Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire Arouya

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HISTOIRE DE LA BELLE AROUYA

« Il y a quelques années, cnntinua-t-il, qu’il demeurait à Damas un vieux marchand nommé Banou. Il avait une fort belle maison de campagne assez près de la ville, deux magasins remplis de toiles des Indes et de toutes sortes d’étoffes d’or et de soie, avec une jeune femme d’une beauté extraordinaire.

Banou était un homme de plaisir. Il aimait la dépense et se piquait de générosité. Il ne se contentait pas de régaler ses amis, il leur prêtait de l’argent. Il assistait ceux qui avaient besoin de secours. Enfin, il n’aurait pas été satisfait de lui-même s’il eût passé un jour sans avoir rendu quelque service. Il trouva tant d’occasions d’exercer son humeur bienfaisante qu’il gâta peu à peu ses affaires. Il s’aperçut bien qu’il s’incommodait, mais il ne put se résoudre à changer de conduite ; de sorte que, se dérangeant de plus en plus tous les jours, il fut obligé de vendre sa maison de campagne, et il tomba insensiblement dans la misère.

Lorsqu’il vit sa fortune renversée, il eut recours à ses amis : il n’en reçut aucune assistance ; ils l’abandonnèrent tous. Il crut que du moins ses débiteurs lui rendraient ce qu’il leur avait prêté ; mais les uns nièrent la dette, et les autres se trouvèrent hors d’état de s’acquitter. Ce qui causa tant de chagrin à Banou qu’il en tomba malade.

Pendant sa maladie, il se ressouvint par hasard d’avoir prêté mille sequins d’or à un docteur de sa connaissance. Il appela sa femme et lui dit : « Ô ma chère Arouya, il ne faut point encore nous désespérer. Je viens de rappeler dans ma mémoire un de mes débiteurs que j’avais oublié. Je lui ai autrefois prêté mille sequins d’or : c’est le docteur Danischemend. Je ne le crois pas d’aussi mauvaise foi que les autres. Va chez lui, puisque je ne puis y aller moi-même, et lui dis que je le prie de m’envoyer la somme qu’il a reçue de moi. »

LXXXIV

Arouya prit aussitôt son voile et se rendit à la maison de Danischemend. On la fît entrer dans l’appartement de l’alfakih, qui la pria de s’asseoir et de lui dire ce qui l’amenait. « Seigneur docteur, répondit la jeune femme en levant son voile, je suis l’épouse de Banou le marchand : il vous souhaite toutes sortes de prospérités avec le salut, et vous conjure d’avoir la bonté de lui rendre les mille sequins d’or qu’il vous a prêtés. »

À ces paroles, que la belle Arouya prononça d’un air doux et gracieux, le docteur, plus rouge que du feu, attacha ses yeux sur la femme du marchand, et lui répondit en faisant l’agréable : « Ô visage de fée ! Je vous donnerai volontiers ce que vous me demandez, non comme une chose due à votre mari, mais à vous-même, pour le plaisir que vous me faites de venir chez moi. Je sens que votre vue me met hors de moi-même. Vous pouvez me rendre le plus heureux des alfakihs. Répondez, de grâce, aux sentiments que vous venez de m’inspirer ; aussi bien votre époux est d’un âge trop avancé pour mériter votre affection. Si vous voulez combler mes désirs, au lieu de mille sequins, je vais vous en donner deux mille, et je vous jure sur ma tête et sur mes yeux[1] que je serai toute ma vie votre esclave. »

En parlant de cette manière, le trop passionné docteur, pour prouver par ses actions qu’il n’était pas moins épris qu’il le disait, s’approcha de la jeune femme et voulut la presser entre ses bras ; mais elle le repoussa très rudement, et lui dit, en le regardant d’un air qui ne lui présageait rien de favorable : « Arrêtez, insolent, et cessez de vous flatter que je vous écouté. Quand vous m’offririez toutes les richesses de l’Égypte, s’il dépendait de vous de me les donner, vous ne pourriez corrompre ma fidélité. Remettez seulement entre mes mains les mille sequins que vous devez à mon époux, et ne perdez pas le temps à contraindre un cœur qui se refuse à vos vœux. »

L’alfakih avait trop d’esprit pour ne pas juger par ce discours de ce qu’il devait attendre de la vertueuse Arouya. Il perdit l’espérance de la réduire, et, comme c’était un homme très brutal, il changea bientôt de langage. « Il faut, lui dit-il avec beaucoup d’emportement, que tu sois bien effrontée pour me demander de l’argent ! Je ne dois rien à Banou ton mari ; et si ce vieux fou s’est ruiné par une conduite extravagante, je ne suis point assez sot pour contribuer à le rétablir. » À ces mots, il la fit sortir brusquement de sa maison, et peu s’en fallut même qu’il ne la frappât.

