Les Mendiants de Paris/17

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G. Roux (Paris) (p. 159-167).

XVII

le galop infernal

Lorsqu’à cet appel on ouvrit la porte, il se présenta la figure la plus grotesque du monde.

C’était un gros vieillard porteur d’une large face grimaçante, qui chantait en s’accompagnant du violon : une paire de lunettes large comme la main était à cheval sur son nez, et prenez toutes les postures et de mouvements grotesques d’après les contorsions que se donnait la figure.

On avait reconnu la Bourbonnaise, cet ancien chanteur des rues qui avait pris le nom de sa chanson favorite, et qui maintenant, vieilli, usé, est relégué dans les campagnes.

Il amenait à sa suite de pauvres vieillards, de plus pauvres Savoyards, une foule de mendiants de grands chemins, non constitués, non admis aux droits et aux privilèges de ceux de Paris, et qui, misérables vagabonds, portent tristement la besace et glanent à grand’peine quelques morceaux de pain au bord de la route et aux portes des chaumières.

Tout ce monde-là criait à la fois, mais d’une voix traînante, lamentable :

— Mes bons messieurs, mes bonnes dames, le bon Dieu bénisse vos plaisirs ; la charité, s’il vous plaît !

— Ah ! ah ! ce sont nos pauvres, dit d’un air important le père Corbeau.

Le nègre se mit à s’agiter, à sauter sur sa seule jambe en glapissant :

— Faut pas donner à eux… tas de grosses bêtes ! Vous bien voir que nous être vos frères… Les loups n’assistent pas entre eux… grosses bêtes, allez-vous-en…

— Veux-tu te taire, horreur ! s’écrie Robinette.

Puis, s’élançant légère, gracieuse, et tendant ses jolis bras :

— Ohé ! ohé ! par ici, les amis !… quand il y a pour les uns ; il y a pour les autres… Vous trouverez bien encore à manger… Nous nous ferions plutôt servir un second souper !

— Tu as raison, ma fille, dit Corbeau avec une mine béate… Donnez, Dieu vous le rendra…

Et la foule mendiante s’épandait déjà dans la salle en répétant sur un autre ton :

— Donnez aux pauvres les miettes du festin, il vous en sera tenu compte dans le ciel.

La cuisine, malgré l’immense déchet causé par l’appétit dès fricotteurs, contenait encore des vivres abondants. On les fit apporter et distribuer aux nouveaux venus, qui allèrent se ranger tout le long de la muraille, assis sur leurs talons et mangeant sur leurs genoux.

Les apprêts du bal n’avaient pas été suspendus pendant ce temps ; la vaste table avait été desservie et poussée dans le fond de la salle ; des quinquets s’étaient allumés le long des sombres parois.

Robinette, que le plaisir étourdit autant que le vin, s’élance sur un banc, enlève en passant le chapeau de Pasqual pour s’en faire un étendard, et agite en l’air le grand feutre en s’écriant :

— En danse ! en danse ! pristi ! mille tonnerres ! et vive la joie !

À ce signal, le nègre saisit ses cymbales, saute sur la table et frappe de toutes ses forces ; le marquis se place près de lui, râclant son violon ; les joueurs de vielle, de clarinette, d’orgue, de fifre, de tambour de basque, arrivent à leur tour, portant, roulant leurs instruments ; ils grimpent en foule et s’amoncellent sur l’estrade. C’est un orchestre monumental et dont le prélude criard, tapageur, remplit déjà les airs.

Il se forme des groupes de danseurs que le commandant Robinette anime du geste et de la voix.

— La salle est trop petite ! crie-t-on de tous côtés : on étouffe !… la salle est trop petite, !…

— Cassez les verres, les bouteilles, les assiettes ! Cassez tout ! crie plus haut Robinette, tout à fait grise.

— Ça n’agrandirait pas la salle.

— Cassez les murs ! reprend la petite fille.

— Oui !… oui ! ça nous agrandira de toute la seconde pièce ! disent les plus pétulants. À bas la muraille !

— Au fait, ça nous est bien égal ! répondent les autres. À bas la muraille !

— Mais ça va augmenter les frais ! dit avec désespoir l’économe Jean-Marie ; ça va augmenter les…

On ne l’entend pas ; sa voix est couverte par le cri répété :

— À l’assaut !… à l’assaut !

On court à l’arsenal, au tas de béquilles posé dans un coin ; on saisit les bâtons, madriers, manches à balais ; tous les mendiants, infirmes au grand jour, tous les boiteux, manchots, aveugles, perclus, sont maintenant de vigoureux gaillards qui chargent le mur, le font retentir, fendre, vaciller… À ce premier succès l’ardeur augmente ; les massues frappent à coups redoublés aux cris de l’enthousiasme et aux sons de l’orchestre, qui va toujours et les accompagne, les anime de sa musique infernale.

