Les Mendiants de la mort/23

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Michel-Lévy frères (p. 194-207).

XXIII

le secret dévouement

Le jour du jugement était venu ; l’audience allait s’ouvrir à dix heures. C’était la dernière épreuve pour Herman, et il voulait rassembler toutes ses forces pour la soutenir courageusement.

Guidé par ce mouvement de l’âme qui se fait toujours sentir dans les moments extrêmes, il témoigna à son gardien le désir d’aller un instant se recueillir à la chapelle avant le départ pour le Palais de Justice. Ce n’était pas l’heure où les prisonniers sont admis à entendre l’office en commun, et aucun d’eux ne doit entrer seul à la chapelle, mais, en cas exceptionnel, un détenu peut s’y rendre accompagné d’un gardien, et Gauthier consentit à y conduire M. de Rocheboise.

Herman s’agenouilla à l’entrée de l’enceinte religieuse, et Gauthier à côté de lui.

La chapelle, étroite et encaissée dans de hauts bâtiments, reçoit peu de jour de ses fenêtres élevées. Herman ne distinguait rien en entrant qu’une ombre dans laquelle perçait la lueur de deux cierges posés sur l’autel ; mais lorsque ses yeux furent faits à l’obscurité, il vit peu à peu se détacher dans l’étroite enceinte quelques sombres tableaux de piété, et la figure d’une personne agenouillée entre le confessionnal et la balustrade de l’autel.

Il reconnut le jeune homme vêtu de noir qui visitait l’avant-veille l’établissement de la Force. Herman, le jour précédent, n’avait vu que la taille de ce jeune homme ; il le distinguait encore moins en ce moment, étant à quelques pas derrière lui et dans un lieu mal éclairé ; cependant, à son attitude pleine de distinction et de noblesse, il reconnaissait d’une manière certaine celui qui, l’avant-veille, s’était arrêté longtemps dans le préau.

Il fut étonné de revoir là ce jeune homme étranger à la prison.

Sans savoir lui-même comment au milieu de sa profonde absorption il pouvait s’occuper d’une circonstance aussi indifférente, il fit part de sa réflexion au gardien.

— Ce monsieur, répondit. Gauthier à voix basse, a demandé au directeur la permission d’entretenir l’aumônier de la prison, dont il pourrait recevoir, dit-il, des communications intéressantes ; on a consenti à son désir, et il vient sans doute ici attendre monsieur l’aumônier.

Herman détacha ses regards du jeune homme inconnu, et penchant la tête dans ses mains, il pria quelques instants de toute la puissance de son âme.

Il sortit, et peu de moments après eut lieu le départ pour le Palais de Justice.

L’aumônier de la prison ne vint pas à la chapelle, et pourtant le jeune homme, dont personne n’avait remarqué la présence, y demeura enfermé toute la journée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers quatre heures, les portes de la Force se rouvrirent pour recevoir les prisonniers dont l’arrêt était prononcé.

Pasqual descendit le premier de la voiture et suivit d’un pas ferme ses gardiens.

Herman de Rocheboise était à demi privé de connaissance ; les employés de la prison l’enlevèrent de la voiture dans leurs bras. Gauthier, tenant une lumière, marcha devant ses compagnons qui portaient le prisonnier, et, traversant toute la longueur d’un couloir souterrain, il ouvrit la porte du cabanon qui se trouvait à l’extrémité de ce passage.

Là, le condamné fut déposé sur un lit. Lorsqu’il commença à revenir à lui, ses gardiens lui firent prendre un bol de vin chaud et le laissèrent seul.

Tout le temps de l’imposante et terrible séance, Herman avait fait des efforts surhumains pour conserver une ferme contenance, et il était parvenu à en imposer aux regards ; aucun signe extérieur n’avait trahi son désespoir.

C’était seulement au retour dans la prison que, perdant le pouvoir de se contraindre dont il avait usé avec tant de violence, il était tombé anéanti.

Au bout de quelques instants, le silence et la solitude de la prison ranimèrent Herman. Soustrait par ces hautes murailles au supplice que lui imposaient les regards du monde, il revint peu à peu à la vie.

En regardant autour de lui, il ne retrouva plus sa cellule accoutumée, cette retraite chère encore, parce qu’une main inconnue en avait adouci pour lui le séjour. Il était dans un cabanon muré de pierres de taille, fermé de longues barres de fer, garni de sièges de bois et d’une couche de paille.

