Les Mendiants de Paris/14

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G. Roux (Paris) (p. 86-137).

XIV

au tombeau de marie

Quoiqu’il fût tard, Jeanne n’avait cependant pas fini sa journée. Elle resta quelque temps encore à compter les minutes dans son réduit. Puis elle se leva, s’enveloppa de sa mante, fit un instant de prière, et sortit.

C’était le jour qu’elle avait indiqué à Pasqual pour l’entretenir au cimetière de Vaugirard, et elle allait le rejoindre.

Bien que ses démarches dans cette soirée puissent paraître de natures très-différentes, une même inspiration de cœur les guidait, et elles étaient la suite du même dévouement.

Pasqual était déjà arrivé à l’endroit où ils se rencontraient tous deux ordinairement. Le pauvre vagabond était toujours grave et sévère dans son aspect, doux avec Jeanne, froid et contenu dans son langage.

Du reste, s’il craignait de laisser apercevoir sur son visage les impressions qui pourraient passer en lui, l’obscurité de la nuit le servait à souhait en ce moment. D’épais nuages s’étendaient dans l’espace, rapidement entraînés par un vent orageux ; l’atmosphère était toute formée de ces sombres vapeurs, découvrant seulement dans le passage de leurs vagues roulantes quelques étoiles allumées dans la profondeur du ciel… Ainsi, dans les troubles des passions violentes dont les souvenirs évoqués allaient remplir cette soirée, quelques pensées plus pures et plus tendres pouvaient encore luire dans les intervalles d’une sombre atmosphère.

Jeanne et Pasqual étaient assis sur le gazon qui entourait la tombe, abrités du vent par le massif d’églantiers. La vieille femme s’était cependant placée à quelque distance de Pasqual, de manière à pouvoir porter ses regards sur lui, autant que l’obscurité le lui permettait, pendant le récit qu’elle avait à faire.

Ainsi, après s’être entretenue encore quelques instants avec son compagnon, Jeanne lui raconta les événements qu’on va lire.

Mais au lieu de laisser cette narration dans la bouche de Jeanne, nous sommes obligé de prendre la parole, afin de retracer les circonstances de cette histoire d’une manière plus rapide et plus exacte, en retranchant les expressions de plaintes et de regrets qu’y mêlait souvent la pauvre femme, et en ajoutant, pour plus de clarté, des détails qu’elle ne pouvait connaître.


I

récit

Un vieux jardinier maraîcher, nommé Augeville, habitait le petit village du Bas-Meudon, à deux lieues de Paris.

L’enclos du terrain qu’il possédait sur le rivage montueux et boisé de la Seine occupait un enfoncement abrité dans l’ondulation de la colline. Au-dessus régnait l’amphithéâtre de riche verdure où les arcs du chemin de fer figurent un fragment d’élégante colonnade ; au-dessous s’étendait la pelouse déroulée jusqu’au rideau de saules qui suit la majestueuse étendue du fleuve.

Une claire-voie mêlée de haies vives fermait le jardin, donnant d’un côté sur la prairie, de l’autre sur la route qui passe à mi-côte. Dans l’exposition la plus favorable, le potager fructifiait admirablement, et les plates-bandes, peu fleuries, mais d’une luxuriante verdure, qui étendaient leur ligne droite entre les pieds d’arbres fruitiers, offraient un produit glorieux pour l’horticulture.

Outre le maître jardinier, deux personnes avaient la complète jouissance et propriété de cet enclos : c’étaient Pierre, le fils du vieil Augeville, et Marie, qui, du plus loin qu’elle se souvenait, travaillait cette terre à la journée.

Marie était un de ces enfants trouvés, mis en nourrice dans les campagnes, sans ressources, sans soutien après leur année de sevrage, et devant, dès qu’ils peuvent se tenir sur leurs jambes, marcher seuls dans la vie.

Mais la petite Marie avait reçu de la nature une complexion si faible que les travaux des champs devaient la briser. Elle avait quatre ans, lorsqu’un jour Pierre, alors âgé de huit, la rencontra chargée d’une masse d’herbes qu’on lui avait envoyé cueillir et pliant sous le faix. Le garçon, vigoureux et bien découplé, jetant le fardeau à terre, prit l’enfant dans ses bras et l’apporta à son père, en disant gravement qu’il amenait une journalière pour travailler au jardin.

Augeville reconnut tout de suite qu’il faudrait nourrir la petite fille, lui donner quelques sous par jour et la laisser jouer sur le gazon. Cependant il accepta le marché, d’autant plus que Pierre, agitant déjà ses poings fermés, annonçait qu’il allait se livrer à une de ces grandes tempêtes en cas de refus, et que le père Augeville avait pour système d’éducation de ne jamais contrarier son fils.

Marie fut donc installée dans la maison. Elle passait tout le jour à jouer, à manger des fraises et des noisettes, heureuse comme une reine, et, le soir, elle portait les trois sous qu’elle avait gagnés à une vieille femme paralytique qui la logeait dans sa cabane.

En grandissant, elle put se rendre utile dans les travaux du jardin qui n’exigeaient pas de force. Elle séparait dans les plates-bandes le bon grain de l’ivraie, rangeait les fruits dans les paniers, formait avec art les bottes de légumes, en mettant de côté, comme il est d’usage, la part du malheureux.

Elle s’instruisait en même temps dans l’art du jardinage. Pierre, passant ses bras autour de la taille de la petite fille, et guidant ses mains, lui enseignait à tailler les jets printaniers à l’endroit voulu, à poser et lier sur la tige du sauvageon l’œil qui y fera pousser de beaux fruits. Puis, s’enfonçant avec elle dans les plates-bandes de pois rames, il lui apprenait à relever en festons les grandes lianes échevelées qui se croisent en tous sens ; et ils erraient ensemble dans une espèce de forêt vierge où ils disparaissaient tous deux.

En ce temps-là, Pierre appelait Marie sa petite fille.

Le jeune garçon, habituellement doux et bon par excellence, dans de certains moments emporté et terrible, était toujours d’une humeur concentrée et quelque peu taciturne. Il ne se mêlait jamais aux jeux du village, n’avait point d’amis parmi les petits paysans. Toute son existence était renfermée dans l’enclos du jardin, toutes ses affections étaient son père et Marie… Marie surtout, qu’il avait sauvée de la misère, de la mort, sans doute !… En la voyant si petite et déjà si charmante, il lui semblait que c’était là sa création, son ouvrage ; il la couvait des yeux en versant parfois une larme de joie.

Heureux et fier de son trésor, dont il était aussi jaloux au dernier point, il n’aurait pas permis que personne y touchât ! Et il donna un jour de sa susceptibilité à cet endroit une preuve assez caractéristique.

C’était un dimanche, à l’heure où allait s’ouvrir la danse champêtre. Pierre, qui avait alors quinze ans, était seul au jardin. Appuyé contre la balustrade rustique, il suivait des yeux la petite Marie, qui était allée au bord de la rivière chercher du cresson pour le père Augeville et remontait alors le rivage.

Le ménétrier du village, espèce de brute toujours à moitié ivre, vint à passer par là. En voyant la salade, sans doute très-engageante, que portait la petite fille, il voulut la lui prendre des mains ; et, comme l’enfant défendait sa cueillée de toutes ses forces, il lui donna un coup de son violon assez fort pour la renverser par terre.

Elle jeta un grand cri en appelant Pierre.

Pierre la relevait déjà et la pressait dans ses bras. Dès qu’il avait vu un bras levé sur son enfant, la balustrade, la pelouse n’avaient compté pour rien ; il les avait franchies d’un bond et était arrivé dans la même minute où Marie l’appelait.

Pâle de colère, il arracha le violon des mains de son maître et le lança contre une roche, de manière à le réduire en poudre. Puis, les poings fermés, il tomba sur le ménétrier.

Un grand nombre de paysans s’étaient déjà rassemblés autour d’eux et regardaient la lutte qui venait de s’engager sans l’interrompre ; d’abord parce qu’on ne dérange jamais les gens dans une telle occupation, ensuite parce que le combat entre un enfant de quinze ans et un homme de trente ans offrait de l’intérêt. Le joueur de violon étant étranger au pays, et un assez mauvais garnement, toute la galerie formait des vœux pour son brave adversaire ; mais quoique celui-ci fût d’une rude force pour son âge, et l’autre quelque peu affaibli par l’ivresse, la partie restait encore très-inégale et le combat fut long.

Enfin, Pierre, avec la rage qu’il avait dans le cœur, fit si bien des pieds et des mains, qu’il renversa le grand diable d’homme dans la poussière et lui fit demander merci, le genou sur la poitrine.

De bruyants applaudissements saluèrent le petit vainqueur.

— C’est fini, dirent les spectateurs, le Joueur de crin-crin a eu son compte.

Mais Pierre se pencha à l’oreille du vaincu :

— Non, ce n’est pas fini, dit-il, il faudra que tu quittes le pays… m’entends-tu ?

Le ménétrier ne répondit que par des jurements et s’éloigna.

On ne dansa pas au village ce dimanche-là.

Cependant le joueur de violon, qui, assez mauvais ouvrier, du reste, ne vivait guère que de ses contredanses, réunit toutes ses petites économies pour acheter un autre instrument. Cela marcha bien pendant quelque temps, et il avait presque oublié son désastre, lorsqu’un dimanche, en allant à l’armoire de la salle de bal où il enfermait son violon, il trouva la porte forcée et l’instrument en morceaux. Il pensa bien d’où venait le coup ; mais, connaissant alors les poings du petit Augeville et leur savoir-faire, il n’osa pas lui toucher un mot de cette affaire, comme il en aurait eu le désir. Il vendît nippes et meubles pour avoir un troisième violon. Celui-ci, également dévoué, à la vengeance obstinée, adroite et patiente de Pierre, eut, au bout de quelque temps, le sort des deux premiers. Le malheureux ménétrier, à bout de ses ressources, quitta enfin le pays, comme l’avait résolu l’implacable petit jardinier.

Marie, en prenant des années, aida plus sérieusement ses bienfaiteurs. L’apprentissage fini, elle travailla d’elle-même, sans être pour cela séparée de Pierre. Un heureux hasard avait mis ces deux enfants dans une condition où ils pouvaient toujours être à l’ouvrage ensemble. Marié semait, plantait, arrosait avec Pierre dans le beau temps, allait avec lui sous l’orage étendre les paillassons qui garantissaient leurs chères plantes ; et, toujours, auprès de son jeune maître, tournait la meule où il aiguisait les outils du labour.

C’était elle aussi qui était chargée des soins de l’intérieur. Au moment où les deux jardiniers se sentaient accablés de fatigue et de chaleur, un son argentin de sonnette se répandait sous le feuillage, et les travailleurs, répondant à cet appel, trouvaient au logis la soupe fumante. le lard doré, le cruchon de vin, et, pour servir tout cela, la petite ménagère, dont la bonne grâce, la gaieté, la chanson étaient le meilleur du festin.

À cette époque, Pierre appelait Marie sa sœur. Et la jeune fille, en recevant chaque soir le baiser d’adieu du vieil Augeville et de son fils, baissait la tête devant Pierre, de manière que les lèvres du jeune homme rencontrassent les larges bandeaux de ses cheveux bruns.

Un seul chagrin troubla un instant ces habitudes de bonheur.

L’arbre que le père Augeville avait planté à l’endroit le plus élevé du jardin, le jour de la naissance de son fils, venait de mourir, après vingt-deux ans de superbe végétation. Au printemps, de faibles rejetons sortant de la superficie du tronc, où coulait encore un peu de sève, avaient donné quelques espérances : mais maintenant ces tiges, flétries avant de s’épanouir, étaient tombées de l’arbre.

Un jour, Pierre (qui comptait alors vingt-deux ans, comme l’indique l’âge que nous avons mentionné pour son arbre), arrivant vers le tertre où s’élevait encore le coudrier desséché, par un sentier dont l’herbe assoupissait le bruit des pas, vit Marie qui avait passé ses deux bras autour du tronc de l’arbre, le serrait contre son sein et pleurait.

Il la regarda avec émotion et l’interrogea vivement sur la cause de ses larmes.

— Ah ! Pierre, dit-elle, peux-tu le demander !… Ce coudrier, c’était ton arbre ; il avait pris racine le jour de ta naissance, il avait grandi avec toi, il portait ton nom… Il me semblait que je l’aimais comme moi-même… Il me semblait qu’il m’aimait, lui aussi, et me protégeait comme toi.

— Tu croyais cela ?

— Un jour de l’été passé, que j’avais été surprise ici par l’orage, au lieu de m’éloigner des grands arbres, comme on me l’avait recommandé, je vins en courant me réfugier sous son abri… la foudre tomba à la cime et cette grande branche… si sèche maintenant… entraîna le feu du ciel loin de moi et le fit courir dans le bassin.

— Nous fûmes bien effrayés du danger que tu avais couru.

— Oh ! oui !… mais moi, j’étais bien sûre qu’il me garantirait, cet arbre qui était un autre toi-même.

— Marie… ne pleure pas… je te reste, moi.

— Mais qui sait !… le coudrier avait ton âge… il était si vert et si beau encore l’été dernier !… Et maintenant le voilà mort.

— Écoute, mon enfant, dit gravement Pierre : je vois que tu es seule au monde, et d’une solitude plus triste que celle de l’orpheline, car les parents sont vivants et ils l’abandonnent. Eh bien ! je te promets de vivre pour te protéger, pour veiller sur toi. Tant que tu seras sur cette terre, j’y resterai à tes côtés, toujours fort pour t’aimer et te soutenir. Ce que je le dis semble une folie, et cependant cela est sur… je le sens là… comme je sens aussi que si je te perdais, je ne pourrais te survivre et mourrais le même jour que toi.

Marie n’avait pas encore dix-huit ans, et elle était même enfant pour son âge ; elle se rassura à cette promesse solennelle de Pierre, sourit et s’essuya les yeux.

Le jeune jardinier, pour achever de la consoler, l’emmena à quelque distance cueillir des cerises, dont il venait de remarquer la belle maturité.

Les branches étaient hautes ; Pierre, de ses deux mains vigoureuses, enlaça la ceinture de la délicate enfant, légère comme un oiseau, et la lança sur sa large épaule, où elle demeura assise à l’aise pour faire sa moisson.

