois de sapin peut valoir la moitié du hêtre. L’écorce est également utilisée pour de chauffage ; elle renferme un peu de résiné et brûlé facilement. Dans l’écorce vive des jeunes sapins apparaissent de petites ampoulés, molles et compressibles, ce sont les réservoirs à résine. En les piquant avec une pointe, on en fait couler quelques gouttes d’un liquide onctueux et odorant, qui est la térébenthine de Strasbourg.

Sous les massifs de sapin, le sol ne produit que de la mousse et quelques rares chèvrefeuilles ; il n’y a rien à brouter dans la sapinière, et le pâturage, extrêmement nuisible à la reproduction, n’y offre qu’un intérêt tout à fait insignifiant. Il en est à peu, près de même sous les épicéas ; mais entre ceux-ci les bestiaux trouvent souvent des clairières ombragées, fraîches, conservant jusqu’au milieu du jour une abondante rosée. Tels sont les prés-bois du haut Jura. Le pâturage y donne des produits excellens ; mais le bois, en disparaît peu à peu. Dans la forêt pleine, l’herbe au contraire fait défaut. De là l’utilité d’un départ laissant au pâturage les cantons les plus riches en sol, à la forêt les terrains les plus rocheux.

On résine quelquefois l’épicéa en ouvrant une large entaille dans l’écorce ; on en obtient ainsi la poix de Bourgogne, dont la valeur est sans rapport avec le dommage causé à l’arbre. Dégradé par la plaie, altéré ensuite par l’humidité de l’air, l’épicéa est condamné par le résinage à un dépérissement prématuré. L’écorce d’épicéa sert au tannage ; on l’emploie à cet usage en Suisse, en Autriche et dans les pays du nord ; cependant elle ne vaut guère qu’un tiers de l’écorce de jeune chêne. Le bois d’épicéa, n’est pas un combustible bien préférable au sapin ; mais cette essence rachète souvent l’infériorité de la qualité par l’abondance de la production. En climat froid, dans la région du sapin, du pin sylvestre et du hêtre, l’épicéa produit à surface égale un volume presque double de celui des autres essences.

En Suède comme en Suisse, on emploie le charbon d’épicéa dans les usines métallurgiques ; il pèse les deux tiers à peine du charbon de hêtre. Depuis quelques années, on fait avec le bois d’épicéa, comme avec le bois de tremble, de grandes quantités de pâte à papier. Ce bois abondant, qui sert à tant d’usages, est la ressource principale, des populations dans bien des régions élevées que l’âpreté du sol et du climat prive de toute agriculture. C’est ce qui fait désigner quelquefois l’épicéa. dans les montagnes de la Thuringe par l’expression figurée l’arbre à pain.


III

Le propriétaire d’une forêt résineuse peut s’y prendre de diverses manières pour exploiter ses bois ; en d’autres termes, il peut leur appliquer différens modes de traitement. Ainsi nous connaissons le mode du jardinage, le mode, à tire et aire, c’est-à-dire par coupes à blanc estoc, et enfin la méthode des éclaircies successives : l’un et l’autre mode doit être préféré suivant l’essence, la situation de la forêt, ou le milieu économique.

Le jardinage est né des exploitations primitives. Là où le bois était abondant et la forêt ouverte à tout le monde, chacun allait y puiser suivant ses besoins. Les branches brisées, les arbres renversés, les bois morts sur pied, les perches dépérissantes donnaient le bois de feu, l’affouage proprement dit. les bois d’œuvre étaient coupés çà et là, arbre par arbre, suivant les besoins du moment, et les branches, rebuts et débris de toute sorte, étaient le plus souvent laissés sur place. Tant que les exploitations de ce genre ont été restreintes, il se trouvait des arbres à exploiter, et même on a bientôt pu voir que les forêts de sapin et celles d’épicéa se maintenaient ainsi riches en gros arbres. Le tempérament délicat des jeunes sujets de ces essences n’exige pas une lumière abondante, et la flèche pyramidale s’allonge rapidement dès qu’elle est découverte. De la sorte le massif jardiné se conserve indéfiniment dans les sapinières ; si même on n’exploite annuellement qu’un petit nombre d’arbres dans la forêt d’épicéa jardinée, il peut arriver qu’elle prenne sur toute son étendue l’aspect d’une vieille futaie à peu près régulière.

