Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

Le vieux de la montagne


Mulette, c’est-à-dire en français dieu terrestre, est une contrée où le Vieux de la Montagne demeurait autrefois. Je vous conterai son histoire telle que messire Marco Polo l’entendit conter par les habitants. Dans leur langue, ils l’appelaient Aloadin[1]. Il avait fait clore entre deux montagnes, en une vallée, le plus grand et le plus beau jardin qu’on ait jamais vu. Ce jardin était rempli de tous les fruits du monde : on y trouvait les plus belles maisons et les plus beaux palais, tous dorés et revêtus de superbes ornements. Des canaux circulaient pleins de vin, de lait, de miel, d’eau ; des dames et demoiselles de grande beauté jouaient de toutes sortes d’instruments et chantaient merveilleusement : elles dansaient si bien que c’était un charme de les voir. Le Vieux disait à qui voulait l’entendre que ce jardin était le Paradis. Il l’avait, en effet, aménagé sur le modèle du Paradis de Mahomet, plein de ruisseaux de vin, de lait, de miel et d’eau et peuplé de houris. Aussi, dans son entourage, personne ne doutait que ce fût là le Paradis.

Il en réservait l’accès à ceux dont il voulait faire des assassins. À l’entrée, se dressait un château inexpugnable qu’il fallait traverser pour pénétrer au jardin, c’est là que le Vieux tenait sa Cour ; il y élevait des enfants de douze ans qui se destinaient à la carrière des armes. Il leur décrivait le Paradis, tel que Mahomet le représente et ces enfants le croyaient.

Il leur faisait ensuite boire un breuvage qui les endormait, puis, par petits groupes, on les prenait et on les transportait dans le jardin.

À leur réveil, ils étaient convaincus, se voyant en si beau lieu, de se trouver au paradis.

Quand le Vieux avait besoin d’un assassin pour l’envoyer quelque part, il faisait verser du breuvage à un de ceux qui étaient dans son jardin et le faisait transporter endormi dans son palais. Le dormeur, à son réveil, se trouvait hors du paradis, dans le château. Sa surprise et son affliction étaient extrêmes. Alors le Vieux le mandait en sa présence : le jeune homme se prosternait profondément, convaincu qu’il était devant un vrai prophète. Le Vieux lui demandait d’où il venait. L’autre répondait qu’il sortait du paradis, qui était bien tel que Mahomet le dit dans sa loi. Ceux des assistants qui n’avaient jamais vu le paradis éprouvaient grand désir, d’y aller.

Lorsque le Vieux voulait faire tuer un grand personnage, il disait à ces jeunes hommes : « Allez et tuez telle personne : quand vous serez de retour, je vous ferai porter par mes anges en paradis. Ils vous y transporteront aussi si vous mourez dans votre mission. » Tous le croyaient et exécutaient l’ordre sans s’inquiéter du danger, tant était grand leur désir de retourner au paradis. Le Vieux faisait ainsi tuer tous ceux dont il ordonnait la mort. Aussi inspirait-il aux princes une très grande terreur et ils lui payaient tribut pour avoir avec lui paix et amitié.

En l’an 1252 du Christ, Houlagou, chef des Tartares orientaux, ayant entendu parler de la grande scélératesse du Vieux, résolut de le détruire. Il confia à un de ses barons une puissante armée et l’envoya assiéger le château. Le siège dura trois ans. Si la garnison eût eu de quoi manger, jamais la place n’eût succombé. Mais, au bout de trois ans, les vivres manquèrent ; les défenseurs se rendirent. Le Vieux et tous les siens furent mis à mort.

  1. Ab-ed-din Mohammed, chef des Ismaéliens, régna de 1220 à 1255.