La jeune femme s’en retourna tout en pleurs au logis. « Mon cher Banou, dit-elle à son mari, le docteur Danischemend n’est pas plus honnête homme que vos autres débiteurs. Il a eu le front de me soutenir qu’il ne vous devait rien. — Ô l’ingrat ! s’écria le vieux marchand, est-il bien possible qu’il m’abandonne au besoin ? Mais que dis-je, m’abandonne ? Il est même d’assez mauvaise foi pour nier une somme qu’il a reçue. Le fourbe ! il paraissait un homme de probité. Je lui aurais confié toute ma fortune lorsqu’il m’a demandé mille sequins. À qui donc faut-il se fier aujourd’hui ? Que ferai-je, poursuivit-il, dois-je le laisser tranquille ? Non, je veux en avoir raison. Va trouver le cadi ; c’est un juge sévère, et l’ennemi juré des injustices. Conte-lui toute la perfidie du docteur. Je suis assuré qu’il aura pitié de moi, et me rendra justice. »

LXXXV

La jeune femme du vieux marchand alla chez le cadi. Elle entra dans une salle où ce juge donnait audience au peuple, et elle se tint à l’écart. La majesté de sa taille et son grand air la firent bientôt remarquer. Le cadi aimait naturellement le beau sexe. D’abord qu’il aperçut Arouya, il lui fit signe d’approcher, et la conduisit lui-même dans son cabinet. Il l’obligea de s’asseoir sur un sofa, et de lever son voile ; mais il ne vit pas plutôt l’extrême beauté dont elle était pourvue, qu’il en fut aussi charmé que l’alfakih. « Ô canne de sucre ! s’écria-t-il, déjà transporté d’amour, belle rose du jardin du monde, apprends-moi de quoi il s’agit, et sois assurée par avance que je ferai pour toi tout ce que tu voudras. »

Alors elle lui parla de la mauvaise foi de Danischemend, elle le supplia très-humblement d’interposer son autorité pour obliger ce docteur à restituer ce qu’il devait à son mari. « Cela est trop juste, interrompit le cadi, qui se sentait enflammer de plus en plus, je saurai bien l’y contraindre. Il rendra les mille sequins, ou je lui ferai arracher les entrailles. Mais, charmante houri, continua-t-il en se radoucissant, songe, de grâce, que l’oiseau de mon cœur se trouve pris dans les filets de ta beauté : accorde-moi ce que tu as refusé à l’alfakih, et je vais tout à l’heure te faire présent de quatre mille sequins d’or. »

À ce discours, Arouya fondit en pleurs. « Ô ciel ! dit-elle, n’y a-t-il donc point de vertu parmi les hommes ? je ne puis en trouver un qui soit véritablement généreux. Ceux mêmes qui sont chargés de punir les coupables ne se font pas un scrupule de commettre des crimes. »

Le cadi tâcha vainement d’essuyer les larmes de la jeune femme. Comme il persistait à exiger d’elle des faveurs, et qu’il assurait que sans cela elle ne devait attendre de lui aucun service, elle se leva et sortit, pénétrée d’une vive douleur.

Lorsque Banou vit revenir sa femme, il ne lui fut pas difficile de juger qu’elle n’avait pas une bonne nouvelle à lui annoncer. « Je vois bien, lui dit-il, que vous n’êtes pas fort contente du cadi. Il vous a refusé sa protection. Le docteur Danischemend est sans doute de ses amis. — Hélas ! répondit-elle, j’ai perdu ma peine. Il ne veut point nous rendre justice. Il ne nous reste plus aucune espérance. Qu’allons-nous devenir ? — Il faut, reprit Banou, s’adresser au gouverneur de Damas. Je lui ai vendu plusieurs fois des étoffes à crédit. Il me doit même encore de l’argent. Implorons son appui. Je crois qu’il voudra bien employer son crédit pour nous. »

Le lendemain Arouya, couverte de son voile, ne manqua pas d’aller chez le gouverneur. Elle demande à lui parler. On la mène à son appartement. Il la reçut avec beaucoup de civilité et la pria de se découvrir. Comme elle en connaissait les conséquences, elle voulut s’en défendre, mais il n’y eut pas moyen ; il la pressa si galamment de lever son voile qu’elle ne put s’en dispenser.

Si la vue de cette jeune personne avait enflammé le docteur et le cadi, elle ne fit pas moins d’effet sur le gouverneur, qui était un de ces vieux seigneurs qui courent toutes les beautés qui se présentent à leurs regards. « Que de charmes, s’écria-t-il ! je n’ai jamais rien vu de si piquant. Ah ! l’aimable personne ! Dites-moi, poursuivit-il, qui vous êtes et ce qu’il y a pour votre service. — Monseigneur, répondit-elle, je suis femme d’un marchand nommé Banou, qui a quelquefois eu l’honneur de vous vendre des étoffes. — Oh ! que je le connais bien, interrompit-il ; c’est un des hommes du monde que j’aime et que j’estime le plus. Qu’il est heureux d’avoir une si charmante femme ! Que son sort est digne d’envie ! — Il est bien plutôt digne de pitié, interrompit à son tour Arouya. Vous ne savez pas, seigneur, dans quel état est réduit l’infortuné Banou. » En même temps, elle lui représenta la mauvaise situation des affaires de son mari et lui dit les raisons qui l’obligeaient à le venir chercher.

LXXXVI

Le gouverneur, sachant de quoi il était question, fut fort prompt à promettre qu’il emploierait son autorité à contraindre le docteur Danischemend à payer ce qu’il devait à Banou ; mais il ne fut pas plus généreux que le cadi. « Je vous accorde ma protection, dit-il à la jeune femme : j’enverrai chercher l’alfakih, et s’il ne restitue pas de bonne grâce les mille sequins qu’il a reçus, il pourra bien s’en repentir. En un mot, je m’engage à vous les faire rendre, pourvu que, dès ce moment, vous commenciez à reconnaître ce que je prétends faire pour vous ; car nous autres seigneurs nous voulons que la reconnaissance précède le service. »

