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Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 51

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CHAPITRE LI

La légende du Bouddha


Il existe à Ceylan une montagne très élevée[1].

La pente en est si raide qu’on ne peut la gravir qu’en s’aidant de chaînes de fer disposées à cet effet. On dit qu’au sommet de cette montagne est le tombeau d’Adam, notre premier père ; c’est du moins ce que prétendent les musulmans. Les idolâtres affirment que c’est le tombeau de celui qui le premier adora les idoles. Ils l’appellent Sagamoni borcam[2]. Ils disent qu’il dépasse tous les autres hommes en vertu et ils le tiennent pour saint. Voici comment ils racontent son histoire.

Il était fils d’un roi puissant et riche. Dès son enfance, il menait, une vie austère, refusait de se mêler aux plaisirs du monde et ne voulait point devenir roi.

Comme, en dépit de toutes les remontrances, il persistait dans ces dispositions, son père en conçut un vif chagrin et essaya de le séduire par toutes sortes de promesses, mais la volonté du prince ne fléchit pas. La douleur du roi était immense, car il n’avait point d’autre fils qui pût lui succéder. Alors il fit construire un palais superbe et y logea le prince au milieu des danses et des concerts, espérant ainsi lui faire prendre goût aux plaisirs du monde. Mais tous ces efforts restaient inutiles.

Le jeune homme n’était jamais sorti du palais, jamais il n’avait vu ni mort ni malade, car le roi avait prescrit qu’on écartât de sa vue tous ces spectacles. Un jour, étant, par extraordinaire, sorti à cheval, il rencontra un cadavre que l’on portait en terre. Sa surprise fut extrême. Il s’informa auprès de ceux qui l’accompagnaient :

— Qu’est-ce donc ? dit-il.

— C’est un homme qui est mort, lui répondit-on.

— Comment ? les homme meurent donc ?

— Oui, ils meurent tous.

Le prince ne dit rien, mais continua tout pensif à chevaucher. Plus loin il rencontra un vieillard qui se traînait avec peine et n’avait plus de dents.

— Qu’a donc cet homme ? demanda le prince. Pourquoi ne peut-il plus marcher ?

— C’est l’âge qui l’accable et qui a fait tomber ses dents.

Le prince alors retourna à son palais, livré à ses réflexions.

— Je ne veux plus, se disait-il, rester dans ce monde qui est mauvais, je veux aller chercher celui qui l’a fait et qui ne meurt point, car je vois bien qu’ici-bas tous les hommes, jeunes ou vieux, doivent mourir.

Une nuit donc, il sortit furtivement du palais et s’en alla, loin des routes, dans les hautes montagnes.

Là, il mena l’existence la plus vertueuse et la plus rude, s’adonnant à des pratiques aussi austères que s’il eût été chrétien. Certes, s’il l’eût été, la pureté de sa vie eût fait de lui un grand saint en Notre Seigneur Jésus-Christ.

Après sa mort, on trouva son cadavre et on le rapporta au roi. Quand celui-ci vit mort le fils qu’il aimait mieux que lui-même, sa douleur fut si grande qu’il faillit en perdre la vie. Il fit faire à la ressemblance du défunt une statue d’or et de pierres précieuses et la fit adorer par ses sujets. Tous disaient que le prince était au nombre des dieux et on le dit encore aujourd’hui.

Selon la légende, il mourut quatre-vingt-quatre fois. La première fois, il mourut homme, puis il ressuscita et devint bœuf. Le bœuf mourut et devint cheval. Ainsi passa-t-il chaque fois dans une espèce d’animal différente. La dernière fois, il mourut et devient Dieu, le plus grand des dieux, croit-on.

Telle est l’histoire de la première idole qui ait été faite et toutes les idoles proviennent de là. Ceci se passa dans l’île de Ceylan.

Là se rendent de très loin en pèlerinage les Musulmans qui disent qu’en ce lieu vécut Adam. Les idolâtres aussi y viennent avec autant de dévotion que les chrétiens vont à Saint-Jacques de Compostelle. Ils montrent encore sur la montagne les cheveux, les dents et l’écuelle de celui qui y vécut et qu’ils appellent Sergamon, le Saint. Ce qui s’est passé véritablement, Dieu seul le sait. En tout cas, selon les saintes Écritures, ce n’est pas dans cette partie du monde que se trouve le tombeau d’Adam.

Le grand Khan, ayant eu connaissance de cette légende, voulut à tout prix posséder les cheveux, les dents et l’écuelle d’Adam. Vers l’an 1284 du Christ, il envoya une grande ambassade qui, après avoir longtemps voyagé par terre et par mer, atteignit Ceylan. Les ambassadeurs allèrent trouver le roi et firent tant qu’il leur remit deux dents maxillaires d’Adam, plusieurs de ses cheveux et son écuelle en beau porphyre vert. Tout joyeux, les messagers s’en retournèrent vers leur maître. Quand ils approchèrent de Cambaluc, ils firent prévenir le grand Khan, qui envoya un nombreux cortège au devant des reliques. Lui-même les reçut solennellement. Une légende voulait que l’écuelle possédât une vertu magique : si l’on y mettait des aliments pour un homme, ils se multipliaient au point de suffire à cinq hommes. Le grand Khan en fit faire l’épreuve et le fait fut reconnu exact.

  1. Le pic d’Adam a 5 400 mètres d’altitude.
  2. C’est-à-dire le Dieu Sakyamonni. Il s’agit de Boudha.