Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire Aboulcasem

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I

HISTOIRE D’ABOULCASEM BASRY[1]

Tous les historiens conviennent que le calife Haroun-al-Raschid aurait été le prince de son siècle le plus parfait, comme il en était le plus puissant, s’il n’eût pas eu un peu trop de penchant à la colère et une vanité insupportable. Il disait à tous moments qu’il n’y avait point de prince au monde qui fût aussi généreux que lui. Giafar, son premier vizir, ne pouvant souffrir qu’il se vantât ainsi lui-même, prit la liberté de lui dire un jour : « Ô mon souverain maître, monarque de la terre, pardonnez à votre esclave s’il ose vous représenter que vous ne devez point vous louer vous-même. Laissez faire votre éloge à vos sujets et à cette foule d’étrangers qu’on voit dans votre cour. Contentez-vous que les uns remercient le ciel de les avoir fait naître dans vos États, et que les autres s’applaudissent d’avoir quitté leur patrie pour venir ici vivre sous vos lois. »

Haroun fut piqué de ces paroles. Il regarda fièrement son vizir, et lui demanda s’il connaissait quelqu’un qui lui fût comparable en générosité. « Oui, seigneur, répondit Giafar ; il y a dans la ville de Basra[2] un jeune homme appelé Aboulcasem. Quoique simple particulier, il vit avec plus de magnificence que les rois ; et, sans excepter Votre Majesté, aucun prince au monde n’est plus généreux que lui. »

Le calife rougit à ce discours ; ses yeux s’enflammèrent de dépit. « Sais-tu bien, dit-il, qu’un sujet qui a l’audace de mentir devant son maître, mérite la mort ? — Je n’avance rien qui ne soit véritable, repartit le vizir. Dans le dernier voyage que j’ai fait à Basra, j’ai vu cet Aboulcasem : j’ai été chez lui ; mes yeux, quoique accoutumés à vos trésors, ont été surpris de ses richesses, et j’ai été charmé de ses manières généreuses. » À ces mots, l’impétueux Haroun ne put retenir sa colère. « Tu es bien insolent, s’écria-t-il, de mettre un particulier en parallèle avec moi. Ton impudence ne demeurera point impunie. » En disant cela, il fit signe au capitaine de ses gardes d’approcher, et lui commanda d’arrêter le vizir Giafar. Ensuite il alla dans l’appartement de la princesse Zobéide, sa femme, qui pâlit d’effroi en lui voyant un visage irrité.

« Qu’avez-vous, seigneur, lui dit-elle, qui peut causer le trouble qui vous agite ? » Il lui apprit ce qui venait de se passer, et il se plaignit de son vizir dans des termes qui firent comprendre à Zobéide jusqu’à quel point il était en colère contre ce ministre. Mais cette sage princesse lui représenta qu’il devait suspendre son ressentiment et envoyer quelqu’un à Basra pour vérifier la chose : que si elle se trouvait fausse, le vizir serait puni : qu’au contraire, si elle était véritable, ce qu’elle ne pouvait penser, il n’était pas juste qu’on le traitât comme un criminel.

Ce discours calma la fureur du calife. « J’approuve ce conseil, madame, dit-il à Zobéide, et j’avouerai que je dois cette justice à un ministre tel que Giafar. Je ferai plus : comme la personne que je chargerais de cet emploi pourrait, par aversion pour mon vizir, me faire un rapport peu fidèle, je veux aller à Basra et m’informer moi-même de la vérité. Je ferai connaissance avec ce jeune homme dont on me vante la générosité : si l’on m’a dit vrai, je comblerai de bienfaits Giafar, loin de lui savoir mauvais gré de sa franchise ; mais je jure qu’il lui en coûtera la vie s’il m’a fait un mensonge. »

Aussitôt qu’Haroun eut pris cette résolution, il ne songea plus qu’à l’exécuter. Il sortit une nuit secrètement de son palais. Il monte à cheval et se met en chemin, sans vouloir que personne le suive, quelque chose que lui pût dire Zobéide, pour l’engager à ne point partir seul. Étant arrivé à Basra, il descendit au premier caravansérail qu’il trouva en entrant dans la ville, et dont le concierge était un bon vieillard. « Mon père, lui dit Haroun, est-il vrai qu’il y a dans cette ville un jeune homme appelé Aboulcasem, qui surpasse les rois en magnificence et en générosité ? — Oui, seigneur, repartit le concierge ; quand j’aurais cent bouches et dans chacune cent langues, je ne pourrais vous conter toutes les actions généreuses qu’il a faites. » Comme le calife avait besoin de repos, il se coucha après avoir pris quelque nourriture.

Il se leva le lendemain de grand matin et alla se promener dans la ville jusqu’au lever du soleil. Alors, s’approchant de la boutique d’un tailleur, il demanda la demeure d’Aboulcasem. « Eh ! de quel pays venez-vous ? lui dit le tailleur. Il faut que vous ne soyez jamais venu à Basra, puisque vous ne savez pas où demeure le seigneur Aboulcasem. Sa maison est plus connue que le palais du roi… »

La nourrice de Farrukhnaz fut interrompue en cet endroit par l’arrivée d’une esclave qui avait soin tous les jours d’avertir la princesse lorsqu’il fallait aller à la prière de midi. D’abord que cette esclave paraissait, Farrukhnaz sortait du bain et s’habillait ; la nourrice cessa donc de parler, elle reprit son discours le jour suivant, lorsque sa maîtresse rentra dans le bain[3].