Avec le temps, on est arrivé à soumettre le jardinage à certaines règles, à fixer tout d’abord le nombre d’arbres à exploiter chaque année dans la forêt. C’est ordinairement Un nombre correspondant à un arbre, un arbre et demi, ou deux arbres par hectare, non compris les perches mortes du dépérissantes. Le jardinage réglé consiste alors à enlever çà et là les arbres les plus vieux, les plus gros et les plus dégradés, en s’astreignant à parcourir chaque année une grande étendue de la forêt. La coupe, comprenant un nombre déterminé de pieds d’arbres, 150 par exemple pour une forêt de 400 hectares, ne donne pas des produits égaux d’une année à l’autre. Dans les cantons où se trouvent de gros bois, on obtient un grand volume ; dans ceux où il n’y a que des arbres moindres, le volume et la valeur de la coupe sont relativement faibles. Il en résulte que les cantons riches en matériel livrent des quantités de bois considérables, ce qui en réduit la richesse, tandis que les parties pauvres en gros arbres donnent au contraire moins qu’elles ne produisent, et par suite s’enrichissent. Peu à peu un certain équilibre s’établit entre la production du sol et les exploitations ; la forêt tend vers un état constant, d’autant plus riche que le nombre des arbres coupés annuellement est plus petit. Ainsi, là où le sol produit 4 mètres cubes à l’hectare par an, si la coupe annuelle est de un arbre par hectare, on arrivera tôt ou tard à couper des arbres qui auront un volume moyen de 4 mètres cubes. Ce résultat du jardinage par pieds d’arbres est très important et bon ; mais les exploitations disséminées coûtent cher : d’ailleurs les cimes des arbres voisins étant étagées dans la forêt soumise au jardinage, les tiges sont généralement grêles et malingres ou branchues et noueuses, Aussi le jardinage ne convient-il bien qu’aux arbres résineux à feuillage épais.

Afin d’éviter de larges trouées, très dangereuses dans les forêts de sapin ou d’épicéa, on a soin de n’enlever qu’un arbre à la fois sur un même point, en choisissant autant que possible ceux qui couvrent une jeunesse prête à s’élancer en hauteur. La coupe annuelle parcourt ainsi tout un canton, le dixième de l’étendue de la forêt par exemple, de manière à y concentrer les exploitations et à laisser au peuplement un certain repos. À chaque passage de la coupe, il peut y avoir quelques élagages à opérer sur les branches basses des vieux arbres pour provoquer la production de semis au-dessous d’eux. Mais on s’abstient de toute éclaircie proprement dite ; cette opération, en faisant disparaître les sujets les plus grêles, compromettrait le maintien de la forêt jardinée dans laquelle les tiges faibles sont destinées à former plus tard les gros arbres.

Le jardinage est donc un mode de traitement simple et de facile application. Les forêts du Mont-de-la-Croix et de la Fuvelle, séparées par une cluse étroite qui livre passage à la rivière du Doubs à 20 kilomètres au-dessus de Pontarlier, sont au nombre de nos plus belles sapinières. Situées à 900 mètres au-dessus de la mer, reposant sur un sol formé principalement de blocs calcaires entre coupés de fentes verticales appelées lazines, ces forêts ont toujours été jardinées, mais avec modération, jusque vers l’année 1840. Les épicéas et les sapins que nous y exploitons, proviennent donc du jardinage ; ce sont néanmoins de beaux et bons arbres, qui donnent des sciages de première qualité. La production annuelle du massif complet est là de 6 mètres cubes environ par hectare, dont 5 mètres cubes de bois d’œuvre, ce qui au prix actuel correspond, à un revenu de 150 francs par an.