Comme la belle Arouya n’avait pas plus d’envie de contenter la passion du gouverneur que celle des autres, elle se retira toute désolée. « Ô Banou ! dit-elle à son mari, il ne faut plus compter sur rien. Personne ne veut entrer dans nos peines, ni nous secourir en quelque manière que ce soit. » Ces paroles mirent le vieux marchand au désespoir. Il fit mille appréciations contre les hommes, et il allait les renouveler, quand sa femme lui dit : « Cessez de maudire les auteurs de nos maux. Quel soulagement recevez-vous des plaintes vaines qui vous échappent ? Il vaut mieux rêver à d’autres moyens de retirer votre argent, et j’en imagine un que Mahomet lui-même m’inspire. Ne me demandez pas, ajouta-t-elle, quel est ce moyen ; je ne juge point à propos de vous en instruire. Contentez-vous de l’assurance que je vous donne qu’il fera beaucoup de bruit, et que nous serons pleinement vengés de l’alfakih, du cadi et du gouverneur. — Fais tout ce qu’il te plaira, lui dit Banou, je m’abandonne à ton industrie. »

La jeune marchande sortit aussitôt de sa maison, et après avoir traversé deux ou trois rues, elle entra dans la boutique d’un bahutier. Le maître la salua et lui dit : « Belle dame, que souhaitez-vous ? — Ô maître, répondit-elle, j’ai besoin de trois coffres, je vous prie de me les donner bien conditionnés. » Le bahutier lui en montra plusieurs de différentes grandeurs. Elle en choisit trois qui pouvaient sans peine contenir chacun un homme. Elle les paya et les fit sur-le-champ porter chez elle ; puis elle s’habilla de ses plus riches habits, se para de toutes les pierreries que sa mauvaise fortune ne l’avait pas encore réduite à vendre pour subsister, et elle n’oublia pas les parfums.

Dans un état si propre à charmer, elle alla trouver l’alfakih, et, employant tous les airs libres et gracieux qu’une fausse effronterie lui permettait de prendre, elle ôta son voile sans attendre que le docteur la priât de se découvrir ; puis, le regardant avec des yeux capables de donner de l’amour aux hommes les plus insensibles : « Seigneur alfakih, lui dit-elle, je viens vous prier encore de rendre les mille sequins que vous devez à mon mari. Si vous les reslituez pour l’amour de moi, vous pouvez compter sur ma reconnaissance. — Belle dame, répondit le docteur, je suis toujours dans les mêmes sentiments : j’ai deux mille sequins à vous donner, aux conditions que je vous ai proposées. — Je vois bien, reprit Arouya, que vous n’en démordrez point. Il faut donc me résoudre de bonne grâce à vous satisfaire. Je vous attend cette nuit, poursuivit-elle, en lui tendant une de ses belles mains, qu’il baisa avec transport ; apportez l’argent que vous m’avez promis, et venez à dix heures précises frapper à la porte de ma maison. Une esclave favorite vous ouvrira, et vous introduira dans mon appartement, où nous passerons la nuit ensemble. »

L’alfakih, à ces paroles qui lui promettaient tout ce qu’il pouvait souhaiter, ne fut pas maître de lui. Il embrassa la jeune femme sans qu’elle pût s’en défendre. Mais elle se débarrassa de ses mains promptement ; et le voyant dans une disposition à ne pas manquer au rendez-vous qu’elle lui donnait, elle sortit de chez lui pour aller faire le même personnage à l’hôtel du cadi.

LXXXVII

D’abord qu’elle fut en particulier avec ce juge, elle lui dit : « Ô monseigneur, depuis que je vous ai quitté je n’ai pas goûté un moment de repos. J’ai mille fois rappelé dans ma mémoire toutes les choses que vous m’avez dites. Il m’a paru que je ne vous déplaisais pas, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous avoir pour amant. Quelle satisfaction pour une bourgeoise de se voir la maîtresse d’un cadi jeune et bien fait ! Ma vertu, je l’avoue, n’est point à l’épreuve d’un sort si agréable. »

Ce début enchanta le cadi. « Oui, ma reine, s’écriat-il, vous serez, si vous le voulez, la première dame de mon sérail et la maîtresse souveraine de mes volontés. Abandonnez le vieux Banou et venez demeurer chez moi. — Non, seigneur, répondit Arouya, je ne puis me résoudre à lui causer un si grand déplaisir. D’ailleurs par cette conduite je me perdrais de réputation. Je veux éviter l’éclat et n’avoir avec vous qu’un commerce secret. — Hé ! dans quel lieu, répliqua le cadi, pourrai-je vous entretenir ? — Dans mon appartement, repartit la marchande ; c’est l’endroit le plus sûr : Banou couche dans le sien. C’est un homme accablé de vieillesse et d’infirmités. Il ne doit point nous causer d’inquiétude. Venez dès cette nuit chez moi, si vous le souhaitez, ajouta-t-elle ; soyez à la porte de notre maison sur les onze heures, mais soyez-y sans suite, car je serais au désespoir que quoiqu’un de vos gens sût la faiblesse que j’ai pour vous. »

Les précautions que prenait la jeune femme, bien loin d’être suspectes au cadi, lui semblaient augmenter le prix de sa bonne fortune. Il ne manqua pas de témoigner à la dame le plaisir qu’il avait de la voir dans des sentiments si favorables pour lui. Il lui fit des caresses dont elle eut soin de modérer la vivacité, et il lui promit de se rendre chez elle à l’heure marquée. Là-dessus ils se séparèrent fort satisfaits, quoiqu’ils eussent tous deux des pensées fort différentes.

Voilà déjà deux amants disposés à donner dans le piège qu’elle leur tendait. Il ne restait plus que le gouverneur à tromper, ce qui ne fut pas fort difficile. La jeune marchande eut l’adresse de l’amorcer comme les autres. Il crut de bonne foi tout ce qu’elle lui dit ; et le résultat de leur entretien fut qu’elle lui donna rendez-vous à minuit chez elle, et qu’il jura de s’y trouver seul pour faire les choses avec la discrétion qu’elle souhaitait.