II

La nourrice reprit ainsi la parole : Le calife répondit au tailleur : « Je suis étranger. Je ne connais personne dans cette ville, et vous m’obligerez, si vous voulez me faire conduire chez ce seigneur. » Aussitôt le tailleur ordonna à un de ses garçons de le mener à l’hôtel d’Aboulcasem. C’était une grande maison bâtie de pierres de taille et dont la porte était de marbre jaspé. Le prince entra dans la cour où il y avait une foule de domestiques, tant esclaves qu’affranchis, qui s’amusaient à jouer en attendant les ordres de leur maître. Il aborda l’un d’entre eux et lui dit : « Frère, je voudrais bien que vous prissiez la peine d’aller dire au seigneur Aboulcasem qu’un étranger souhaite de lui parler. »

Le domestique jugea bien à l’air d’Haroun que ce n’était pas un homme du commun. Il courut en avertir son maître, qui vint jusque dans la cour recevoir l’étranger qu’il prit par la main et conduisit dans une fort belle salle. Là, le calife dit au jeune homme qu’il avait entendu parler de lui si avantageusement, qu’il n’avait pu résister à l’envie de le voir. Aboulcasem répondit à son compliment d’une manière fort modeste ; et, après l’avoir fait asseoir sur un sopha, lui demanda de quel pays et de quelle profession il était et où il logeait à Basra. « Je suis un marchand de Bagdad, répondit l’empereur, et j’ai pris un logement dans le premier caravansérail que j’ai trouvé en arrivant. »

Après quelques moments de conversation, l’on vit entrer dans la salle douze pages blancs chargés de vases d’agate et de cristal de roche, enrichis de rubis et pleins de liqueurs exquises. Ils étaient suivis de douze esclaves fort belles, dont les unes portaient des bassins de porcelaine remplis de fruits et de fleurs, et les autres des boîtes d’or où il y avait des conserves d’un goût excellent.

Les pages firent l’essai de leurs liqueurs pour les présenter au calife. Ce prince en goûta, et quoique accoutumé aux plus délicieuses de tout l’Orient, il avoua qu’il n’en avait jamais bu de meilleures. L’heure du dîner étant venue sur ces entrefaites, Aboulcasem fit passer son convive dans une autre salle, où ils trouvèrent une table couverte des mets les plus délicats et servis dans des plats d’or massif.

Le repas fini, le jeune homme prit le calife par la main et le mena dans une troisième salle, plus richement meublée que les deux autres, où l’on apporta une prodigieuse quantité de vases d’or, enrichis de pierreries et pleins de toutes sortes de vins, avec des plats de porcelaine remplis de confitures sèches. Pendant que l’hôte et son convive buvaient des plus excellents vins, il entra des chanteurs et des joueurs d’instruments, qui commencèrent un concert dont Haroun fut enchanté. « J’ai, disait-il en lui-même, des voix admirables dans mon palais, mais il faut avouer qu’elles ne méritent pas d’entrer en comparaison avec celles-ci. Je ne comprends pas comment un particulier peut avoir assez de bien pour vivre si magnifiquement. »

Tandis que ce prince était particulièrement attentif à une voix dont la douceur le ravissait, Aboulcasem sortit de la salle et revint un moment après, tenant d’une main une baguette, et de l’autre un petit arbre dont la tige était d’argent, les branches et les feuilles d’émeraudes, et les fruits de rubis. Il paraissait au haut de l’arbre un paon d’or bien travaillé, et dont le corps était rempli d’ambre, d’esprit d’aloès et d’autres senteurs. Il posa cet arbre aux pieds de l’empereur, puis frappant de sa baguette la tête du paon, le paon étendit ses ailes et sa queue, se mit à tourner avec beaucoup de vitesse, et à mesure qu’il tournait, les parfums dont il était plein en sortaient de tous côtés et embaumaient toute la salle.

Le calife ne pouvait se lasser de considérer l’arbre et le paon, et il en témoignait encore son admiration, lorsque Aboulcasem les prit et les emporta fort brusquement. Haroun fut piqué de cette action et dit en lui-même : « Que veut dire ceci ? Ce jeune homme, ce me semble, ne sait pas si bien faire les choses que je croyais. Il m’ôte cet arbre et ce paon, quand il me voit occupé à les regarder. A-t-il peur que je le prie de m’en faire présent ? Je crains que Giafar ne lui ait donné mal à propos le titre d’homme généreux. »

Cette pensée se présentait dans son esprit, lorsque Aboulcasem rentra dans la salle, accompagné d’un petit page aussi beau que le soleil. Cet aimable enfant avait une robe de brocart d’or, relevée de perles et de diamants. Il tenait dans sa main une coupe faite d’un seul rubis et remplie d’un vin couleur de pourpre. Il s’approcha du calife, se prosterna devant lui jusqu’à terre et lui présenta la coupe. Le prince avança sa main pour la recevoir, et l’ayant prise il la porta à sa bouche ; mais, ô prodige étonnant ! après avoir bu, il s’aperçut en la rendant au page, qu’elle était encore toute pleine. Il la reprend aussitôt, et l’ayant reportée à sa bouche, il la vide jusqu’à la dernière goutte. Il la remet ensuite entre les mains du page, et à l’instant même il voit qu’elle se remplit sans que personne verse rien dedans.