Il n’avait pas entendu l’arrêt porté sur lui, mais tout avait fait préjuger dès longtemps que ce serait la peine capitale, et le lieu où il s’éveillait devait le lui confirmer… Il était sans doute dans le cachot des condamnés à mort, sous cette antique voûte où tant d’hommes avaient déjà habité pour un jour, et vers laquelle ne s’était élevée qu’une seule pensé : Demain, je ne serai plus.

Le cabanon avait un soupirail pratiqué dans la hauteur du mur, et, d’un autre côté, une ouverture d’un demi-pied à peine, percée obliquement dans la pierre, et qui, sans destination actuelle, était restée dans un mur appartenant sans doute aux anciennes constructions de la Force.

Herman plaça son escabelle au-dessous de la lucarne qui laissait voir dans le lointain quelques touffes d’arbres, quelques rayons de soleil et versait dans l’intérieur un souffle d’air tiède et pur.

— Encore de la verdure, encore de la lumière, dit le condamné, et demain, ou le jour suivant… plus rien… que le froid de la fosse et cette nuit si profonde, que les vivants n’en ont pas même une idée. Repoussé de ce monde où l’on voit le ciel, où l’on respire, il faut encore que la terre tombe sur moi pour effacer toute trace de mon existence…

« Ne jamais la revoir, elle, Valentine !… Mourir après cet adieu glacial qu’elle m’a laissé… N’avoir pas même un adieu plus doux pour me reposer de ces angoisses. Valentine !… où est-elle maintenant ?… A-t-elle pitié ou horreur de moi ?… Quel silence entre nous deux… Pas une pensée, pas un lien qui me réunisse à elle. Et demain, il faudra mourir ainsi… Ah ! dans ce cachot ont passé bien des condamnés à mort ; mais vous le savez, mon Dieu, y en eut-il jamais un aussi seul, aussi abandonné que moi !…

Il se rappela alors le billet qu’il avait reçu la veille.

— Je le savais bien, dit-il, ce n’était qu’une feinte de Pasqual pour tromper ma douleur, et me rendre un instant de courage… Il vous reste un ami, disait ce billet… Mensonge cruel… Si un être au monde m’aimait encore, c’est dans ce moment que, malgré toutes les murailles et les verrous de la prison, il serait là, près de moi.

Le cœur d’Herman se brisa, ses larmes coulèrent.

Mais alors, comme si sa pensée eût été entendue, et qu’en effet une voix amie eût voulu lui répondre, des accents harmonieux et pleins d’une douceur ineffable descendirent vers lui de l’ouverture pratiquée au sommet du cachot.

Ce n’était pourtant encore qu’une illusion ! L’espèce de conduit percé dans la maçonnerie aboutissait à la chapelle. C’était l’heure de la bénédiction, des enfants de chœur chantaient à l’autel de toute leur voix fraîche et sonore ; dans l’enceinte, les accents rudes, contenus et presque timides de quelques prisonniers résonnaient sur un ton plus bas ; il en résultait une harmonie d’un caractère particulier et pénétrant.

Cette musique, bien qu’étrangère aux souffrances d’Herman, fit naître dans son âme une impression pieuse. Il se rappela alors avoir entendu désigner la peine de mort par ce mot suprême : Expiation.

— Oh ! pour être délivré des remords, dit il, pour redevenir pur, libre de conscience comme dans mon heureuse jeunesse, je donnerais ma vie ; s’il est vrai que mon âme soit rappelée à cet état, rajeunie, purifiée par le supplice, je l’accepte… j’en rends grâce à Dieu !…

Alors il leva vers l’espace du ciel qu’on apercevait au loin un regard ranimé de quelque espérance.

Quand il ramena les yeux autour de lui, la porte du cachot s’était ouverte, et Pasqual était entré.

Le grand nombre des prisonniers obligeait à en placer quelquefois deux dans le même cabanon, et, sur la demande de Pasqual, on l’avait réuni à son maître.

À sa vue, Herman tressaillit de pitié et de regret… Il n’avait pu entendre l’arrêt du tribunal, mais tout lui faisait croire que son complice était condamné, et la présence de celui qu’il entraînait dans sa destinée en doublait l’impression terrible.