« Grand prophète, dit Arouya, lorsqu’elle fut hors du palais du gouverneur : ô protecteur des fidèles musulmans ! Mahomet, vous qui du ciel où vous êtes avez les yeux ouverts sur les démarches que je fais, vous voyez le fond de mon âme : achevez de faire réussir mon dessein, et ne m’abandonnez pas dans les périls de l’exécution ! »

Après cette apostrophe, qu’elle crut devoir faire pour parvenir plus sûrement au but qu’elle se proposait, elle se sentit remplie de confiance, et suivant tous ses mouvements comme autant d’avis secrets du prophète, elle alla acheter toutes sortes de fruits et de confitures qu’elle fit porter à sa maison. Elle avait une vieille esclave dont elle connaissait la fidélité ; elle l’instruisit de son projet et lui donna ses ordres. Elles commencèrent ensuite à préparer un appartement : elles arrangèrent les meubles, et dressèrent une table sur laquelle on mit plusieurs bassins de porcelaine remplis de fruits et de confitures sèches. Quand la jeune marchande aurait eu dessein de rendre heureux ses amants, elle n’aurait pas fait de plus grands préparatifs pour les recevoir.

Elle attendait leur arrivée avec une extrême impatience ; elle craignait même quelquefois qu’ils ne vinssent pas ; mais sa crainte était fort mal fondée. Les espérances qu’ils avaient conçues étaient trop agréables pour qu’ils pussent les abandonner. Le docteur Danischemend, entre autres, se tenait alerte, et, comme premier en date, il ne manqua pas d’être à la porte de Banou à dix heures précises. Il frappe, la vieille esclave ouvre, le fait entrer et le conduit à l’appartement de sa maîtresse, en lui disant tout bas : « Prenez bien garde de faire du bruit de peur de réveiller le vieux marchand qui repose. »

Aussitôt que Danischemend vit Arouya, qui s’était parée avec autant de soin que s’il eût été question de recevoir un amant aimé, il fut ébloui de l’éclat de ses charmes, et lui dit d’un air passionné : « Ô phénix de la prairie de la beauté ! je ne puis assez admirer mon bonheur. Voilà, poursuivit-il en jetant une bourse sur une table, les deux mille sequins que je vous ai promis ; ce n’est pas trop payer une si bonne fortune. »

LXXXVIII

Arouya sourit à ce discours ; elle tendit la main à l’alfakih, et après l’avoir fait asseoir sur un sopha, elle lui dit : « Seigneur, docteur, ôtez votre turban et votre ceinture, mettez-vous à votre aise. Vous êtes ici comme chez vous. Dalla Moukhtala, continua-t-elle, en s’adressant à la vieille esclave, viens m’aider à déshabiller mon amant, car ses habits le gênent. » En parlant ainsi, la dame défit elle-même la ceinture de Danischemend, et l’esclave lui ôta son turban. Elles le dépouillèrent ensuite toutes deux de sa robe, de manière qu’il demeura en veste et la tête nue. « Commençons, lui dit alors la jeune marchande, par les rafraîchissements que je vous ai préparés. » En même temps ils se mirent à manger des confitures et à boire des liqueurs.

Sur la fin de ce repas, que la dame avait soin d’égayer par des discours qui charmaient l’alfakih, on entendit du bruit dans la maison. Arouya en parut alarmée, comme si elle n’eût pas su ce que c’était. « Dalla, dit-elle à la vieille esclave d’un air inquiet, va voir ce qui peut causer le bruit que nous entendons. » Dalla sortit de la chambre, et y revint un moment après, en disant à sa maîtresse avec beaucoup de trouble et d’altération : « Ah ! madame, nous sommes perdus ! Votre frère vient d’arriver du Caire. Il est en ce moment avec votre mari, qui va vous l’amener ici tout à l’heure. — Ô fatale arrivée ! s’écria la femme de Banou en affectant un grand chagrin. Le fâcheux contretemps ! Ce n’est pas assez qu’on vienne troubler mes plaisirs, il faut encore qu’on me surprenne avec mon amant, et que je passe pour une femme infidèle dès le premier pas que je fais contre mon devoir ! Que vais-je devenir ? Comment puis-je prévenir la honte que je crains ? — Vous voilà bien embarrassée, dit la vieille esclave. Que le seigneur Danischemend s’enferme dans un des trois coffres que votre mari a fait faire pour y mettre des marchandises qu’il veut envoyer à Bagdad. Ils sont dans votre cabinet, et nous en avons les clés. »

Le conseil de Dalla fut approuvé. Le docteur passa dans le cabinet et se mit dans un des trois coffres, qu’Arouya elle-même ferma à double tour, en disant à Danischemend : « Ô mon cher alfakih ! ne vous impatientez pas. Aussitôt que mon frère et mon mari seront retirés, je viendrai vous rejoindre, et nous passerons ensemble le reste de la nuit, d’autant plus agréablement que nos plaisirs auront été interrompus. »

La promesse qu’Arouya faisait au docteur de le venir tirer de la prison, et l’espérance qu’elle lui donnait de le bien dédommager des mauvais moments qu’il allait passer dans le coffre, l’empêchèrent de s’affliger d’une aventure qui devait avoir des suites encore plus désagréables pour lui. Au lieu de soupçonner la sincérité de la dame, et de s’imaginer que l’état où il se voyait pouvait être un piège qu’on lui avait tendu, il aima mieux se persuader qu’on l’aimait, et se livrer aux plus douces illusions dont se repaissent ordinairement les amants qui se flattent en vain d’obtenir l’accomplissement de leurs désirs.