À cet objet merveilleux, la surprise d’Haroun fut extrême, et lui fit oublier l’arbre et le paon. Il demanda comment cela se pouvait faire. « Seigneur, lui répondit Aboulcasem, c’est l’ouvrage d’un ancien sage qui possédait tous les secrets de la nature. » En achevant ces paroles, il prit le page par la main et sortit de la salle avec précipitation. Le calife en fut indigné. « Oh ! pour le coup, dit-il, ce jeune homme a perdu l’esprit. Il m’apporte ses curiosités sans que je l’en prie ; il les offre à mes yeux, et quand il s’aperçoit que je prends le plus de plaisir à les voir, il me les enlève. Il n’y a rien de si ridicule ni de si malhonnête. Ah Giafar ! je vous apprendrai à mieux juger des hommes. »

Il ne savait que penser du caractère de son hôte, ou plutôt il commençait à n’en avoir pas bonne opinion, lorsqu’il le vit rentrer pour la troisième fois, suivi d’une demoiselle toute couverte de perles et de pierreries, et plus parée encore de sa beauté que de ses ajustements. Le calife, à la vue d’un si bel objet, demeura saisi d’étoimenient. Elle lui fit une profonde révérence et acheva de le charmer en s’approchant de lui. Il la fit asseoir. En même temps Aboulcasem demanda un luth tout accordé. On lui en apporta un composé de bois d’aloès, d’ivoire, de bois de sandal et d’ébène. Il donna cet instrument à la belle esclave, qui en joua si parfaitement qu’Haroun, qui s’y connaissait, s’écria dans l’excès de son admiration : « Ô jeune homme, que votre sort est digne d’envie ! Les plus grands rois du monde, le commandeur des croyants même n’est pas si heureux que vous. »

D’abord qu’Aboulcasem remarqua que son convive était enchanté de la demoiselle, il la prit par la main et la mena hors de la salle.

III

Ce fut une nouvelle mortification pour le calife. Peu s’en fallut qu’il n’éclatât, mais il se contraignit, et son hôte étant revenu dans le moment, ils continuèrent à se réjouir jusqu’au coucher du soleil. Alors Haroun dit au jeune homme : « Ô généreux Aboulcasem, je suis confus du traitement que vous m’avez fait. Permettez-moi de me retirer et de vous laisser en repos. » Le jeune homme de Basra, qui ne voulait point le gêner, lui fît la révérence d’un air gracieux ; et, sans s’opposer à son dessein, le conduisit jusqu’à la porte de son hôtel, en lui demandant pardon de ne l’avoir pas reçu aussi magnifiquement qu’il le méritait.

« Je conviens, disait le calife en retournant au caravansérail, que pour la magnificence, Aboulcasem est au-dessus des rois ; mais pour la générosité, mon vizir n’a pas raison de le mettre en parallèle avec moi ; car enfin, m’a-t-il fait le moindre présent ? Je me suis pourtant récrié sur la beauté de l’arbre, sur la coupe, sur le page et sur la demoiselle. Et mon admiration devait du moins l’engager à m’offrir quelqu’une de ces choses. Non, cet homme-là n’a que de l’ostentation Il se fait un plaisir détaler ses richesses aux yeux des étrangers. Pourquoi ? Pour contenter seulement son orgueil et sa vanité. Dans le fond, ce n’est qu’un avare, et je ne dois point pardonner à Giafar de m’avoir menti. »

En faisaut ces réflexions si désagréables pour son premier ministre, il arriva au caravansérail. Mais quel fut son étonnement d’y trouver des tapis de soie, des tentes magnifiques, des pavillons, un grand nombre de domestiques, tant esclaves qu’affranchis, des chevaux, des mulets, des chameaux, et outre tout cela, l’arbre et le paon, le page avec sa coupe, et la belle esclave avec son luth.

Les domestiques se prosternèrent devant lui, et la demoiselle lui présenta un rouleau de papier de soie qu’il déplia, et qui contenait ces mots : « Cher et aimable convive que je ne connais point, je n’ai peut-être pas eu pour vous les égards que je vous devais. Je vous supplie d’oublier les fautes que j’ai commises en vous recevant, et de ne pas me faire l’affront de refuser les petits présents que je vous envoie. Pour l’arbre, le paon, le page, la coupe et l’esclave, ils étaient à vous déjà, puisqu’ils vous avaient plu ; car une chose qui plaît à mes convives cesse d’être à moi, et devient leur propre bien. »

Quand le calife eut achevé de lire cette lettre, il fut surpris de la libéralité d’Aboulcasem, convenant alors qu’il avait mal jugé de ce jeune homme : « Mille millions de bénédictions, s’écria-t-il, soient données à Giafar ! Il est cause que je suis désabusé. Ne te vante plus, Haroun, d’être le plus magnifique et le plus généreux de tous les hommes ! un de tes sujets l’emporte sur toi. Mais, ajouta-t-il en se reprenant, comment un simple particulier peut-il faire de pareils présents ? Je devais bien lui demander où il a trouvé tant de richesses. Je confesse que j’ai tort de ne l’avoir point interrogé là-dessus. Je ne veux pas m’en retourner à Bagdad sans avoir approfondi cette affaire. Aussi bien il m’importe de savoir pourquoi, dans les États qui sont sous ma puissance, il y a un homme qui mène une vie plus délicieuse que moi. Il faut que je le revoie, et que je l’engage adroitement à me découvrir par quels moyens il a pu faire une fortune si prodigieuse. »