Le mode d’exploitation à tire et aire est encore appliqué aux bois taillis. L’ordonnance des eaux et forêts de 1669 en avait aussi généralisé l’application dans les futaies en vue d’assurer l’ordre rigoureux des exploitations. Il consistait surtout à asseoir les coupes par contenances égales, de proche en proche, sans rien laisser en arrière et en réservant dix arbres par arpent, soit vingt par hectare. Dans les futaies de bois feuillus appartenant au domaine de l’état, ce mode a été appliqué jusque vers l’année 1830 ; mais les coupes à tire et aire, véritables coupes blanches, ne sauraient être mises en pratique dans les forêts de sapin sans en amener promptement la ruine. Les jeunes plants de cette essence existans sous les vieux massifs sont bien trop délicats pour résister à l’état découvert qui survient brusquement lors de la coupe. Le semis de sapin ne se produit pas d’ailleurs sur les terrains nus. Sauf exceptions très rares, on ne pourrait donc pas perpétuer la sapinière par des coupes à tire et aire. Les résultats n’en sont pas beaucoup meilleurs dans les forêts d’épicéa. Cependant on a exploité de la sorte beaucoup de forêts d’épicéa dans les Alpes autrichiennes, quelques-unes même en Suisse. Généralement le repeuplement en est tardif, reste incomplet, et le pâturage vient achever l’œuvre de destruction. Dans les cas les plus heureux, les épicéas, reprenant enfin possession du sol, grâce à quelque abri, à des broussailles de hêtre par exemple, laissent entre eux de nombreuses clairières constituant de véritables prés-bois. Ces coupes devraient donc être suivies de plantations, toujours dispendieuses, peu praticables dans les terrains rocheux et inadmissibles pour le sapin. Autant en effet la plantation de l’épicéa est facile et sûre, autant celle du sapin est difficile et incertaine. Le premier développement du jeune sapin est très lent, et son état longtemps précaire. Il n’émet d’abord qu’une branche d’année en année, en s’élevant très peu. C’est seulement vers l’âge de dix, douze ou quinze ans, quand il a le pied bien ombragé, qu’il commence à former un verticille complet de quatre ou cinq branches, et qu’il s’élance en hauteur. Jusque-là, il est très exposé à se dessécher, à périr lors d’un changement d’état climatérique, et surtout après une transplantation.

Quand le hêtre est mélangé au sapin, les coupes à blanc estoc ont encore un autre résultat : les semis de hêtre qui se trouvaient sous les vieux massifs se développent très rapidement après l’exploitation des grands arbres, couvrent et étouffent les semis de sapin et restent bientôt exclusivement maîtres du terrain. La forêt de hêtre pur se substitue ainsi à la sapinière. Les exemples de ce fait regrettable ne sont que trop nombreux. La forêt de Lente-en-Vercors, une de nos grandes sapinières du midi, occupe, entre l’Isère et la Drôme, à 1,000 mètres d’altitude, le dernier des plateaux jurassiques au sud du Jura proprement dit et du massif de la Grande-Chartreuse. Le Vercors se trouve séparé des collines du Royans et du reste du monde par des escarpemens verticaux de 500 à 600 mètres, naguère encore inaccessibles. Les populations enfermées dans cette région avant l’ouverture de la route des Goulets et de la route forestière de Bouvante exploitaient parfois à blanc pour transformer le bois en charbon. Le hêtre alors prenait la place du sapin, et il l’occupe actuellement sur de grandes étendues. Tout au contraire, le jardinage est moins favorable au hêtre qu’au sapin. Celui-ci s’élève lentement sous le massif des grands arbres, tandis que le hêtre y reste indéfiniment déprimé. Une fois qu’on est prévenu, il est facile de constater ce fait dans mainte forêt des Vosges, et surtout dans les massifs laissés en repos depuis longues années. La belle et riche forêt du Hohwald, appartenant à la ville de Strasbourg, en offre des exemples au-dessus de la cascade que visitent les touristes. Ailleurs, sous une haute futaie de hêtres de cent ans, oubliée dans un des coins les plus ignorés de l’Alsace, se trouvent des sapineaux nombreux, élancés, de 6 à 8 mètres de hauteur au moins, qui montent seuls vers le dôme formé par les cimes des grands hêtres. Vus par la brume grisâtre qui se produit en été sous le massif, après une forte pluie, ces noirs sapins se détachent très bien parmi les fûts des hêtres. On sent que chacun d’eux attend la coupe ou la mort naturelle du hêtre qui le domine pour se développer à sa place. A découvert, le hêtre prime donc le sapin dans la jeunesse ; sous le couvert, c’est le sapin qui à la longue dépasse le hêtre.

