Les Mendiants de la mort/14

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Michel-Lévy frères (p. 112-122).

XIV

les mendiants à domicile.

Il est en toute époque de l’année grand nombre de masques qui s’ébattent sur le pavé de Paris. De pauvres hères, sans ressources ni moyens, et n’ayant reçu de la nature qu’une dose d’astuce et de rouerie assez forte pour ne pas mourir de faim, s’attachent aux opinions qui ont cours dans le public, prennent un travestissement, à l’aide duquel ils figurent tant bien que mal ceux en qui se personnifieraient les idées et les sentiments ayant puissance d’émouvoir et de passionner, et arrivent ainsi au cœur et à la bourse de nombreux innocents.

C’est dans les rangs de ces masques des quatre saisons qu’était tombé le vieux comte de Rocheboise.

Privé à la fois de la pension que lui servait son fils et des aumônes de la cour et des ministères, dont la patience finissait par se lasser, il voyait chaque jour baisser ses ressources. Comme ses relations s’abaissaient en même temps, dans l’un des obscurs tripots qu’il fréquentait alors, il s’était rencontré avec M. Friquet, dont il avait autrefois reçu la visite à l’hôtel de Rocheboise.

Malgré l’embarras que pouvait amener entre eux le souvenir de cette première entrevue, ces deux hommes, faits pour s’entendre, s’étaient bientôt réunis. Ils étaient déjà d’accord sur la bassesse des moyens par lesquels on peut assouvir les instincts cupides, et le mendiant de la cour n’eut qu’un pas à descendre pour arriver au mendiant de la ville.

Bientôt naquit entre eux l’idée d’une association d’après laquelle Rocheboise accompagnerait et seconderait Friquet dans ses excursions, et partagerait les bénéfices que pourraient amener son expérience du monde et son aspect vénérable.

C’était pour s’entretenir des clauses de ce traité que Rocheboise se rendait un matin dans la rue Saint-Jacques, au logis de M. Friquet.

Il entra comme le mendiant à domicile était à sa toilette. Celui-ci indiqua un siège au vieux comte, et revenant se poser devant son petit miroir, continua d’abattre la moitié d’un favori dont la première avait déjà disparu sous le rasoir.

— Vous permettez… dit-il à Rocheboise. Nous pouvons également causer.

— Je vous en prie.

— Et d’abord, avez-vous touché quelque chose au ministère ?

— Trente misérables francs !… sur les fonds secrets… et encore m’a-t-on prié de n’y plus revenir… des ingrats !

— Le mot est juste… vous les avez entourés de sollicitudes… Eh bien, il faut vous attacher à une autre branche… nous travaillerons ensemble…

— Je suis venu pour cela… Pourquoi diable coupez-vous vos favoris ?

— Parce que les sœurs doe Saint-Vincent-de-Paul n’en portent pas.

— Ah ! je comprends… vous me donnerez des conseils… des instructions.

— Allons donc ! avec votre intelligence, vous en saurez demain autant que moi… Auriez-vous la bonté de me passer ce jupon ?

— Le voici. Vous êtes religieuse, et vous allez quêter pour…

— Avez-vous lu hier des journaux ?

— Sans doute.

— Eh bien, vous avez dû voir un article ainsi conçu : « On apprend à l’instant que l’une des principales maisons de l’ordre de Saint-Vincent-de-Paul, établie à Granville, a été dévorée par les flammes. Nous déplorons sincèrement le malheur qui vient de frapper une congrégation dont l’humanité a retiré tant d’admirables et touchants services. Espérons que tous les cœurs généreux, sans distinction de croyance ou d’opinion, viendront en aide aux malheureuses sœurs privées de leur asile. Le couvent n’était point assuré. »

— Ah ! ah ! j’y suis, dit Rocheboise.

— Faites-moi donc le plaisir de me tendre ma guimpe, cette réclame, comme vous le pensez, est de moi. J’ai des facilités avec le Véridique, journal grand format, qui insère mes notes à tant par mois. Celle-ci est reproduite ce matin par tous les journaux vertueux. Le démenti arrivera bien dans quelques jours, mais alors l’affaire sera dans le sac.

— Et vous avez pris, du reste, toutes précautions ?

— Mon costume est de la dernière rigueur, pas une dévote qui ne s’y trompe… Ensuite, la scène terminée, je l’endosse à un confrère qui l’utilise à son tour et m’en débarrasse en même temps… sans compter que les différents signalements qu’on donnerait de la fausse religieuse, après nous avoir vu tous deux sous cette forme, rendraient les rapports suspects et dérouteraient la justice.