Impatient de satisfaire sa curiosité, il laissa dans le caravansérail ses nouveaux domestiques, et retourna chez le jeune homme à l’heure même, et se voyant seul avec lui : « Ô trop aimable Aboulcasem, lui dit-il, les présents que vous m’avez faits sont si considérables, que je crains de ne pouvoir les accepter sans abuser de votre générosité. Permettez que je vous les renvoie, et que, charmé de la réception que vous m’avez faite, j’aille publier à Bagdad votre magnificence et votre penchant généreux. — Seigneur, lui répondit le jeune homme d’un air mortifié, vous avez sans doute sujet de vous plaindre du malheureux Aboulcasem. Il faut que quelqu’une de ses actions vous ait déplu, puisque vous rejetez ses présents. Vous ne me feriez pas cette injure, si vous étiez content de moi. — Non, répliqua le prince, le ciel m’en est témoin, je suis enchanté de votre politesse ; mais vos présents sont trop précieux. Ils surpassent ceux des rois ; et si j’ose vous dire ce que je pense, vous devriez moins prodiguer vos richesses, et faire réflexion qu’elles peuvent s’épuiser. »

Aboulcasem sourit à ces paroles, et repartit au calife : « Seigneur, je suis bien aise d’apprendre que ce n’est point pour me punir d’avoir commis quelque faute à votre égard que vous voulez refuser mes présents ; et pour vous obliger à les recevoir, je vous dirai que j’en puis faire tous les jours de semblables, et même de plus grands, sans m’incommoder. Je vois bien, ajouta-t-il, que ce discours vous étonne, mais vous cesserez d’en être surpris, quand je vous aurai confié toutes les aventures qui me sont arrivées. Il faut que je vous fasse cette confidence. » En disant cela, il conduisit Haroun dans une salle mille fois plus ornée et plus riche que les autres. Plusieurs cassolettes très douces la parfumaient, et l’on y voyait un trône d’or avec de riches tapis de pied. Al-Raschid ne pouvait se persuader qu’il fût dans la maison d’un particulier ; il croyait être chez un prince plus puissant que lui-même. Le jeune homme le fit monter sur le trône, s’assit à ses côtés, et commença de cette manière l’histoire de sa vie.

IV

« Je suis fils d’un joaillier du Caire nommé Abdelaziz. Il possédait tant de richesses, que craignant d’armer contre lui l’envie ou l’avarice du sultan d’Égypte, il quitta son pays et vint s’établir à Basra, où il épousa la fille unique du plus riche marchand de la ville.

Je suis le seul fruit de ce mariage ; de sorte que jouissant de tous les biens de mon père et de ceux de ma mère après leur mort, j’avais une fortune très brillante. Mais j’étais fort jeune, j’aimais la dépense, et me voyant de quoi exercer mon humeur libérale, ou pour mieux dire ma prodigalité, je vivais avec tant de profusion qu’en moins de deux ou trois ans mon patrimoine se trouva dissipé. Alors, comme tous ceux qui se repentent de leur mauvaise conduite, je fis les plus belles réflexions du monde.

Après la figure que j’avais faite à Basra, je crus devoir aller traîner ailleurs des jours malheureux. Il me sembla que ma misère me serait plus supportable devant des yeux étrangers. Je vendis ma maison, le seul bien qui me restait. Je me joignis à une caravane de marchands avec lesquels j’allai à Moussel, ensuite à Damas ; et, traversant le désert d’Arabie et le mont Pharan, j’arrivai au grand Caire.

La beauté des maisons et la magnificence des mosquées me surprirent ; et me représentant tout à coup que j’étais dans la ville où Abdelaziz avait pris naissance, je ne pus m’empêcher de soupirer et de répandre quelques larmes. « Ô mon père ! disais-je en moi-même, si vous viviez encore, et que dans le lieu où vous avez joui d’un sort digne d’envie, vous vissiez votre fils dans une situation déplorable, quelle serait votre douleur ! »

Occupé de cette pensée qui m’attendrissait, j’arririvai en me promenant sur les bords du Nil. J’étais derrière le palais du sultan. Il parut à une fenêtre une jeune dame dont la beauté me frappa. Je m’arrêtai pour la regarder ; elle s’en aperçut, et se retira. Comme la nuit approchait, et que je ne m’étais point encore assuré d’un logement, j’en allai chercher un dans le voisinage.

Je pris un peu de repos ; les traits de la jeune dame s’offraient sans cesse à mon esprit. Je sentais bien que je l’aimais déjà. Plût à Dieu, disais-je, que je ne l’eusse pas vue, ou qu’elle ne m’eût point remarqué. Je n’aurais pas conçu pour elle un amour insensé, ou j’aurais eu le plaisir de la regarder plus longtemps.

Je ne manquai pas le lendemain de me rendre sous ses fenêtres dans l’espérance de la revoir. Mais je fus trompé dans mon attente. Elle ne se montra point. Cela m’affligea fort, sans pourtant me rebuter ; car j’y retournai le jour suivant, et je fus plus heureux. La dame parut, et voyant que je la considérais avec attention : « Insolent, me dit-elle, ne sais-tu pas qu’il est défendu aux hommes de s’arrêter sous les fenêtres de ce palais ? Retire-toi promptement. Si les officiers du sultan te surprennent en cet endroit, ils te feront mourir. »

Au lieu d’être épouvanté de ces paroles et de prendre la fuite, je me prosternai le visage contre terre, puis m’étant relevé : « Madame, lui dis-je, je suis un étranger. J’ignore les coutumes du Caire, et quand je les saurais, votre beauté m’empêcherait de les observer. — Ah ! téméraire, s’écria-t-elle, crains que je n’appelle ici des esclaves pour punir ton audace. » En parlant de cette sorte, elle disparut, et je crus qu’indignée de ma hardiesse, elle allait effectivement appeler du monde pour me maltraiter.