La méthode des éclaircies consiste à desserrer graduellement les arbres d’un massif de manière à assurer le développement naturel des tiges. Elle permet de favoriser la croissance des bois et aussi d’en assurer la reproduction en disposant en temps utile des produits de tous genres. Les éclaircies proprement dites ont surtout pour objet l’amélioration du massif ; les coupes principales ont pour résultat la régénération simultanée sur une même surface qui sera dès lors peuplée de sujets tous d’un même âge et formant un massif régulier. L’éducation des bois en massif régulier et uniforme est favorable à toutes les essences sociales. Ainsi, dans les sapinières comme dans les forêts de hêtre, les plus beaux peuplemens sont ceux qui se rapprochent de cet état. Bien que nos sapinières aient été généralement jardinées, on y trouve par exception des massifs entièrement uniformes. Il s’en présente ainsi dans la charmante forêt de Lamark, qui occupe le bassin du Bœrenbach, affluent de la Zorn, au-dessus de Saverne. Autrefois exploitée à tire et aire, elle est par suite beaucoup plus riche en hêtre qu’en sapin ; celui-ci cependant s’est maintenu, après les coupes à blanc étoc, sur quelques versans frais et ombreux. Ainsi au canton de Gemsenberg se trouve, ou du moins se trouvait avant 1870, une futaie régulière de magnifiques sapins de cent trente à cent quarante ans. C’était le long de la belle route forestière du Haberacker, qui remonte la vallée du Bærenbach et s’élève jusqu’au pied de l’Ochsenstein, énorme poudingue dominant toute la forêt, ses vallées, ses versans, ses crêtes, ainsi que la plaine d’Alsace et les campagnes de Lorraine.

Il n’est pas contestable que les sapins et les épicéas, élevés en massif régulier, peuvent donner les meilleurs produits ; mais, à l’inverse des bois feuillus, ils s’accommodent également bien d’être étages, et ils n’exigent pas d’être éclaircis pour arriver à former de gros arbres. Les éclaircies y sont utiles, mais non pas nécessaires ; elles y doivent être d’ailleurs très prudentes et par suite peu productives. Une éclaircie forte dans un massif de sapin suffit parfois à en amener la ruine en peu d’années ; on en voit les arbres tomber ou dépérir successivement. Les éclaircies sages, effectuées en vue de l’amélioration des sapins en croissance, doivent rester à chaque passage incomplètes, ne prenant les tiges surabondantes qu’une à une, desserrant partiellement les cimes et respectant les sujets dominés. Ceux-ci contribuent de la manière la plus heureuse à maintenir sur le sol une fraîcheur indispensable, tout en donnant de la consistance au massif, et si, à un moment ou à un autre, le sapin dominant vient à périr, ce qui n’est pas rare, le sujet dominé s’élève rapidement pour prendre place au soleil. De même encore, les coupes de régénération prudentes n’arriveront que graduellement à isoler les vieux arbres : elles resteront longtemps faibles et, à vrai dire, partielles ; elles porteront d’abord sur les cimes les moins développées, réservant les arbres les plus forts, conservant bien pleines les lisières du canton, puis encore elles ménageront avec soin les semis ou jeunes sujets de résineux préexistans, qui formeront bientôt les meilleurs élémens du recrû. Sous les massifs âgés, il y a presque toujours de petits sapineaux clair-semés, peu apparens. Parfois, après s’être hâté d’exploiter le massif, on trouve le terrain partiellement occupé par ces jeunes plants, et l’on peut être tenté d’en conclure que les coupes rapides, claires, sont bonnes pour la reproduction du sapin. Ce serait confondre la production avec le développement du semis.

