Les Mendiants de la mort/25

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Michel-Lévy frères (p. 216-225).

XV

l’inconnu

La voiture qui renfermait les deux fugitifs de la prison et leur protecteur inconnu, traversait la ville en tenant ses stores baissés, et en roulant au pas le plus rapide des chevaux.

En cheminant ainsi silencieusement, les voyageurs franchirent une barrière, puis un long faubourg, et laissèrent enfin toute habitation derrière eux.

Une fois hors de la portée des réverbères, le maître de la voiture leva les stores, et Herman, au milieu de la nuit aussi foncée que radieuse d’étoiles, aperçut la pleine campagne.

Après avoir marché deux ou trois heures, la calèche quitta le grand chemin, roula quelques instants sur un sentier de gazon et s’arrêta.

On était devant une petite maison entièrement fermée et qui ne laissait apercevoir aucune lumière. Cependant, la porte d’une cour s’ouvrit, et, arrivés là, les voyageurs descendirent de voiture.

Herman, dès qu’il eut mis pied à terre, regarda autour de lui. Gauthier était à ses côtés, mais l’élégant jeune homme qui était venu un jour visiter la prison de la Force et en enlevait maintenant le prisonnier, descendant par l’autre portière, avait déjà disparu.

— Il était temps d’arriver, dit Gauthier ; le ciel commence à blanchir au matin.

En même temps, il fit entrer Herman dans l’intérieur, et, l’usage de la lumière paraissant inconnu dans cette maison, il le conduisit en tendant les mains devant lui jusqu’à une chambre à coucher dont, malgré l’obscurité, on sentait d’abord, en entrant, le bien-être et l’agréable habitation.

Puis le vieillard, après avoir recommandé à Herman de se livrer bien vite au repos dont il avait tant besoin, se retira dans une pièce voisine.

En effet, après tant de cruelles fatigues de corps et d’âme, Herman, dès qu’il se sentit sous les rideaux soyeux de sa nouvelle couche, tomba dans un sommeil profond et dormit jusqu’à une heure très-avancée du lendemain.

En s’éveillant, il vit sur la tenture les rayons du soleil qui décrivaient régulièrement les lames d’une jalousie. L’atmosphère suave et légère qu’il respirait répandait dans ses veines une douceur et une force nouvelles.

Il se leva et ouvrit le vitrage de sa fenêtre. Son habitation était au milieu d’un enclos fermé sans doute depuis longtemps et empreint de ce charme que la solitude donne à la nature… Heureux abandon dans lequel toutes les allées étaient devenues gazon, toutes les plantations, broussailles et fourrés, toute l’étendue un seul chant d’oiseau.

Herman allait lever la jalousie pour mieux jouir de la douceur de l’air, lorsque Gauthier, en entrant, arrêta ce mouvement.

— Non pas, monsieur, n’en faites rien ! cette maison est inhabitée depuis longtemps, et il est bon qu’elle semble toujours fermée aux yeux des gendarmes qui viendraient à passer sur la route.

Un domestique apportait en ce moment une petite table servie.

— Tout ce qu’on peut faire continua Gauthier, est de placer votre table auprès de la fenêtre… là… vous respirerez tout à votre aise.

— Et lui ? dit vivement Herman dès que le domestique se fut retiré. Lui ?… cet ami généreux.

— Ah ! notre beau libérateur ? Vous ne le retrouverez que ce soir dans la chaise de poste qui doit nous emmener.

— Là, seulement ?

— Il s’occupe aujourd’hui de pourvoir à la sûreté du voyage, de se procurer des papiers en règle et des chevaux.

— Nous allons donc encore plus loin ?

— Belle demande !… Est-ce que nous pouvons rester aux portes de Paris ? Croyez-vous que la prison ait si peu souci de ses enfants, qu’elle les laisse ainsi partir sans leur donner de regret ni témoigner sa sollicitude. Dès ce matin, tandis que vous dormiez encore, police et gendarmerie étaient à notre recherche ; vingt brigadiers galopaient de tous côtés, signalement en main, pour retrouver le prisonnier échappé de sa chaîne, et ce traître de geôlier qui, au lieu de le retenir sous les verrous, s’est enfui avec lui.

— Cela est fort étrange, en effet… et, je vous en supplie, expliquez moi enfin ce mystère.

— De tout mon cœur… le temps d’aller déjeuner aussi, et je reviens tout vous conter…

— Non, non, mon cher Gauthier, ne me quittez pas… Mettez-vous à table avec moi, et causons vite.

Tous deux prenaient déjà part à un déjeuner de campagne aux mets simples, mais substantiels, et Herman répétait avec plus de vivacité :

— Vous allez tout me dire : comment cet inconnu a voulu me sauver, comment vous avez pu servir un tel projet.