Marie avait passé à son bras un panier où elle déposait à mesure les cerises, et Pierre demeurait immobile avec beaucoup de patience. Mais après l’émotion qu’ils venaient d’éprouver, dans une vie où les troubles même du cœur étaient si rares, ni l’un ni l’autre n’étaient dans leur situation ordinaire. Marie, par une inadvertance bien contraire à ses habitudes, laissa tomber le panier, et toutes les cerises dégringolèrent.

Elle descendit bien vite les chercher et en faire sur le gazon une seconde cueillée. Pierre, pour la punir de sa maladresse, l’embrassa. Pour la première fois, Marie oublia ce modeste mouvement de tête qui détournait le baiser et le plaçait sur son front, ce furent ses lèvres que les lèvres brûlantes du jeune homme rencontrèrent.

Ce jour-là, Pierre cessa tout à coup d’appeler la jeune fille sa sœur, et déclara à son père qu’il voulait épouser Marie.

À la manière tendre, respectueuse, mais en même temps si ferme dont il annonça ce projet, le rôle du père se réduisait à désigner le jour du mariage. Le vieillard en fixa l’accomplissement à la fin de la saison, qui aurait mis une récolte de plus dans la fortune du jeune jardinier et apporté à Marie ses dix-huit ans accomplis.

Dans Te laps de temps qui suivit cette détermination, une révolution s’opéra dans la jeune fille : sa taille se développa dans les plus agréables proportions, son teint se coloras ses yeux, si souvent levés au ciel pour le remercier, se remplirent, d’une radieuse lumière ; l’assurance d’un bonheur éternel coulait dans ses veines comme une sève qui la faisait épanouir. Marie avait toujours été jolie, elle devint tout à coup la plus belle du pays.

Du reste, bonne, charitable et toute de cœur, elle était sans cesse occupée à soulager quelque misère. Reconnaissante envers la Providence, elle voulait rendre à tous les pauvres déshérités la pitié qu’on avait eue pour elle ; mais elle faisait le bien sans y songer, sans s’en douter ; son ignorance de toute chose était extrême. Élevée par les braves jardiniers, jamais une mauvaise pensée n’avait passé dans son esprit, ni même à côté d’elle ; la science du bien et du mal lui était entièrement étrangère ; dans sa charité virginale, elle répandait ses bonnes œuvres par goût, par instinct, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, et comme une petite sainte de nature.

Il y avait dans le village une pauvre créature sur laquelle s’étendait surtout sa protection, parce que nul autre qu’elle n’en avait pitié ; c’était une idiote d’une vingtaine d’années, petite vagabonde de ces campagnes, aussi laide d’âme que de visage, n’étant pas tout à fait plongée dans cette obscurité complète d’intelligence, dans cette enfance-éternelle, qui rend les êtres de son espèce encore respectables par l’innocence et le malheur, mais ayant assez de raison pour faire le mal avec connaissance de cause, assez d’entendement humain pour se dégrader dans le vice, et l’abrutissement, et formant en tout le plus affreux petit monstre qui pût se rencontrer.

Chacun repoussait l’idiote de sa porte ; les enfants l’accompagnaient sur son chemin avec des pierres et des huées. Marie seule, le petit ange du bon Dieu, comme on l’appelait dans le village, donnait secours et protection à la dernière des créatures. Quand, abritée par l’ombrage de son jardin, elle voyait la pauvre fille sur la route ardente de soleil et surchargée de poussière, elle lui faisait signe du doigt et lui tendait, à travers les barreaux de la claire-voie, un gros morceau de pain et un peu de vin. Un jour même, sur la place du village, Marie, en défendant sa protégée contre les enfants attroupés, eut son tablier percé d’une pierre qu’ils envoyaient au pauvre souffre-douleurs.

L’automne était venue, et le temps du mariage de Pierre et Marié approchait. Ils en parlaient à peine, tant cette pensée était semblable pour eux à l’air qui fait vivre et qu’on respire sans y songer. Ils ne faisaient pas de projets de bonheur, pas de serment de s’aimer toujours ; ils n’avaient que le sourire continuel de leur âme pour interpréter ce qu’ils sentaient, comme les oiseaux de la feuillée n’ont pour exprimer le désir, l’amour, l’union, le bonheur, qu’un même gazouillement de joie.

En ce moment-là, le village fut-occupé d’un événement important. M. Herman de Rocheboise, avec un certain nombre de ses amis, arriva dans son habitation du Bas-Meudon pour y passer quelques jours en partie de chasse.

La maison que le comte de Rocheboise (alors à l’apogée de sa fortune) possédait sur le bord de la Seine était la plus importante de l’endroit. Lorsqu’il y venait dans le courant de l’année, sa présence faisait sensation ; mais c’était surtout son fils que chaque automne on voyait arriver avec joie. Le jeune maître s’installait à grand bruit, avec ses gens, ses équipages, son train de chasse, et son séjour répandait du mouvement et de l’argent dans le pays.

Il y a quelques années, la colline qui règne entre Meudon et la Seine n’était pas, comme à présent, peuplée de guinguettes où les Parisiens abondent chaque dimanche. Il n’y avait que des maisonnettes poussées au hasard à travers les champs, et quelques habitations bourgeoises qui, placées à distance, allaient rejoindre les villages aristocratiques de Sèvres et de Bellevue.

La plus ancienne et la plus spacieuse de ces maisons de campagne était celle de M. de Rocheboise ; elle portait même sur les lieux le nom de château. Cependant, ni tours, ni fossés, ni bassins où flotte le cygne fidèle aux grandeurs, ne lui donnaient ses lettres de noblesse. Elle offrait seulement une masse carrée et assez imposante, une teinte sombre de murailles, une position élevée a cent pas de la rivière, et un perron orné de sculptures massives, d’où une belle allée d’ormes descendait jusqu’au bord de l’eau. Avec ces seuls avantages, et sans doute parce que nulle autre demeure des environs ne pouvait revendiquer le titre seigneurial, ce bâtiment restait paisible possesseur de son titre de château.

Les décors intérieurs qui remontaient comme sa construction, au siècle dernier, étaient d’ailleurs d’un luxe terni, dégradé en quelques parties, mais conservant encore quelque richesse d’ornement et l’empreinte nobiliaire.

M. Herman de Rocheboise, beau jeune homme de la haute sphère parisienne, s’occupait à faire splendidement les honneurs de sa maison à une douzaine d’amis. Les repas étaient longs et magnifiques ; le jeu occupait une partie de la nuit ; tous les accessoires nécessaires à la vie des jeunes gens à la mode avaient été apportés de Paris : on trouvait partout sous sa main le confort des mets et des liqueurs choisies, le luxe de la toilette et celui de la tabagie.

Ces messieurs, tout en étant venus à la campagne, trouvaient bien le moyen de s’y soustraire entièrement. On s’enfermait dans le salon, dont les jalousies bien closes, les rideaux baissés, ôtaient hermétiquement l’air et la vue des champs ; les lambris étaient garnis de fusils anglais, de belles armes de chasse, de pipes de toute espèce ; l’atmosphère, empreinte de fumée de cigare, de vapeurs de café, donnait encore à respirer l’air des boulevards. Mollement étendu sur de larges divans, on passait la bonne journée à causer des nouvelles apportées de Paris, à lire les journaux, à jouer ou à écouter les histoires d’aventures galantes, tout en fumant ou même en sommeillant doucement à ces récits.

Cependant Herman s’était promis d’admirer et de goûter les charmes de la belle nature pendant son séjour à la campagne ; et, comme il n’avait que huit jours pour tenir cet engagement avec lui-même, il s’en occupa, dès le lendemain de son arrivée.

Levé avec le jour, accoudé à sa fenêtre qui donnait sur le rivage, il contempla le magnifique tableau déroulé devant lui. C’était un immense horizon de verdure, coupé par le cours large et brillant du fleuve ; des groupes de saules tout enveloppés de leurs gracieuses tiges, et de superbes peupliers, dont la cime majestueuse était encore agrandie par les dernières ombres du matin ; au-dessous des maisonnettes enveloppées de verdure comme des roses mousseuses et tout ce paysage baignant dans l’atmosphère azurée du crépuscule, où venaient tomber du levant de longues gerbes d’ors.

Herman, en ramenant son regard vers l’allée d’ormes de la maison, vit une jeune paysanne qui, un panier au bras, la jupe un peu relevée, marchait dans la bruyère baignée de rosée. Dans le cadre formé par la perspective des arbres, se dessinait un petit bonnet blanc à papillon, une figure ovale et d’une douce fraîcheur, une taille délicate et légère ; le pied, découvert par les plis formés au jupon, se posait d’un mouvement leste et dégagé sur les hautes herbes ; la corbeille, remplie de verdoyants herbages, était portée au bras avec une grâce particulière ; c’était en tout une charmante apparition.

M. de Rocheboise trouva que cette figure, placée au premier plan du paysage, était nécessaire pour le compléter et y répandait même un charme inexprimable.

Le second jour, à la même heure, la petite villageoise ayant reparu, Herman oublia tout à fait le paysage pour la gracieuse figure.

Le troisième jour, il descendit pour lui parler.


II

La jeune paysanne remarquée par Herman de Rocheboise était Marie, qui, depuis l’arrivée des maîtres, allait chaque matin au château porter la provision d’herbage de la journée.

En ce moment, elle revenait d’un pas léger, faisant gaiement danser par l’anse son panier vide et chantant comme elle avait coutume à l’heure du matin.

Herman l’aborda, lui fit beaucoup de questions sur sa famille, sa demeure, ses occupations dans le village ; toutes choses auxquelles elle répondit avec sa simplicité naïve. Ensuite M. de Rocheboise lui parla d’un établissement à Paris, d’une existence heureuse, brillante, et plus en harmonie avec les dons de grâce et de beauté dont la nature l’avait parée que les rudes travaux des champs.

Marie ne comprit rien à ces insinuations, et, le sujet l’intéressant peu, ne chercha pas à comprendre. Elle était si peu émue et préoccupée de ce qu’on venait de lui dire, qu’en s’éloignant elle reprit le second couplet de sa chanson.

On ne peut se peindre l’ignorance placide de cette jeune fille. À dix-huit ans, elle n’avait pas franchi la limite de son hameau, et dans cet étroit rayon, elle en occupait un plus resserré encore : elle passait le jour enfermée dans l’enclos du maraîcher, la nuit dans la cabane de la vieille femme percluse, si vieille et si percluse qu’elle avait même passé le temps des souvenirs. Le monde était donc aussi inconnu à Marie que s’il n’eut pas existé.

Mais le lendemain matin, l’entretien avec M. de Rocheboise se renouvela.

Herman fit asseoir Marie à ses côtés sur un banc de l’allée, lui prit la main… En voyant la jeune villageoise de plus près, en la regardant plus longtemps, il éprouva pour elle un attrait instinctif, empreint de l’influence des champs, et semblable à celui qui unissait alentour les émanations des plantes.

Il fit alors entendre le langage de la séduction ; il répéta à Marie ces propos tendres et insinuants qu’on redit depuis le commencement du monde, et qui ne vieillissent pas, qui ne perdent rien de leur charme, parce que la jeunesse du cœur les ravive, comme la flamme teint de sa nuance le globe où elle est enfermée.

Herman, dans l’entraînement de son discours pressé, éloquent, arriva même d’une manière trop rapide à la conclusion en demandant à la belle jeune fille de se trouver seul avec elle un instant.

Il n’avait que huit jours à passer à la campagne, et quatre de ces jours étaient déjà écoulés !

Cette fois, Marie comprit bien. Si les offres de fortune, le langage froid et ignoble de la corruption l’avaient trouvée inintelligente, l’expression du désir, simple comme le frémissement d’aile d’un oiseau auprès de sa compagne, devait être entendue de la fille des champs.

Au lieu de répondre, elle se dressa du banc où elle était assise, se tint une minute debout devant Rocheboise, fixant sur lui un regard où le reproche éclatait dans toute sa véhémence, joignit les mains-qu’elle ramena sur sa poitrine en levant les yeux au ciel… puis, s’élançant sous les arbres, franchit en courant l’allée, le rivage, et ne s’arrêta qu’au jardin d’Augeville.

Pierre était au fond de l’enclos à tailler des arbres ; la jeune fille arriva à lui toute essoufflée, s’assit sur le gazon à ses pieds, et lui rapporta tout ce que le beau monsieur venait de dire, tout ce qu’avaient exprimé ses yeux et prononcé ses lèvres.

Le jeune paysan écouta ces détails avec une contraction de nerfs violente. Son poing serrait la serpette luisante et bien affilée dont il était armé, ses sourcils se rejoignaient sur son front pâle.

Pierre avait apporté en naissant un caractère entier, despotique, vindicatif, ses passions étaient de forte trempe comme tout son être. S’il montrait habituellement un calme sérieux, mais doux et bienfaisant, c’est qu’il vivait auprès d’un père soumis à ses volontés, dans une profession paisible, où rien ne pouvait le contrarier que les nuages, au sein d’un amour dont il n’avait connu que les douceurs ; mais cette tranquillité était la surface immobile du feuillage dans le calme de l’air ; le moindre souffle pouvait la bouleverser.

Les propos légers d’un jeune homme du monde à une jolie paysanne lui parurent un projet de corruption profond et raffiné ; l’outrage prit à ses yeux des proportions colossales.

Cependant, après être resté quelques instants sombre et pensif, un sourire strident annonça la progression de sa pensée vers une joie cruelle.

Marie se mit à pleurer.

— Ô Pierre, dit-elle, qu’as-tu ?… je suis fâchée de t’avoir parlé de cela… Je ne veux plus aller au château… je ne veux plus qu’on pense au château…

— Si… au contraire… il faut y retourner demain… vendre les herbages comme ce matin, revenir par l’allée d’ormes comme ce matin… et t’arrêter près de ce monsieur, qui te parlera sans doute encore… comme ce matin !

— Y penses-tu, mon Dieu !

— Il te demandera sans doute de nouveau que tu lui procures une occasion de te voir seule, afin qu’il puisse librement te peindre son amour… C’est ainsi qu’il disait, n’est-ce pas ?

— Oui !… Mais tu me fais peur… de la manière dont tu répètes ces mots-là.

— Tu consentiras à le voir ?

— Pierre !… est-ce que ta raison se perd ?

— Tu lui indiqueras pour lieu de rendez-vous la petite auberge du Pigeon-Blanc… dans un cabinet particulier… une heure avant le jour…

Marie avait vaguement entendu parler du cabaret portant l’enseigne du Pigeon-blanc comme d’un lieu mal famé, où n’entraient que des femmes perdues.

Elle devint d’une rougeur brûlante, et s’écria :

— Oh ! cette affreuse maison.

