Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 44

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CHAPITRE XLIV

La ville de Quinsay, capitale du Manzi


Non loin de Siguy existe une ville dont le nom est Quinsay[1], ce qui veut dire : « le ciel ». C’est bien la plus noble et la plus belle ville qui soit au monde. Quand Baïan conquit la contrée, la reine du Manzi le lui notifia par écrit, lui demandant de transmettre son message au grand Khan afin que celui-ci connût la beauté de cette ville et la gardât de tout dommage.

Voici ce que disait le message de la reine, car il était fidèle, ainsi qu’en témoigne messire Marco Polo qui a vu la ville et la connaît.

La ville de Quinsay a cent milles de tour[2]. Elle contient douze mille ponts de pierre assez élevés pour laisser passer un grand navire. Qu’on ne s’étonne pas de ce chiffre, car la ville est bâtie dans l’eau et entourée d’eau : il faut donc des ponts pour y marcher.

Dans la ville, il y a douze corps de métier. Les artisans de chaque corps occupent douze mille maisons. Chaque maison abrite au moins dix hommes, parfois vingt et jusqu’à quarante. Ils ne sont pas tous maîtres, mais beaucoup sont des compagnons qui exécutent les ordres du maître. Il y a du travail pour tous, car plusieurs villes voisines se fournissent à Quinsay.

Les marchands y sont nombreux et riches, plus qu’on ne saurait le dire. Les maîtres de chaque métier, qui sont les chefs des ateliers, ne travaillent pas de leurs mains, non plus que leurs femmes : ils mènent une existence aussi désœuvrée et aussi somptueuse que des rois. La loi interdit aux habitants, possèderaient-ils toutes les richesses du monde, d’exercer un autre métier que celui de leur père.

Dans la cité, il y a un lac qui a trente milles de tour. Sur ses bords s’élèvent les maisons des nobles, ainsi que des monastères et des temples consacrés aux idoles. Au milieu du lac se trouvent deux îles contenant chacune un palais si vaste et si riche qu’on dirait un palais d’empereur. Quand les habitants, au temps du roi, voulaient célébrer une fête, les palais leur étaient ouverts ; ils y trouvaient l’argenterie et tout ce dont ils avaient besoin. Le roi pourvoyait à tous ces frais, pour honorer son peuple. Ainsi les palais étaient publics : s’en servait qui voulait.

Les maisons sont construites en bois, mais il existe de hautes tours de pierre où l’on serre les objets précieux par crainte des incendies.

Les habitants sont idolâtres. Depuis la conquête, ils reçoivent la monnaie de papier. Ils mangent des chiens et d’autres bêtes immondes en horreur aux chrétiens. Par ordre du grand Khan, dix soldats gardent nuit et jour chacun des douze mille ponts pour prévenir tout soulèvement et assurer la police. Dans la ville, il y a une éminence surmontée d’une tour : un homme s’y tient en permanence, dès qu’il aperçoit un incendie ou un désordre quelconque, il frappe une table de bois avec un marteau qu’il tient à la main. Le bruit retentit au loin et chacun sait qu’il se passe quelque chose d’insolite.

Le grand Khan fait bien garder la ville de Quinsay, parce que c’est la capitale du Manzi et parce qu’il perçoit sur le commerce qui s’y fait des droits dont personne, à moins de l’avoir vu, ne peut estimer l’importance.

Toutes les rues sont pavées de pierres, ainsi que toutes les routes du Manzi. Aussi est-il commode d’y passer à cheval, ce qu’on ne pourrait faire si elles n’étaient pavées, car le pays est bas et l’eau s’y amasse quand il pleut.

Le grand Khan a partagé le Manzi en neuf royaumes et a mis à la tête de chacun un roi qui lui est soumis. Le roi qui réside à Quinsay a sous ses ordres cent quarante villes, toutes grandes et riches. Cette immense contrée du Manzi contient plus de douze cents villes sans compter les bourgs et les châteaux. Dans chaque ville, le grand Khan a placé une garnison. La plus petite est de mille hommes ; il y en a de dix mille, de vingt mille, de trente mille. Tous sont originaires du Catay. Ce sont de bons soldats, mais ils ne sont pas tous montés.

Quand un enfant naît, la coutume du pays est d’inscrire le jour et l’heure de sa naissance et la planète sous le signe de laquelle il est né. Ainsi chaque homme connaît le jour de sa naissance. Avant d’entreprendre un voyage, il consulte les astrologues et ne se met en route que s’ils lui indiquent le moment comme favorable.

Dans cette ville, se trouve le palais du roi de Manzi dont je vous ai conté la fuite. C’est le plus vaste palais qui soit au monde. Il a une enceinte de dix milles, entourée de hauts murs crénelés. Elle renferme des jardins délicieux, pleins de fruits excellents, des sources et des lacs poissonneux. Au milieu s’élève le palais, avec vingt salles spacieuses et une plus grande, où une foule de gens pourraient manger. La salle est recouverte d’or, le toit et les murs ne sont garnis que d’or. Le palais contient mille autres pièces grandes et richement décorées.

La ville a cent soixante rues ; chaque rue, dix mille maisons ; en tout seize cent mille maisons, parmi lesquelles un grand nombre de palais somptueux. Il y a une église de chrétiens nestoriens. Sur la porte de chaque maison est inscrit le nom du chef de famille, de sa femme, de ses enfants, de ses esclaves, de ses hôtes. S’il y a des animaux, ils sont indiqués. Quand quelqu’un vient à mourir, on efface son nom. S’il y a une naissance, on inscrit le nom du nouveau-né. De la sorte, le gouverneur de la ville sait toujours le nombre des habitants.

Voici le compte des droits perçus chaque année pour le grand Khan sur la ville et la province de Quinsay, qui forme la neuvième partie du Manzi. Sur le sel, les droits sont de 20 tomans[3] d’or ; chaque toman vaut 70 000 poids d’or, et chaque poids vaut plus d’un florin. Il y a aussi le sucre, qu’on fabrique ici en grande abondance. Le reste du monde, assurent plusieurs, n’en fabrique pas la moitié du seul Manzi. On paie au Khan trois poids pour cent pesant. Ainsi fait-on pour toutes marchandises et pour toute industrie. Pour le charbon, dont il y a une grande quantité, et pour la soie, qui est en abondance extraordinaire, le grand Khan perçoit dix poids sur cent pesant. Le total de ces impôts dépasse toute mesure et il n’est pas possible de croire ce que chaque année la neuvième partie de cette contrée de Manzi rapporte au grand Khan.

Messire Marco Polo, qui dit ces choses, fut chargé plusieurs fois par le grand Khan d’aller vérifier le compte des impôts. Sans les droits sur le sel, ils s’élèvent à deux cent dix tomans d’or qui valent quinze millions sept cent mille pièces d’or[4], c’est-à-dire un des revenus les plus démesurés dont on ait jamais entendu parler. On peut juger du rendement total par ce chiffre qui s’applique à la neuvième partie de la contrée. Il est vrai que c’est la partie la plus riche et la plus productive. Aussi le grand Khan l’aime beaucoup, la fait soigneusement garder et y maintient les habitants en paix.

  1. Lin-ngan, capitale de la dynastie des Soung.
  2. 10 à 11 lieues.
  3. Pauthier estime la somme à 50 000 000 de francs ce qui est le chiffre donné par les annales officielles. Bien entendu, il s’agit de francs-or.
  4. Cela représente cent quarante millions cent quatre-vingt-onze mille francs, toujours en francs-or. Si l’on ajoute l’impôt de sel, cela fait 950 millions de francs-papier.