Pasqual s’était arrêté une minute à l’entrée du cachot. Lorsqu’il fit quelques pas en avant, Herman remarqua qu’il avait repris les habits de paysan dont il était vêtu en arrivant à Paris, et qui étaient toujours restés dans sa mansarde.

Ce signe de simples et douloureux regrets donnés au passé pénétra le cœur d’Herman ; il tendit la main à son malheureux et dévoué serviteur.

Mais cette main affaiblie retomba avant que celle de Pasqual fût venue s’y joindre.

Ils restèrent quelque temps en silence.

Herman osait à peine lever les yeux vers son compagnon d’infortune ; cependant, au premier regard qu’il porta sur lui, il fut frappé de l’expression de ses traits comme il l’avait été de son costume.

Cette étrange sérénité qui semblait naître dans Pasqual en même temps que la mesure du malheur se comblait apparaissait mieux que jamais sur son visage.

À cette observation, une surprise, un trouble infinis se mêlèrent à la douleur d’Herman ; dans une telle situation, le désespoir de Pasqual l’eût moins effrayé que ce calme singulier.

Il lui dit d’une voix presque inintelligible :

— Tu viens me dire adieu… pour toujours.

— Oui, répondit seulement Pasqual.

— Nous serons cependant… réunis… dans la mort… murmura Herman.

— Non, dit Pasqual du même ton laconique.

À cette réponse, Herman le regarda palpitant ; il ne savait lui-même si c’était de crainte ou d’espoir.

— Vous aviez perdu connaissance au moment où le verdict a été rendu, répondit Pasqual à ce regard ; les paroles du jugement ne sont pas arrivées jusqu’à vous… ce n’est pas la peine de mort qui a été prononcée.

Un frisson parcourut les veines d’Herman ; il entrevoyait la vérité.

— C’est la peine du bagne à perpétuité, acheva Pasqual.

Herman se leva droit, livide… puis retomba sur l’escabelle, la tête penchée dans ses mains,

— Vous étiez l’assassin, je n’étais que le complice, reprit Pasqual ; mais le nom des comtes de Rocheboise d’un côté, celui d’un homme du peuple de l’autre, ont rétabli l’équilibre : on nous a condamnés à la même peine.

Un long silence régna dans le cachot.

Mais dans ce moment-là on entendait au loin le mouvement causé par l’arrivée d’un détachement de soldats qui venait doubler la garde de la prison, où se trouvait un certain nombre de condamnés près de partir pour le bagne. Les paroles du commandant retentissaient sous la voûte d’entrée, le roulement du tambour se prolongeait dans les profondes murailles, et ce bruit de la force armée répondait aux paroles de Pasqual comme un sinistre écho.

Herman leva ses deux mains jointes et ses yeux brûlants de larmes.

— J’espérais la mort, dit-il, la mort qui vient si vite et qui nous régénère. Mais cette vie d’opprobre !… Qu’ai-je fait, mon Dieu, pour mériter un tel supplice !…

Il s’arrêta comme regardant en lui-même.

— Ce que j’ai fait ? reprit-il ; mais tout ce qu’il fallait pour mériter ce sort… Je ne sais plus comment… par quelle fatalité… Mais il y a partout dans ma vie d’horribles fautes…

Pasqual secoua la tête et dit d’un ton d’assurance hautaine :

— Vous n’en avez commis qu’une seule… et il y a si longtemps, que celle-là vous l’avez sans doute oubliée… Les autres ne vous appartiennent pas, c’est moi qui vous les ai fait accomplir.

À cette bizarre assertion de l’ami le plus dévoué, Herman crut que la raison du malheureux s’égarait.

Mais Pasqual, qui s’était levé, se trouvait dans le rayon lumineux répandu à l’intérieur par le haut soupirail, et on pouvait distinguer l’expression de son visage ; son grand front chauve se relevait avec une sorte de fierté et un épanouissement intérieur en effaçait alors les sillons ; ses yeux fixés dans l’espace étaient pleins de chaleur et d’éclat ; il n’y avait jamais eu sur sa figure expressive tant d’imposante grandeur.

Herman demeura donc surpris à l’excès, et reprit d’une voix étouffée :

— Pasqual… que me disiez-vous ?… d’étranges paroles… Il me semble.

— Je disais qu’en devenant tous les jours plus criminel, vous obéissiez à une volonté supérieure à la vôtre… que, lorsque vous étiez seulement faible et léger, je vous ai fait parjure, faussaire, meurtrier.