Je m’attendais à voir venir fondre sur moi des gens armés, mais, plus touché de la colère de la dame que de ses menaces, j’étais insensible au péril où je me trouvais. Je regagnai lentement ma maison. Que cette nuit fut cruelle pour moi ! Une ardente fièvre, causée par l’agitation de mon amour, vint échauffer mon sang et me causa d’affreuses rêveries.

Cependant l’envie de revoir la dame et l’espérance d’en être regardé plus favorablement, quoique je n’eusse pas lieu de m’y attendre, calmèrent mes transports. Entraîné par ma folle passion, je courus encore le lendemain sur les bords du Nil, et me plaçai au même endroit que les jours précédents.

La jeune dame se montra dès qu’elle m’aperçut, mais elle avait l’air si fier que j’en fus effrayé : « Quoi, misérable, me dit-elle, après les menaces que je t’ai faites, tu peux revenir dans ces lieux ! fuis loin de ce palais. Je veux bien t’avertir encore par pitié que ta perte est certaine, si tu ne disparais en ce moment. Qui peut te retenir ? ajouta-t-elle un moment après, voyant que je ne m’en allais point. Tremble, jeune audacieux, la foudre est prête à tomber sur toi. »

À ce discours, qui sans doute aurait persuadé un homme moins épris que moi, au lieu de m’éloigner de la dame, je la regardai d’un air tendre, et lui répondis : « Belle dame, croyez-vous qu’un malheureux qui s’est laissé charmer et qui vous adore sans espérance, puisse craindre la mort ? Hélas ! j’aime mieux perdre la vie, que de ne pas vivre pour vous. — Eh bien, reprit-elle, puisque tu es si opiniâtre, vas passer le reste de la journée dans la ville, et reviens cette nuit sous mes fenêtres. » À ces mots elle disparut avec précipitation, et me laissa rempli d’étonnement, d’amour et de joie.

Si jusque-là j’avais été rebelle au commandement rigoureux que la dame me faisait de m’en aller, vous devez bien penser que je m’y soumis alors fort volontiers ; la nouvelle circonstance qu’on y ajoutait en adoucissait la rigueur. Dans l’attente des plaisirs que je me promettais, j’oubliais mes malheurs. « Je ne dois plus, disais-je, me plaindre de la fortune ; elle me devient plus favorable qu’elle ne m’a été contraire. » Je me retirai chez moi, où je m’occupai à me parer et à me parfumer.

Quand la nuit fut venue, et que je jugeai qu’il était temps d’aller où mon amour m’appelait, je m’y rendis dans l’obscurité. Je trouvai à une fenêtre de l’appartement de la dame une corde suspendue. Je m’en servis pour y monter. Je traversai deux chambres pour en gagner une troisième qui était magnifiquement meublée, et au milieu de laquelle il y avait un trône d’argent.

Je fis peu d’attention aux meubles précieux et à toutes les choses rares qu’on y voyait. La dame seule attira mes regards. Ah ! seigneur, que d’attraits ! Soit que la nature l’eût formée pour montrer aux hommes qu’elle sait, quand il lui plaît, faire un ouvrage parfait, soit que, trop prévenue pour elle, mon imagination charmée dérobât ses défauts à mes yeux, je fus enchanté de sa beauté.

Elle me fit monter sur le trône, s’assit auprès de moi et me demanda qui j’étais. Je lui contai mon histoire avec beaucoup de sincérité. Je m’aperçus qu’elle l’écoutait fort attentivement. Elle me parut même touchée de la situation où la fortune m’avait réduit : et cette pitié qui marquait un cœur généreux, acheva de me rendre le plus amoureux de tous les hommes. « Madame, lui dis-je, quelque malheureux que je sois, je cesse d’être à plaindre, puisque vous êtes sensible à mes malheurs. »

V

Insensiblement nous nous engageâmes dans un tendre entretien qu’elle soutint avec beaucoup d’esprit, et elle m’avoua que si j’avais été frappé de sa vue, de son côté, elle n’avait pu se défendre d’avoir de l’attention pour moi. « Puisque vous m’avez appris qui vous êtes, poursuivit-elle, je ne veux point que vous ignoriez qui je suis.

Je me nomme Dardané. J’ai pris naissance dans la ville de Damas. Mon père était un des vizirs du prince qui y règne aujourd’hui, et s’appelait Behrouz. Comme la gloire de son maître et le bien de l’État faisaient la règle de toutes ses actions, il eut pour ennemis tous ceux qui avaient d’autres principes, et ces ennemis le perdirent dans l’esprit du roi. L’infortuné Behrouz, après plusieurs années de service, fut écarté de la cour. Il se retira dans une maison qu’il avait aux portes de la ville, où il se donna tout entier à mon éducation. Mais, hélas ! il n’eut pas le plaisir de recueillir le fruit de ses peines, il mourut que je n’étais point encore sortie de l’enfance.

Ma mère ne le vit pas plutôt mort, qu’elle fit de l’argent comptant de tous ses effets : et cette misérable femme, après m’avoir vendue à un marchand d’esclaves, partit pour les Indes avec un jeune homme qu’elle aimait. Cependant le marchand d’esclaves m’amena au Caire, avec plusieurs autres filles qu’il avait achetées. Il nous habilla toutes magnifiquement, et quand il nous crut en état d’être présentées au sultan d’Égypte, il nous fit entrer dans une grande salle où le sultan était assis sur son trône.