La forêt communale de Mandray, dans les Vosges, est une de nos sapinières les plus régulières. Elle se trouve à 600 mètres d’altitude, sur le versant nord d’une petite montagne de gneiss, entre Saint-Dié et Fraize. Les peuplemens uniformes s’y succèdent et charment la vue. Ce sont de hautes futaies de sapin, des perchis au couvert obscur, de jeunes bois en massifs impénétrables, tous bien venans et portant témoignage que les éclaircies fortes y sont inutiles. Dans la sapinière, il n’y a donc à choisir qu’entre les deux modes de traitement du jardinage ou des éclaircies. Suivant le cas, c’est l’un ou l’autre qui est préférable ; mais le point essentiel est dans l’application plus que dans le choix du mode de traitement. L’un ou l’autre mode offre dans la pratique des difficultés réelles ; l’un et l’autre demandent de l’expérience et présentent des dangers. La forêt peut être rapidement dégradée, si les coupes jardinatoires ne sont pas modérées et diffuses, ou si les éclaircies ne sont pas lentes et faibles. La sapinière est la plus délicate de toutes nos forêts. Il faut deux générations d’arbres pour la constituer, car elle ne se produit pas de prime-saut sur un sol nu ; il suffit d’une exploitation aventureuse pour la détruire en Y donnant accès au soleil ou au vent. C’est une des grandes richesses de nos montagnes, mais à la condition qu’on n’y puise qu’avec ménagement, qu’on y laisse toujours en apparence un excès de matériel, car il n’est pas de forêts où, suivant une expression allemande, le superflu donne aussi facilement la main à la misère. Les sapinières ruinées, détruites entièrement, disparues à la suite d’exploitations abusives, ont laissé dans toutes nos montagnes des espaces nus, désolés, qui affligent la vue. Tel a été le sort d’un grand nombre de forêts de montagne aliénées par l’état de 1818 à 1869, pendant un demi-siècle, et de tant d’autres où les exploitations exagérées, les délits et le pâturage ont concouru à la destruction. C’est ainsi que la plupart des sapinières des Pyrénées ont disparu, et que la richesse forestière de cette région diminue de moitié d’un siècle à l’autre.


IV

Le bilan de nos richesses en sapin et épicéa n’est pas rigoureusement établi ; mais il est facile d’en prendre une idée approchée. L’état a conservé environ 80,000 hectares de sapinières productives, dont moitié dans les Vosges, et le surplus par portions à peu près égales dans le Jura, les Alpes et les Pyrénées. Les communes en possèdent de même une étendue de 120,000 hectares, savoir : 50,000 hectares dans le Jura, et le reste assez bien réparti entre les Alpes, les Vosges et les Pyrénées. Il ne reste plus que quelques lambeaux de sapinières dans les montagnes du centre de la France. Au total, 200,000 hectares bien peuplés de sapins ou d’épicéas, telle est, à peu de chose près, l’étendue comprise dans les bois soumis au régime forestier.

Un massif régulier de sapins âgés de cent cinquante ans, bien complet et dans de bonnes conditions de production, présente à l’hectare jusqu’à 1,000 mètres cubes, dont 900 de bois d’œuvre. On en déduirait une production moyenne de 6 mètres cubes de bois d’œuvre par hectare et par an ; mais il ne nous semble pas permis. d’évaluer la production réelle de nos sapinières à plus de 3 mètres cubes de bois d’œuvre à l’hectare, ce qui correspond à un revenu moyen de 60 francs environ. À ce compte, on peut estimer le produit total des forêts régies par l’administration à 500 ou 600,000 mètres cubes par an. Les bois des particuliers ne donnent certainement pas moitié de ce volume[4]. C’est donc environ 700 ou 800,000 mètres cubes de bois de sapin que la France récolte annuellement sur son territoire.