— Sois tranquille, Marie ! dit le jeune homme d’un accent plein d’amour et d’une certaine solennité… Tu entends bien ! répéta-t-il, une heure avant le jour.

— Pourquoi ce moment ?

— Il est censé que, venant travailler ici au point du jour, tu ne peux être libre qu’à l’heure qui le précède.

— Ce rendez-vous… dans un tel endroit… pendant que la nuit dure encore…

— Il le faut ainsi.

— Pierre, je te comprends… tu veux y aller à ma place et tuer M. de Rocheboise.

— Non… Il faudrait ensuite payer cette justice de ma tête… Et comme tu m’aimes, comme tu m’es promise, je ne veux pas mourir.

— Eh bien, quoi donc ?… qu’arrivera-t-il ? Parle, dit-elle avec un mouvement de violence.

— Promets-moi de faire exactement tout ce que je t’ai dit, prononça Pierre d’un ton qui rappelait ses droits puissants sur la jeune fille.

La résistance de Marie était vaincue par cet accent. Elle se leva, passa les deux bras au cou de son bienfaiteur, et penchant la tête sur sa poitrine :

— Ô Pierre ! dit-elle, en devenant ta fiancée, je n’ai pas oublié que je suis ta fille, ta sœur. Je t’obéirai comme à mon père, à mon frère… comme à Dieu.

— Sois tranquille, Marie, sois tranquille ! répéta Pierre de sa voix la plus tendre.


III

Un jour entier s’était passé depuis ces incidents, le second venait de se lever.

La lumière dorée se répandait largement à la cime des bois de Meudon et allait frapper la grande plaine qui règne de l’autre côté de la Seine ; mais le montant de la colline était encore revêtu de légères ombres, de la nuance grise et rose de l’opale. Cependant, le mouvement du réveil se faisait déjà voir sur le rivage, les maisons ouvraient leurs fenêtres au son de l’Angélus, un feu rapide étincelait dans les arbres qui bordent le chemin de fer, les bateaux de pêcheurs quittaient l’abri des saules pour sillonner la rivière.

Les amis d’Herman de Rocheboise partaient pour la chasse, le fusil léger sur l’épaule, la taille pincée dans la veste de drap vert à garniture dorée, sur laquelle pendait une élégante carnassière. La meute, cheminant en avant, glapissait déjà sur la route du bois. Pourtant, les jeunes gens, au lieu de prendre ce côté, tournèrent à gauche sur un terrain inculte qui se trouvait derrière la maison Rocheboise, et s’étendait en monticules et en broussailles jusqu’aux premières demeures du hameau.

Les choses s’étaient passées la veille comme Pierre Augeville l’avait voulu. Marie était retournée vendre, ses herbages, avait revu Herman, et, quoi qu’il lui en eût coûté, avait répondu aux vives sollicitations du jeune homme par le consentement à une entrevue secrète, fixée par elle au Pigeon-Blanc, une heure avant le jour.

Dès son premier entretien avec Marie, M. Herman de Rocheboise, après dîner, à l’heure des confidences mutuelles, avait avoué à ses compagnons les tentatives faites par lui auprès de la jolie villageoise aperçue de sa fenêtre ; et au milieu des victoires et conquêtes dont ses amis étalaient les trophées, il avait été obligé de confesser la manière peu flatteuse dont sa déclaration avait été reçue par la petite herbagère. Aussi le lendemain soir s’était-il bien plus hâté encore d’annoncer le retour inespéré de fortune qui se présentait, et comment, grâce à son éloquence, la rosière de village en était venue de prime-saut au rendez-vous dans le cabinet particulier.

Ce moment du lever du jour était celui fixé pour l’entrevue clandestine ; les amis d’Herman, informés de cet arrangement, s’arrêtaient en chemin, non loin de la maison désignée, pour voir, à sa sortie la beauté que le jeune Rocheboise avait déjà vantée avec la complaisance, orgueilleuse du possesseur.

Ils étaient campés sur une pelouse séparée de la taverne du Pigeon-Blanc par une petite élévation de terrain, surmontée de trois grands frênes. De là, ils pouvaient, sans être vus, découvrir la porte de la maison suspecte à travers les arbres, ou se retrancher dans la pelouse, de manière à déguiser, leur curiosité indiscrète et impertinente.

Le cabaret aux couleurs de boue, à la mine ignoble, et qui semblait avoir été transporté du plus sale faubourg de Paris au milieu des fraîches verdures du paysage, était encore entièrement fermé ; dans la petite cour qui le précédait, les chaises et les pots de fleurs renversés annonçaient que personne n’était encore levé dans la maison, puisqu’on n’était pas venu réparer le désordre de la veille.

— Ah çà, dit Hector de Sercy, les bras croisés sur le canon de son fusil, Herman se fait bien attendre. Si nous partions sans lui ?

— Il n’est sorti de la maison que depuis quelques minutes, répondit Léon Dubreuil.

— Mais nous sommes là, sans marcher, et l’herbe est tout humide.

— Ce brave chasseur qui craint la rosée !

— Et les perdrix que nous devons tuer en abondance !

— C’est trop matin, elles ne sont pas visibles.

— En attendant, nous ferons lever les lièvres… Venez, messieurs.

— Non, non, dit M. de Sabran. Je veux voir cette merveille qui est si farouche la veille et qui donne un rendez-vous le lendemain.

— Bah ! reprit Hector, tu appelles cela une merveille !… Ma carnassière me sangle horriblement la poitrine.

— Promenons-nous, messieurs, n’ayons pas l’air d’attendre, dit Dubreuil.

— Ah ! tu crains de la faire rougir… quand c’est pour un beau monsieur !… Allons donc !

— Non, mais Herman serait mécontent.

— Demeurons derrière les arbres, il ne nous verra pas tout de suite, reprit le jeune comte de Sabran. Là, entre ces deux branches… Je veux saisir le degré de beauté possible avec la cornette de village et le hâle du grand air… C’est une étude qui me manque.

— Ça devient bien long, messieurs, dit un des jeunes gens, allons-nous-en.

— Décidément, Herman ne vient pas… partons !

— Si ! si ! dit M. de Sabran à son poste d’observation, la porte s’ouvre. J’aperçois le bonnet… le tablier… Saisissons le degré de beauté possible…

Il s’interrompit soudain en s’écriant :

— Ah ! quelle horreur !

— Quelle horreur ! répétèrent les autres jeunes gens en regardant à leur tour. Qu’est-ce que cela, mon Dieu !

Et tous éclatèrent d’un rire retentissant.

Un petit être, moitié femme, moitié monstre, venait de franchir le seuil du cabaret.

Son bonnet, près de tomber, découvrait toute sa figure terreuse, surmontée d’un front déprimé, allongée par le bas en museau ; autour flottaient des cheveux roux, poudreux, incultes depuis leur naissance. Elle venait en clopinant sur ses jambes nouées comme celles d’un enfant, tandis que ses deux mains noires s’occupaient à faire tourner un collier de verroterie autour de son cou rouge et tanné.

En ce moment, les enfants du village arrivèrent en grand nombre dans le chemin qui passait sous le cabaret et conduisait à l’école du village.

— Ohé ! l’idiote !… l’idiote ! crièrent-ils tous ensemble.

Ils se mirent à ramasser des petits cailloux.

— Tu as encore du vin au visage, mignonne, voilà pour te débarbouiller !

Et une pierre part.

— Tiens ! voilà un bijou pour orner ton fichu !

— Tiens ! voilà pour mettre dans ta pochette, mon cœur !

— Tiens ! voilà pour te redresser les jambes !

— Hu ! hu ! l’idiote, hu ! crient en cœur les joyeux gamins.

Et les pierres tombent comme la grêle.

La pauvre fille jette des cris perçants, les mauvais petits garçons glapissent de plus belle, les beaux chasseurs laissent partir des éclats de rires bruyants, la meute des chiens, sans trop savoir pourquoi, se met à aboyer de toutes ses forces.

C’est au milieu de cette infernal tapage qu’Herman de Rocheboise sort de la maison. Au premier pas, il s’arrête étourdi, stupéfait, et les sourcils froncés.

Alors les petits paysans abandonnent l’idiote et tournent vers lui leurs huées.

— Bonjour, monsieur !… Il vous faut des idiotes… rien que ça !

— Parlez, on vous en servira.

— Demande donc son adresse au Parisien… on va lui porter à domicile.

— C’est pour vot’dimanche, oui-da !

— V’là le plaisir ! messieurs, v’la le plaisir !

Et ils agitaient leurs doigts en trompette au bout de leur nez.

C’était pitié de voir ce beau et élégant jeune homme, pâle et immobile, en proie à cette ignoble risée.

L’idiote s’était éclipsée, et les petits garçons, sur le geste d’un des chasseurs qui avait braqué contre eux son fusil, s’étaient enfuis à toutes jambes : avant que Herman fût revenu de sa stupeur.

Il n’avait été que quelques minutes enfermé avec l’idiote, dans une chambre très-obscure, et croyait fermement en sortant avoir tenu ses propos d’amour à la belle Marie.

Ses amis le prirent par le bras cet l’emmenèrent du côté du bois. Chemin faisant, ils tâchaient de le consoler de sa mésaventure ; mais dès qu’ils ouvraient la bouche, un rire fou, inextinguible, leur coupait la parole…

Une fois la chasse commencée, Herman, excédé de plaisanteries dont il se voyait l’objet, poussé à bout, malade de honte et de colère, s’engagea adroitement dans des chemins creux qui l’éloignaient de ses compagnons, et demeura toute la journée à errer seul dans la campagne. Les jeunes gens, après l’avoir cherché un instant, poursuivirent leur chasse sans lui, et on ne se retrouva plus qu’à l’heure du souper.


IV

La salle à manger de la maison Rocheboise, décorée dans un ancien style, offrait des trophées de chasse, des insignes de vénerie sculptés sur les trumeaux, peints à fresque sur les murailles ; des têtes de cerfs, en guise de candélabres, soutenaient des bougies a la pointe de leurs ramures ; des figures d’animaux étaient taillées dans la pierre à la frise et à la base des pilastres.

Si les ombres des braves chasseurs d’autrefois avaient encore habité cette enceinte, elles auraient pris en grande pitié les jeunes Parisiens qui venaient d’y rentrer, brisés de fatigue, après une promenade dans un bois de deux lieues. Ils avaient bien vite dépouillé fusil, ceinturon et carnassière. Assis en équilibre sur une chaise, les pieds étendus l’un sur l’autre, la poitrine délivrée du dernier bouton de la veste de chasse, ils savouraient ce délicieux débraillé avec plus de joie que n’aurait pu en faire naître en eux le triomphant hallali. Ils ne sortirent de leur molle attitude que pour se mettre à table.

Le dîner était commencé quand M. de Rocheboise rentra. On l’accueillit d’un air railleur et avec un rire contenu.

— Eh ! bonjour, cher ! ça va bien ?… lui dit-on de tous côtés en lui secouant la main.

Berman crut entendre encore l’affreux bonjour des gamins du village. Sa figure devint si sombre, qu’on vit la nécessité de mettre fin à toute plaisanterie, et on ne s’occupa plus que du souper. Le vigoureux appétit aidant à la délicatesse pour restreindre le flux des paroles, on n’entendit pendant longtemps que le murmure du vin qui cou lait des flacons, et le son de l’argenterie sur la porcelaine.

Rocheboise tâchait de faire bonne contenance : il levait le front, ouvrait les yeux de toute leur grandeur et souriait… Mais, au même instant, les muscles de son visage se détendaient, et sa tête tombait sur sa poitrine… Il n’était doué, comme nous le savons, ni de force de caractère, ni de cette bonne insouciance qui la remplace ; il se trouvait encore dans cette première jeunesse où un affront semble le plus grand des malheurs, où on se croit perdu pour un ridicule… C’était une soirée terrible à passer pour lui.

Enfin, lorsque les convives eurent fait disparaître trois énormes services, on renvoya les plats vides, les domestiques, et on demeura seuls avec les flacons. Alors le vin, selon son effet ordinaire, chassa un peu les soucis d’Herman, et ramena, malgré tout, la gaieté de ses compagnons.

— Nous n’avons pourtant rien tué du tout ! dit un de ces messieurs, en résumant par ce mot simple et triste tout le cours de la chasse qui venait d’avoir lieu.

— Ah çà, mon cher, dit amicalement Léon Dubreuil à Herman, tu as eu tort de vouloir rester seul tout le jour… Tu nous as quittés brusquement pour aller errer dans le bois…

— Ses amours ne s’étalent pourtant pas, comme ceux d’Apollon, changés en lauriers, ne put s’empêcher de dire Hector de Sercy.

Et les autres continuèrent, sur le même ton.

— Il cherchait la solitude pour savourer en paix son bonheur… et nous avons cru ne le revoir jamais !…

— La rêverie oublie l’heure… la rêverie n’a pas de montre.

— Allons-nous encore parler de cette aventure ? interrompit Léon Dubreuil… Ils m’en ont rabattu la tête toute la journée.

— Ah ! vous avez parlé de cela toute la journée, dit Herman en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

— Nous n’avions rien autre chose à faire, répondit un des chasseurs, ni lièvres ni perdrix ne venaient nous trouver.

— Aussi les carnassières sont vides.

Là-dessus ils burent de si bon cœur pour noyer ce chagrin que les bouteilles menaçaient d’être bientôt aussi vides que les carnassières.

— Aussi c’est la faute d’Herman ! reprit-on. S’il était venu avec nous, dans l’humeur massacrante qui le possédait, il aurait tué tous les moineaux de l’endroit.

— Non… plutôt tous les ramiers, en souvenir du Pigeon-Blanc.

— Je n’en veux pas aux moineaux, je n’ai rien contre les ramiers, dit Herman, que les vapeurs du vin rendaient plus communicatif, mais il est un autre animal que je tuerais de bon cœur.

— Lequel !

— Pierre Augeville.

— Le jardinier… ou, comme on dit dans le village, l’amoureux de Marie.

— Ah ! bien… on comprend maintenant.

— C’est lui, j’en suis sûr, qui a inventé l’infernale machination de ce matin.

— Possible !

Herman buvait un grand verre de champagne, qui l’étourdissait un peu, et disait entre chaque coup :

— Il est méchant et sournois, à ce qu’on dit… Cette petite pécore de Marie n’a eu qu’à lui rapporter les prétentions que je semblais avoir sur elle… Il aura voulu se venger… mais, mille morts, il le paiera cher !