Le mur de séparation s’écroule avec un bruit formidable, en répandant un nuage de poussière. Les mendiants poussent des cris de joie et se trouvent très-satisfaits au milieu de cette masse de poudre qui remplit l’espace et obscurcit les quinquets.

En un instant on a déblayé le plâtre, dispersé les lumières dans l’enceinte agrandie, et qui offre enfin un espace : convenable pour polker, mazurker, gambader sous tous les noms possibles.

Les mendiants, les mendiantes de tout âge, ceux mêmes qui sont atteints d’infirmités réelles, pour peu qu’ils puissent se tenir sur leurs jambes, prennent part à la danse.

Singulier bal que celui où on voit au premier rang l’affreux père Corbeau, donnant la main à madame Jacquart ; Corbillard, faisant danser mademoiselle Rose ; puis, en face, le gars normand, tenant dans ses bras la délicieuse Robinette… Et toute cette masse de gens à figures, à vêtements divers, variés par les différentes classes auxquelles ils ont appartenu, se mêlant, dansant, tourbillonnant avec ivresse, se livrant avec fureur au plaisir qui semblait si loin d’eux, et qu’ils viennent d’atteindre par une conquête audacieuse, ivres de vin et de grossière volupté, portant la livrée de la misère, montrant l’image de la débauche, laissant éclater au milieu de leurs haillons, sur leurs visages hideux, l’éclair d’une joie effrénée, tellement étrangère sur leurs traits, qu’elle y prend l’aspect de la folie…

Près de là, Herman de Rocheboise était toujours prisonnier…

La difficulté qu’il eût trouvé dès le commencement à sortir de la taverne devant toute cette foule n’avait fait qu’augmenter. D’abord, il ne se fût agi que de s’exposer aux regards de ces hideux compagnons et à leurs insultes ; maintenant que toute l’assemblée, était en mouvement, il y avait une impossibilité matérielle à traverser cette multitude agitée, tourbillonnante ; heurté et refoulé par elle, on n’eût pu de longtemps franchir ses flots pressés.

Mais Herman, craignant moins d’être remarqué par les mendiants plus qu’à moitié ivres, observait du moins le curieux spectacle que lui offrait cette orgie d’un étrange caractère. Toujours dans l’ombre, mais appuyé contre le montant de la porte entr’ouverte, il examinait ce qui se passait sous ses yeux, en ramenant pourtant sans cesse ses regards sur la merveille de la fête, sur la séduisante Robinette.

Cette jeune fille paraissait toujours sous un aspect nouveau.

À table, on eût dit qu’elle était dans son élément et ne pouvait se montrer sous un jour plus favorable à sa beauté piquante, folle, désordonnée ; et maintenant qu’elle dansait avec tant de goût, d’amour, de bonheur, elle était bien plus ravissante encore : c’était vraiment le plaisir incarné !

Son teint resplendissait, ses yeux étaient parlants et disaient toute l’ivresse de son âme ; ses grâces étaient dans leur moment d’inspiration suprême. Sa danse naïvement libre, effrontée, avait mille mouvements prestigieux. Les nattes de ses cheveux, trop épaisses pour se soulever aux élans de la danse, se balançaient seulement sur ses épaules et sur son cou ; dans les vives oscillations qu’elle se donnait, les lumières du satin qui miroitaient tour à tour, sur chaque partie de son corsage en dessinaient les formes voluptueuses ; sa jupe blanche se gonflait, légère, vaporeuse, dans un tournoiement rapide ; ou flottait de côtés en plis gracieux, sous la rapidité de ses pas légers qui ne semblaient pas toucher la terre.

Tout en dansant, elle parlait, riait toujours, jetait à l’un et à l’autre des mots piquants, hardis… Au milieu de sa polka impétueuse, elle saisissait sur le buffet un verre plein, le vidait, en continuant de jeter ses pieds en arrière par bonds égaux, puis ramenait sa main retournée sur sa hanche et continuait fièrement sa course vagabonde.

Herman suivait du regard tous ses mouvements harmonieux, étonné du charme qu’elle exerçait encore sur lui, maintenant qu’il pouvait la connaître. Par instant, effrayé et honteux d’éprouver pour elle cette admiration ardente, il cachait son visage dans ses mains pour se soustraire à une fascination étrange ; mais quand il relevait la tête, on eût pu voir sur ses traits qu’à un nouveau regard porté vers la jeune fille, il ne restait pas moins séduit et enivré.

Dans cette contemplation imprudente, il oubliait même un peu plus de se tenir caché. À un mouvement qu’il avait imprimé à la porte du cabinet, deux ou trois mendiants, placés près de là, l’avaient aperçu.