En produits fabriqués, tels que sciages et charpentes, on ne peut pas tirer de là plus d’un 1/2 million de stères. Les forêts de pins et de mélèzes, plus étendues, mais moins productives, livrent tout au plus un volume de bois d’œuvre de même importance, perches non comprises. Un million de stères de bois résineux employés en sciages, charpentes, mâtures, bois de fente. et de travail, telle est donc au maximum la quantité des produits obtenus du sol français.

En 1873, il est entré en France 120 millions de mètres courans de planches payés 80 millions de francs. La Suède et la Norvège nous ont fourni les deux tiers de ces bois, et la Russie baltique un dixième. La Suisse nous en a cédé autant que cette dernière, mais ses exportations diminuent d’année en année. Avec l’Allemagne, le commerce du bois se réduit à des échanges à peu près équivalens. La Belgique ne fait que du transit, et les bois qu’elle nous envoie viennent du nord en passant par Anvers. L’Italie, l’Autriche et la Turquie ne nous vendent que des quantités sans importance, et les importations d’Amérique deviennent insignifiantes. En résumé, ce sont la Suède, la Norvège et la Finlande qui nous approvisionnent de sciages. Les bois de charpente résineux importés annuellement comprennent environ 500,000 stères et sont payés 20 millions de francs ; mais cette quantité est restée sensiblement la même depuis vingt ans, et nos exportations la compensent à demi par suite de l’abondance des petits bois. L’excédant de nos importations de bois résineux s’élève en somme à 1 million ou 1 million 1/2 de stères, suivant les années. C’est une masse de bois plus considérable que la production indigène ; mais, à vrai dire, une quantité faible eu égard aux besoins à satisfaire.

Ce bois n’est en effet qu’une matière première commune, que l’on consomme par masses, et dont la production proprement dite ne coûte rien. L’Angleterre en achète trois fois autant que la France, les États-Unis en usent bien plus encore, et les pays producteurs consomment sous toutes les formes, et notamment en combustible, dix fois plus de bois qu’ils n’en vendent. La France elle-même a payé à l’étranger en 1873 trois fois autant pour la houille que pour les planches. Les faits importans sont donc ici les prix et les moyens d’approvisionnement. Cependant il est bon de remarquer que les résineux forment la quantité principale de nos importations ligneuses, et que celles-ci sont dès maintenant dans les premiers rangs de nos importations générales ; elles arrivent avec les peaux et les cuirs, immédiatement après les soies et les laines, les cotons et les houilles, toutes matières premières que la France demande en grande partie à l’étranger. Le prix des planches à l’importation, rapporté à la planche de section moyenne, était, d’après les tableaux, de l’administration des douanes :


0 f. 50 le mètre courant avant 1830
0 f. 80 « 1853
1 f. 10 « 1866
0 f. 90 « 1869

Voici de même le prix du mètre courant de la planche marchande des Vosges, dont la section est à peu près moitié moindre, sur les ports de Nancy et de Metz :


0 f. 25 avant 1830
0 f. 25 encore en 1853
0 f. 30 encore en 1866
0 fr. 28 encore en 1869

Ainsi, le prix des bois du nord, après avoir été en hausse soutenue jusqu’en 1866, s’est affaissé ensuite. La demande en avait été rapidement croissante par suite de l’établissement général des chemins de fer, qui ont ouvert à ces bois les marchés de l’intérieur des terres. Les exploitations suivaient à peine la demande ; pour y faire face, les pays Scandinaves ont dû doubler plusieurs fois leurs exportations. La population y est rare ; les scieries faisaient défaut, tout l’outillage des exploitations était à créer, il y a quarante ans : il existe aujourd’hui. La baisse postérieure à 1866 résulta surtout de l’offre, qui s’accroissait plus rapidement que la demande générale.