— Comment l’entends-tu ?

— Parbleu, ce n’est pas difficile ! il le paiera de la vie.

— Par quel moyen ?

— Je viendrai bien à bout de découvrir ce malotru… Le village n’est pas si grand…

— Et alors ?

— Alors j’ai à choisir de lui brûler le crâne avec mon fusil, de lui rompre les os sous le bâton ou de le lancer au fond de la rivière.

— Mon cher, le champagne te monte à la tête… prends un peu de cognac pour te calmer.

Sur cet avis, indiquant déjà suffisamment que les vins de dessert avaient fait leur effet, on passa aux liqueurs fortes, qui poussent plus rapidement sur la pente de l’ivresse.

— Parlons raison, maintenant, dit Hector le regard vacillant et le geste mal assuré. Tu sais, Herman, mon ami, qu’il n’est permis de tuer personne ; Dieu et la justice humaine s’y opposent… Dieu, on n’en est pas bien sûr… mais la justice, c’est autre chose. Nulle mort violente ne doit arriver si ce n’est de son fait. La condamnation capitale lui appartient. Sous aucun prétexte, elle ne veut qu’on y touche… Toi, tu prétends rompre le crâne ou les os à ce paysan jusqu’à ce que mort s’ensuive ?

— Certainement.

— Bien. Alors il y a là meurtre volontaire, préméditation, guet-apens… Or, tout cela appartient au procureur du roi… Rien n’est jaloux comme le procureur du roi… si tu lui prends une tête, il prend la tienne pour se dédommager… Saisissez-vous, il prend la tienne pour se dédommager… Saisissez-vous, messieurs ?

— Très-bien !

— Eh ! qu’est-ce que cela me fait à moi ! dit Herman, qui venait de renouveler une longue rasade et frappait éloquemment son verre sur la table.

— Cela ne te fait rien de mourir, je le comprends, dit Dubreuil ; mais tu ne veux pas devenir épicier, et rien n’est bête comme de tuer : le dindon tue son camarade à coups de bec quand il en est jaloux, le tourlourou tue un Arabe, le mari tue l’amant de sa femme, tu ne dois pas te mettre à la suite de ces gens-là… Allons-donc !

— Mais pourtant, s’écria Herman, j’ai soif de vengeance !

— Bois, si tu as soif.

On versa là-dessus un petit verre de kirschen à Herman, et tout le monde but à la ronde pour lui aider à se désaltérer.

— Mais l’outrage ne peut pas rester impuni ! dit-on de tous côtés,

— D’accord, reprit M. de Sercy, mais Dubreuil a raison, il faut faire à ce manant une méchanceté plus spirituelle que de le tuer.

— Qu’Herman enlève sa fiancée !

— C’est cela… Il n’a pris qu’un baiser à l’idiote, qu’il en prenne deux à Marie.

— Deux et compagnie.

— Messieurs, vous êtes stupides, dit Hector. Le seigneur qui séduit la fiancée du villageois ! lieu commun de roman, d’opéra comique… c’est vieux et usé à faire mal au cœur.

— Que veux-tu donc ?

— Une idée ! de par tous les diables !

— Oui, dit Herman, donnez-moi une idée de tous les diables.

— À qui la trouvera… récompense honnête…

On but de nouveau et on appuya les coudes sur la table pour se recueillir… et plutôt pour se soutenir, car tout tournait sur les lambris, et le sol vacillait sous les pieds.

— Eh bien ! reprit Herman au bout d’un instant, cette idée spirituelle ?… Silence donc, messieurs ! Vous vous taisez tous à la fois.

— Voilà ! voilà ! dit Hector. L’inspiration descend… elle m’éclaire, elle me dévore, de sa flamme… Encore un petit verre et j’y suis… j’y suis, vous dis-je.

— Parle !

— Ce kirschen est fort… il a bien vingt ans… N’est-ce pas Herman, qu’il a bien vingt ans ?

— Est-ce là ton idée… Parle donc, Chinois.

— Que je parle chinois ? Qui est-ce qui le désire ?

— Imbécile, dis donc ce qu’il faut faire…

— Pour obtenir vengeance… Ah ! c’est, vrai. Écoutez. Récapitulons d’abord les faits…

— Non ! non ! ne récapitule rien ! s’écria impétueusement Herman.

— Tu as été joué, moqué…

— Mille morts ! je te défends de récapituler.

— C’est inutile, dit un des convives en désignant du doigt une tête de cerf plaquée aux lambris, en face d’Herman. Cette paire de… ramures qui se tend devant lui établit l’affaire.

— Messieurs ! cria plus haut Rocheboise en se levant, vous me rendrez raison !

Tout le monde se leva dans un pêle-mêle qui renversait verres et bouteilles ; on parlait, on tempêtait, chacun au gré de sa fantaisie avinée, sans être entendu, sans se comprendre soi-même, tandis que les couteaux, frappés à grands coups sur les verres, les flacons, formaient un tapage étourdissant pour rétablir le silence.

Mais l’ivresse ayant gagné complètement Herman, il ne put se soutenir et retomba lourdement sur son siège.

— Là, là, mon bonhomme, dit Hector, le champagne te rend sage malgré toi. On a dit : Un peu de vin éloigne de la raison, beaucoup de vin y ramène… Belle parole !

— Parle, toi, mon ami ! balbutia Herman en penchant sa tête sur l’épaule d’Hector, assis près de lui. Tu es mon ami… mon ami, répétait-il en le regardant langoureusement et avec une tendresse infinie.

— Voici, messieurs, ce que j’avais à vous proposer. Allons de suite au cœur des choses, prenons l’affaire à bras le corps : il s’agit donc de se venger de ce manant.

— Oui.

— De lui rendre ce qu’il a fait.

— Oui, mille fois.

— En bien ! nous appelons ici le domestique noir d’Herman… suivez-moi par la pensée… nous appelons le nègre Jupiter, qui est justement arrivé ce matin ; il paraît devant nous, et nous lui disons : Jupiter, tu vas aller enlever une petite paysanne grosse comme une mouche, insolente comme une pie-grièche, qui demeure… À propos, Herman, sais-tu où elle demeure ?

— Oui, dans une maison… Non, une petite baraque.

— Ça n’y fait rien.

— La seconde, à gauche, en venant par la route de Paris… C’est elle qui me l’a dit, là-bas, sous l’allée d’ormes.

— C’est bien, nous disons donc à Jupiter : Tu vas aller à une maison de paysan, la seconde, à gauche, en venant par la route de Paris… tu enfonceras la porte… ça ne doit pas être difficile, et… La petite est seule là-dedans ?

— Seule avec une vieille femme paralytique.

— Bien, la paralytique. Et dans la maison, tu trouveras une jeune villageoise couchée et endormie, sans doute. Tu l’enlèveras couchée ou levée, endormie ou non, de gré ou de force… tu l’amèneras ici… dans une chambre haute… où tu voudras… Et… ma foi, mon garçon, tu passeras la nuit avec elle… Puis, demain matin, il y aura un billet de 500 francs pour la récompense.

— Perdre cette jeune fille ! y penses-tu ? s’écria Herman.

— Comprenez-vous, messieurs ? cria plus haut Hector.

— Ma foi, non… rien du tout.

— Avec ton enlèvement nocturne, ton nègre… je vois, tout noir.

— Oh ! cerveaux faibles et appesantis ! vous auriez bien besoin de goûter à quelque vin généreux pour vous réchauffer l’esprit et monter l’imagination… Vous ne comprenez pas ! mais la pensée saute aux yeux ! le sens de cette parabole est clair comme le jour ! Le voici. Le jardinier Pierre a voulu donner pour maîtresse au noble comte Herman de Rocheboise l’idiote, le rebut du village, on donne pour amant à sa fiancée le nègre, le rebut de l’humanité.

— Ah ! bien ! bien ! vivat !

— N’y a-t-il pas identité parfaite entre la vengeance et l’outrage ?

— C’est admirable ?

— Mais c’est affreux, s’écria Herman en essayant encore de se lever. Marie est innocente de tout ceci… Sacrifier ainsi une jeune fille !

— Bah ! une paysanne.

— Je ne veux pas.

— Une vengeance magnifique !

— Et puis si amusante… En avant le négrillon !

— Allez au diable ! reprit Herman en bondissant ; vous me feriez perdre la tête !…

— Si elle n’était déjà perdue… Mais qu’as-tu donc à t’agiter ainsi ?

— Tiens, Herman, un peu de rhum va te remettre. Il but avec plus d’avidité que jamais.

— Prenons pour juge, dit-on, Léon Dubreuil, la sagesse incarnée.

Léon Dubreuil, le plus raisonnable de tous, en effet, avait en ce moment les deux bras pendants de chaque côté de son fauteuil, la tête renversée contre le dossier, les yeux parfaitement clos, et la bouche entr’ouverte dans un sourire qui, sans doute, s’adressait à son rêve.

— Ah ! dit-on, il s’est retiré du conseil, on ne peut prendre son avis.

— Il dort, donc il ne s’oppose pas.

— Mais moi, je m’oppose, dit Herman en frappant du poing, et ma volonté suffit pour empêcher…

Il s’arrêta, ne pouvant exprimer au juste ce qu’il s’agissait d’empêcher : tout flottait dans sa tête, les murs de la salle lui semblaient se mouvoir. Il ouvrait de grands yeux, il forçait son regard et ne pouvait distinguer aucun objet ; il tendait son esprit, et ne pouvait saisir aucune idée. Il ne parvenait pas à poser clairement le fait dont il était question, et il était encore plus embarrassé de trouver des raisons pour le repousser. Il entrevoyait comme dans un espace plus limpide placé à quelque distance de lui, qu’il était près de commettre un crime ; mais tant d’ombres passaient entre lui et ce point lucide, qu’il ne pouvait parvenir à s’en rendre maître.

Pour conclusion, il jeta sa tête entre ses deux bras appuyés sur la table.

Les autres convives, aussi troublés par les vapeurs du vin, voyaient dans le plan proposé une plaisanterie amusante, et, moitié par la torpeur paresseuse où jette l’ivresse, moitié par impuissance, ne songeaient pas à autre chose.

Hector de Sercy, le moins ivre de tous, entrevoyait bien un peu ce qu’il y avait de criminel dans son projet, et ce qu’il en pourrait découler de conséquences fâcheuses ; mais cet avantage de posséder un peu plus de raison que les autres était annulé par une autre circonstance : l’idée de ce complot était de lui, et sa vanité voulait la voir mise à exécution.

Resté maître du terrain, et même pressé par ses écervelés compagnons d’effectuer la facétie qui devait terminer si joyeusement la soirée, Hector sonna. Dès que la porte fut ouverte, il siffla très-haut, en ajoutant :

— Ici, Jupiter !

Le nègre ne fit qu’un bond dans la salle.

C’était un noir d’une vingtaine d’années, grand, mince, alerte, un Cafre du rivage d’Orange, avec une peau du noir le plus foncé, un ovale de tête placé transversalement sur le cou comme dans la race animale, rejetant ainsi en arrière la crinière noire, les gros yeux blancs, et apportant en avant le menton allongé, la bouche épaisse et rebondie.

11 était en train, lorsqu’on l’avait appelé, de manger une pomme, et n’avait pas eu le temps de la quitter ; se hâtant, à son entrée dans la salle, d’allonger respectueusement les bras sur la couture du pantalon dans l’attitude du port d’armés, la pomme était restée à sa bouche, et cette pâture, restée entre les dents sans que la main vînt la soutenir, lui donnait l’air plus singe qu’aucun nègre ne put jamais l’avoir.

Malgré ses rapports extérieurs avec l’animalité ; il n’en avait pas moins la ruse et la malice de l’homme très-développées. Il saisit rapidement les instructions qu’on lui donna, et comprit en peu de mots l’action honteuse et cruelle dont on le chargeait. La preuve de sa sagacité sur ce point fut un long rire silencieux qui fit briller ses dents blanches, et aiguës, et balancer les anneaux d’ivoire passées a ses oreilles. Un rire bien plus fort et bien plus prolongé se fit jour lorsqu’on lui parla des 500 francs, qui seraient le prix de son obéissance.

Il sortait déjà pour exécuter ces ordres, lorsqu’on le rappela.

Les jeunes gens, malgré le déplorable état de leur intelligence, eurent l’idée de se demander de quelle manière Jupiter transporterait la belle captive.

— Mais, dans ses bras, dit-on.

— Non, remarqua gravement Hector, cela ne serait pas convenable ; il faut qu’il prenne la voiture…

— Tu entends… Jupiter ? fais atteler et pars.


V

Pendant ce temps, la soirée, s’écoulait douce et sereine au jardin d’Augeville.

Les trois personnes qui l’habitaient étaient réunies dans le pavillon de plaisance de l’enclos, qui était tout simplement l’auvent du puits, à l’ombre duquel on allait se reposer à la veillée et prendre le frais.

La toiture rustique de ce puits, portée sur de légers soutiens, garnie et festonnée de pois-fleurs, de liserons, de clématites, découpait sa couronne légère sur le ciel d’un bleu clair, argenté par la lune ; les guirlandes dont ce petit fronton était décoré, ; plus gracieuses, plus suaves que tout ornement de sculpture, se balançaient à l’air du soir et versaient des flots de douces senteurs.

La large margelle, usée par la chaîne, servait de banc de repos-ayant d’un côté les instruments aratoires disposés en trophées, de l’autre le grand baquet où trempait la verdoyante récolte de la journée. Une fraîcheur exquise arrivait de la source vive, prenant à son passage l’arôme balsamique des giroflées et des lichens qui tapissaient ses parois.

Le père Augeville, assis sur la margelle, les bras, et les jambes croisés, savourait le repos avec la sensualité des bons travailleurs.

Pierre et Marie contemplaient les magnifiques bottes de légumes qui attendaient la brouetté du messager, cette masse de verdure coupée des plus belles couleurs rose et orangée. Ils admiraient la richesse de leurs produits et se miraient dans leur ouvrage.

Ils pouvaient, en effet, y voir leur image : la destinée de ces bons cultivateurs était modeste et bienfaisante, comme les plantes qu’ils faisaient naître ; c’était la vie obscure et utile, le repos de l’âme dans le travail, l’ambition évanouie devant les simples biens.

En ce moment, ils étaient calmes et souriants comme l’azur du ciel. Marie, n’ayant plus entendu parler de M. de Rocheboise ni des desseins de Pierre contre lui, avait déjà oublié tout cela. Le jardinier, après avoir assisté à l’écart à la scène du matin, sentait sa vengeance satisfaite, et il était redevenu d’une entière sérénité.