— Vous !… vous !… Mais je ne comprends rien à ce langage… à ce regard… Vous m’aimiez, Pasqual… Vous aviez commencé avec moi par me sauver la vie… aux dépens de votre sang…

— Oui, une nuit… il y a deux ans… sur un boulevard écarté, je me suis jeté devant vous, je vous ai fait un rempart de mon corps pour vous défendre du fer de deux bandits… C’est que je ne voulais pas qu’un autre eût votre vie ; c’est que vous ne deviez pas mourir d’un coup de couteau, qui vous eût fait passer en une minute de l’existence la plus heureuse à l’éternel repos, mais mourir après tous les revers, tous les tourments, toutes les hontes.

Herman écoutait, l’œil fixe, hagard… Chaque parole qui venait à lui faisait vibrer tout son être.

— Je suis entré chez vous, reprit Pasqual, en qualité de valet. Dès ce jour votre destinée n’a plus dépendu de vous, mais de moi seul. Mon intelligence s’élevait au-dessus de la vôtre, à force de volonté, et ma livrée cachait cette supériorité funeste. Je vous ai jeté dans les désordres des sens ; je vous ai rapproché de la créature la plus séduisante, la mieux faite pour vous enlever au pur amour d’une femme angélique, et vous jeter, parjure, dégradé, dans les plus délirantes voluptés.

— C’est impossible ! s’écria Herman, ce n’est pas vous… vous, Pasqual !… qui me haïssiez ainsi !…

— Écoutez encore, et vous en jugerez. La ruine devait vous conduire à la bassesse, au crime : j’ai voulu vous ruiner. J’ai fait passer dans vos veines un amour insensé de luxe, de splendeur, et vous avez semé la fortune comme une vaine poussière. Au jeu, j’ai fait trouver devant vous ces hommes qui gagnent à coup sûr et dépouillent leur adversaire… Oh ! le génie du mal descend aussi en nous entouré de lumières ; moi, homme de la campagne, j’ai pénétré les mœurs et les secrets des grands pour trouver dans ce monde les ressorts qui devaient précipiter votre ruine.

« La détresse est venue. Vous étiez sans ressource pour fuir la prison ; la pensée vous a été inspirée par moi de créer des faux ; vous vous êtes souillé de ce vol qu’on a marqué du plus grand déshonneur parce qu’il est le plus facile et le plus lâche… Il a fallu y tremper avec vous… J’ai frémi… J’ai pensé à mon père… mais j’ai signé pour vous perdre… Je me suis exposé, livré à une condamnation infâmante pour vous perdre.

« Attendez, attendez encore… Je suis resté attaché à vous dans votre misère… Je l’ai abreuvée d’amertume… J’ai exalté votre jalousie contre Léon Dubreuil ; j’ai exagéré les dangers que vous aviez à craindre de lui ; puis, quand vous avez eu la tête ardente de colère, le cœur débordant de fiel, j’ai déposé un poignard dans vos mains, et je vous ai conduit dans un endroit ténébreux, solitaire, en face de votre rival… Vous savez ce qu’il en est résulté. »

À ces révélations épouvantables, Herman n’éprouvait encore qu’une stupeur glacée, dans laquelle il restait anéanti.

— Oui, reprit Pasqual en laissant tomber de sa hauteur le regard brûlant dont il enveloppait sa victime, oui, Herman de Rocheboise, je t’ai sauvé la vie, mais pour te tuer lentement, pour étouffer un à un chaque souffle de ton être. J’ai anéanti ton repos, tes jouissances de chaque jour en fêtant la fortune ; j’ai tué ton bonheur en te séparant de Valentine ; j’ai détruit ce qui pouvait te rester encore de dignité, d’honneur, en te faisant faussaire, assassin ; j’ai perdu ton âme pour l’éternité en te faisant mourir à la chaîne du bagne, dans la honte et le désespoir.

— Toi ! tu as fait cela ! s’écria Herman en bondissant de son siège et en pressant son front de ses poings crispés. Tu m’as enlacé d’une trame horrible quand je t’ai aimé, protégé, traité comme un ami, comme un frère ! Mais quel être maudit es-tu donc ? quel génie infernal t’inspirait ?…

— Je me vengeais.

— Qui donc es-tu ?

— Pierre Augeville.