La jeune marchande le laissa dans son cabinet, et revint dans sa chambre, en disant tout bas à son esclave : « En voilà déjà un qui a donné dans mes filets. Nous verrons si les autres m’échapperont. — C’est ce que nous saurons bientôt, répondit Dalla, car il est près de onze heures, et je ne crois pas que le cadi manque de se trouver au rendez-vous. » La vieille esclave avait raison de penser que ce juge ne serait pas moins exact que le docteur. En effet, on entendit frapper à la porte de Banou avant l’heure marquée. Dalla courut ouvrir, et voyant que c’était un homme, elle lui demanda son nom. « Je suis, dit-il, le cadi. — Parlez bas, lui répondit l’esclave ; vous pourriez réveiller le seigneur Banou. Ma maîtresse qui a un grand faible pour vous, m’a ordonné de vous introduire dans son appartement ; prenez, s’il vous plaît, la peine de me suivre, je vais vous y mener. » Le juge sentit redoubler sa flamme à ces paroles. Il suivit Dalla, qui le conduisit à l’appartement de la jeune marchande.

« Ô ma reine ! s’écria-t-il en abordant la belle Arouya, je vous vois enfin ! Avec quelle impatience ai-je attendu cet heureux moment ! Il m’est donc permis de concevoir les plus charmantes espérances ! Non, il n’est point de bonheur qui soit comparable au mien. » La jeune marchande relevant le cadi, le pria de s’asseoir sur le sopha, et lui dit : « Seigneur, je suis bien aise que vous ayez un peu de goût pour moi, puisque vous êtes l’homme du monde pour qui j’en ai le plus, ou, pour mieux dire, la première personne qui se soit attiré mon attention. Cette vieille esclave vous le dira. Depuis le dernier entretien que j’ai eu avec vous, je ne fais que languir. Je lui parle de vous sans cesse, et ma passion ne me laisse pas un moment de repos. »

LXXXIX

Quand le cadi entendit parler Arouya dans ces termes, peu s’en fallut qu’il ne perdît l’esprit : « Haut cyprès, lui dit-il, vivante image des houris, vous m’enchantez par de si douces paroles : achevez, de grâce, de mettre le comble à mes vœux. Mais, ma princesse, hâtez-vous de me satisfaire, je vous en conjure, car vous m’avez mis hors de moi-même, et je ne me possède plus. — Je suis ravie, reprit la dame, de vous voir si amoureux ; cela flatte agréablement ma tendresse, et votre impatience me fait trop de plaisir pour différer plus longtemps à la contenter. Je vous avais préparé des rafraîchissements, et je voulais boire des liqueurs avec vous, mais puisque vous êtes si passionné, il faut que je cède à vos instances. Déshabillez-vous donc, et vous couchez dans ce lit que vous voyez. Je vais cependant dans l’appartement de mon mari pour savoir si le vieillard repose, et dans un moment je viendrai vous trouver.

Le juge, à ce discours, s’imaginant qu’il tenait déjà dans ses bras l’objet de ses désirs, ôta promptement ses habits, et se mit au lit. À peine fut-il couché qu’il entendit du bruit. Un instant après, Arouya revint fort émue et lui dit : « Ah ! seigneur cadi, vous ne savez pas ce qui vient d’arriver. Nous avons ici un vieil esclave que je n’ai pas voulu mettre dans ma confidence, parce qu’il m’a paru trop attaché à mon mari : il vous a vu entrer dans la maison, il en a averti son maître, qui l’a sur-le-champ envoyé chercher mes parents pour être témoins de mon infidélité. Ils vont tous venir dans mon appartement. Je suis la plus malheureuse personne du monde. » En achevant ces paroles, elle se mit à pleurer : ce qu’elle fit avec tant d’art que le cadi la crut fort affligée.

« Consolez-vous, mon ange, lui dit-il, vous n’avez rien à craindre. Je suis le juge des musulmans, et je saurai bien par mon autorité imposer silence à vos parents et à votre mari. Je les menacerai tous. Je leur défendrai de faire aucun éclat, et vous devez être persuadée qu’ils craindront mes menaces. — Je n’en doute pas, monseigneur, reprit la jeune marchande ; aussi n’est-ce pas le ressentiment de mon époux, ni la colère de mes parents que j’appréhende. Je sais bien qu’appuyée de votre protection je suis à couvert des châtiments ; mais, hélas ! je vais passer pour une infâme, et je deviendrai l’opprobre et le mépris de ma famille. Quel sujet de douleur pour une femme qui jusqu’ici n’a pas donné la moindre occasion de soupçonner sa vertu ! Que dis-je, soupçonner ? j’ose dire qu’on me regarde comme le modèle des femmes raisonnables. Je vais perdre en un moment une si belle réputation ! » À ces mots, elle recommença à pleurer et à se lamenter d’un air si naturel, que le juge fut attendri.

« Ô lumière de mes yeux, s’écria-t-il, je suis touché de ton affliction ; mais cesse de t’y abandonner, puisqu’elle t’est inutile. Que sert-il de répandre tant de larmes pour un malheur inévitable ? » Dalla Moukhtala interrompit en cet endroit le juge, et dit : « Grand cadi des fidèles, et vous, belle rose du jardin de la beauté, écoutez-moi l’un et l’autre. J’ai de l’expérience, et ce n’est pas la première fois que j’ai fait plaisir à des amants embarrassés. Pendant que vous ne songez tous deux qu’à vous attendrir, je pense aux moyens de vous tirer d’embarras, et si monseigneur le cadi veut, nous allons tromper le seigneur Banou et les parents de ma maîtresse. — Et comment cela ? dit le juge. — Vous n’avez, reprit la vieille esclave, qu’à vous enfermer dans un certain coffre qui est dans le cabinet d’Arouya ; je suis bien assurée qu’on ne s’avisera pas de nous en demander la clé. — Ah ! très volontiers, répondit le cadi. Je consens pour quelques moments de me mettre dans ce coffre, si vous le jugez à propos. » Alors la jeune dame témoigna que cela lui ferait plaisir, et assura le juge qu’un instant après que son mari et ses parents auraient visité son appartement et se seraient retirés, elle ne manquerait pas de le venir tirer du coffre.

