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Les Mendiants de la mort/11

La bibliothèque libre.
Michel-Lévy frères (p. 92-100).

XI

il est fête chez robinette

Le jour de la fête donnée par Robinette était venu ; il devait y avoir matinée musicale et dansante.

Dès midi, l’appartement occupé par la belle jeune fille, dans une des plus élégantes maisons de la rue Neuve-Saint-Georges, était disposé pour la réception fixée à deux heures.

Robinette avait choisi à dessein cette heure de réunion. La lumière du jour, la profusion des fleurs, la fraîcheur des décors, où tout était empreint de jeunesse et de grâce, donneraient à cette fête l’aspect d’un printemps improvisé au milieu duquel la maîtresse de maison, d’une beauté si jeune et si vivante, était dans le cadre qui lui convenait le mieux.

Après la collation, on devait tirer une loterie, composée d’objets de toilette offerts aux femmes présentes par M. de Rocheboise, et qui allaient du simple éventail jusqu’aux bijoux et aux cachemires.

Peu de temps avant la réunion, Robinette était devant sa toilette. Mademoiselle Laure, la femme de chambre qui datait du principe de sa fortune, arrangeait ses cheveux. Un costume gracieux, mais bizarre, choisi pour ce jour-là, était étale sur un divan.

La coiffure à laquelle mademoiselle Laure travaillait avec le plus grand soin était singulière aussi : elle consistait en deux tresses de toute longueur et de toute beauté, terminées par des nœuds de ruban rouge, et destinées à rester Collantes sur les épaules.

Robinette, choisie par le hasard pour connaître le plus haut degré de fortune, au milieu de sa vie de luxe et de mollesse, regrettait parfois son enfance plus libre et plus insoucieuse encore, ses courses vagabondes, l’imprévu de ses journées, les émotions indicibles que lui donnait la moindre douceur dans cette existence misérable, le bien-être délicieux que lui faisait goûter un rayon de soleil après avoir essuyé la forte ondée, dont les gouttes ruisselaient encore sur ses vêtements.

Elle y pensait souvent avec une douceur mêlée de tristesse, soit par la tendance que nous avons tous à embellir et à regretter le passé, soit parce que cette existence errante, livrée au grand air abandonnée à la charité publique, a des charmes connus seulement de ceux qui l’ont pratiquée.

La jeune fille, dans un de ces instants de mélancoliques souvenirs, avait désiré se voir encore une fois dans son petit habillement de musicienne ambulante, et avait fait faire pour ce jour-là un costume extrêmement frais et élégant, mais tout semblable, pour la forme, la couleur et les ornements bigarrés, à celui qu’elle portait en allant chanter sur les places publiques.

Son ancienne harpe, seule chose qu’elle eût conservée du temps de mendicité, était posée auprès de ce vêtement.

— Voyons, dépêchez-vous de me coiffer, Laure, disait la jeune fille. Je serai longtemps à m’habiller, maintenant que je n’ai plus l’habitude de ce costume-là… Et là-bas, tout est-il prêt ?

— Les tapissiers viennent de sortir du salon, le pâtissier et le glacier sont prévenus, on pose les dernières caisses de fleurs dans le vestibule.

— Et la corbeille de loterie ?

— Elle est placée sur le buffet, entre les plats montés de la collation… cela fait un effet magnifique… si madame veut voir…

— Je n’ai pas le temps… habillez-moi… À propos, Laure, savez-vous ce que sont venus faire hier ces deux hommes qui regardaient partout et écrivaient je ne sais quoi ?

— Madame, ce sont des gens…

— Envoyés par le propriétaire pour prendre un état de lieux… comme ils sont déjà venus une fois ?

— Non, madame, ils venaient pour…

— Mon Dieu, mademoiselle, faites donc attention ! vous posez ces nœuds d’épaule tout de travers… celui-ci tombe trop… bien maintenant… Donnez-moi ma parure d’émeraudes.

Voici.

— Et cet autre individu que j’ai aperçu deux fois dans le vestibule, les bras croisés, que veut-il donc ?… Est-ce que le propriétaire fait garder son appartement maintenant ?

— Mais, madame, c’est un gardien qui…

— Une voiture… voilà du monde qui arrive. Courez à l’antichambre, que les domestiques soient là pour recevoir les pelisses, courez au salon pour voir si rien ne manque

Robinette, demeurée seule, se plaça devant la psyché et laissa échapper un cri mêlé de joie et de regret en se trouvant plus charmante sous ce costume d’autrefois que dans aucune de ses toilettes journalières.