— Vous avez des papiers ?

— En règle comme une minute de notaire qui ne projette point de faillite. Tenez, mon cher, lisez.

Tandis que Rocheboise parcourait des pièces justificatives où tout était fort bien imité, même l’empreinte du temps, Friquet achevait sa métamorphose. Il se posa ensuite devant son futur collègue.

— Parfait ! dit celui-ci, l’air anti-mondain au delà de toute expression.

— C’est bien. Mon chapelet à ma ceinture, mes papiers dans ma poche, et vous, Rocheboise, vous allez m’accompagner.

— Certainement.

— Vous serez l’homme d’affaires de la communauté.

— Mais vous allez sortir ainsi vêtu devant votre portier ?

— Et mon ami qui est venu tout à l’heure dans ce costume et s’est retiré en paletot… c’est lui ou plutôt c’est elle qui sort en ce moment. Je défie bien le concierge de nous distinguer l’un de l’autre sous le bandeau.

Ils montèrent en fiacre et se firent conduire chez la comtesse de Fondrieux.

— Tenez-vous à mes côtés, dit Friquet à son compagnon en entrant à l’hôtel. L’air grave et composé, vous êtes quasi-prêtre.

La comtesse était une femme de trente ans, ronde, rose, potelée, enfoncée dans les coussins d’une causeuse et dans les mille draperies d’une soyeuse retraite, comme une fauvette dans son nid de duvet.

— Pardon, ma chère sœur, si je ne me lève pas, dit-elle à la sœur de Saint-Vincent, qui, grâce à sa robe, avait été aussitôt reçue qu’annoncée, je suis on ne peut plus souffrante ce matin.

— Encore une atteinte de cette odieuse névralgie, dit la sœur.

— Comment ! vous savez !…

— L’habitude de voir des malades, répondit-il d’un ton pénétré à la fraîche et brillante comtesse.

— Ah ! vous appartenez, ma sœur, à l’ordre de…

— Sœur Sainte-Thérèse, dit Friquet en mettant la main sur la poitrine, supérieure d’une communauté de Saint-Vincent-de-Paul, en Basse-Normandie… Monsieur Blancœur, ajouta-t-il en tournant la tête du côté de Rocheboise, régisseur, de notre maison.

— Dans ce fauteuil près de moi, ma chère sœur, et veuillez me dire le sujet de votre visite.

Friquet, de l’air un peu gauche d’une bonne personne de province, s’assit sur le bord du fauteuil comme pour moins en user le satin, croisa les mains dans ses manches, baissa les yeux et dit d’un ton doucereux qui féminisait sa voix autant que possible :

— Madame la comtesse jouit d’une réputation qui justifiera sans doute à ses yeux la liberté que je prends… On m’a parlé partout de madame la comtesse comme d’une des saintes dames auxquelles je pouvais m’adresser avec le plus de confiance.

— Je serai toujours charmée en effet de prouver mon zèle pour la religion… Qu’y aurait-il pour votre service ?

— Madame la comtesse connaît sans doute l’affreux malheur dont le bruit est déjà parvenu jusqu’ici ?

— Je n’ai vu personne ce matin.

Ici Friquet se mit à faire avec une volubilité extrême, et une éloquence parfumée de termes mystiques, l’histoire de la communauté et de toutes les tribulations qu’elle avait subies depuis sa fondation jusqu’au terrible incendie qui en avait détruit les bâtiments de fond en comble.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la comtesse avec un subit et véritable intérêt. Et vous êtes de la communauté de Saint-Vincent-de-Paul… en Basse-Normandie ?

— Oui, madame la comtesse.

— Établie prés de Granville ?

— C’est cela.

— Et votre maison a été brûlée !… Juste ciel !… Ah ! ma pauvre tante !

— Votre tante ! répète Friquet un peu saisi, mais non déconcerté.

— Certainement… ma chère tante… sœur Eulalie.

— Ah !… sœur Eulalie… oui… oui… une bien sainte femme, l’honneur de la communauté. Mais rassurez-vous, elle est en parfaite santé… Il n’y a pas eu, Dieu merci, de victimes dans le désastre, et nos bâtiments seuls ont été détruits… La communauté ne possède plus rien… et nous… sommes forcées d’implorer l’assistance des âmes généreuses…

— Il faudrait bien peu de chose pour relever ces modestes bâtiments, dit le chargé d’affaires…... Mon Dieu, quelques mille francs…

— Nous devons avoir recours pour cette somme aux bienfaits de la charité. Je suis venue à Paris recueillir les dons qu’on voudra bien nous faire… et c’est pour ce sujet…

En ce moment un domestique entra.