— Tout absolument.

— Ah ! merci ! s’écria Herman en lui serrant la main, je vais donc savoir à qui je dois plus que la vie.

— Peu de jours après votre arrivée à la Force, raconta Gauthier en continuant de déjeuner, on me fit demander à l’hôtel garni qui touche à la prison. Le domestique, qui était venu pour me chercher, me conduisit dans un salon où je trouvai un jeune homme d’une figure distinguée et prévenante, mais qui avait l’air profondément préoccupé… Lorsque j’entrai, il était encore en robe de chambre, appuyé sur les coussins d’un canapé, et avait laissé tomber sa longue pipe près de lui…

« Il me demanda d’abord si je n’étais pas le gardien du département de la prison dans lequel se trouvait le détenu Herman de Rocheboise. Sur ma réponse affirmative, il me pria de vouloir bien faire placer dans votre cellule des tentures, un lit, une pendule et quelques meubles qu’il enverrait à la Force. Il me demandait instamment défaire opérer ce changement dans votre ameublement, tandis que vous seriez descendu dans le préau, et m’offrait 50 fr. pour la peine que je voudrais bien prendre.

« Il n’y avait rien là qui fût contraire à mes devoirs ; les meubles, visités au greffe, pouvaient ensuite être portés dans votre chambre ; le reste n’exigeait qu’un peu de complaisance ; je fis exécuter ce qui m’était demandé, et refusai la récompense.

« J’avais oublié cet incident, lorsque, il y a peu de jours, et quand votre procès touchait à son terme, je vis ce même jeune homme qui venait visiter l’intérieur de la Force. Le directeur l’accompagnait, et j’ouvrais les portes devant eux.

« L’étranger parcourait avec une curiosité extrême cet antique édifice. Il examinait chaque détail et semblait en chercher d’autres encore. Enfin, arrivé devant la muraille où se trouvait autrefois l’ouverture grillée, il en reconnut la trace, et dit avec une vive émotion : C’est là !

« Alors, soit pour rester plus longtemps à cette place, soit pour cacher au directeur l’intérêt qui l’y amenait, il raconta l’épisode de la veuve Kolli et de ses deux pauvres enfants.

« Jugez, monsieur, ce que j’éprouvais en écoutant ce récit de notre captivité et des derniers moments de ma mère dans une bouche étrangère, mais lait avec une voix août les vibrations m’allaient jusqu’à l’âme…

— Il est vrai, mon cher Gauthier, interrompit Herman… et cela dans cette prison même où vous aviez été détenu, où vous vous retrouviez alors dans une condition différente… Apprenez-moi donc ce secret de votre bizarre destinée.

— Il est bien simple, monsieur. Ma mère, comme vous le savez, périt sur l’échafaud, mais par un décret de la convention de l’an II, les orphelins laissés par les suppliciés étaient recueillis et adoptés par l’État sous le titre d’Enfants de la Patrie. Je quittai donc la prison dans le mois de novembre qui suivit la mort de ma mère, et, remis entre les mains du citoyen Ferrières, du comité de secours, je fus placé par lui dans une maison de bienfaisance.

« Mais dès que les années vinrent éclairer un peu ma raison, je m’indignai de recevoir une misérable charité de ceux qui avaient massacré mes parents et confisqué mon héritage. Je désertai cet asile odieux, et je me livrai au hasard pour le soin de pourvoir à mon existence. Avec du courage et de la persévérance, je pus vivre ; mais sans éducation et sans appui, je n’occupai jamais que des emplois subalternes : c’est ainsi que j’ai fourni ma longue carrière.

« Cependant à l’âge avancé, le travail devint plus difficile ; il se trouvait peu de conditions alors que je pusse remplir. Je ne sais par quelle fatalité… ou quelle providence on m’offrit un emploi de surveillant dans cette même prison où j’avais été enfant. Je refusai longtemps… mais je pensai à ma sœur et je me résignai. Cette pauvre petite Cocotte, qui venait autrefois à travers la grille me donner des nouvelles de ma mère… Après avoir été élevée, ainsi que moi, comme Enfant de la Patrie, s’était retirée dans un hameau près de Lorient, lieu de notre naissance… Notre rêve le plus cher était d’y finir nos jours ensemble…

« Il me fut impossible pourtant de me faire à ma situation.

« Mes répulsions pour ce triste ministère étaient aussi vives qu’à mon arrivée, le jour où ce jeune étranger vint visiter la prison… Oh ! l’âme de ma mère veillait peut-être encore sur moi… À cette même place où elle me bénit en allant à la mort, et grâce à son souvenir rappelé, il venait de naître pour moi un avenir meilleur…

— Comment ! dit Herman, ce fut cette circonstance qui décida de votre évasion ?