Étonnés d’abord au dernier point de voir un homme de cette tenue et de cette apparence enfermé dans un cabinet du Trou-à-Vin, ils s’étaient quelques instants consultés entre eux.

Ils étaient assez ivres pour ne pas bien comprendre l’importance qu’il y avait pour eux à être ainsi observés par un étranger au milieu de leur saturnale et pour ne pas discerner au juste quelle conduite il y avait à tenir ; mais, à défaut de la raison, leur instinct cupide leur faisait regarder d’un œil sombre et allumé le riche costume de l’étranger, et surtout les diamants qui brillaient sur sa poitrine.

Après avoir encore échangé quelques mots entre eux, ils gardèrent le silence envers leurs compagnons sur ce qu’ils avaient découvert.

Un autre personnage s’était aperçu de la présence de M. de Rocheboise, c’était Pasqual, qui, tandis qu’Herman ne remarquait point l’attention dont il était l’objet, observait, lui, tour à tour le jeune étranger et ceux des mendiants qui tenaient leurs regards sur lui.

Tout à coup, quand le bal était dans son plus beau moment, la salle se remplit tout entière d’une lumière éblouissante, et un grondement de tonnerre prolongé roula sur les longues bandes des danseurs effrénés.

L’orage, qui avait menacé tout le jour, venait d’éclater.

— Le tonnerre ! exclama tout le monde en même temps.

Et sans savoir pourquoi, les mendiants s’arrêtèrent… le plus grand nombre fit le signe de la croix… l’orchestre se tut un instant, comme dominé par le bruit formidable du ciel.

— Eh bien ! dit le père Corbeau du ton d’un esprit fort, on étouffait dans la journée, l’orage crève, c’est tout simple.

— Paix ! paix ! dit mademoiselle Rose, le Seigneur parle aux hommes au milieu de la foudre ; c’est le prophète qui nous l’apprend…

— Et qu’est-ce qu’il vient nous dire, le Seigneur ? demanda un des gueux.

— Il dit, prononça en souriant Pasqual, que vous lui rompez la tête, et qu’il va balayer l’infernal cabaret.

— Ah ! crièrent quelques femmes, faites donc taire ce vilain sorcier… Il est dans le cas d’appeler l’orage pour nous épouvanter.

— Non, non, répondit Corbillard à la prédiction de Pasqual, le tonnerre est meilleur enfant ; il nous dit simplement de boire à sa santé.

— C’est cela ! s’écria-t-on ensemble… Buvons !… ça nous rendra du cœur…

— Oui, un fameux toste au tonnerre de Dieu.

— Au tonnerre de Dieu ! hurla la foule en buvant.

— Maintenant, en avant, marche !… Et voyons qui de lui ou de nous fera plus de tapage.

— Et pour défier le ciel nous allons danser le galop infernal.

— Ça y est ! vivat !… vivat !… Le galop infernal.

Les danseurs ayant ainsi retrempé leurs forces, le bal reprit son cours.

C’est alors qu’on voit ce spectacle fantastique dans tout son bizarre éclat.

Dans le galop final, les danseurs ne sont plus disséminés en un certain nombre de figurants, ils forment un seul corps compacte, formidable, mu par le même élan, bondissant dans la même mesure, qui se déroule en chaîne immense, tourne et serpente avec une ardeur frénétique, une rapidité sauvage.

Mais ici, cette bande, formée de la horde des mendiants, offre un aspect particulier par la variété, le mélange des figures qui la composent. Ce sont là des êtres de tout âge, de tout genre de laideur, contournés par les infirmités ; abrutis dans la fange, auxquels l’orgie rend un moment de forces factices galvaniques. Leur aspect, par un hasard qui semble magique, est en harmonie avec les mouvements impétueux, effrénés, diaboliques de la danse qu’ils exécutent.

Pendant cela l’orage continue, avec ses éclairs croisés, son roulement continuel, ses coups de foudre éclatants, ses craquements aigus où l’air se déchire, ses chocs terribles de nuages qui se heurtent et combattent dans l’espace. Il semble que l’orgie soit au ciel comme sur la terre.

Les murs noirs de la salle se perdent dans l’ombre ; la lumière devient d’un rouge sombre dans les flots de fumée et de poussière ; elle s’abat, s’agite en tout sens dans le courant d’air que forme la danse.

Tout autour de l’enceinte sont rangés les pauvres mendiants qu’on a recueillis ; ils dorment en masses inertes ou rampent comme des lézards au pied des murailles, en rongeant encore les os des viandes qu’on leur a jetées. Leur foule immonde forme la galerie de cette étrange fête.