De 1830 à 1870, le prix de la planche française sur les marchés a très peu gagné ; il ne semblait influencé que par des variations momentanées. En réalité même, si l’on tient compte de la dépréciation des espèces métalliques, on voit que la valeur du sapin était en baisse. C’est qu’en 1830 les voies de transport les plus indispensables pour les bois n’existaient pas ; le sapin était cher, parce que la traite en était onéreuse. Depuis lors les chemins se sont ouverts de toutes parts, et l’exploitation de nos sapinières s’est largement développée. On en a tiré tout ce qu’elles pouvaient donner. En même temps encore les bois étrangers, passant au premier rang dans l’approvisionnement du pays, restreignaient progressivement les débouchés de nos bois communs. N’est-il pas surprenant que le prix de la planche française se soit maintenu au lieu de s’avilir ? Aujourd’hui il est en hausse. La planche des Vosges se paie 1 fr. 35 cent, sur wagons, et vaut 1 franc dans l’arbre. Elle n’avait jamais atteint ces prix ; se soutiendront-ils ? A coup sûr, le chiffre des exploitations indigènes n’augmentera plus, si même il ne diminue. Il y a là une première cause permanente de cherté. La planche du nord s’est aussi relevée depuis 1872. En Suède cependant, on coupe tout ce qu’il est possible de couper : une loi en vigueur à partir d’octobre 1875 a du interdire aux particuliers d’abattre dans les districts les plus septentrionaux les arbres ayant moins de 0m,25 de diamètre à hauteur d’homme. Lettre morte assurément, cette loi suffit à faire comprendre la destruction qui s’opère. Dans le sud, les forêts, ouvertes de longue date aux exploitations, n’offrent que de jeunes bois. De Malmöe à Stockholm, pendant un voyage de douze heures en chemin de fer, on ne voit que des forêts entrecoupées d’eaux et de cultures, mais pas d’arbres exploitables. Les quatre cinquièmes des bois appartiennent à des particuliers, et ne produiront plus que des perches. En Norvège, les neuf dixièmes des forêts sont des propriétés privées et s’exploitent de même qu’en Suède. Il devient à peu près impossible d’y trouver un massif plein. En 1872, la péninsule Scandinave a exporté 6 millions de stères de bois façonnés, d’une valeur de 130 millions de francs à la sortie. Ce n’est qu’une petite partie de la consommation du pays en bois de tous genres ; mais c’est la fleur de ses forêts, l’élite de ses arbres. La progression rapide des exploitations doit les user à bref délai, et la consommation des jeunes bois en combustible s’oppose à la reproduction du bois d’œuvre. Il en est de même en Finlande, où cependant l’état possède heureusement un tiers des forêts ; à portée de la mer, des rivières et des lacs, on n’y voit plus d’arbres faits.

Reste encore inabordée la grande forêt du nord de la Russie, 50 ou 100 millions d’hectares entre le lac Onega et les terrasses de l’Oural, dans les gouvernemens d’Arkangel, Vologda, Perm et Olonetz. L’état, propriétaire de cette forêt, n’y exploite pas en moyenne un décistère par hectare et par an. On dit en Russie que la production dépasse beaucoup ce chiffre minuscule ; mais quelle est-elle dans les plaines tourbeuses de ces hautes latitudes ? Jusqu’à présent on n’y fait pas commerce de bois de construction, et il n’en sort guère que de la potasse. Quoi qu’il en soit jamais, si quelque chemin de fer permettait un jour d’aller chercher les pins de la Dwina du nord et les mélèzes de la Petchora, à 800 ou 1,000 kilomètres de Pétersbourg, quel en serait le prix ? C’est là le nœud de l’affaire. Les résineux ne feront pas défaut, comme le chêne, d’ici à vingt ou trente ans ; mais le prix s’en élèvera : toute la question est de savoir dans quelle mesure. Les données que nous possédons sur les ressources étrangères ne permettent pas de la résoudre.