— De ma délivrance, de ma réunion prochaine avec ma sœur… Écoutez-moi maintenant. Pénétré de l’accent sympathique avec lequel ce jeune homme avait parlé de nous, victimes obscures et depuis si longtemps oubliées, j’allai le voir le soir même. Il m’avait paru si bon, si généreux à notre première entrevue, que je cédai au mouvement qui m’entraînait vers lui.

« Je lui dit alors qui j’étais et tous les sentiments qui remplissaient mon cœur.

« À mesure que je parlais, ses grands yeux noirs s’éclairaient d’une vive lumière, une exaltation extrême se peignait sur ses traits. Par un mouvement étrange, il pressa sur son sein un livre qu’il tenait lors que j’étais entré. C’était le livre des Prisons de l’Europe, dans lequel il avait lu tous les détails concernant le maison d’arrêt de la Force.

— Écoutez-moi, dit-il. Vous me parlez avec toute confiance, après m’avoir vu un instant ; moi, je vais vous répondre de même sans vous connaître davantage, et, je le sens, nous ne serons trompés ni l’un ni l’autre.

« Là, dans ce livre, continua-t-il, au sujet de l’épisode qui concerne votre malheureuse famille, j’ai vu que cette ouverture par laquelle vous vous entreteniez autrefois avec votre sœur communique maintenant à des bâtiments abandonnés, d’où on arrive à la cantine… En rouvrant la place où fut la grille, on peut faire évader un prisonnier… Et je veux, moi, rendre un prisonnier de la Force à la liberté.

« À ces mots, il me regarda fixement. Mes yeux ne peignaient que l’admiration pour son généreux courage. Il continua avec confiance :

— C’est pour cela que je suis allé dans ce vieil édifice chercher partout la trace de ce passage ; je l’ai retrouvée. Et dans le moment où je parlais de cette communication, dont la pensée vous est si douloureuse et si chère, nous étions également émus, vous de souvenir et moi d’espérance.

« Il fallait cependant qu’un des familiers de la prison secondât mon dessein, et je désespérai de le trouver à prix d’or… Le ciel vous a envoyé à moi. Ce n’est pas une récompense matérielle que je vous offre, à vous qui avez tant souffert dans vos plus chères affections, c’est une autre existence que celle qui vous pèse, c’est la douceur, la paix de l’âme auprès de votre sœur. Si vous voulez emmener une nuit, de la Force, Herman de Rocheboise, prisonnier aujourd’hui, condamné demain, je vous remets une somme qui assurera voire existence, celle de votre sœur, et je vous donne les moyens de vous réunir à elle.

« Je regardai ce jeune homme avec surprise et j’hésitai à répondre. Ce projet, je l’avoue, me parut d’abord empreint d’une teinte de folie.

« Il lut dans ma pensée, et reprit :

— Pour les difficultés matérielles que semble présenter cette entreprise, c’e&t moi qui me charge de les aplanir. J’ai étudié ici, continua-t-il en passant la main sur son livre ouvert, les circuits du vieux monument de la Force ; j’ai tout réglé, tout dirigé d’avance pour le trajet, vous n’aurez qu’a suivre les indications que je vous donnerai. La bonne vieille femme qui tient la cantine vous laissera traverser sa demeure pour gagner la porte de sortie ; je me charge d’obtenir son consentement. Je prendrai aussi les dispositions nécessaires pour que vous puissiez tous deux, en quittant la prison, fuir aussitôt loin de Paris.

« Il continua, pour achever de me donner confiance en l’avenir :

— Pour vous, on ne vous connaît à la maison d’arrêt que sous le nom de Gauthier ; et lorsque vous aurez repris votre nom de famille dans un petit village au fond de la Bretagne, vous serez entièrement à l’abri… Dites, maintenant, voulez-vous faire des heureux en le devenant vous-même ?

Gauthier  :

— L’accent inspiré de cet admirable jeune homme, bien plus encore que ses paroles, me séduisit entièrement… Je baisai la main qu’il me tendait… j’y laissai tomber une larme… et je promis tout ce qu’il voulut.

« C’est ainsi, termina le vieillard en levant sur Herman un regard heureux et fier, c’est ainsi que vous avez été sauvé. Un projet si hardi, tenté par la seule inspiration du cœur, a complètement réussi. Et, grâce au ciel, vous êtes ici libre et en sûreté. »

— Oh ! s’écria Herman ému jusqu’au fond de l’âme, je n’ai pas voulu vous interrompre, je recueillais avec transport chacune de vos paroles… Mais celui qui rend la liberté… ce jeune homme si noble, si courageux, vous ne m’avez pas dit son nom.

— Son nom ?

— Que je le connaisse, enfin !

— Mais je l’ignore entièrement.