Elle portait un corsage de satin rouge galonné sur toutes les coutures, une jupe de soie blanche, recouverte de la tunique de gaze pailletée, des souliers rouges bordés d’argent, le tout garni de rosettes de rubans et des divers affiquets qu’amassent sur elles les petites bateleuses, mais relevés par la fraîcheur et la richesse. Les manches courtes, le corsage décolleté laissait voir les tons délicats et rosés de la peau satinée de la jeune fille ; sa chevelure, déroulée en nattes brillantes, paraissait dans toute sa beauté.

Robinette, pour compléter l’illusion, se mit à sa harpe, et chanta sa vieille romance : Donnez-moi celle fleur chérie

Peu à peu sa voix trembla d’une légère émotion, ses grands yeux, ordinairement si riants, devinrent humides, son regard se perdit dans l’espace, ses traits laissèrent voir une émotion aussi profonde qu’elle devait être fugitive, et, lorsqu’elle modula les dernières notes de sa chansonnette, ses accents se détendirent peu à peu jusqu’à s’éteindre tout à fait.

— C’est étrange ! dit-elle. Il me semblait y être encore…. Je voyais l’arbre des Champs-Élysées contre lequel je m’adossais ; je voyais les étoiles scintiller entre les feuilles, puis la file des équipages passer rapide comme le vent ; je sentais l’air du soir, si doux à respirer avec la liberté ; je regardais à mes pieds si je ne verrais pas tomber un sou dans ma sébille : j’étais folle ! Oh ! c’est que ce sou me donnait autant de bonheur que toutes mes richesses d’à-présent, plus peut-être ; car je viens d’entendre je ne sais quelle voix murmurer à mon oreille : C’était là le bon temps.

On entendait sans cesse des voitures entrer dans la cour.

— Bon Dieu ! à quoi vais-je penser ! s’écria Robinette, quand lout mon monde doit être venu maintenant !

Elle essuya ses beaux yeux, laissa là avec sa harpe ses doux ressouvenirs, et courut au salon.

Une centaine de personnes se trouvaient déjà réunies.

Cette société était naturellement très-mêlée. Les femmes étaient de grandes dames de hasard, ainsi que la maltresse de maison, mais d’autant plus jolies et gracieuses qu’on les avait choisies dans la foule du peuple pour les élever à la fortune. Les hommes, d’apparence semblable en ce moment, étaient des conditions les plus opposées : les uns s’élevaient, les autres s’abaissaient en venant dans cette maison. Parmi les derniers étaient des fils de famille, qui faisaient là leurs premières armes, et des vétérans du grand monde, qui venaient y prendre leur retraite.

La réunion était complète, et Herman de Rocheboise, le maître de maison en toute propriété, n’avait pas encore paru.

La musique commença. On entendit quelques artistes, comme il est de rigueur en bonne compagnie, mais en prêtant à leurs accords une oreille inexperte, et en attendant avidement des plaisirs moins éthérés que l’harmonie.

La danse fut ensuite on ne peut plus animée et joyeuse. Tout se réunissait pour donner plus d’entrain et de gaieté. Le soleil, qui ne voit pas souvent des bals, se prêtait à la circonstance, et semait ses rayons sur les buissons de fleurs qui répandaient un plus pénétrant parfum. Dans cette société, jeune, vivace, hardie dans ses fêtes, le plaisir répandait aussi son excitation la plus vive, et il y avait des rires et de la joie dans cette étroite enceinte de quoi faire envie au reste du monde.

Robinette, dans son capricieux costume, était à la fois originale et charmante, et attirait à elle tous les succès.

Herman n’arrivait pas, malgré l’heure avancée ; mais comme il avait envoyé de la veille la corbeille remplie des objets que sa somptueuse galanterie offrait aux dames, la maîtresse de maison s’inquiétait peu de son absence.

On passa en dansant encore dans la salle des rafraîchissements. Les femmes prirent place à table ; les hommes se tinrent debout derrière elles, et, dans leur génie, capables de se livrer à quatre plaisirs à la fois, ils buvaient, mangeaient, servaient les dames et tentaient leur conquête.

Le moment le plus important est enfin venu.

La maîtresse de maison fait desservir la table, en y laissant seulement les vases de fleurs et les flacons de champagne, et on dépose au milieu la corbeille de soie blanche contenant les lots que le hasard va distribuer.

Chacune des femmes fixe un regard de convoitise sur ce bel amas de dentelles, de cachemires, de tissus brodés, de bracelets, de châtelaines, et chacune attend, le cœur palpitant, de savoir ce que le sort lui donnera.

L’orchestre continue à jouer dans le salon ; et, à chaque lot qui sera tiré, on doit entendre une fanfare et faire couler le vin mousseux en l’honneur de celle qui sera favorisée.