— Mais qu’il fait donc beau ce soir !… mon Dieu ! qu’il fait donc beau ! disait Marie en regardant le ciel.

— Le temps tiendra, dit le vieillard ; nous finirons les herbages d’arrière-saison avec cette lune.

— Ce n’est pas assez, reprit la jeune fille. Le beau temps, il faudrait que ça durât toujours.

— Vraiment, mon enfant, dit Pierre, ce n’est pas la peine de désirer pour si peu. Qu’importe la bonne ou la mauvaise saison, quand le contentement est toujours le même.

— C’est vrai.

— Combien de fois l’orage, la grêle ont une belle nuit massacré tous nos plançons !… Est-ce que cela nous attristait ? Nous pensions que c’était de l’ouvrage à refaire, et voilà tout. Tu me disais : Pierre, tu vas recommencer à piocher, moi à semer ; tu sais comme, ça va bien quand nous travaillons ensemble. Je t’embrassais, et nous étions heureux comme des dieux.

— Oui, bien heureux !… tu as raison, Pierre… mais il faudrait au moins qu’il fît toujours clair de lune comme ce soir.

— Pourquoi ?

— Parce que cela ressemble au jour… Et le jour m’est bien cher… c’est le temps où je suis près de toi… tandis… que la nuit…

— Nous sommes séparés… à présent, mais bientôt… Va, mon enfant, se hâta d’ajouter Pierre, qui voyait la jeune fille baisser la tête avec embarras, il est bien indifférent que le temps change quand au fond du cœur on est toujours le même. C’est là qu’est la vie.

— Oh ! oui, répondit-elle, rester toujours comme nous sommes, c’est ce qu’il peut arriver de mieux.

— Ma parole, reprit Pierre, si on venait m’offrir de l’argent tout gagné, je crois que je n’en voudrais point.

— Non, dit gravement Marie, cela dérangerait nos comptes.

— Si on m’offrait la plus belle maison du village à la place de la nôtre…

— Oh ! tu n’en voudrais pas non plus, interrompit la jeune fille. Quitter la maison tu m’as recueillie ! tu m’as fait manger toute petite sur tes genoux ! où j’ai goûté le premier morceau de pain qui n’ait pas été mouillé de mes larmes.

— Et si on voulait seulement nous donner des rentes et des garçons pour faire l’ouvrage.

— Tu refuserais encore, Pierre… ne plus travailler ensemble, ce serait trop malheureux !

— Rester toujours comme nous sommes : tu as dit le mot, Marie.

— Qu’il ne nous vienne rien de plus.

— Si ce n’est la Saint-Martin, dit Pierre avec finesse.

Marie rougit comme elle le faisait toujours à ce nom de la Saint-Martin, qui représentait pour eux le jour du mariage. Pierre la regardait avec un sourire sur les lèvres et une ineffable tendresse dans les yeux.

Le vieil Augeville les contemplait tous deux ; il pensait à sa jeunesse, à sa femme, à la naissance de son fils. C’était encore l’amour à un autre âge.

Il suffit au bonheur des êtres purs d’une laborieuse indépendance, de la solitude avec l’amour. Et le ciel était si beau ! le monde était si loin ! Ces trois personnages de la famille Augeville, par leur obscurité, leur isolement, leur désir de rester à l’ombre, devaient se croire aussi abrités des atteintes du monde, que le sont, par l’étendue de la mer, les habitants des eaux au fond de leur grotte de mousse et de corail.

— Il faut pourtant rentrer, dit Marie… il se fait tard.

— Tout à l’heure.

— La mère Geneviève me gronde quand je la réveille… C’est vrai, pauvre femme, si vieille et si souffreteuse, elle n’a de bon temps que le sommeil.

— Et puis à manger les bonnes petites, choses que tu lui apprêtes… Je ne sais comment tu en trouves le temps.

— Je lui prépare tout cela le matin, avant de sortir, et je le mets auprès de son lit. Si tu savais toutes les bénédictions qu’elle me donne !

— Et cela te fait plaisir ?

— Oh ! oui… quand j’ai pu faire un peu de bien aux pauvres malheureux, et que je m’en reviens avec leur reconnaissance, les prières qu’ils font pour moi…… c’est quelque chose d’étrange, il me semble que ça me grandit ; il me semble, ces jours-là, ajouta-t-elle en riant, que tu vas m’embrasser sans te baisser.

— Marie !… ma femme !… aussi bonne que belle ! Ils restèrent quelque temps en silence, les mains l’une dans l’autre, les yeux baissés, dans cette naïve attitude des amoureux de campagne. Puis Marie répéta avec un soupir :

— Il faut pourtant s’en aller… Oh ! c’est qu’il fait si beau ce soir !

— Va, mon enfant, dit le père Augeville ; il te faut la nuit pleine pour te reposer.

Elle apporta son front à baiser au vieillard, en lui disant de sa plus douce voix :

— Adieu, mon père, bonne nuit !

Puis elle descendit par la longue allée du milieu avec Pierre, qui tenait le bras passé à sa taille.

Ils allaient à pas bien lents, et un rossignol qui connaissait Marie, volant d’un arbre à l’autre tandis qu’ils avançaient, remplissait tout leur chemin de son chant.

— Allons doucement, disait Pierre en retenant encore les pas de la jeune fille, puisque je ne peux t’accompagner que jusqu’au bout du jardin.

— Plus, cela ferait jaser.

— Alors, il faudrait que le jardin fût bien long.

— Et le voilà déjà fini !

— Adieu, Marie, dit-il en l’embrassant.

Et comme elle avait déjà passé la claire-voie, il la rappela.

— Quoi donc ? dit-elle.

— Marie, à demain !


VI

Le vieux jardinier était déjà couché et endormi.

Son fils n’éprouvait point les mêmes dispositions au sommeil ; les battements de son cœur surexcitaient la vie dans son sein ; sa tête, agitée et brûlante, avait plus besoin d’aller se rafraîchir dans des flots d’air pur de la nuit que de reposer sur l’oreiller. Il ferma la porte de la maison, et, prenant à travers les champs, alla errer sur une partie de la colline, qui n’a que des herbages et des buissons épars autour des petites maisons du hameau, entre la route communale et le bord ombreux de la Seine.

Il s’oublia assez longtemps sur ce penchant agreste, où chaque sinuosité de sentier était familière à ses pas. Il comptait les semaines, les jours qui le séparaient encore de la Saint-Martin, calcul auquel il se livrait souvent, bien sûr chaque fois de le trouver chargé d’un moment de moins. En contemplant la perspective de ce beau jour, il restait plongé dans cette absorption d’esprit où naissent moins des pensées que des tableaux et des scènes d’avenir qu’on se trace à soi-même, quand cet avenir est assez beau pour qu’on ait hâte d’y arriver.

Tandis qu’il rêvait ainsi, au murmure du fleuve qui berçait son âme, il entendit le roulement d’une voiture sur la route.

Il s’arrêta subitement, les yeux fixes, les narines gonflées, la tête tendue de ce côté, cherchant à recueillir les moindres modulations de ce bruit. Il lui parut d’abord étrange qu’un incident si simple pût l’occuper à ce point… Mais il s’aperçut bientôt que le son vers lequel s’était instinctivement portée son attention n’était pas un simple frôlement de roues sur le sable ; il s’y mêlait une inflexion semblable à des cris étouffés. Le grondement élevé de la rivière couvrait en partie ce bruit et en gênait la perception… Un tour de roue, un grincement d’essieu passaient puis le son extraordinaire se faisait entendre… Bruit de voiture, voix humaine comprimée et gémissante résonnaient dans une confusion qui pénétrait péniblement son cœur… Mais tout cela, à la distance où était Pierre, n’arrivait qu’à l’état de murmure vague, impossible à saisir et à déterminer, et qui se perdit bientôt tout à fait dans l’éloignement.

Le jeune homme éprouvait en ce moment une émotion poignante, d’une douleur étrange. Cependant il se dit qu’il n’avait aucun moyen de s’assurer si une créature souffrante était en effet renfermée dans cette voiture, ou si une illusion de ses sens l’avait trompé ; qu’en tout cas, il lui était impossible de porter secours à cet être, quel qu’il fut, puisque le pas rapide des chevaux l’avait déjà entraîné loin de lui ; et il reprit le chemin de sa demeure.

Il nous faut maintenant retourner un instant à la maison Rocheboise.

Le peu de temps écoulé depuis que nous l’avons quittée avait amené un notable changement dans la disposition d’esprit des effrénés buveurs que nous avons laissés à table. Les choses qui semblent les plus légères, quand on les voit à distance, prennent tout à coup un aspect plus sérieux à la réalisation. Lorsque les jeunes gens pensèrent que le nègre devait être parti pour accomplir l’enlèvement dont on l’avait chargé, une inquiétude vague se fit sentir en l’absence de la raison. Les propos incohérents, les rires avinés, les airs d’opéra jetés au milieu du bruit des verres cessèrent peu à peu ; on se regardait, on parlait bas : il y avait dans l’assemblée comme un remords instinctif.

On voulut savoir où Jupiter en était de sa mission.

Le valet de chambre qui répondit à l’appel de la sonnette dit que le domestique noir était sorti avec la voiture déjà depuis quelques instants, sans doute pour accomplir des ordres reçus.

Alors on voulut reprendre goût à la vengeance ; les rires, les chants recommencèrent. Herman, plus ivre que tous les autres, s’en mêlait, sans savoir un mot de ce qu’il disait. Mais en ce moment encore l’entrain était forcé, les chants faux et tronqués, le rire presque triste.

À onze heures, on annonça que le café était servi au salon. Après, avoir éveillé Léon Dubreuil, qui n’avait fait qu’un somme depuis le dessert, les convives montèrent au premier étage.

Onze heures du soir ! le café se trouvait fort attardé mais le repas s’était prolongé indéfiniment, et personne n’était en état de savoir l’heure. Le guéridon fut couvert de tasses de moka ; les pipes s’allumèrent entre les mains des jeunes gens, étendus au hasard sur les fauteuils et les divans.

Là, cependant, la même tristesse vague vint régner encore : le café, ce baume souverain de l’esprit, ne pouvait dissiper la vapeur morose répandue de toute part ; l’étincelle mourait au fourneau des pipes négligées ; le vent avait ouvert une des fenêtres, et les bougies s’éteignaient une à une sans qu’on s’en aperçût ; l’antique salon tendu d’une tapisserie sombre, se prolongeait dans l’obscurité, et, dans ses enfoncements, on voyait flotter les grandes ombres que projetait chaque objet sous de rares et vacillantes lumières.

Au-dessus du grand escalier, à ce premier étage, se trouvaient deux portes : l’une, donnait dans l’antichambre qui conduisait au salon, où tout le monde était réuni ; l’autre dans la principale chambre à coucher de la maison.

Cette dernière pièce était très-vaste. Elle avait à droite une profonde alcôve ; à gauche, deux grandes croisées ouvertes ; en face de l’entrée, à gauche de la cheminée, une porte de communication donnant dans le salon.

En ce moment, la lune, dans toute sa limpidité, qui frappait en plein dans l’étendue de la chambre, l’éclairait comme aurait pu le faire la lumière de la journée, mais d’une journée pâle et mélancolique.

Ce fut là que, dans cette nuit fatale, le nègre transporta Marie.

Le noir, dans l’impudence qui se mêlait à la méchanceté, avait imaginé, lorsqu’on lui livrait cette jeune fille, de passer la nuit avec elle dans la chambre d’honneur.

Il entra en tenant dans ses bras Marie, qui jetait de longs gémissements, le repoussait de ses deux bras raidis contre sa poitrine, et, palpitante, se tordait sous son étreinte avec des mouvements convulsifs, des cris d’épouvante, des sanglots déchirants.

Le noir la déposa sur le lit de l’alcôve, éclairée dans sa profondeur par les rayons de la lune.

Il se retira un peu en arrière pour la regarder… La beauté de cette angélique créature fit naître sur ses lèvres un rire cynique et cruel… Il voulait arriver lentement à l’assouvissement de son désir sauvage… son œil s’allumait… Un fluide âcre et chaud découlait de ses pores… Il étendait sur la victime ses bras longs et avides… Enfin il baissa un peu sa tête hideuse vers elle et lui donna un baiser.

Marie, haletante sous l’influence mortelle qui l’enveloppait, à l’approche de cette figure si noire au milieu de la clarté blanche de l’espace, frémit d’un effroi dont rien ne peut rendre l’excès. Quand le souffle du nègre tomba sur ses lèvres, elle poussa un cri qui semblait emporter le dernier reste de son existence et s’évanouit.

À ce gémissement, qui devait aller au fond de l’âme, la porte communiquant au salon s’ouvrit, et, dans le cintre du chambranle, apparurent en groupe les figures encore troublées, avinées, d’Herman de Rocheboise et de ses amis.

En même temps, par la porte d’entrée ouverte d’un seul coup, un homme fond dans cette chambre.

C’est Pierre Augeville. Ses poings sont brandis en avant ; ses membres ont une tension qui en double la force terrible : sa stature semble agrandie ; la colère qui jaillit en traits de feu illumine son visage d’une clarté extraordinaire.

D’un seul temps, il se penche sur le nègre, le prend d’une main par les cheveux, de l’autre par la jambe, le lance par la fenêtre ouverte, se retourne vers le lit, soulève Marie sans connaissance, l’enlace dans ses bras, se jette sur l’escalier et disparaît.

Les spectateurs de cette scène, rapide comme l’éclair, n’ont pas eu le temps de quitter le seuil de la porte, de faire un mouvement, de respirer.

La chambre à alcôve est tout à coup restée vide ; la clarté de la lune se répand maintenant dans une enceinte si nue et si silencieuse, qu’on dirait que la vie n’y a passé depuis longtemps.

Au bout de quelques minutes, les cris du nègre rompent tout à coup ce silence. Il est revenu du premier étourdissement, et, du fond de la cour, il jette des beuglements à fendre les nuages.

À ce bruit, les jeunes gens tressaillent et secouent leurs têtes appesanties. On sait qu’une forte impression morale dissipe en une minute les vapeurs de l’ivresse : c’est un appel subit, impérieux à la raison, qui va l’éveiller au sein de ses brouillards. En une minute, Herman et ses compagnons se trouvent entièrement dégrisés. Ils se souviennent alors et voient clairement ce qui vient de se passer. Sans savoir encore quelles suites funestes pourra avoir leur barbare attentat, ils en éprouvent autant de honte que de regrets.