Sur cette assurance, et sur la promesse que la marchande fit au cadi de payer avec usure la complaisance qu’il voulait bien avoir pour elle, il se laissa enfermer comme l’alfakih.

XC

Il ne restait plus que le gouverneur, qui vint aussi à minuit se présenter à la porte. Dalla l’introduisit de même que les deux autres, et Arouya le reçut de la même manière. Elle lui fit bien des caresses, et lorsqu’elle s’aperçut que le vieux seigneur devenait trop pressant, elle fit un signe dont elle était convenue avec Dalla, qui sortit. Un moment après on entendit frapper assez rudement à la porte de la rue, et bientôt la vieille esclave entra dans la chambre avec précipitation, en disant d’un air effrayé : « Ah, madame, quel contretemps ! Le cadi vient d’entrer ; on le conduit dans l’appartement de votre mari. » — Ô ciel, s’écria la jeune marchande, quel fatal événement ! Ma chère Dalla, poursuivit-elle, va doucement écouter ce que ce juge dit à Banou, et reviens nous en instruire. La vieille esclave sortit une seconde fois, et pendant qu’elle faisait semblant d’être occupée à s’acquitter de la commission dont sa maîtresse l’avait chargée, le gouverneur dit à la dame : « Qui peut amener ici le cadi à l’heure qu’il est ? Banou aurait-il quelque mauvaise affaire ? — Non, répondit Arouya, et je ne suis pas moins étonnée que vous de l’arrivée de ce juge. »

Della, peu de temps après, revint sur ses pas et dit à sa maîtresse : « Madame, j’ai prêté une oreille attentive aux discours qui se tiennent dans l’appartement du seigneur Banou, et j’en ai assez entendu pour savoir de quoi il s’agit. Le cadi vient dans cette maison pour vous interroger en présence de Danischemende, dont il est accompagné. Ce docteur soutient qu’il vous a rendu les sequins que votre époux lui a prêtés. Le grand vizir, qu’on a informé de cette affaire, a chargé le cadi de l’approfondir dès cette nuit pour lui en rendre compte demain matin. »

Là-dessus Arouya eut recours aux larmes, et pria le gouverneur de vouloir bien se cacher, en lui disant : « Monseigneur, je vous conjure d’avoir pitié de moi. Le cadi, Banou et Danischemende vont venir ici. Épargnez-moi la honte de passer pour une femme infidèle. Ayez quelque égard à la faiblesse que j’ai pour vous. Entrez dans mon cabinet, et permettez que je vous enferme dans un coffre pour quelques instants. » Comme le vieux seigneur marquait avoir quelque répugnance pour ce qu’on lui proposait, la dame se jeta à ses pieds et eut enfin le pouvoir de le persuader.

Le gouverneur fut donc mis dans le troisième coffre. Alors la femme du marchand ferma le cabinet et alla trouver son mari pour lui conter tout ce qui s’était passé. Après s’être tous deux réjouis aux dépens de trois amants infortunés, Banou dit : « Eh ! de quelle manière prétendez-vous dénouer cette aventure ? — Vous le saurez demain, répondit Arouya. Souvenez-vous seulement que je vous ai promis de nous venger d’une manière éclatante, et soyez assuré que je vous tiendrai parole. »

En effet, le jour suivant elle se rendit à mon palais, et se glissa dans la salle où je donnais audience à mes peuples. Aussitôt que je l’aperçus, son air noble et la beauté de sa taille attirèrent mon attention. Je la fis remarquer à mon grand vizir. « Voyez-vous, lui dis-je, cette femme bien faite ? Dites-lui de s’approcher de mon trône. » Le vizir lui dit de s’avancer. Elle fendit la presse et vint se prosterner devant moi. « Quel sujet vous amène ici, lui dis-je ? Levez-vous et parlez. — Ô puissant monarque du monde, répondit-elle après s’être relevée, puissent les jours de Votre Majesté être éternels, ou du moins ne finir qu’avec les siècles ! Si vous voulez avoir la bonté de m’entendre, je vais vous conter une histoire qui vous suprendra. — Je le veux bien, lui dis-je, je suis disposé à vous écouter.

— Je suis femme, reprit-elle, d’un marchand, nommé Banou, qui a l’honneur d’être votre sujet et de demeurer dans votre ville capitale. Il prêta, il y a quelques années, mille sequins au docteur Danischemend, qui soutient qu’il ne les a pas reçus. J’ai été chez cet alfakih les lui demander ; il m’a répondu qu’il ne devait rien à mon mari, mais qu’il me donnerait deux mille sequins si je voulais satisfaire les désirs qu’il m’a témoignés. J’ai été me plaindre au cadi de la mauvaise foi du docteur. Le juge m’a déclaré qu’il ne me rendrait pas justice, à moins que je n’eusse pour lui la complaisance que Danischemend a exigée de moi. Confuse, indignée du mauvais caractère du cadi, je l’ai quitté brusquement, et me suis adressée au gouverneur de Damas, parce que mon mari est connu de lui. J’ai imploré son secours ; mais je ne l’ai pas trouvé plus généreux que le cadi, et il n’a rien épargné pour me séduire. »