Herman, pâle comme la mort, se retira pas à pas en arrière et alla tomber sur sa couche de paille.

Le mouvement de la prison redoublait et s’approchait du cachot.

On entendait des pas nombreux et un bruissement d’armes dans la longueur du couloir. La porte du cabanon s’ouvrit, un greffier entra accompagné de fusilliers, et lut aux condamnés l’ordre par lequel ils faisaient partie du départ qui avait lieu le surlendemain pour Rochefort.

Pierre Augeville s’était adossé les bras croisés contre le mur, au-dessous du soupirail. Il ne fit pas un mouvement et ne changea point de visage en entendant l’annonce de son départ.

— Aujourd’hui en prison, demain au bagne, dit-il à Herman quand la porte se fut refermée. Votre sort est accompli : mon rôle est achevé.

Herman avait à peine entendu ce que les agents de l’autorité venaient de lire. À demi-étendu sur son lit, il restait sous le coup de la révélation extraordinaire qui était arrivée à lui dans les murs de cette prison.

Cependant, au bout de quelques instants, s’accoudant sur son lit et soutenant sa tête de la main, il regarda fixement son étrange compagnon de captivité, et lui dit d’une voix sourde :

— Vous me trompez… Pierre Augeville est mort… je l’ai vu descendre lentement sur le rivage… à i’endroit où trois saules s’élèvent sur le bord… il s’est précipité dans la Seine… Je crois le voir encore…

— Oui, dit celui auquel s’adressaient ces paroles. Après avoir perdu Marie, je ne songeais qu’à elle… possédé d’amour, de douleur, je voulais mourir pour la rejoindre… Je ne savais même plus qui avait causé sa mort… je voyais Marie devant moi, je suivais sa trace… Et je me jetai dans les eaux en regardant le ciel !

Ces mots furent prononcés d’un ton plus calme. Pierre Augeville avait exhalé en partie sa haine dévorante dans l’accomplissement de sa vengeance, dans l’aveu qu’il venait d’en faire ; il semblait plutôt maintenant se parler à lui-même avec une gravité mélancolique.

Il continua :

— Au bout de je ne sais combien de temps, je rouvris les yeux. J’étais couché dans un bateau qui glissait sous la voûte des saules penchés sur l’eau, tandis qu’une blancheur nébuleuse couvrait la rivière… Ma main, posée sur mon cœur, sentit des battements… Le souvenir de tout ce qui s’était passé revint en moi. Alors une révélation subite m’éclaira. — Si je vis encore, dis-je, c’est pour me venger… pour rendre au meurtrier de Marie tout le mal qu’il m’a fait… Ne faut-il pas qu’il y ait une justice.

Pierre, posant la main sur son front, et recueillant ses souvenirs, poursuivit :

— Oh ! j’avais bien compté mes angoisses ! je pouvais les faire payer toutes… Il fallait donc revenir en ce monde sous un autre nom, sous une autre apparence, pour y prendre une tâche nouvelle… Dans mon pays, on me croyait mort ; la brume épaisse m’avait caché dans mon passage ; les mariniers qui s’étaient rencontrés là pour m’arracher des eaux continuaient leur route au loin… je pouvais rester ignoré… J’allais donc commencer cette existence sans nom, où je serais mort aux doux sentiments, aux pieuses vertus, à toutes les douceurs de l’âme, vivant pour la haine et le but qu’elle devait poursuivre.

« Je méditai mes desseins dans la mansarde où je m’étais réfugié en arrivant à Paris… Après des années perdues dans des travaux qui absorbaient mon temps, mes pensées, sans me donner les moyens d’agir, sans me rapprocher de vous, je me jetai dans la tourbe des mendiants. Là, oisif et sans cesse errant dans la ville, je devais bientôt retrouver vos traces.

« Je vous revis en effet. Mais les temps étaient bien changés. Entrainé dans la chute de votre père, vous étiez pauvre, souffrant, isolé : quel mal aurais-je pu vous faire ? En vous ôtant la vie, je vous eusse délivre d’un fardeau. J’attendis.

« Ce ne fut pas en vain. Bientôt je vous retrouvai sous le portique de cette église où un brillant mariage vous ramenait à la fortune. Vous possédiez tout alors : amour, jeunesse, éclat, grandeur, richesse. C’était une volupté infinie de tout vous arracher. Peu de temps après, j’étais chez vous à vos côtés.