Les domestiques, accourus aux cris effrénés du nègre, se hâtèrent de transporter Jupiter, bras et jambes cassés, dans la chambre qu’il occupait au dernier étage de la maison. M. de Rocheboise ordonna à un valet de chambre d’aller de suite à Paris chercher un chirurgien.

Enfin, les hôtes de la maison Rocheboise gagnèrent leur chambre à coucher. Mais quoiqu’un homme eût été presque tué sous leurs yeux, ils étaient bien moins frappés et effrayés de l’état du domestique noir que de la cruauté dont ils avaient usé envers la pauvre petite paysanne, et du souvenir qui leur retraçait l’apparition de Pierre, et l’aspect de sa figure menaçante.

VII

Pierre, préoccupé malgré lui des accents douloureux qu’il avait cru entendre sortir de la voiture, et mêlant la pensée de Marie à toutes ses impressions, avait voulu, en rentrant chez lui, passer devant la cabane de la jeune fille ; il lui semblait que, sous sa fenêtre, un instinct du cœur lui apprendrait si Marie reposait paisiblement. Arrivé : à cette petite maison, il en avait vu la porte ouverte et, montant précipitamment, avait trouvé la chambre vide.

Alors, un éclair étant venu luire dans son esprit, il avait couru à la maison Rocheboise. Tandis que la voiture, en suivant la route, faisait un assez long détour, Pierre, s’élançant dans sa course par-dessus les haies vives, les murs d’appui, les ruisseaux, avait fait le trajet à vol d’oiseau, et était arrivé, comme on l’a vu, presque aussitôt que le ravisseur.

Maintenant, il venait de rapporter la jeune fille, brisée et mourante, dans la chambre qu’elle occupait chez Geneviève.

Pendant la marche, une chaleur bienfaisante avait rendu la connaissance à Marie, pressée sur le cœur de Pierre. Elle reconnaissait son sauveur, son constant et cher appui, sa cabane où elle se sentait alors en sûreté. Mais elle ne pouvait parler et tenait ses deux mains pressées sur sa poitrine, où se faisaient sentir les plus vives douleurs. Elle demeurait sur son lit dans une attitude raide et immobile, où passaient encore parfois des tressaillements semblables à ceux de la terreur, quoique son visage fût entièrement calme.

Marie, dans tout le cours de sa vie, n’avait jamais vu de nègre, ce qui peut se comprendre en pensant à son jeune âge et à la retraite exclusive où elle avait vécu. En se trouvant, à l’instant où elle sortait en sursaut du sommeil, emportée par cet être noir, hideux, fantastique pour elle, et dont les regards lui révélaient vaguement les intentions lascives, elle s’était crue la proie du démon, et entraînée au fond des enfers pour y subir le supplice d’une union avec ce monstre.

Cette épouvante, naturelle avec sa foi naïve, sa croyance aux esprits des ténèbres, sombres, affreux, tels qu’on les dépeint, avait en peu d’instants miné son organisation si frêle ; les vaisseaux du cœur s’étaient rompus dans des cris désespérés ; à l’approche de son bourreau, le redoublement d’effroi avait achevé de la briser ; et, dans cette fatale alcôve où elle n’était restée qu’une minute, le baiser du nègre lui avait donné la mort.

Elle en apportait le germe dans son sein, et ses heures étaient comptées.

Pierre, en voyant cette pâleur plus profonde que toutes celles des vivants, ce sang qui venait mouiller les lèvres à chaque souffle qui s’exhalait de la poitrine, comprit tout le danger et se sentit près de devenir fou de désespoir : il pressait son front, le serrait avec rage pour y retenir la pensée, pour pouvoir au moins veiller sur Marie.

Pâle, égaré, haletant, il regardait de tous côtés pour chercher du secours. Il était seul avec la mourante ; la cabane n’était habitée que par la vieille paralytique, qui ne s’était pas même aperçue des événements de la nuit ; à cette heure, personne ne passait sous la fenêtre… Rien ne se présentait à lui ; il ne savait où demander aide et soulagement !

Il allait sortir pour appeler le médecin de l’endroit.

Marie lut cette pensée dans son esprit. Elle jeta ses bras autour de lui et s’attacha à son corps.

— Ne me quitte pas… dit-elle, Pierre ! Pierre, reste là !

— Une minute… pour appeler du secours.

— Non, reste auprès de moi.

— Mais tu as besoin de soins… que je ne peux te donner, hélas !

— Je ne veux plus demeurer sans toi… jamais… jamais…

Elle retomba accablée sur son lit ; mais, enlaçant étroitement un des bras de Pierre, elle le retint fixé contre son sein.

— Mais tu souffres… Marie… ma fille !

— Je n’ai pas peur de mourir… j’ai peur que tu sortes.

— Eh bien ! non… non, mon enfant chérie… je resterais… je ferai tout ce que tu voudras.

— Oh ! je suis bien… je suis heureuse… tu es là ! je crois que je n’ai plus de mal.

— Vrai ! tu te trouves mieux ?

— Je souffre un peu… là… dans la poitrine… mais cela va se passer… tu es là… avec toi, tout est bien ! Ce soir, j’étais sans connaissance… je ne sais pas ce qui est arrivé, et cependant, je suis sûre que c’est toi qui m’as sauvée. J’étais perdue ! perdue !… Et tout à coup je me suis sentie sur ton cœur… C’était le ciel.

— Ange adoré !

— Tu sais, bien que je ne peux pas vivre sans toi. Enfant, j’étais livrée à la misère, à la faim, et tu m’as donné l’existence, tu me l’as faite douce, belle à ravir… tu m’as toujours ainsi gardée sous ton abri… Et ce soir, plus que jamais… Sur cette terre, tout bonheur vient par toi, mon ami, mon Dieu ! et sans toi, il n’y a que douleurs pour la pauvre Marie… Tu vois bien qu’il ne faut pas que tu me quittes.

Les traits de la jeune fille, déjà empreints d’une teinte morbide, exprimaient, tandis qu’elle parlait ainsi, tant d’exaltation, tant d’amour, de prière, que Pierre vit bien que s’il la laissait seule un instant, il ne la retrouverait pas vivante.

La nuit s’écoula ainsi.

Au point du jour, le mal avait fait des progrès rapides, et la lumière montrait les ravages opérés sur le visage de la mourante, le sceau fatal qui le marquait déjà. Pierre n’avait pas de secours étrangers à attendre : son père, la seule personne qui eût pu, inquiet de l’absence de ses enfants, venir à la cabane de Marie, avait dû, ce matin-là, s’absenter du village… Mais le malheureux ne désirait plus appeler personne a son aide ; il voyait bien alors que tout était fini, qu’il n’y avait plus que quelques heures d’agonie à compter, et que Marie n’avait plus besoin d’autres soins que des siens.

Penché sur la couche de la jeune fille, entourant sa tête de l’un de ses bras, l’autre main appuyée sur son cœur, les yeux fixés sur son front, il ne bougea plus.

On aurait pu dire qu’en ce moment Pierre mourait lui-même. Le lien occulte existant entre deux êtres qui s’aiment confond leurs âmes en une seule, et unit aussi toutes les sensations de leur être. Le jeune homme ressentait réellement en lui toutes les douleurs de la mourante, mais avec la force d’organisation qui les rendait cent fois plus cruelles, avec l’amour qui en faisait un martyre sans nom.

À cet instant, il ne voyait que Marie. Toute colère, toute idée de vengeance étaient bien loin de lui. Son esprit, absorbé par un si grand malheur, ne pouvait rien saisir au delà ; il ne savait plus ce qui s’était passé, plus ce qui avait amené le désastre… Marie mourait ! Cette pensée répandait, autour de lui tant de douleur, qu’il y demeurait abîmé ; toute l’énergie de la passion était absorbée dans cette souffrance.

Il regardait la jeune fille les yeux humides de larmes brûlantes, il posait doucement la main sur son front, sur son cœur, et lui disait comme dans un soupir continuel :

— Mon enfant, que sens-tu ? Dis-moi ce qui te fait souffrir… Elle a froid, mon Dieu ! Viens contre moi, que je te réchauffe.

Puis, au bout d’un instant :

— Elle est oppressée, maintenant. Marie ! que puis-je faire pour te soulager ? Veux-tu de l’air ?… Veux-tu que je te tienne dans mes bras, vers la fenêtre ?… Mon Dieu, que puis-je faire !…

Puis il détournait la tête pour cacher son désespoir en disant en lui-même :

— Oh ! ma vie… Est-il possible, Dieu puissant, qu’il ne soit pas permis de donner sa vie, de la faire passer dans le sein d’une autre, de ranimer Marie avec tout le sang de mes veines.

La pauvre enfant avait souvent les traits contractés par de cruelles douleurs, puis elle regardait Pierre, fondait longtemps son regard dans le sien, et l’expression de la souffrance diminuait peu à peu ; elle faisait place à une ineffable lumière.

Le jour était beau. La cabane, à l’ombre, était encadrée de fraîche verdure, enveloppée d’agrestes parfums et de chants d’oiseaux. Un rayon de soleil pénétrait dans la chambre, où se dessinaient sur sa zone dorée des ombres gracieuses et frémissantes de rameaux d’arbres. Au bord de la croisée, les masses de feuillage, en s’entr’ouvrant parfois au souffle du vent, montraient ce beau ciel pur dont l’étendue semble grandir notre existence. Dans la nature tout parlait de bonheur. Les oiseaux tissaient leur nid, les plantes développaient leurs boutons en corolles radieuses. Rien ne se voilait de tristesse, rien ne priait, ne pleurait, rien ne préparait un linceul à Marie.

L’oubli ! c’était là ce que ces deux êtres, à qui il fallait si peu de chose, avaient demandé pour être heureux, et ils ne l’obtenaient que pour mourir.

Un moment la pauvre jeune fille ferma les yeux dans un sommeil accablé. Pierre marcha à pas lents dans la chambre.

Il avait cent fois rêvé à la petite chambre de Marie, mais il n’y était jamais venu ; et c’était dans un tel moment qu’il voyait ce lieu consacré pour lui ! En contemplant cette chambre de Marie, il y avait dans son âme une émanation si douce et un si profond déchirement, que le sentiment agité et violent, délicieux et désespéré qui régnait en lui ne peut se rendre.

En touchant avec amour, en baisant tous les objets qui avaient appartenu à Marie, l’attendrissement déborda dans son sein ; et cet homme si fort, si énergique, fondit en larmes.

— Pauvre ! pauvre petite !… disait-il. Tenez, voilà sa corbeille d’ouvragé, son chapeau de paille, son petit miroir… Mon Dieu ! mon Dieu ! elle était si belle !… Dans cette armoire, une robe neuve, un bonnet garni de fleurs blanches, préparé pour sa noce. Elle ne m’en parlait pas… elle y pensait bien cependant… préparé pour sa noce… Ô mon Dieu ! est-ce assez souffrir !

Il voyait aussi là des objets de piété.

— Voilà son Christ, disait-il en le baisant, son livre d’Heures… sa couronne conservée du mois de Marie… son rameau bénit… Il est flétri aussi ! Ah ! les plantes choisies par ; Dieu, les plantes bénites, sont donc celles qui meurent le plus vite !

À ces mots, saisi d’une pitié poignante pour tant de jeunesse et de beauté anéanties, il se jeta à genoux en sanglotant et en répétant :

— Pauvre petite ! pauvre petite !

Ses larmes éveillèrent Marie.

— Ô Pierre ! Pierre ! dit-elle avec une plainte déchirante.

— Qu’as-tu ?…

— Je ne sais pas… ma tête se fend… ma poitrine brûle… Mon Dieu ! je suis donc atteinte d’un mal affreux !…

Le jeune homme se tenait debout et palpitant devant elle ; ses yeux étaient devenus secs et enflammés ; son haleine était suspendue.

— C’est plus que le mal !… reprit-elle après un long silence pendant lequel ses douleurs avaient augmenté.

— Que dis-tu ?

— Oh ! oui… je souffre trop… Ce ne peut être que la mort.

— Marie !… tais-toi !

— Mais non ! je ne peux pas mourir déjà… Si jeune et si heureuse !… Mon mariage !… Je dois être à toi, Pierre… être ta femme.

— Oui, ma femme bien-aimée !

— Je dois passer ma vie dans notre enclos, à travailler, à cultiver nos plantes… Cela m’est promis ! bien promis ! je pourrai voir encore verdir notre jardin, y vivre, y respirer, sentir son beau soleil, amasser nos récoltes… près de toi… les porter a notre bon père… Pitié ! pitié pour moi, mon Dieu ! je ne veux pas mourir !

Il est impossible de rendre les angoisses de Pierre tandis qu’elle parlait ainsi ; de Pierre, songeant à la fois à ce passé si beau, à ce moment présent marqué d’un coup si terrible, à l’avenir, qui n’était plus que la tombe… Souvenirs enchanteurs, regrets déchirants, visions horribles, tout se fondait en son âme pour la bouleverser et la torturer.

Au bout d’un instant, les yeux de Marie fixés dans l’espace reprirent un limpide éclat : quelques faibles nuances, les dernières de la vie, revinrent à ses joues, à ses lèvres ; un mouvement de délire lui offrait une heureuse image.

— Dieu m’a exaucée ! dit-elle ; je suis dans notre jardin, je le vois autour de moi… Il est plein de parfums, de lumière. Mais c’est étrange ! Je ne l’avais jamais vu si beau ! Le gazon est couvert d’une nappe argentée, il brille de mille rayons ; la verdure est grandie et semblé toucher au ciel ; les roses forment des voûtes sur ma tête ; je marche près de Pierre, et tandis que nous allons, le jardin s’étend devant nous… il n’a plus de fin ; on en voit à peine l’horizon qui se perd loin, bien loin, aux limites du ciel…

Marie joignit, les mains, jetant un cri de doux extase, et retomba évanouie sur son lit.

Vers la fin du jour, elle rouvrit les yeux ; mais tout était fini pour la pauvre enfant : les prunelles de ses yeux étaient pâles et couvertes d’ombres ; sa bouche sèche et livide n’exhalait plus que de faibles gémissements ; son cœur, épuisé de sang, allait cesser de battre.

Elle n’existait plus que pour aimer.