— Pour madame la comtesse, dit-il en présentant une lettre sur un plateau d’argent.

— De Granville !… s’écria madame de Fondrieux. Ah ! cette lettre est de ma bonne tante ; elle a voulu bien vite me rassurer sur l’événement.

— Sans doute elle vous donne de longs détails, dit Friquet en se levant vivement, mais sans lâcher prise… et je serai heureuse de lui porter des nouvelles de madame la comtesse… quand la triste mission que je remplis ici… car il est toujours bien pénible d’implorer la pitié publique !… on n’est pas aussi bien accueilli par tout le monde que par madame la comtesse…

— Certainement… Je vais vous remettre ma petite offrande, dit madame de Fondrieux en tournant la lettre de Granville entre ses doigts et en se dirigeant vers un secrétaire.

— Ah… c’est un don bien placé, dit la sœur avec une larme d’attendrissement.

La comtesse lui tendit un billet de cinq cents francs, avec ces paroles consacrées :

— C’est tout ce que je puis faire. Priez pour moi, ma bonne sœur.

— Ma bien chère dame, que le ciel vous récompense ! dit Friquet avec transport.

Dans l’effusion de sa reconnaissance, il avait embrassé la comtesse.

— Autant de pris par-dessus le marché, dit-il en lui-même.

— Cet homme a l’instinct du vol le plus prononcé ! dit Rocheboise à part lui.

Et tous deux se hâtèrent de sortir.

Dès qu’elle fut seule, madame de Fondrieux ouvrit la lettre de sa tante. Il n’était rien arrivé du tout à Granville ; sœurEulalie se portait bien, tout le couvent se portait bien, et la bonne religieuse envoyait à sa nièce une jolie collection des fruits confits de la saison.

— Ah ! comme j’ai été jouée ! dit la comtesse… J’aurais dû me méfier de cette supérieure de couvent qui avait un si grand pied[1] !

Pendant ce temps-la, Friquet et Rocheboise roulaient vers d’autres hôtels du faubourg Saint-Germain. Friquet se hâta de faire dans cette journée ses meilleures maisons, la robe de religieuse ne devant plus être portable le lendemain.

Le jour suivant, il était question d’un autre stratagème.

— Il faut toujours s’adresser aux sentiments généreux, disait Friquet ; on trouve ainsi plus facilement sous sa main des gens de qui on puisse se faire entendre ; l’enthousiasme est rare maintenant ; nous ne rencontrons guère de cœurs à émouvoir et de prétentions à rançonner, que grâce à une certaine réaction religieuse. Les idées libérales dans le temps pale et endormi où nous vivons ne peuvent s’exercer qu’à propos des peuples étrangers. C’est ce dernier sentiment que nous allons exploiter aujourd’hui. Vous aurez le rôle actif et moi je ne serai là que pour vous seconder. Savez-vous l’allemand ?

— Non, mais je parle facilement l’italien.

— Bah !… c’est de l’allemand qu’il me faut.

— À la rigueur j’en barbouille quelques mois.

— Cela me suffira pour faire de vous un réfugié polonais… le public n’y regarde pas de si près… Habillons-nous d’abord convenablement, et ensuite je vous donnerai mes instructions pour terminer la métamorphose.

Cela fait, ils se rendirent chez M. Galuchet, rue Coquenard, 13.

M. Galuchet, négociant retiré des affaires, avait peu d’esprit, beaucoup de vanité, et une très-recommandable fortune. Il avait tenté d’entrer au conseil-général de la Seine, tenté de se faire nommer maire de son arrondissement, ou du moins colonel de la garde nationale, et tout cela n’avait abouti qu’au grade de sergent dans sa compagnie. De dépit, M. Galuchet, détestant l’autorité qu’il n’avait pu obtenir, était devenu libéral à l’excès.

S’il n’était pas la gloire de son parti, il en était du moins la caisse : on lui réservait ordinairement dans chaque disposition prise les dépenses à faire ; en retour, il jouissait des honneurs dus à ses nobles sentiments. Le jour dont nous parlons, M. Galuchet avait prononcé sur la tombe d’un patriote un discours qui lui avait attiré de nombreux suffrages.

En ce moment donc tout était joie, orgueil, épanouissement dans l’âme de M. Galuchet et autour de lui ; il eût voulu faire illuminer l’intérieur de sa maison pour rendre hommage à lui-même. Aussi lorsqu’on vint lui annoncer la visite d’un étranger, se disant réfugié polonais, il fit trêve au plaisir qu’il éprouvait à se répéter à haute voix les plus beaux passages de son discours pour accueillir noblement l’infortune.