La prévision d’une hausse inévitable du prix des bois résineux dans un avenir prochain doit servir de point de départ au règlement des exploitations, et la modération en sera généralement la meilleure règle. À cet égard quel est d’abord l’intérêt des simples particuliers, propriétaires de sapinières ? Évidemment c’est de produire des bois de sciage, autant que l’état et la situation des forêts le comportent. Les valeurs comparées de l’arbre de 0m,30 et de l’arbre de 0m,40 de diamètre suffisent à l’établir. Mais n’est-il pas avantageux d’aller plus loin ? En France, où les bois ont une végétation rapide, les sapins arrivés à cette dimension prennent des accroissemens soutenus ; l’épaisseur de la couche annuelle varie habituellement de 2 à 3 millimètres. Là par exemple où l’épaisseur de l’accroissement annuel est de 2 1/2 millimètres sur le rayon, l’arbre gagne en diamètre un demi-centimètre par an et un décimètre tous les vingt ans. En ce laps de temps, il passe de 0m,40 à 0m,50, et il double de valeur ; il en résulte un placement à 3 pour 100. Si cet accroissement se soutient encore vingt ans, l’arbre arrive à 0m,60 et il ne s’en faut pas beaucoup que la valeur soit encore une fois doublée aux prix actuels ; il y a de plus les chances de hausse. En tous cas, il est certain que les propriétaires de sapins fauchent le blé en herbe quand ils coupent des arbres bien venans d’un diamètre inférieur à 50 centimètres ; il est même probable qu’ils ont grand intérêt à les maintenir sur pied jusqu’à 60 centimètres. Telle devrait être pour eux la règle fondamentale des exploitations.

Dans les bois des communes et de l’état, c’est autre chose encore. Le sapin de 0m,60 vaut par exemple 100 francs, et celui de 0m,70 160 francs. Que le temps nécessaire pour franchir ce pas soit de vingt ou trente ans, il n’importe guère. Si le taux s’affaiblit un peu en raison de la valeur acquise, le revenu augmente beaucoup. Indépendamment de la prévision d’une hausse des prix, les communes s’enrichissent donc en conservant ces bois jusqu’à la maturité ; mais l’état ne doit pas négliger de prévoir les besoins du pays. Si les gros bois deviennent rares, c’est à lui seul qu’incombe le soin de les conserver dans les excellentes forêts qu’il possède encore. Par la loi du 23 août 1790, l’assemblée constituante a posé en principe que « la conservation des bois et forêts est un des objets les plus importans et les plus essentiels aux besoins et à la sûreté du royaume, et que la nation seule peut s’en occuper pour en former en même temps une source de revenus publics. » Ici encore, l’application des principes de 89 s’impose donc avec une force toujours plus grande. Les exploitations démesurées à l’étranger font à l’état un devoir impérieux et à tous les propriétaires de sapinières un intérêt croissant : c’est de respecter les massifs et de n’abattre que les bois réellement exploitables.


CH. BROILLIARD.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1871, l’étude sur les Bois de chêne.
  2. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1871, l'étude sur les Bois de chêne.
  3. La forme régulière des sapins permet de déterminer d’une manière générale le volume de l’arbre sur pied à l’aide du diamètre à hauteur d’homme et de la longueur en bois d’œuvre. Celle-ci s’étend jusqu’au point où le diamètre sous écorce n’est plus que de 15 centimètres. On a trouvé que les sapins cubent en bois d’œuvre :
    avec 0m,40 de diamètre et, 16m de longueur 13 décistères.
    « 0m,50 « 20 m « 24 «
    « 0m,60 24 m « 39 «
    « 0m,70 « 28 m « 57 «
    « 0m,80 « 32 m 78 «


    et ainsi de suite pour tous les diamètres et toutes les hauteurs. Il est dès lors très facile de déterminer le volume des arbres sur pied.

  4. Il nous souvient d’avoir vu une sapinière en massif de vieux bois, plein et riche, appartenant à un particulier, une seule. Elle se trouve sur le territoire de la commune de Bonnevaux (Doubs), entre le bois communal et les prés de la vallée du Drageon. C’était à cette époque, en 1857, la propriété de M. Droz.