Ses lèvres allèrent chercher la main de Pierre et s’y collèrent avec une indicible tendresse. Elle souleva un peu la tête ; ses cheveux étaient défaits ; elle les réunit dans sa main, et, ne pouvant plus parler, les approcha du cœur de Pierre, lui faisant signe ainsi de les conserver après elle. Puis, réunissant toutes ses forces, elle enlaça sa main à celle de Pierre et les éleva ensemble du côté où on apercevait le ciel.

Peu à peu le souffle de la mourante devenait plus plein, plus pénible ; sa paupière s’appesantissait ; elle mettait longtemps à se soulever pour laisser passer un triste regard.

Pierre suivait de l’œil ces signes de destruction. Muet, glacé, ses larmes ne coulaient plus ; à chaque défaillance de Marie, un frisson mortel parcourait ses veines, faisait trembler tout son corps. Il ne disait pas une parole, ne laissait pas échapper une plainte. Dans cette âme puissante, la douleur était trop auguste, trop grande, pour s’exhaler en soupirs, en gémissements : aucun de ces faibles signes de la désolation humaine n’aurait pu la contenir.

Mais à chaque souffrance de sa fille, de sa sœur, de sa femme adorée, il répétait le nom de Marie ! avec un accent dont la vibration suprême révélait tout ce qu’il y a de puissance en nous pour aimer et souffrir.

À la nuit, l’état de Marie devint cruel ; ses souffrances se mêlèrent de délire. L’influence de l’heure se faisait violemment sentir ; le retour des ombres la reportait au moment de son supplice, lui rappelait l’image de son bourreau. Ses yeux étaient hagards, son front couvert de sueur ; elle retrouvait des forces factices pour s’agiter, se tordre sur sa couche de douleur ; ses mouvements convulsifs, ses cris nerveux, ses bras crispés repoussaient quelque vision affreuse.

Mais tout à coup elle resta immobile et se pencha en arrière avec une molle douceur ; ses fibres se détendirent, ses traits se revêtirent d’un calme ineffable.

Son hallucination, suivant sans doute la route des souvenirs, venait d’arriver au moment de sa délivrance. Elle passa les mains dans ses cheveux, sur son visage ; puis, les laissant retomber, découvrit sa figure dans tout son charme angélique.

La beauté céleste répandue par la mort sur ces jeunes êtres qui quittent la terre dans toute leur pureté, cette sérénité indicible, cette espérance mystérieuse des derniers instants, étaient éclairées sur le visage de Marie par une douce lueur nocturne, ineffable et divine comme elle.

Enfin, quelques heures après, Marie tressaillit légèrement, rouvrit les yeux, fit entendre une pure, et fraîche exclamation de bonheur, se souleva de sa couche comme si elle venait de se ranimer, se jeta dans le sein de Pierre, et dit de sa voix la plus charmante :

— Pierre, ne me plains pas, ne pleure pas sur moi… je suis heureuse encore… Oh ! je te remercie, toi qui m’as amenée mourir dans tes bras… Pierre, je t’aime !

Et son âme s’exhala dans cette parole.

Pierre tomba à genoux. Il demeura là tout le reste de la nuit, le visage appuyé sur la couche, les bras étendus sur le corps de la morte.


VIII

Cette journée, comme celle de la veille, s’était écoulée avec lenteur et tristesse pour Herman de Rocheboise. Il avait feint d’être encore fatigué des excès bachiques de l’avant-veille pour se soustraire à la compagnie bruyante <de ses amis, qui, plus insouciants que lui, avaient repris à peu près toute leur belle humeur, et il était demeuré enfermé dans sa chambre.

Herman, d’une sensibilité profonde, d’une extrême délicatesse de nerfs, était, avec beaucoup de courage d’autre part, très-faible devant les impressions pénibles : on aurait admiré sa force d’âme, si on avait pu le voir au milieu d’un combat ou d’une tempête ; on aurait peut-être souri de sa pusillanimité, si on l’avait vu passer la nuit sur un cimetière de village.

Les incidents de la soirée précédente, soit à cause de cette susceptibilité naturelle, soit par quelque avertissement secret qui pénétrait en lui, l’avaient vivement impressionné. Dans le courant de ces deux jours, il y pensait sans cesse, avec une inquiétude qu’il jugeait lui-même exagérée. Il essayait vainement, pour se distraire, de lire, de faire de la musique ; toute occupation lui était impossible ; une agitation invincible le forçait à toute minute à aller, venir et tourner sur lui-même ; une lassitude extraordinaire le faisait aussitôt retomber dans un fauteuil. Quoique le ciel fût de toute pureté, il éprouvait, le malaise, l’accablement que répand en nous l’atmosphère pesante aux approches de l’orage.

Comme la soirée était déjà avancée, son valet de chambre, en entrant chez lui pour le déshabiller, lui raconta de la manière la plus indifférente, qu’étant allé faire une commission au village, d’où il revenait à l’instant même, il avait vu beaucoup de monde assemblé à la porte d’une cabane, et que, lorsqu’il s’était enquis du motif de ce rassemblement, on lui avait répondu que dans cette maison venait de mourir subitement une jeune fille très-aimée dans le pays. C’était, disait-on, l’enfant adoptive du jardinier Augeville et la fiancée de son fils, qui, à peine âgée de dix-huit ans, avait expiré au matin, sans qu’on connût nullement la cause de cette mort aussi prompte que malheureuse.

Herman, en entendant ce récit, demeura fixe dans l’attitude où il se trouvait ; un froid mortel se répandit en lui, un saisissement inconnu lui serrait le cœur. Il sentit le besoin d’être seul ; il fit deux fois signe de sortir au valet de chambre, qui, étonné de cet ordre subit, ne se pressait pas d’obéir.

Après avoir regardé la porte se refermer sur les pas du domestique, il se livra tout entier à son trouble, à ses terreurs.

Il se représentait cette jeune fille, qu’il avait vue si belle, si heureuse trois jours auparavant, étendue sur une couche funèbre, morte ! morte par sa faute à lui !…

Il était debout, serrant d’une main l’appui de la croisée, l’attention fixe, le regard perdu dans l’espace ; il tâchait de réfléchir, de raisonner. Le doute vint un instant à son secours. Il se demanda si c’était bien lui qui, avec sa folle et barbare vengeance, avait tué cette innocente enfant ! Si la terreur, poussée au dernier degré, pouvait bien réellement donner la mort, même à l’être le plus faible… Si quelque autre événement n’avait point amené la fin de Marie ! Enfin, si cette jeune fille avait bien cessé d’être, si on ne prenait point quelque défaillance profonde pour la mort !

On a toujours peine à penser qu’une existence soit moissonnée avant l’âge, et Herman, s’attachant à cette incrédulité, répétait sans cesse :

— C’est impossible !… on ne meurt pas ainsi !

Agité, torturé de ces inquiétudes, il allait et venait à pas pressés comme s’il eut pu trouver sur les murs de sa chambre l’éclaircissement de ses doutes. Le seul moyen de sortir de cette angoisse eût été d’aller lui-même au village, malgré l’heure avancée, et de s’informer de ce qu’il y avait de vrai dans le récit du valet de chambre ; mais Herman n’en avait pas la force ; plus le temps s’écoulait, plus le froid de son cœur, la douleur instinctive, lui assuraient que la prévision la plus cruelle était juste, que Marie n’était plus, et que l’attentat commis contre elle dans cette fatale nuit, lui avait donné la mort.

Pendant qu’il était livré à ses appréhensions, dont la bonté de son cœur, sa sensibilité extrême faisaient un véritable supplice, un mal physique vint aussi le saisir. Il sentit une violente douleur de tête et un froid intense dans tout le corps ; sa poitrine était altérée, sa bouche sèche, et malgré les frissons qui parcouraient ses membres, l’eau froide d’une carafe posée sur la cheminée lui faisait envie : il en but plusieurs verres et sentit aussitôt un grand accablement, une extrême faiblesse… c’étaient les premiers symptômes d’un mal qui devait être long et dangereux.

Il se jeta sur son lit avec un certain soulagement, pensant que, brisé, anéanti comme il l’était, il allait dormir longtemps et échapper à ses angoisses.

Ce ne fut pas le sommeil qu’il trouva sur sa couche, mais une fièvre ardente dont l’agitation douloureuse, les aiguillons incessants s’attachaient à tout son être. Il ne demandait qu’un moment de repos, d’oubli ; et s’il croyait s’assoupir quelque temps, la pendule, lui sonnant impitoyablement toutes les heures de la nuit, lui montrait que dans sa longue veille, il n’échappait à aucun instant de ce supplice.

Lorsqu’une chaleur dévorante succéda aux frissons dans le cours de l’accès de fièvre, il ne put plus tenir dans son lit ; et, allant ouvrir la fenêtre, il se pencha au dehors pour aspirer l’air vif de la campagne.

La nuit finissait. Une blancheur faible et terne était répandue dans l’espace ; la silhouette grise du rivage se détachait sur la nuance pâle et transparente de la rivière. Mais le temps était bas ; la brume qui tombait en pluie fine voilait l’espace, et confondait les objets dans une perspective morne et triste. Le bruit monotone de la pluie, le grincement sourd des chaînes de bateaux amarrés au rivage, formaient une harmonie mélancolique en rapport avec la tristesse vague de l’atmosphère.

Il n’y avait de jour que ce qu’il fallait pour éclairer la profonde solitude de la campagne.

Les yeux d’Herman étaient fixés sur cette étendue déserte, lorsqu’il aperçut une forme incertaine et mouvante sur le rivage. Cet objet indistinct prit bientôt à ses yeux l’apparence d’un homme avançant à pas lents sur le bord de l’eau.

La vue troublée par l’insomnie et la souffrance, Herman, ne s’attachait pas moins à suivre les mouvements de cette apparition qui, dans sa marche, s’offrait ou se dérobait à ses regards selon la disposition des masses de feuillage.

Lorsque cette figure, en approchant, se trouva mieux en vue de la fenêtre, Herman distingua un homme en costume de villageois ; il ne voyait point ses traits, mais seulement une haute et forte stature, une longue veste, une cravate rouge, un chapeau enfoncé sur le front et des cheveux blonds coupés carrément sur le cou.

Il y avait dans la présence de cet homme à cette heure, au milieu de la solitude, quelque chose qui semblait fatal ; son attitude, sa tête basse, son pas mesuré et solennel inspiraient la tristesse et l’effroi.

À droite de l’allée d’ormes qui s’étendait sous la croisée, était un massif de trois grands saules, s’élevant au pied de la pente rapide du rivage et sur le sable effleuré par les vagues de la rivière.

Herman vit l’homme qu’il suivait du regard, arrivé en face de ces arbres, quitter le sentier où il marchait… descendre sur la grève… Il le vit ôter son chapeau, sa veste, sa cravate, les déposer au pied des saules ; et s’avancer entre les troncs des arbres qui le dérobèrent alors à ses regards.

Un instant se passa… Puis un bruit profond se fît entendre… celui d’un corps qui tombe dans la rivière, dont les eaux s’ouvrent et tourbillonnent.

Ce bruit retentit de toute sa force dans le sein d’Herman.

L’impression répandue par l’aspect de cet homme n’était pas trompeuse : c’était bien un malheureux qui venait chercher la mort.

Ne sentant plus, la fièvre, ni ses douleurs, ni sa faiblesse, Herman s’élance de sa chambre, se précipite vers le rivage, et pense, arrivé là, se jeter à la nage et sauver cet homme des eaux… En descendant sous les saules, son pied heurte les vêtements qu’il a vu déposer. Il avance sur le gravier, il regarde, il cherche la place il verra les vagues s’agiter encore.

Mais rien… Le fleuve a repris sa surface unie, son calme majestueux. Une mort violente vient d’arriver , à la minute même, et toute trace en est effacée. Il ne reste plus d’espoir, il n’y a même plus d’efforts à tenter.

Herman demeure à cet endroit, immobile, les bras croisés, envisageant cette fin tragique avec une tristesse profonde.

Mais là, sous ce ciel pâle et voilé, à cette place lugubre, une pensée soudaine, affreuse, vient frapper son esprit.

Si cet homme était Pierre !… Pierre qui aurait voulu finir ses jours en même temps que Marie… Deux morts dans la même nuit, deux morts qu’il aurait causées, et qui pèseraient éternellement sur lui.

Il presse son front de sa main, son cœur bat avec violence… Il regarde maintenant les eaux d’un œil empreint d’épouvante ; il voudrait plonger son regard dans le gouffre, découvrir la victime ; il demande avec tous les cris de son âme quel est le malheureux gisant dans cette profondeur… À ces anxiétés dévorantes, les vagues ne répondent que par un murmure paisible, monotone, et s’écoulent doucement.

— Oh ! c’est impossible ! s’écrie Herman, je ne serai pas si coupable… je me connais bien… Il n’y a rien de méchant en moi… jamais une pensée cruelle n’est venue à mon esprit… des sentiments de haine, de colère barbare n’ont jamais pénétré dans mon sein… C’est impossible ; je ne peux pas être deux fois assassin !… Oh ! je me sens trop épouvanté du remords pour que la Providence puisse ainsi en charger mon âme !

Et cependant, il sent instinctivement que cette funeste prévision va se réaliser !

Il cherche encore à se rappeler les traits de l’homme qu’il a aperçu sur le rivage ; il examine les vêtements épars sur le sable ; mais ces souvenirs, ces indices ne pourraient en rien l’éclairer ; il ne connaît pas Pierre Augeville… Et il revient sans cesse regarder la nappe du fleuve ; un corps glacé maintenant y repose, mais il n’y a pas de nom gravé sur cette tombe muette des eaux !

Pendant qu’Herman repassait ces cruelles pensées dans son esprit, le jour s’était levé, l’aspect du rivage avait subitement changé. Au lieu du désert nébuleux, c’était une population inaccoutumée, une foule de paysans, de pâtres, de pêcheurs. Mais ces gens ne se rendaient point à leurs travaux, ils allaient et venaient, s’abouchaient en se croisant, et restaient à parler entre eux d’un air affairé, les hommes roulant leurs chapeaux entre leurs doigts, les femmes les mains retournées sur leurs larges hanches.

Herman entendit ces paroles qu’ils échangeaient :

— Est-ce bien vrai !… tant de malheurs tomber à la fois sur une pauvre maison du bon Dieu !

— Cette petite Marie… si brave fille, si charitable… un vrai ange du ciel !

— Et qui s’en va de ce monde en une nuit.

— Quand elle ne devait avoir ses dix-huit ans sonnés qu’à la Saint-Martin.

— Et Pierre, son fiancé, qu’on ne peut plus trouver !