Mais à cet instant un mouvement extraordinaire se fait entendre dans l’antichambre, et la porte s’ouvre brusquement.

On voit entrer un personnage vêtu de noir, à la tenue assez magistrale, sans qu’aucun signe particulier indique ses attributions, et qui est suivi de plusieurs hommes également inconnus.

Tout le monde reste stupéfait.

Robinette se lève, et darde ses grands yeux étonnés sur ces messieurs, qu’elle n’a nullement invités.

Cependant, comme celui qui se présente le premier a tout l’aspect d’un agent de l’autorité, elle croit s’expliquer le but de sa visite, et pense pouvoir facilement le dominer.

— Qui êtes-vous, monsieur, et que demandez-vous ? dit-elle impérieusement.

— Vous le savez bien, madame, répondit-il.

— Je ne sais rien du tout, mais je devine, reprend la jeune fille.

Et gesticulant avec son verre de champagne qui est dans sa main, elle continue :

— Vous venez faire ici de la morale publique… Mais savez-vous, monsieur, chez qui vous êtes… Je trouve bien surprenant qu’on vienne dans un bal du grand monde comme le mien inspecter sans doute les façons des danseurs… ni plus ni moins que chez Mabille ou à la Chaumière… Apprenez, monsieur, que le bon ton et les manières distinguées veillent mieux à l’ordre public que votre habit noir ne peut le faire.

— Excusez, madame, je ne venais point observer vos contredanses plus ou moins enlevées… j’ignorais même qu’il y eût bal ici… je venais…

— Ah ! j’y suis… dénicher quelques joueurs de lansquenet, voir si l’or ne roulait pas un peu sur le tapis… Eh bien ! passez dans le salon si vous voulez en avoir le cœur clair… vous trouverez toutes les tables de jeu fermées, et pas plus de cartes que sur la main ; allez !

— Éh non ! madame, il ne s’agit pas de cela, dit le nouveau venu en parlant plus haut, car il trouve qu’il est temps de se faire entendre à son tour. Je suis huissier, j’accompagne ici le commissaire-priseur, car vos meubles sont saisis, et on va les vendre.

— Vendre mes meubles ! s’écria Robinette en pâlissant.

— Tout ce qui est ici appartient au sieur de Rocheboise, reprend l’huissier, ainsi qu’il est prouvé par le bail de l’appartement fait en son nom, et par les billets à sa signature donnés en paiement aux tapissiers, ébénistes, miroitiers, etc… Le sieur de Rocheboise est insolvable… nous faisons vendre ici au nom de ses créanciers… Comprenez-vous, enfin ?

Robinette n’a pas le temps de répondre ; des cris de terreur s’élèvent de tous côtés.

— On va vendre ici !… juste ciel ! on va vendre. Car cette vente par autorité de justice est l’effroi continuel, le fantôme familier de ces dames, dont la maison est si fragile qu’elle peut à chaque instant manquer sous leurs pas.

Elles jettent des exclamations bien plus douloureuses lorsque l’autorité au cœur de marbre, après avoir fait débarrasser la table des vases de fleurs, des bouteilles vides, choisit pour premier objet à mettre à l’enchère la riche corbeille de loterie qui devait être leur partage…

Les cachemires, les bijoux, auxquels ces dames tiennent comme à elles-mêmes, vont être donnés au plus offrant.

Cependant les hommes de peine déménagent les banquettes de bal, montent aux fenêtres, aux lambris, pour enlever les rideaux, les tentures, ébranlant les meubles dans toute l’étendue de l’appartement.

Les musiciens, désolés de leurs airs de quadrilles jetés en pure perte, s’enfuient en serrant leurs instruments entre leurs bras.

Les femmes, saisies d’une peur légitime, tremblent qu’on ne ramasse leurs pelisses, leurs fourrures avec les effets à jeter en proie à la justice, se croisant, se querellant avec les manœuvres, elles courent après leurs éventails, leurs mouchoirs, et dans leur trouble extrême emportent jusqu’à leurs bouquets.

Puis, les dames, les jeunes gens s’élancent au dehors, tandis que la foule des marchands, des revendeurs, s’engouffre dans l’hôtel… Ainsi, des arbustes fleuris ont été rangés le long de l’escalier pour faire passer sous leur arc embaumé des gens en sabots.

Toute la fête est maintenant évanouie. Par un changement de décor à vue, l’enceinte du plaisir est transformée en vulgaire magasin. Les murs nus sont dégradés par le déplacement subit des tapisseries. Les meubles en palissandre, en bois de rose, les glaces encadrées de mille feuillages d’or, les bronzes, lea porcelaines, toutes ces choses dont l’harmonie était si gracieuse, semblent déjà déflorées dans le désordre ; les fenêtres dégarnies jettent un jour cru et blafard sur ce chaos.