« À mon entrée parmi les vagabonds, j’avais retrouvé le nègre qui fut par votre ordre le bourreau de Marie… Le malheureux était macéré dans tout son corps… Sa vue me fut douce !… Si j’avais pu briser un homme dans une minute de ma colère, je parviendrais bien à vous perdre quand toute ma vie serait consacrée à cette œuvre.

Une fois, cependant, je doutai de mon entreprise. Un ange s’était placé entre vous et moi… Jeanne, votre mère, avait cru me reconnaître… Quoique son esprit fût incertain, son cœur l’éclairait… Elle sentait mes funestes desseins comme un orage dans l’air… Elle avait autant d’amour pour vous défendre que j’avais de haine pour vous poursuivre… qui de nous deux l’eût emporté ?… La mort de Jeanne vint terminer la lutte, et je restai seul près de vous. »

Herman écoutait pâle, froid, anéanti !… tressaillant parfois… puis retombant dans son immobilité de marbre.

« Alors, continuait Pierre, je travaillai sans relâche à mon œuvre… Je portais votre livrée, je passais le jour, la nuit à vous servir, rien ne me coûtait… pas même le mensonge, l’hypocrisie !… Je vous voyais faillir, tomber… tomber chaque jour plus bas… et j’attendais le cœur palpitant de vous voir au fond de l’abîme. »

Il s’arrêta un instant ; ses traits prirent tout à coup l’expression d’une douleur passionnée, et il reprit d’une voix vibrante d’émotion :

— Pourtant, Dieu le sait, je n’étais pas né pour le mal, mon âme n’était pas cruelle… Je m’en souviens… même en vous poursuivant avec cette implacable méchanceté, c’était l’amour, l’amour de Marie qui dominait en moi : morte, j’immolais cette victime à sa mémoire, comme vivante, j’aurais arraché la ronce qui eût blessé ses pieds adorés.

« Oui, continuait Pierre Augeville, un sentiment étrange m’inspirait. Je vous voyais souffrir, je comptais vos souffrances, et le poids de mon cœur se dégageait… Oh ! la vengeance a de profonds mystères… Mes regrets devenaient moins amers, mon malheur passé s’adoucissait à mesure que je voyais le malheur fondre sur vous. Cette égalité suprême qui se rétablissait entre nous n’empêchait de renier Dieu.

« C’est ainsi que moi… moi si faible ! du faîte où vous étiez, je vous ai amené, perdu, déshonoré, sur la paille d’une prison. »

À cet instant, un fort bruissement de fer retentit sous la lucarne du cachot.

C’étaient les chaînes, les anneaux destinés aux condamnés près de partir pour Rochefort qu’on jetait en monceaux dans la cour. Des apprêts bruyants, des coups de marteaux encore frappés sur les ferrures mal jointes, complétaient la terrible harmonie et achevaient de faire comprendre l’avertissement lugubre.

Les deux prisonniers prêtèrent l’oreille à ce bruit.

— Entendez-vous ? dit Herman.

— Ce sont des chaînes apportées aux condamnés.

— Ces chaînes sont pour nous !

— Elles vous attendent.

— Oh !… c’est trop !… mon Dieu !…

— Les hommes se sont chargés d’achever mon ouvrage, prononça Augeville. On eût dit que mon âme les inspirait… Au lieu de la mort, ils ont prononcé le bagne, au lieu du supplice d’un moment, le supplice éternel !

Herman jeta un cri qui semblait emporter le dernier souffle de sa vie.

— Vous frémissez, dit Pierre, vous trouvez horrible d’être brisé ainsi par la volonté cruelle d’un seul homme… Et que m’avez-vous donc fait, à moi, demanda-t-il en levant un regard qui attestait le ciel. Croyez-vous donc que je ne fusse pas aussi paisible, heureux, quand vous êtes venu tout à coup me frapper, m’anéantir ?… Est-ce qu’il n’y avait pas aussi pour moi une délicieuse existence dans la tendresse de mon vieux père, dans l’amour de Marie, dans ces mots du cœur épanchés après une journée de travail, au milieu de la verdure que nous avions cultivée, sous le ciel radieux qui souriait à notre joie !… Étais-je donc partagé de moins de douceurs pour en jouir dans l’obscurité ? Étais-je moins fortuné, moins puissant que vous, quand la richesse de la nature, quand le cœur d’une jeune fille, belle et pure, m’étaient donnés dans mon humble campagne ?…