On y respire le souffle brûlant de l’orage, le souffle infect de l’orgie. Les vapeurs épaisses de l’huile qui se consume, l’exhalaison du vin qui a arrosé le pavé et qui s’élève sous les pas de la foule, sont les senteurs, les parfums qui flottent dans cet air empesté.

Mais le bruit, le tapage qui règne là ne peut se rendre : c’est un assourdissant concert où se mêlent l’éclat des cymbales, le nazillement des clarinettes, le gloussement des vielles, le son formidable des grosses caisses, puis les éclats de voix, les hourras rauques, sauvages des danseurs ; et, sortant d’un coin noir, les plaintes des enfants, les aboiements des chiens, les cris de tous ces êtres, qu’on a jetés pêle-mêle sur la paille, et qui réveillés par la douleur, viennent mêler leurs voix à ce chœur infernal.

Tantôt l’ouragan, qui fond au dehors, domine tous les bruits de la taverne en faisant trembler ses vieilles murailles ; tantôt l’orgie reprend le dessus et parvient à absorber dans son tumulte épouvantable même les éclats de d’orage : on dirait que le défi jeté au ciel par les mendiants poursuit réellement son cours.

À mesure que le galop avance, le mouvement devient plus pressé, plus impétueux ; la bande des danseurs passé avec une rapidité qui éblouit les yeux ; il n’y a plus de figure distincte dans la rotation qui confond tous les objets, mais une longue masse de têtes où reluit la pourpre vive de la chaleur et de l’ivresse, où brille le feu du plaisir furibond. Au-dessus se distinguent seulement quelques femmes lancées sur l’épaule de leur danseur, et qui agitent, un mouchoir en jetant des hourras retentissants.

L’orchestre excite, presse la bande des danseurs, et la lance en avant : on dirait que chaque son de cette musique vigoureuse est un coup de fouet qui frappe une chaîne d’esclaves, la pousse sans cesse, sans relâche ; et à voir les hideuses torsions, les mouvements convulsifs de cette horde échevelée, on ne sait si elle mugit de joie ou de désespoir.

Cependant les impressions extraordinaires d’Herman redoublent à chaque instant de cette scène ; saisi de sa sombre et fantastique poésie, il s’exalte lui-même à l’ardeur frénétique qu’elle lui présente. Le bruit intense lui brise le cerveau ; le tournoiement rapide et continuel qui passe sous ses yeux lui cause un étourdissement qui tient du rêve ou du délire.

À force de voir courir cette ronde furieuse, il en éprouve le vertige et croit s’y être mêlé lui-même, comme après avoir regardé longtemps le fond d’un abîme on s’y précipite ; il lui semble, être emporté dans le tourbillon magnétique.

À chaque minute, Robinette passe devant lui comme un éclair ; il lui semble que c’est avec elle, et la tenant dans ses bras, qu’il se mêle à la danse effrénée.

C’est le moment où la ronde va le plus vite ; il croit que la musique si puissante, l’air si brûlant, l’ivresse si violente l’enlèvent avec la jeune fille, et qu’ils volent ensemble dans le bruit et dans la flamme.

Emportés ainsi tous les deux dans l’espace, la belle bohémienne s’abandonne à lui… En sentant dans ses bras, sur son sein, cette merveilleuse beauté, en effleurant ses cheveux, son front, en aspirant le souffle de ses lèvres, il est saisi d’un amour étrange, fiévreux, insensé… Il vole, il bondit avec elle sans savoir où il va… Il ne voit qu’elle, mais il la voit dans un rayon magique, belle, voluptueuse, séduisante à rendre fou… Dans un élan de passion délirante, il la serre dans ses bras, il penche la tête sur la sienne… approche de ses lèvres et lui donne un baiser…

Mais Herman est éveillé violemment de son rêve.

Un éclat de tonnerre épouvantable retentit dans le ciel et remplit l’étendue ; un sillon de feu éblouissant vient jaillir au milieu du galop infernal.

La toiture, les murailles de la taverne craquent, s’ébranlent et sont remuées jusqu’aux fondements. Les musiciens s’élancent de la table et vont tomber sur les danseurs renversés, un coup de vent furieux s’engouffre dans la salle et brise les quinquets. Leur lumière est remplacée par la lumière vive et effrayante de l’orage ; tous les bruits de l’orgie se taisent et le fracas formidable des nuages enflammés règne seul dans l’enceinte du Trou-à-Vin.

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Herman, aveuglé, étourdi par la violence de l’éclair, ne reprit l’usage de ses sens qu’au bout de quelques minutes.

Alors il se trouva seul dans la grande salle bouleversée. Les hôtes de la taverne s’étaient enfuis en désordre du bâtiment ébranlé et se dispersaient dans la ville pour aller regagner leur gîte.