— C’est à monsir Kalujat que chai l’honneur te barler ? dit en entrant Rocheboise, vêtu d’une redingote de drap vert à brandebourgs, et suivi de Friquet en habit noir.

— À lui-même. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

— Vous n’êtes pas, monsir, sans savoir les événements qui ont achité le nord de l’Allemagne et les efforts que les badrioles ont faits pour recoufrer la liberté.

— Moi, monsieur ! dit en souriant d’orgueil Galuchet, mais je suis membre du comité polonais.

— Diable ! dit à part Rocheboise. Puis il reprend : Je ne l’ignore point, monsir, votre nom est barvenu jusqu’à nous, au fond de la Pologne. On a crié fife Kalujat dans les rues de Gragovie.

— En vérité ! s’écrie le négociant rougissant de plaisir.

— Ya, meinher… et moi-même tout le premier, en faisant le coup de fusil, j’ai crié : vive Kalujat !

— Vous êtes bien bon… mais c’est Galuchet.

— Kalujat… je sais… ah ! signor… meinher, il est chuste gue les amis te la liberdé remblissent le cœur des badriodes.

— Monsieur, vous me comblez… et comment cela vat-il là-bas ?

— Parfaitement… nous sommes pattus de tous côtés… mais nous allons brendre notre revanche… l’Allemagne est avec nous… la preuve, c’est que moi-même je suis Allemand, né sur la terre de…

— Vous êtes Allemand ?

— Si signor.

— Tiens !… tiens ! dit Galuchet pinçant les lèvres.

— Quoi donc ?

— C’est que je vous demande si vous êtes Allemand…

— Et pien ?

— Vous me répondez si signor.

— Ya, ya, chai traversé le Tyrol, le Milanais afant d’entrer en France… Depuis mon tépart, je suis opliché te chancher d’idiome comme de chemise… Ah ! parlons, sign… meinher.

— Il n’y a pas de mal.

— Afant la fin de l’été nous aurons repris Gragovie.

— Comment donc ! il y a des projets, et on ne m’a rien dit de cela au comité !

— Le comité ne sait la chose que te ce madin. Il brépare une grande séance pour ce soir… fous avez bas reçu de lettre confocation ?

— Mon.

— Fous allez la recevoir… Il s’achit texaminer nos plans… Ché crois que fous n’en serez pas mécontent en ce qui fous touche bersonnellement.

— Moi… comment cela ?

— Tenez, monsir, ché fous barle à cœur oufert… ché souis chargé te fous sonder…

— Bon ! et sur quoi ?

— Il est question d’associer au goufernement de notre noufelle République tes noms considérables, les noms influents pris parmi les étrangers… Accepteriez-vous pour votre compte ?

— Moi ! s’écrie Galuchct rayonnant ; mon nom aurait tant de puissance !

— Buisque on a crié : vive Kalujat ! dans les rues de Gragovie, ché vous dis !… Enfin, répontez, meinher. Beaucoup de noples Français s’offrent déchà, mais je ne fois pas té nom blus bobulaire et blus influent que le fôtre.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Voilà pourquoi je foudrais connaître fos sentiments afin te bousser vigoureusement à la rame. Il y aura quelques périls, mais, en définitif, ce sera un peau rôle.

J’accepte, dit Galuchet avec le geste d’un Romain.

— Ah ! monsir ! s’écria le réfugié se jetant au cou du négociant, permettez gue je fous emprasse. Ah ! fous êtes un frai badriote. À ce soir donc au comité.

— À ce soir ! C’est étonnant que la lettre de convocation n’arrive pas.

— Non, non… cette séance est imbrovisée ; la lettre ne fientra que tout à l’heure… Ainsi, ché fotre abrobation pour tourner les esprits de fotre côté ?

— Certainement.

— Et che buis faire partir mon aide de camp dout de suite pour annoncer fotre arrivée à Gragovie, quand il en sera temps.

— Sans doute, dit Galuchet à demi-ivre. Mais c’est donc à un officier supérieur que j’ai l’honneur de parler ?

— Au général Weiskirchem… si, signor.

— Signor !

— Ah !… c’est frai !… ya meinher… Mais foilà ma commission que je fous montre… car te pareilles affaires toivent être traitées sérieusement.

Il tira de sa poche une feuille de papier couverte de caractères allemands, revêtue de plusieurs signatures, et la tendit à Galuchet.

— Sans doute votre brevet ? dit le négociant en repoussant le papier d’un air magnanime ; je n’ai pas besoin de le lire pour reconnaître en vous un digne militaire.