XCI

J’avais de la peine à croire ce qu’Arouya me racontait, ou plutôt je la soupçonnais d’inventer cette fable pour rendre auprès de moi un mauvais office à Danischemende, au cadi et au gouverneur. « Non, non, lui dis-je, je ne puis ajouter foi au discours que vous me tenez. Je ne saurais me persuader qu’un docteur soit capable de nier qu’il ait reçu une somme qu’on lui a prêtée, ni qu’un homme que j’ai choisi pour rendre justice au peuple vous ait fait une insolente proposition. — Ô roi du monde, me dit la femme de Banou, si vous refusez de me croire sur ma parole du moins j’espère que vous en croirez les témoins irréprochables que j’ai de tout ce que je dis. — Où sont-ils ces témoins ? repris-je avec étonnement. — Sire, repartit-elle, ils sont chez moi ; envoyez-les, s’il vous plaît, chercher tout à l’heure, leur témoignage ne sera point suspect à Votre Majesté. »

J’envoyai sur-le-champ des gardes à la maison de Banou, qui leur livra les trois coffres où étaient les amants. Les gardes les ayant apportés en ma présence. Arouya me dit : « Mes témoins sont là dedans. » En achevant ces paroles, elle tira de dessous sa robe trois clés et ouvrit les coffres. Jugez quelle fut ma surprise, de même que celle de toute ma cour, lorsque nous aperçûmes le docteur, le gouverneur et le cadi, tous trois presque nus ; pâles, défaits et très mortifiés du dénouement de l’aventure. Je ne pus m’empêcher de rire de les voir dans cette situation qui ne manqua pas d’exciter aussi les ris de tous les spectateurs. Mais je pris bientôt un air sérieux, et j’apostrophai les amants dans des termes qu’ils méritaient. Après leur avoir fait publiquement des reproches, je condamnai le docteur Danischemend à donner quatre mille sequins d’or à Banou, je déposai le cadi, et confiai le gouvernement de la ville de Damas à un autre seigneur de ma cour. Ensuite, ayant fait ôter les coffres, j’ordonnai à la jeune marchande de lever son voile. « Montrez-nous, lui dis-je, ces traits dangereux dont la vue a été si fatale à ces trois personnes qui s’en sont laissé charmer. »

La femme de Banou obéit. Elle leva son voile, et nous fit voir toute la beauté de son visage. L’émotion que cet événement et la nécessité de demeurer exposée aux regards de toute ma cour lui causaient, ajoutait un nouvel éclat à son teint. Je n’ai jamais rien vu de si beau qu’Arouya. J’admirai ses charmes, et je m’écriai dans l’excès de mon admiration : « Ah ! qu’elle est belle ! L’alfakih, le cadi et le gouverneur ne me paraissent plus si coupables. »

Je ne fus pas le sent qu’elle frappa. À la vue de son incomparable beauté, il s’éleva dans ma cour un murmure applaudissant. Tout le monde n’avait des yeux que pour elle. On ne pouvaient se lasser de la regarder ni de la louer. Comme je témoignai que je souhaitais d’entendre un détail circonstancié de l’histoire qu’elle venait de nous conter succinctement, elle nous en fit un récit avec tant d’esprit et de grâce qu’elle augmenta encore notre admiration. La salle d’audience retentit de louanges ; et ceux qui connaissaient Banou, malgré le mauvais état de ses affaires, le trouvaient trop heureux d’avoir une si charmante femme.

Après qu’elle eut satisfait ma curiosité, elle me remercia de la justice que je lui avais rendue et se retira chez elle. Mais, hélas ! si elle cessa d’être devant mes yeux, elle ne cessa point de s’offrir à ma pensée. Je fus sans cesse occupé de son image ; je ne pus m’en distraire un seul moment. Et enfin, m’apercevant qu’elle troublait mon repos, j’envoyai secrètement chercher son époux. Je le fis entrer dans mon cabinet, et je lui parlai de cette sorte : « Écoutez, Banou, je sais la situation où vous a réduit votre cœur généreux, et je ne doute point que le chagrin de ne pouvoir plus vivre comme vous avez toujours vécu jusqu’ici ne vous soit plus sensible que votre misère même ; j’ai résolu de vous mettre en état de régaler vos amis, vous pourrez même faire plus de dépense que vous n’en avez jamais fait, sans craindre de tomber dans la pauvreté. En un mot, je veux vous accabler de biens pourvu que de votre côté vous soyez disposé à me faire un plaisir que j’exige de vous. Je suis épris d’une passion violente pour votre femme : répudiez-la, et me l’envoyez. Faites moi ce sacrifice, je vous en conjure, et par reconnaissance, outre toutes les richesses que je veux vous donner, je consens que vous choisissiez la plus belle esclave de mon sérail ; je vais vous mener moi-même dans l’appartement de mes femmes, et vous prendrez celle qui vous plaira davantage. »

XCII

« Grand roi, me répondit Banou, les biens que vous me promettez, quelque considérables qu’ils puissent être, ne sauraient me tenter s’il faut les acheter par la perte de ma femme. Arouya m’est cent fois plus chère que toutes les richesses du monde. Jugez, sire, de mes sentiments par les vôtres, et vous verrez si je puis être ébloui de la fortune brillante que vous m’offrez. Cependant tel est l’amour que j’ai pour mon épouse, que je suis capable de préférer sa propre satisfaction à la mienne. Je vais de ce pas la trouver, lui apprendre l’effet que sa beauté a produit sur vous et les offres que vous me faites pour que je vous cède sa possession ; peut-être que charmée d’une conquête si glorieuse, elle me laissera voir une secrète envie d’être répudiée, et si cela est, je jure que je la répudierai sans balancer, malgré la tendresse que j’ai pour elle. Je m’immolerai à son bonheur, quelque chagrin que me puisse causer sa perte. »