— Dites-moi ce qu’il est devenu ?

C’est un moment affreux que celui où une supposition faite avec épouvante vient s’affermir, où ce qui nous effrayait sous la forme de chimères devient réalité : Herman frissonna en entendant parler de Pierre.

— Que Dieu conserve ce digne jeune homme, disaient encore les paysans…

— Oh ! oui, celui-là… un cœur d’or…

— Il faut le chercher donc… le chagrin lui aura fait perdre la tête, à ce garçon.

— Ah ben oui ! le chercher !… son père, qui est revenu hier bien-tard de Meudon, où il avait passé la journée, quand il n’a plus trouvé son fils à la maison, s’est mis à battre la campagne après lui et n’a fait que ça toute la nuit.

— Et ce matin on ne peut lui parler… Ce pauvre cher homme, sa raison déménage.

— C’est fini… On lui dit que Marie, sa pauvre fille d’adoption, est morte hier à la fin de la nuit, que depuis ce moment son fils Pierre est perdu sans qu’on en sache nouvelle… Rien… ça ne lui rend pas le bon sens. Il répète d’une voix singulière : Marie morte, mon fils perdu… quasiment comme s’il disait un refrain de chanson, et puis il vous glisse entre les mains et se remet à courir les champs.

Les angoisses d’Herman redoublaient à toute minute. Pâle, glacé, adossé contre un arbre où il était caché par le feuillage, il écoutait ces paroles des villageois, qui confirmaient ses craintes au sujet de Pierre, qui lui faisaient entrevoir, pour complément de tant de maux, la folie du père Augeville… Il jetait un coup d’œil hagard sur les dépouilles du noyé, mais il n’avait pas le courage de les montrer aux paysans qui devaient les reconnaître ; il voulait s’abuser encore, il voulait encore penser qu’un autre Pierre était venu mourir sous ses yeux !

Mais comme il s’attachai ta cette dernière espérance, un pâtre aperçut les hardes posées au pied du saule. Il les prit, et les porta en courant aux paysans rassemblés.

À l’instant, toutes les voix s’écrièrent :

— Seigneur Dieu ! la veste, la cravate rouge de Pierre !

Herman, à ces mots, cacha son visage dans ses mains, et s’éloigna à pas pressés dans le taillis qui borde la Seine, ouvrant avec force les branches d’arbres sur son passage, et les renvoyant en arrière, comme s’il eût voulu repousser de lui ce lieu funeste.


XI

Le jeune Rocheboise était revenu précipitamment s’enfermer chez lui. Sa douleur était morne, sombre, sauvage, il lui eût été impossible de la confier à personne, et seul avec lui-même, il n’exhalait ses regrets en aucuns signes extérieurs. La fièvre dont il avait été atteint dans la nuit redoublait d’intensité. Le mal physique, l’étourdissement des coups si imprévus qui étaient venus le frapper, formaient dans sa tête un trouble extraordinaire, un assemblage de terreurs, de souffrances, où il ne se reconnaissait plus lui-même.

Avant de rentrer dans sa chambre, Herman avait ordonné qu’on préparât tout pour son départ du Bas-Meudon, et qu’on le laissât seul jusqu’au moment de monter en voiture.

Au bout de quelques instants, quand le domestique rentra chez lui pour lui annoncer que les chevaux étaient attelés, il trouva Herman renversé sur son lit, les traits contractés, les dents serrées, le corps agité d’un tremblement nerveux et l’esprit entièrement égaré.

Le comte de Rocheboise, aussitôt appelé, arriva au Bas-Meudon le jour même. Les médecins qu’il amenait avec lui annoncèrent qu’une fièvre cérébrale des plus aiguës venait de se déclarer.

Pendant quinze jours le danger fut extrême, et quand on vint à bout de vaincre l’intensité de la fièvre, le délire ne diminua point.

Il y avait même une sorte de suite dans les hallucinations qu’il amenait. Le malade s’entretenait toujours avec des fantômes qu’il voyait près de lui ; ses paroles, qui exprimaient le regret, la prière, la terreur, offraient un enchaînement d’idées, et chaque jour, en s’entretenant avec ses hôtes imaginaires, il reprenait son entretien où il l’avait laissé la veille.

Lorsque dans ses moments de calme, on essayait de lui faire prendre l’air dans un fauteuil placé près de la fenêtre, le murmure si faible et si lointain de la rivière, la vue de quelques arbres dont la cime coupait l’étendue du ciel, amenaient soudain une altération profonde sur ses traits, et déterminaient de nouveaux accès.

Les amis d’Herman, pendant le cours de sa maladie, veillèrent alternativement près de lui, l’entourèrent de soins et lui montrèrent le plus sincère et le plus tendre intérêt.

Le moment vint enfin où les médecins annoncèrent que Herman pouvait sans danger supporter la voiture et retourner à Paris. Le comte de Rocheboise avait déjà quitté la maison de campagne pour aller reprendre la direction de ses affaires.

Le jour où Herman devait quitter le Bas-Meudon, ses amis, MM. Léon Dubreuil, Hector de Sercy, les frères de Sabran, la plupart des jeunes gens qui avaient assisté à la funeste veillée, se trouvaient réunis près de lui.

Pour la première fois, on rappela ce triste souvenir, et ce fut pour jurer à Herman de garder toujours à ce sujet un inviolable secret. On tâcha d’affaiblir à ses yeux la gravité de cet attentat, dont l’inspiration avait été puisée dans les fumées de l’ivresse, et de le rassurer sur les suites qu’il pourrait avoir.

— Les deux victimes de notre faute, dit Hector de Sercy, ne sont malheureusement plus ; la cause de leur mort n’est connue ni des domestiques de la maison, ni des habitants du village, ni même du père Augeville ; l’oubli doit donc s’étendre sur cet événement, et chaque jour en épaissira le voile.

— Mais je le saurai toujours, moi ! dit Herman d’un accent qui produisit une profonde sensation autour de lui.

Dans cette même séance, Herman voulut prendre une décision au sujet du nègre qui avait figuré dans la malheureuse affaire.

Pendant la succession rapide des événements, Jupiter, à peu près oublié sous les combles de la maison, s’était guéri tant bien que mal, avec l’aide de Dieu. Herman, frappé moralement aussitôt après la catastrophe, n’avait pas eu le temps de veiller sur son domestique noir. Les valets de la maison s’étaient contentés de le remettre entre les mains d’un rebouteur de campagne qui, abandonnant à leur sort les membres fracturés, avait seulement tâché de conserver la vie à ce qui restait du pauvre diable, et s’était acquitté de cette tâche à son honneur : Jupiter était alors incomplet de sa personne, mais en parfaite santé.

Quoique cet homme eût été estropié à son service, Herman n’eut pas le courage de le conserver dans sa maison, sentant qu’il ne pourrait supporter sa vue.

Il fit appeler le noir ; il lui donna une somme de 45,000 francs, avec laquelle l’infirme pourrait vivre à son gré à la campagne ou dans un hospice, et le congédia en lui disant que le dernier ordre qu’il lui donnait, comme son maître, était de l’oublier, d’oublier la maison qu’il quittait et tout ce qui s’y était passé.

Un instant après, Herman de Rocheboise et ses jeunes amis quittaient ce village maudit, en jurant de n’y jamais rentrer.

Le père Augeville, demeuré seul, sans, force pour travailler, et avec un deuil si sombre dans le cœur, avait excité tant de pitié, d’intérêt, que, dans tout le pays, on n’était occupé que de lui. Le jour où on avait eu la certitude de la mort de Pierre, on s’était rendu en foule auprès de son malheureux père. Ces rudes paysans avaient le cœur navré en voyant le pauvre vieillard, seul, dans son grand jardin, si beau, si verdoyant peu de jours auparavant, et où toutes les plantes semblaient déjà se dessécher et mourir : ceux qui revenaient de cette triste demeure avaient les yeux pleins de larmes.

Une dame habitant le pays apprit la situation du vieil Augeville et songea au moyen de le secourir. Elle savait qu’on avait besoin d’un second jardinier pour le cimetière de Vaugirard, à Paris, et pouvait faire obtenir cette place à celui qu’elle recommanderait. Elle vint l’offrir à Augeville ; c’était une espèce de sinécure où le faible vieillard n’aurait que des fleurs à cultiver.

Cependant il balança à accepter, car dans le malheur qui l’accablait, la perspective de mourir de faim devenait une faible considération… Mais une idée passa dans l’esprit exalté d’Augeville. Le corps de Marie était encore dans la cabane ; le terme prescrit entre la mort et l’inhumation venait seulement d’expirer. Les restes de cette enfant étaient tout ce que possédait encore de cher et de sacré le malheureux père… le corps de son fils ne lui avait pas été laissé !… Il n’avait qu’une dépouille mortelle pour deux pertes si douloureuses. Demeurer attaché à ce précieux dépôt était la seule consolation qu’il pût trouver. Il accepta cette place que la charité compatissante lui offrait, à la condition de déposer Marie dans une fosse du cimetière où il travaillerait.

Ce lieu de sépulture n’était guère plus éloigné du Bas-Meudon que celui dans lequel on aurait dû transporter la jeune fille. Là protectrice d’Augeville obtint facilement pour lui l’autorisation de faire conduire le corps de Marie à Vaugirard.

Le vieux jardinier, attaché à ce cimetière, y éleva à sa fille adoptive une simple tombe sur laquelle il fit graver le nom de Pierre et de Marie… la destinée de ces deux êtres avait été si étroitement liée, l’amour les avait tellement unis, que par la pensée ils habitaient bien là tous deux !

Augeville passa quelques années dans l’asile qui lui avait été donné.

Au bout de ce temps, sa raison se perdit tout à fait. Son âme s’était retirée de ce monde ; le temps où il se trouvait, les objets qui l’environnaient n’existaient plus pour lui. Un jour il sortit du cimetière, et, arrivé sur les bords de la Seine, qu’il reconnaissait, il s’en alla pas à pas jusqu’à son jardin, qui n’était plus alors qu’une terre blanche et sèche, couverte de feuilles mortes. Il entra dans cet enclos ou l’instinct l’avait guidé, comme le cerf blessé revient mourir à son gîte.

Et le pauvre insensé s’arrêta là pour le reste de sa vie.

— Eh bien ! ma bonne Jeanne, dit Pasqual, après avoir entendu le récit de ces événements, qui lui avait été fait par la vieille femme sous les ombrages du tombeau de Pierre et de Marie ; eh bien ! il n’y a rien de si étrange dans tout cela, et qui doive tant frapper votre imagination. Est-ce que le malheur peut vous étonner ?

— Le malheur… à ce point !

— Chacun trouve les maux qui viennent à sa connaissance les plus affreux de tous ; ce qui prouve que le génie infernal auquel appartient cette terre se surpasse sans cesse lui-même… Mais enfin…

— Oh ! vous êtes cruel, Pasqual, interrompit Jeanne. Quoi, la mort de deux êtres si jeunes et si purs ! la folie de leur père !…

— Qu’y a-t-il d’extraordinaire ? Une jeune fille, une enfant a été brisée par une terreur trop violente pour ses forces ; son amant n’a pu lui survivre. Est-ce que cela vous étonne, Jeanne, qu’on sacrifie sa vie pour suivre ce qu’on aime ?

— Non… moins que vous ne pouvez penser !

— Moi, il me semble qu’à la place de Pierre, je serais mort comme lui… Pour le père Augeville, c’est une grande bénédiction qu’il ait perdu l’esprit. Il ne sait plus rien des coups qui l’ont frappé, c’est comme si ces malheurs n’étaient pas arrivés.

— Mon Dieu ! dit Jeanne avec une exaltation concentrée, je sais bien que les morts ne sont plus à plaindre… pas plus que les insensés… qu’ils soient descendus naturellement dans la tombe, ou qu’on les y ait jetés avec violence, leur repos est le même… Mais l’auteur de ces maux !

— Ah ! je m’en souviens, c’est pour lui que vous tremblez. Eh bien ! qu’a-t-il donc à redouter ? Ses victimes ne sont plus, et partout ailleurs on ignore son crime ou on l’a oublié.

— Et la Providence !

— La Providence est une idole que les malheureux de tout temps se sont créée à eux-mêmes pour se consoler et pour espérer jusqu’au dernier moment. Mais il n’y a que les opprimés qui croient à la justice céleste ; vous n’entendez jamais les autres en parler.

— Qu’importe, pourvu qu’elle existe.

— On le saurait bien depuis le temps ; on aurait vu des exemples de son pouvoir… Regardez bien, vous ne verrez jamais les individus de ce monde riches et heureux selon leur mérite ; c’est plutôt le contraire.

— Jusqu’au jour de la rétribution dernière.

— Et quand vient-il donc ce jour, je vous prie ? Si un homme meurt dans la soie et le duvet, entouré d’enfants respectueux, de serviteurs attentifs, ce sera celui qui aura fait ou conservé sa fortune aux dépens des autres, qui se sera fait craindre par ses exigences, sa dureté, et aura dressé tout le monde à le servir. Si un misérable meurt de fatigue et d’épuisement sur la paille, ce ne sera certainement pas celui qui aura le moins bien mérité de ce monde, puisqu’il a travaillé jusqu’à extinction du dernier souffle de vie.

Jeanne secoua tristement la tête en signe d’incrédulité.

Ils s’entretenaient ainsi en revenant à pas lents vers la ville. Dans la rue Saint-Dominique, ils passèrent devant l’hôtel de Rocheboise.

Comme si le hasard avait voulu constater la vérité des observations de Pasqual, la demeure déployait, ce soir-là, l’apparence la plus radieuse.

Il y avait une soirée à l’hôtel ; on faisait de la musique. Derrière ces murs épais et solides, qui semblaient fortifier l’habitation nobiliaire, apparaissaient les salons resplendissants. La chaleur avait fait ouvrir les grandes fenêtres, et, sous le cintre de la pourpre qui les drapait, le regard plongeait dans un espace mêlé de rayons de lumière et de tiges de fleurs ; la clarté se ravivait du feu des diamants qui brillaient sous ses lustres ; les fleurs frémissaient mollement dans un air rempli d’harmonie. Au fond du salon, on entendait un piano et des voix qui chantaient un duo, doucement recueilli par l’attention silencieuse. C’était le calme au milieu du monde.

La demeure de la famille de Rocheboise était toute resplendissante de paix et de bonheur.

Seulement, pour faire ombre au tableau, et rappeler la misère humaine, deux mendiants glissaient lentement dans la nuit au pied de ses murs.