— Quoi ! vous ne savez rien de plus ?

— Rien.

— Mon Dieu ! reprit Herman, encore trompé dans son espérance, cherchez bien dans vos souvenirs. La moindre circonstance pourrait servir à me le faire reconnaître.

— Attendez ! c’est lui encore qui, le jour où il vint à la Force, et lorsque nous avions déjà eu un entretien au sujet des embellissements qu’il voulait faire dans votre cellule, me glissa un billet en me faisant signe de vous le remettre secrètement. Ma fois, je n’étais pas très-fort sur la consigne… je posai le petit papier sur le banc du préau, où vous alliez revenir vous asseoir.

— Oui… mais ce billet, d’une écriture inconnue, n’était pas signé… cela ne m’apprend rien de plus.

— Une chose encore.

— Oh ! dites !

— Il paraît que, grâce à son livre sur les Prisons, qu’il lisait comme le saint Évangile, ce jeune homme connaissait tous les secrets du vieux bâtiment de la Force mieux que ceux qui l’habitent. 11 savait donc qu’une ancienne communication, très-étroite, mais par laquelle on pouvait pénétrer, régnait entre le dernier des cachots souterrains et la chapelle. Le jour où je le vis pour prendre toutes les mesures de notre évasion, et qui était celui de votre jugement, il me supplia, si vous étiez condamné au cachot, de vous faire placer dans celui dont je vous parle et qu’il me désigna… Après l’arrêt du tribunal, vous vîntes en effet habiter ce triste lieu… et ce soir-là le jeune étranger resta bien tard à la chapelle.

— Ah ! je m’en souviens, dit Herman, j’ai entendu de là les hymnes religieuses… c’était sa voix, à lui, qui me parlait dans cette douce et consolante harmonie.

Puis soudain Herman se leva et marcha quelque temps en pressant sont front de ses mains. Il songeait que son libérateur, de la chapelle où il était resté longtemps enfermé, avait dû entendre les solennelles et terribles révélations de Pierre Augeville… Il éprouvait une sorte de consolation à penser que celui qui l’avait aimé et protégé malgré ses fautes connaissait du moins le mobile mystérieux de sa destinée, et pouvait juger de la puissance ennemie sur laquelle devait retomber la plus grande partie de ses actes criminels.

Herman ne fut pas plus heureux relativement aux autres questions qu’il adressa au gardien fugitif : celui-ci ne connaissait ni la direction ni le but du voyage qu’on allait entreprendre. Il dit seulement à M. de Rocheboise que, par une précaution de sûreté indispensable, on ne voyagerait que la nuit, et que les journées suivantes se passeraient, comme celle-ci, dans quelque lieu d’asile.

Un domestique monta dans la chambre à coucher du linge fin, des essences et divers objets de toilette qui avaient été placés dans la voiture. Herman, dans une si charmante retraite, trouva du plaisir à se parer pour la solitude, et attendit avec impatience que l’obscurité du soir lui permît de descendre dans l’enclos aperçu de sa fenêtre.

Gauthier, qui continuait à agir en gardien, lui avait accordé un instant de promenade dans les environs lorsque la nuit serait tombée, et avant le moment du départ, qui ne devait avoir lieu qu’à onze heures.

Le soir venu, Herman descendit en effet dans les alentours de sa demeure. Il retrouvait la campagne depuis si longtemps inconnue à ses pas, et la parcourait avec la liberté nouvellement acquise.

Il traversait des sentiers sinueux pleins d’une douce senteur de verdure ; les bouffées de la brise légère rafraîchissaient son front et fortifiaient son cœur ; la libre croissance des plantes, des arbustes, l’abondance des jets fleuris formaient à ses côtés des parois, des voûtes épaisses et y jetait en même temps de suaves ornements ; il voyait à chaque pas des fuyants ombreux qui sollicitaient ses pas d’y pénétrer.

Herman était seul, pour toujours seul ; et, dans cette charmante retraite, il ne pouvait se croire abandonné. Bien que le feuillage fût immobile autour de lui, il croyait y voir passer à peu de distance une ombre compagne de ses pas ; il lui semblait sans cesse qu’une main amie allait venir presser la sienne… Et cependant il ne désirait rien, il jouissait en paix de la fraîcheur du soir, de l’ombre transparente, de l’arôme des plantes… surtout du charme indéfini, sans nom, qui émane de toutes ces choses et semble cependant au-dessus d’elles.

Il aurait marché ainsi longtemps, bercé par les plus douces sensations, lorsqu’il se trouva au bout de l’enclos de la maison, et arrivé sur une route de traverse. Là, des circonstances étranges vinrent le tirer de sa rêverie pour le ramener d’une manière bizarre et impérieuse au sentiment de la réalité.