« Vous n’y avez pas pensé, cependant ; en une minute, vous avez tout détruit… Marie est morte dans l’effroi seul du supplice que vous aviez préparé pour elle ; mon père, fou de douleur, est resté abandonné sur une terre flétrie, plus triste que la tombe… Et moi, je leur ai survécu pour supporter seul le souvenir de tant de maux… Après cela, mon Dieu, qu’ai-je donc fait en vous perdant !… Ai-je rendu le mal qui m’avait été fait ?… Ah ! c’est moi qui suis fou d’avoir cru me venger… Vengeance ! mot impuissant, illusion qui berçait mon désespoir !… J’ai voulu rendre souffrance pour souffrance… Insensé !… Être déshonoré aux yeux des hommes, condamné à vivre d’opprobre, entendre forger des fers, voir se lever le jour où on prendra chaîne, qu’est-ce que tout cela, mon Dieu !… Ah ! J’ai bien plus souffert en voyant mourir Marie ! »

À ces mots, Pierre, brisé de l’impression qu’il rappelait, tomba à genoux sur la dalle du cachot. Le jour baissait peu à peu ; on ne voyait plus cette figure solennelle que dans une teinte d’ombre qui s’étendait sur elle comme un voile, et l’enfermait seule avec son éternelle douleur.

Herman, après les premiers instants d’étourdissement, de stupeur, envisagea enfin la fatalité qui l’avait poursuivi dans toute son effrayante vérité ; à sa première surprise, morne, épouvanté, succéda une fièvre ardente.

À la nuit venue, tous les bruits de la prison cessèrent ; un calme sombre régnait dans toute la profondeur de ces murailles. Herman était seul avec cet étrange et implacable ennemi qu’il distinguait vaguement, toujours agenouillé au pied de la muraille, à la lueur blanche de chaque étoile qui passait lentement devant le soupirail.

Les heures s’écoulèrent ainsi. Livré à la fièvre, à cet étal de frémissements continuels, de troubles délirants, Herman, sans cesser de voir sa situation telle qu’elle était, y ajoutait encore les sombres prestiges d’une imagination égarée par l’effroi… dans le cours de cette nuit de doute et d’épouvante, il se reportait sans cesse au temps qui avait suivi son premier crime ; il se retrouvait d’une manière frappante à ces nuits de fièvre, de délire, où le grondement sourd de la rivière redoublait les battements de son sang, où il se voyait entouré de tristes fantômes formés dans la nuit d’une blancheur mystérieuse, et passant sans cesse autour de lui… Mais en ce moment, la désolante vision était une réalité : Pierre Augeville était là !

Quand le jour commença à poindre, les esprits d’Herman étaient tellement égarés et affaiblis par la souffrance, qu’il vit et entendit ce qui se passa alors comme dans un rêve.

Pierre, faiblement éclairé par la lueur pâle qui pénétrait dans le cachot, était toujours prosterné sur la terre ; il tenait entre ses mains une longue chevelure noire, et les yeux élevés vers le soupirail, il regardait le ciel qui se dévoilait au malin.

Il disait d’une voix puissante encore dans son ineffable douceur :

— Marie !… ma tâche est enfin accomplie… je vais te rejoindre… Pardonne-moi de t’avoir laissée si longtemps seule au ciel… Ces années d’exil que je m’étais imposées pour une grande réparation sont terminées… Elles m’ont paru bien longues sur la terre, où aucun souffle ne réchauffait mon cœur.

Il s’arrêta et parut écouter une voix saisissable pour lui seul.

— Oui, répondit-il ensuite, je t’ai toujours aimée : aimée comme le jour où, te recueillant tout enfant dans mes bras, je t’appelai ma fille… comme le jour où, te donnant le premier baiser, je t’appelai ma femme… comme dans ce moment aussi où tu expiras appuyée sur mon cœur, où tu pris tes cheveux déroulés et les approchas de mon sein pour me dire de les garder après toi… Je l’ai toujours aimée comme dans le matin pâle, brumeux, semblable à celui-ci, où je me précipitai dans les eaux pour mourir après toi… Plus heureux aujourd’hui… Marie… je vais te rejoindre !

Pierre prit un poignard caché sur sa poitrine, il se frappa d’un coup mortel, et tomba sur le carreau.