La vente marche rapidement. Tout ce luxe, qu’on disait fait pour rehausser la beauté, n’était donc fait que pour amener quelques spéculations de gros sous… La musique devait donc s’évanouir si vile dans ces salons, pour que les échos ne répétassent plus que les vieux mots de l’encan : Personne ne dit plus rien… adjugé.

Robinette, pendant toute l’opération, est restée tapie dans un coin, rouge de colère, les sourcils contractés, et ne pouvant même tempêter à son aise, parce que sa voix serait étouffée par les sons plus hauts de la criée.

Mais lorsque les derniers meubles ont été enlevés, la jeune fille voit un des hommes de service apporter devant le commissaire sa harpe, son cher souvenir d’enfance, le seul objet qui lui appartienne réellement en propre dans cette demeure.

À cette vue, un mouvement de l’âme se fait sentir en elle. Cette humeur maussade et boudeuse d’un enfant auquel on ôte ses jouets disparaît pour faire place à un vague attendrissement ; son cœur bat, ses yeux se mouillent de larmes ; elle s’élance vers l’agent de l’autorité les mains jointes.

— Monsieur, dit-elle, je vous en prie, ne vendez pas cette harpe : elle est à moi.

— À vous, comme tout le reste, mademoiselle.

— Laissez-la moi.

— Je ne peux pas.

— Voyez donc, elle est toute abîmée… et ne vaut pas grand chose.

— Le prix des objets ne me regarde pas… en vente !…

Robinette réfléchit une minute et s’écrie :

— Écoutez, écoutez, monsieur ! vous devez me laisser mon lit… La loi accorde à l’exproprié son lit pour se coucher… je le sais, moi… Eh bien, prenez mon lit et laissez moi ma harpe.

Le commissaire, ayant jugé qu’un seul matelas de la couche moelleuse qui était sous ses yeux valait plus que le vieil instrument, consentit à l’échange, et le reste du déménagement fut effectué.

Restée seule dans ce grand logement nu, Robinette fut d’abord saisie de stupeur. Cet espace vide et sonore, qui allait devenir si froid, si sombre dans quelques heures, était plus triste que la plus étroite chaumière enfermant le mouvement et la vie. La pauvre enfant regarda autour d’elle et se mit à pleurer.

Mais ses larmes avaient à peine eu le temps de perler sur ses joues, lorsqu’un coup de vent ouvrit une fenêtre. Un air encore tiède pénétra dans la chambre. La jeune fille découvrit le mouvement animé de la rue, toujours attrayant pour elle. Elle entrevit, en ce moment, un parti à prendre.

Robinette n’était pas femme à mûrir longtemps une idée ; dès que celle-ci se fut fait jour dans son esprit, elle courut à sa chambre à coucher, elle prit parmi le peu de vêtements qu’on lui avait laissés une pelisse brune à capuchon et s’en enveloppa… La parure d’émeraudes qu’elle portait ce jour-là était le seul objet de quelque valeur qu’elle possédât encore ; elle l’enferma dans un petit écrin et le mit dans sa poche ; puis elle prit sa harpe et s’élança au dehors.

Au milieu du bruit et du mouvement des rues, la jeune fille se retrouva dans son élément. Elle n’avait pas perdu l’habitude de porter son instrument à la manière des bohémiennes ; et, enveloppée de sa cape brune, sa harpe jetée sur l’épaule, elle cheminait légèrement. En voyant passer près d’elle de petits marchands ambulants, de jeunes vagabonds des rues, ses frères d’autrefois, elle avait envie de leur tendre la main… Depuis un instant, elle se sentait rajeunie de deux ans ; il lui semblait que c’était la veille encore qu’elle errait dans la ville en chantant et en tendant la main, et que son opulence fugitive était un rêve de la nuit dernière.

Robinette reprenait paisiblement, gaiement sa vie vagabonde, mais elle n’avait de projet arrêté que celui-là. Sans argent, sans asile, l’endroit même où elle passerait la nuit suivante était incertain. Elle avait encore en sa possession sa parure d’émeraudes, mais ne savait à qui s’adresser peur la vendre, et d’ailleurs elle n’aurait pu le faire sans danger… Quant à retourner chez sa mère, elle n’y songeait pas : de toute sa fortune passée, elle voulait au moins garder la liberté… Robinette, en satisfaisant son instinct de retourner vivre au grand air, risquait donc d’y passer la nuit qui allait venir.

Ayant marché par les rues au hasard, elle arriva à la fin du jour sur la place du marché des Innocents.