Nous passâmes toutes l’une après l’autre devant ce prince, qui parut charmé de ma vue. Il descendit de son trône, et s’étant approché de moi : « Qu’elle est bien faite ! s’écria-t-il. Quels yeux ! quelle bouche ! Mon ami, continua-t-il en s’adressant au marchand, depuis que tu me vends des esclaves, tu ne m’en as jamais amené une de la beauté de celle-ci. Non, rien n’est comparable à cette jeune personne. Demande ce que tu voudras pour elle. Je ne puis assez te payer un objet si charmant. » Enfin ce prince, transporté de joie et déjà fort amoureux, fit donner une grosse somme au marchand et le renvoya avec ses autres esclaves. Il appela ensuite le chef des eunuques : « Keydkabir, lui dit-il, conduis ce soleil dans un appartement séparé. » Keydkabir obéit, et m’amena dans celui-ci qui est le plus riche du palais. Je n’y fus pas plutôt rendue, que plusieurs esclaves, jeunes et vieilles, y entrèrent. Les unes m’apportèrent des habits magnifiques ; les autres des rafraîchissements, et les autres avaient des luths dont elles jouaient assez bien. Elles me dirent toutes qu’elles m’étaient envoyées par le sultan ; que ce prince les destinait à me servir, et qu’elles n’épargneraient rien pour s’en bien acquitter.

Je reçus bientôt une visite du sultan. Il me déclara son amour dans les termes les plus vifs ; et les réponses naïves que je faisais à des discours si nouveaux pour moi, au lieu de déplaire à ce prince, irritaient sa passion. Enfin me voilà devenue sultane favorite. Toutes les esclaves qui se croyaient assez belles pour mériter ma place, en furent très jalouses ; et vous ne sauriez imaginer tous les moyens qu’elles mettent en usage depuis trois ans pour me détruire. Mais je me tiens si bien sur mes gardes, que leur malice a été inutile jusqu’ici. Ce n’est pas que je sois contente de mon sort ; car je ne puis aimer le sultan, et je ne suis point assez ambitieuse pour être éblouie des honneurs qu’on me rend. Je suis seulement piquée de tous les efforts que mes rivales font pour me perdre, et je veux qu’elles en aient le démenti. Vous devez pardonner cela à une femme.

Leurs chagrins, poursuivit-elle, me font donc plus de plaisir que l’amour du sultan. Il faut pourtant avouer que ce prince est aimable ; mais soit qu’il ne dépende pas de nous d’aimer, soit que la conquête de mon cœur vous fut réservée, vous êtes le premier homme qui se soit attiré mes regards. »

Pour répondre à un aveu si obligeant, et qui me semblait augmenter le prix de ma bonne fortune, je promis à la jeune dame un amour immortel, et je la pressai de ne pas différer plus longtemps mon bonheur. Mes discours passionnés l’attendrirent : mais la fortune se plaît à présenter aux malheureux des espérances trompeuses, et mon astre ennemi n’avait pas encore répandu sur moi toute sa mauvaise influence. Dans le moment que la belle Dardané, rendue aux pressantes instances de ma tendresse, allait combler mes désirs, on vint frapper à la porte de la chambre assez rudement. Nous en fûmes effrayés l’un et l’autre. « Ô ciel ! me dit la dame tout bas, on m’a trahie ! nous sommes perdus ! c’est le sultan lui-même ! »

Si la corde dont je m’étais servi pour monter eût été attachée à une fenêtre de la chambre où nous étions, j’aurais pu facilement me sauver, mais elle était à une fenêtre de la chambre même où se trouvait alors le sultan. De sorte que prenant le seul parti qui me restait, je me cachai sous le trône, et Dardané alla ouvrir la porte.

VI

Le sultan, suivi de plusieurs eunuques noirs qui portaient des flambeaux, entra d’un air furieux. « Malheureuse ! s’écria-t-il, quel homme est ici avec toi ? On en a vu monter un à une fenêtre de cet appartement, et la corde y est encore attachée. » La dame demeura interdite à ces paroles. Elle ne put répondre un seul mot ; et quand elle aurait osé payer de hardiesse, son effroi ne la condamnait que trop. « Qu’on cherche partout, ajouta le sultan, et que le téméraire n’échappe point à ma vengeance ! » Les eunuques obéirent. Ils m’eurent bientôt découvert. Ils m’arrachèrent de dessous le trône et me traînèrent jusqu’aux pieds de leur maître, qui me dit : « Ô misérable ! quelle est ton audace ! La ville du Caire n’a-t-elle point assez de femmes pour toi, et ne devais-tu pas respecter mon palais ? »

Je n’étais pas moins épouvanté que la favorite. Peu s’en fallut même que je ne tombasse évanoui. Je crois que si la même aventure vous arrivait à Bagdad, et que vous vous trouvassiez surpris par le grand Haroun-al-Raschid dans son sérail (pardonnez-moi, seigneur, cette réflexion), vous ne se seriez peut-être pas dans un autre état. Je n’eus donc pas la force de parler. J’étais à genoux devant le sultan, et je n’attendais que la mort. Ce prince tira son sabre pour me la donner ; mais dans le temps qu’il m’allait frapper, il arriva une vieille dame mulâtre qui l’en empêcha. « Qu’allez-vous faire, seigneur, lui dit-elle, ne frappez point ces misérables ; ne souillez pas votre main d’un sang si abject. Ils sont indignes même que la terre reçoive leurs cadavres, puisqu’ils ont eu l’insolence, l’un de vous manquer de respect, et l’autre de vous trahir. Ordonnez qu’on les jette tous deux dans le Nil, et qu’ils servent de pâture aux poissons. » Le sultan suivit ce conseil, et les eunuques nous précipitèrent dans le Nil par les fenêtres d’une tour, dont ce fleuve battait les murs.