— À ce soir donc… d’ici là j’aurai fait bartir mon aide de camp… Ah ! tarteff !…

— Quoi donc ?

— C’est temain que ché reçois ma lettre te créance sur notre panquier, mais aujourd’hui je n’ai pas trente francs faillants, et il faudrait que l’aide de camp bartît à l’instant même.

— De combien avez-vous besoin ?

— Oh ! trois cents francs enfiron.

Il passa un éclair de soupçon dans les yeux de Galuchet. Mais le négociant se fit ce raisonnement : si je montre de la méfiance, je suis perdu ; et si je me livre étourdiment, qu’est-ce que trois cents francs pour moi ?

— Les voici, dit-il en étalant sur son bureau quinze pièces d’or.

— Ah ! meinher… je ne sais si je tois… après une si courte connaissance…

— Je vous en prie.

— Allons, j’emprunte ceci chusqu’à demain… Mais tenez-fous tout prêt pour la séance, che fous en supplie !

— Je m’habille à l’instant.

— Sans adieu, monsir… S’il y avait beaucoup de badrioles tels que fous, la tyrannie serait bientôt aux apois !

Et après une cordiale poignée de main, le réfugié s’éloigna.

Galuchet, après avoir fait une splendide toilette, se mit à attendre la lettre de convocation avec une impatience toujours croissante. Enfin, ne voyant rien venir, il envoya au comité, d’où on lui répondit qu’il n’y avait ni séance pour le soir, ni projet d’envoyer personne à Cracovie.

Le soir, en se mettant au lit, Galuchet se disait :

— Aussi, j’aurais dû me méfier de cet Allemand qui avait la rage de répondre si signor.

Cependant Rocheboise et Friquet, qui pendant l’entretien avait gardé un silence obstiné pour paraître tellement Polonais qu’il ne sût pas un mot de français, s’étaient hâtés de continuer leur tournée en débitant ailleurs d’autres histoires.

Ils ne rentrèrent que très-tard au logis pour se reposer sur leurs lauriers. Leur association se présentait sous les plus heureux auspices. Cependant Friquet décida qu’il fallait s’en tenir là pour cette semaine, afin de ne pas abuser des bontés de la police.

— Nous avons gagné en un jour de quoi en attendre d’autres. C’est un métier des dieux ! dit Rocheboise en se frottant les mains.

— Ne vous y fiez pas !… les chances ne sont pas toujours aussi belles. Tenez, le mois dernier, j’ai quêté partout pour fonder une école dans un pauvre village, et je n’ai pas ramassé vingt-cinq francs…

— La philanthropie ne flatte personne.

— J’ai essayé aussi des lettres. Je me suis fait amateur d’autographes, et j’ai frappé à la porte de tous les auteurs, leur demandant à genoux quelques mots de leur écriture sur une page à jamais précieuse… où on souscrivait pour cinq francs… Je me suis dit lecteur enthousiaste, et ayant été jeté dans les passions orageuses, dans tous les désordres de la vie, par l’influence terrible de leurs ouvrages !… Ah bah ! rien du tout !

— Vraiment !

— Il n’y a rien à faire avec les littérateurs, la plupart n’ont pas le sou, ce qui les rend trés-circonspects dans leurs dons, et de plus ils se moquent de vous.

— Laissez-les !

— Seulement, nous essaierons encore de la poésie la semaine prochaine, mais dans un autre genre. Nous adresserons des pièces de vers à de grandes dames, en joignant à l’épître adulatrice le compte de notre petit garni…

— Ah ! nous pourrions être aussi de grands artistes dramatiques, ruinés, perdus par les cabales de l’envie ; nous proposerions alors d’aller déclamer à domicile pour qu’on juge de notre talent et plaigne notre infortune… On refuse l’audition, on accorde la pièce ronde. J’ai reçu de semblables demandes au temps de ma prospérité ! ajouta Rocheboise avec un soupir.

— Vous avez eu un temps de prospérité ! dit Friquet avec un soupir semblable. Moi, n’ai jamais été…que ce que je suis !…

— Ce qui signifie que les hommes arrivent tous au même niveau, dit Rocheboise se drapant de philosophie.

— Et finiront toujours par se tendre la main, ajouta Friquet d’un ton non moins sublime.

  1. Tous les détails de ce chapitre sont complètement historiques. Bien des dames, en lisant ceci, se rappelleront la supérieure de Saint-Vincent-de-Paul, qui faisait un récit si pathétique des malheurs de sa communauté, et tout le monde reconnaîtra les personnages suivants pour avoir reçu leur aimable visite.