Il ne me disait rien qu’il ne fût effectivement capable de faire. Aussitôt qu’il m’eut quitté, il alla chez lui rendre compte à sa femme de l’entretien qu’il venait d’avoir avec moi : « Arouya, lui dit il, après lui avoir dit tout ce que je lui avais proposé, ma chère Arouya, puisque vous avez charmé le roi, profitez de votre bonne fortune. Allez vivre avec ce jeune monarque. Il est aimable et plus digne que moi de vous posséder. En faisant son bonheur vous jouirez d’un sort plus beau que celui d’être associée à mes malheurs. » Il ne put achever ces paroles sans répandre quelques larmes. Sa femme en fut vivement touchée. « Ô Banou, lui répondit-elle, vous imaginez-vous me causer quelque joie en m’apprenant l’amour du roi ? Pensez-vous que la grandeur me touche ? Ah ! détrompez-vous si vous avez cette pensée, et croyez plutôt, tout malheureux que vous êtes, que j’aime mieux vivre avec vous qu’avec aucun prince du monde. »

Le vieux marchand fut enchanté de ce discours ; il embrassa sa femme avec transport. « Phénix du siècle, s’écria-t-il, que vous méritez de louanges ! Vous êtes digne de régner sur le cœur auquel vous me préférez. Il n’est pas juste qu’une épouse si charmante soit le partage d’un homme tel que moi. Je suis déjà dans un âge fort avancé, et vous n’êtes encore qu’au commencement de vos beaux jours. Je ne suis qu’un infortuné, et vous pouvez, en m’abandonnant, vous faire la plus heureuse destinée. C’est demeurer trop longtemps liée à un homme qui n’a rien qui vous parle en sa faveur que votre vertu. Ne vous refusez point au rang où l’amour vous appelle, et sans envisager quelle sera ma douleur quand je vous aurai perdue, consentez que je vous répudie pour rendre votre sort plus agréable. »

Plus Banou témoignait vouloir me céder Arouya, plus elle résistait. Enfin, après un long combat où l’amour conjugal demeura le plus fort, le marchand dit à sa femme : « Ô ma chère épouse, contentez-vous donc de régner sur mon cœur, puisque vous bornez là tous vos désirs ; mais que dirai-je au roi ? Il attend ma réponse, et il se flatte sans doute qu’elle sera telle qu’il la souhaite. Si je vais lui annoncer vos refus, n’avons-nous point à craindre de son ressentiment ? Songez que c’est un souverain. Vous savez qu’il peut tout. Peut-être emploiera-t-il la violence pour vous obtenir ; je ne pourrai vous défendre contre un rival si puissant.

— Je vois bien, répondit Arouya, le malheur qui nous menace ; mais il n’est pas possible de l’éviter. Au lieu d’aller trouver le roi, et de l’irriter en lui apprenant que je renonce à l’honneur qu’il me veut faire, prenez tout l’argent qui vous reste. Emportons ce que nous avons de plus précieux ; éloignons-nous de Damas ; fuyons, et nous recommandons au prophète, il ne nous abandonnera point ». Banou goûta cet avis et résolut de le suivre.

Ils n’eurent pas plutôt formé cette résolution qu’ils l’exécutèrent. Ils sortirent de la ville dès le jour même, et marchèrent vers le grand Caire. J’appris tout cela le lendemain, de Dala Moukhtala, qui n’avait pas voulu accompagner sa maîtresse, et qui me fut amenée par un homme de confiance que j’avais envoyé chez Banou, dans l’impatience où j’étais de le revoir. Si j’eusse été moins maître de mes passions, et que j’eusse absolument voulu me satisfaire, j’aurais bientôt eu Arouya malgré elle dans mon sérail ; je n’avais qu’à faire courir sur ses pas, mais c’eût été commettre une action injuste, et je n’ai jamais aimé à contraindre les cœurs.

Je laissai donc à la femme du marchand la liberté de me fuir et de se retirer où il lui plairait, et je m’étudiai à vaincre un amour malheureux, étude qui ne fut pas moins vaine que pénible. Arouya, malgré tous les efforts que je faisais pour l’éloigner de ma pensée, m’était toujours présente. Sa beauté et sa vertu l’établirent dans mon cœur, et depuis plus de vingt années, son souvenir me rend insensible aux charmes de mes esclaves ; les plus belles, les plus piquantes m’amusent sans m’occuper.

— Vous le voyez, seigneur, dit alors le vizir, il n’est point d’homme qui n’ait ses chagrins. Les personnes les plus heureuses sont celles dont les peines sont les plus supportables. Ne nous lamentons donc point. Si, ni Votre majesté, ni le prince Séyf-el-Mulouk, ni moi, ne sommes pas pleinement satisfaits, songeons qu’il y en a de plus malheureux. »

Ce fut ainsi que Sutlumemé acheva l’histoire du roi de Damas et de son vizir. Les femmes de Farrukhnaz, à leur ordinaire, lui donnèrent des applaudissements. Elles louèrent fort la constance des amants dont elles venaient d’entendre les aventures, et la princesse, selon sa coutume, ne manqua pas de trouver à redire à leur fidélité. Cela ne rebuta point la nourrice, qui demanda la permission de conter de nouvelles histoires. Elle l’obtint, et le jour suivant elle reprit la parole de cette manière.

  1. Serment ordinaire des musulmans.