Quoique étourdi de ma chute, comme je sais fort bien nager, je gagnai le rivage opposé au palais. Échappé d’un si grand péril, je me rappelai le souvenir de la jeune dame, que la peur de mourir m’avait fait oublier ; et l’amour à son tour triomphant de la crainte de la mort, je rentrai dans le Nil avec plus d’ardeur que je n’en étais sorti, j’en suivis le cours en nageant ; et autant que l’obscurité de la nuit me pouvait permettre de discerner les objets, je tâchai de découvrir sur l’eau le corps de la jeune infortunée dont je causais la perte ; mais je ne l’aperçus point, et sentant que mes forces commençaient à s’affaiblir, je fus obligé de regagner la terre pour conserver une vie que j’exposais inutilement. Je ne pouvais douter que la favorite n’eût perdu la sienne, et j’étais inconsolable d’avoir sa mort à me reprocher. Je pleurais amèrement. « Hélas ! disais-je, sans moi, sans mon funeste amour, Dardané, la belle Dardané vivrait encore ! Eh ! pourquoi suis-je venu au Caire ? Pourquoi, n’ignorant pas que les malheurs sont contagieux, ai-je recherché la tendresse d’une si charmante personne ? » Pénétré de douleur de me voir la cause de son infortune, et le séjour du Caire me devenant odieux après cette aventure, je pris la route de Bagdad.

Après quelques jours de chemin, j’arrivai au soir au pied d’une montagne, derrière laquelle il y avait une assez grande ville. Je m’assis au bord d’un ruisseau pour me reposer, et je résolus de passer la nuit en cet endroit. Le sommeil se rendit maître de mes sens, et déjà les premiers rayons du jour étaient prêts à paraître, lorsque j’entendis à quelques pas de moi des plaintes et des gémissements qui me réveillèrent. Je prêtai une oreille attentive, et il me sembla que ces plaintes étaient d’une femme qu’on maltraitait. Je me levai aussitôt, et m’avançant du côté qu’elles partaient, j’aperçus un homme qui faisait une fosse avec une pioche.

Je me cachai dans un buisson pour l’observer. Je remarquai qu’ayant fait la fosse, il mit dedans quelque chose qu’il couvrit de terre, et qu’ensuite il s’en alla. Le jour étant venu presque dans le moment, je m’approchai pour voir ce que c’était. Je remuai la terre, et trouvai un grand sac de toile tout ensanglanté, dans lequel il y avait une jeune fille qui paraissait rendre les derniers soupirs. Ses habits, quoique couverts de sang ne laissèrent pas de me faire juger que ce devait être une personne de qualité. « Quelle cruelle main, m’écriai-je, saisi d’horreur et de compassion, quel barbare a pu maltraiter cette jeune personne ? Le ciel veuille punir cet assassin. »

La dame, que je croyais sans connaissance, entendit ces paroles, et me dit : « Ô musulman ! soit assez charitable pour me secourir. Si tu aimes ton créateur, donne-moi une goutte d’eau pour apaiser la soif qui me dévore, et pour soulager ma vive douleur. » Je courus aussitôt à la fontaine et remplis mon turban d’eau que je lui portai. Elle en but, et puis ouvrant les yeux, elle me regarda.

« Ô jeune homme, me dit-elle, qui viens si à propos à mon secours, tâche d’arrêter mon sang. Je ne crois pas mes plaies mortelles. Sauve-moi la vie ; tu ne t’en repentiras pas. »

Je déchirai mon turban et une partie de ma veste, et quand j’eus bandé ses plaies : « Pousse la charité jusqu’au bout, me dit-elle ; porte-moi dans la ville et me fais panser. — Belle dame, lui dis-je, je suis étranger ; je ne connais personne dans cette ville. Si l’on me demande par quelle aventure je me trouve chargé d’une fille assassinée, que faudra-t-il que je réponde ? — Dis que je suis ta sœur, répartit-elle, et ne te mets point en peine du reste. »

Je pris la dame sur mon dos. Je la portai dans la ville, et j’allai loger dans un caravansérail où je lui fis préparer un lit. J’envoyai chercher un chirurgien qui la pansa, et qui m’assura que ses blessures n’étaient pas dangereuses. En effet, elle fut guérie au bout d’un mois. Pendant qu’elle était convalescente, elle demanda du papier et de l’encre. Elle écrivit une lettre, et me la mettant entre les mains : « Va, me dit-elle, au lieu où s’assemblent les marchands, demande Mahyar, présente-lui ma lettre, prends ce qu’il te donnera, et reviens. »

Je portai la lettre à Mahyar. Il la lut avec beaucoup d’attention, la baisa fort respectueusement et la mit sur sa tête. Il tira ensuite deux grosses bourses pleines de sequins d’or qu’il me donna. Je les pris et revins trouver la dame, qui me chargea de louer une maison. J’en louai une, et nous y allâmes tous deux loger. Sitôt que nous y fûmes arrivés, elle écrivit une seconde lettre à Mahyar, qui me donna quatre bourses remplie de pièces d’or. J’achetai, par ordre de la dame, des habits pour elle et pour moi, avec quelques esclaves pour nous servir…

VII

Je passais dans le quartier pour frère de la dame, et je vivais avec elle comme si je l’eusse été véritablement, quoique ce fût une fort belle personne. Dardané occupait sans cesse ma pensée, et loin de me livrer à de nouvelles amours, je voulus plus d’une fois quitter la dame ; mais elle me priait de ne la point abandonner. « Attends, jeune homme, me disait-elle, j’ai encore besoin de toi pour quelque temps. Je t’apprendrai bientôt qui je suis, et je prétends bien reconnaître les services que tu m’as rendus. »

Je demeurai donc toujours avec elle, et je faisais par pure générosité tout ce qu’elle exigeait de moi. Quelque envie que j’eusse de savoir pourquoi elle avait été assassinée, il ne me fut pas possible de l’engager à me le dire. J’avais beau lui donner souvent l’occasion de me conter son histoire, elle gardait là-dessus un profond silence, au lieu de satisfaire ma curiosité.

« Va, me dit-elle un jour en me présentant une bourse pleine de sequins, va trouver un marchand nommé Namahran. Dis-lui que tu veux acheter de belles étoffes. Il t’en montrera de plusieurs sortes. Choisis-en quelques pièces et paye-les-lui sans marchander. Fais-lui ensuite bien des civilités, et apporte-moi les étoffes. »

Je m’informai de la demeure de Namahran ; on me l’enseigna. Il était assis dans sa boutique. Je vis un jeune homme de fort belle taille, qui avait de petits cheveux crépus et plus noirs que du jais. Il avait de beaux pendants d’oreilles et de gros diamants à tous ses doigts. Je m’assis auprès de lui ; je demandai des étoffes, il m’en fit voir plusieurs pièces ; j’en choisis trois, il y mit le prix ; je lui comptai l’argent. Je me levai, et après avoir pris congé de lui fort civilement, je fis emporter les étoffes par un esclave qui me suivait.

Deux jours après, la dame me donna encore une bourse et me dit de retourner chez Namahran pour y acheter d’autres étoffes. « Mais souvenez-vous, ajouta-t-elle, qu’il ne faut point marchander. Quelque chose qu’il vous demande, ne manquez pas de le lui donner. » D’abord que ce marchand me vit venir chez lui, et qu’il sut ce qui m’amenait, il étala devant moi ses plus riches étoffes. Je m’arrêtai à celles qui me plurent ; et quand il fut question de payer, je jetai ma bourse en disant à Namahran de prendre ce qu’il voudrait. Il fut charmé de ce procédé noble : « Seigneur, me dit-il, ne pourriez-vous pas un jour me faire l’honneur de venir dîner chez moi ? — Très volontiers, lui répondis-je, et ce sera dès demain, si vous le souhaitez. » Le marchand me témoigna que je lui ferais beaucoup de plaisir.

Quand j’appris à la dame que Namaharan m’avait invité à dîner chez lui, elle en parut transportée de joie. « Ne manquez pas d’y aller, me dit-elle, et de le prier de venir ici demain. Dites-lui que vous voulez le régaler à votre tour. J’aurai soin de faire préparer un superbe festin. » Je ne savais ce que je devais penser des mouvements de joie qu’elle laissait éclater. Je voyais bien qu’elle avait quelque dessein ; mais j’étais bien éloigné de le pénétrer. Je me rendis donc le lendemain chez le marchand, qui me reçut et me traita parfaitement bien. Avant que de nous séparer, je lui appris ma demeure, et lui dis que le jour suivant je voulais aussi lui donner à dîner.

Il ne manqua pas de me venir trouver. Nous nous mîmes tous deux à table, et nous passâmes toute la journée à boire des meilleurs vins. La dame ne voulut point être de la partie ; elle eut même grand soin de se tenir cachée pendant le repas. Comme elle m’avait fort recommandé d’amuser le marchand et de ne pas souffrir qu’il s’en retournât chez lui cette nuit, je l’arrêtai le soir, malgré toutes les instances qu’il me put faire pour que je lui permisse de s’en aller. Nous continuâmes de boire, et nous fîmes la débauche jusqu’à minuit. Alors, je le menai dans une chambre où il y avait un lit préparé pour lui. Je l’y laissai et me retirai dans la mienne. Je me couchai et m’endormis ; mais je ne goûtai pas longtemps la douceur du sommeil. La dame vint bientôt me réveiller. Elle tenait un flambeau d’une main et de l’autre un poignard. « Jeune homme, me dit-elle, lève-toi ; viens voir ton convive baigné dans son perfide sang[4]. »

Je me levai plein d’horreur à ces paroles ; je m’habillai à la hâte. Je suivis la dame dans la chambre du marchand, et voyant le misérable étendu sans vie sur son lit : « Ah ! cruelle, m’écriai-je, qu’avez-vous fait ? Avez vous pu commettre une action si noire ? Et pourquoi m’avez-vous fait servir d’instrument à votre fureur ? — Jeune étranger, me dit-elle, ne sois pas fâché d’avoir contribué à me venger de Namahran. C’était un traître. Tu ne le plaindras pas quand tu sauras son crime, ou plutôt quand tu apprendras qu’il est l’auteur de mon infortune, que je te vais raconter. »

  1. Basry. de Basra ou Bassora.
  2. Ou Bassora, au-dessous du confluent du Tigre et de l’Euphrate.
  3. Telle est la division adoptée pour le récit des contes des Mille et un Jours. Chaque séance forme un chapitre. Afin d’éviter des redites fatigantes, nous avons cru devoir retrancher la plupart des détails qui, dans l’original, servent de prélude et de conclusion à la narration de chaque jour.
  4. On trouve une aventure qui ressemble beaucoup à celle-ci dans les Mille et une Nuits : Le Cordonnier et la fille du Roi.