Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire voyageurs

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Traduction par François Pétis de La Croix.
(p. 384-390).
CX

HISTOIRE DES DEUX VOYAGEURS[1]

Permettez, dit le lendemain Sutlumemé, que je vous dise maintenant une petite histoire qui prouve que tout n’est pas péril à voyager. Farrukhnaz le voulut bien, et l’esclave parla ainsi :

« Salem et Ganem étaient amis, et faisaient ensemble un voyage de plusieurs journées. Un jour, ils arivèrent à une haute montagne, et en la côtoyant par le bas, ils rencontrèrent une fontaine dont l’eau était fraîche et excellente. Près de la fontaine était un canal d’eau vive, bordé et ombragé de cyprès, de pins et de platanes, au milieu d’une prairie parsemée de fleurs qui rendait encore le lieu plus agréable. Tous ces agréments invitèrent les deux voyageurs à s’y arrêter et à prendre un peu de repos, pour se remettre de la fatigue d’un fâcheux désert qu’ils venaient de traverser. Ils choisirent un endroit commode, où ils s’assirent sur l’herbe. Après qu’ils se furent délassés quelque temps, ils se promenèrent autour de la fontaine, et le long du canal. Ils s’approchèrent aussi de l’endroit par où l’eau de la fontaine se jetait dans un grand bassin, et sur le bord ils aperçurent un marbre blanc orné de caractère d’azur si bien formés qu’il était aisé de juger de l’excellence de l’ouvrier qui les avait gravés. L’inscription était conçue en ces termes : « Voyageur, qui honores ce lieu de ta présence, nous avons un logement magnifique pour te recevoir si tu veux être notre hôte, mais à condition que tu passeras ce canal à la nage, sans craindre sa profondeur ni la rapidité du courant de l’eau. Quand tu seras sur l’autre bord, tu chargeras sur tes épaules le lion de marbre posé au pied de la montagne, et sans hésiter, tu le porteras tout d’une course et tout d’une haleine, jusqu’au sommet, sans avoir égard ni aux lions rugissants que tu pourrais rencontrer, ni aux épines dont le chemin est jonché. Ces choses exécutées, tu seras heureux pour jamais. L’on n’arrive pas au gîte si l’on ne marche. Qui ne travaille point n’obtient pas ce qu’il souhaite. La lumière du soleil remplit tout l’univers ; les moins délicats et les plus déterminés en reçoivent et en souffrent les rayons les plus vifs et les plus ardents. »

Le lecture achevée, « Venez, dit Ganem à Salem, entrons en cette lice, et surmontons le péril qu’on nous propose. Faisons nos efforts, éprouvons si la promesse de ce talisman est véritable ; tentons, voyons ce qui nous en arrivera.

— Cher ami, répondit Salem, il y aurait peu de bon sens de s’exposer à un danger aussi évident, sur une simple écriture qui promet un bonheur fort incertain. Un homme raisonnable ne voudrait pas hasarder sa vie pour un bien aussi imaginaire que celui-là ; et jamais sage ne s’engagera à un danger présent et visible, pour un plaisir qui n’a point d’apparence. Croyez-moi, mille années de délices ne valent pas la peine que l’on expose sa vie un seul moment pour en jouir. »

CXI

Ganem ne se paya pas de ces maximes. « Camarade, répliqua-t-il, la passion de vivre à son aise sans rien hasarder est l’avant-coureur d’une vie méprisable et ignominieuse ; mais on court à la gloire et à la félicité en s’exposant aux dangers. Qui donne dans la mollesse ne goûte ni la joie ni le plaisir d’avoir souffert, et qui craint le mal de tête se prive de la douceur du bon vin. Qui a du courage ne borne pas son bonheur à mener une vie privée et misérable. Le véritable repos est celui dont on jouit lorsqu’on est élevé au-dessus des autres. Ne délibérons pas plus longtemps. Il n’est pas moins de notre honneur que de notre intérêt de ne pas continuer notre voyage que nous n’ayons monté au haut de cette montagne, malgré le courant rapide, malgré les lions et malgré les épines. Nous souffrirons quelque chose, mais après cela, il est à croire qu’en récompense de nos peines et des déserts que nous aurons passés, nous trouverons de belles campagnes.

— Faites ce qu’il vous plaira, répliqua Salem ; pour moi, je ne puis m’empêcher de vous dire encore qu’il n’y a pas moins de folie d’entreprendre ce que vous prétendez, que de vouloir voyager par un désert dont on n’est pas certain de trouver bientôt l’extrémité, ou de naviguer sur une mer dont on ne trouve jamais le rivage. En quelque entreprise que ce soit, il ne faut pas moins savoir comment on en sortira, l’endroit par où l’on doit la commencer, afin de ne pas travailler inutilement, et de ne pas exposer sa vie, que nous devons chérir plus que toutes choses du monde. Écoutez encore le sentiment d’un sage qui dit : « En quelque endroit que vous deviez entrer, n’avancez jamais le pied qu’auparavant vous n’ayez bien affermi la place où vous voulez le poser, et que l’ouverture par où vous devez en sortir ne soit suffisamment large. »

De plus, peut-être que cette écriture n’est pas bien correcte, ou qu’on l’a mise là simplement pour se divertir et pour abuser de la simplicité des sots ; peut-être aussi que l’eau est insurmontable et qu’il n’est pas possible de gagner l’autre bord. Je veux que vous la passiez ; mais quand vous l’aurez passée, peut-être que vous trouverez le lion de pierre si pesant que vous ne pourrez pas seulement le lever de terre. Mais je veux que vous l’enleviez, êtes-vous sûr de l’emporter tout d’une course jusqu’au haut de la montagne ? À la fin de tout cela, vous ne savez à quoi aboutiront tant de difficultés. Pour moi, je vous déclare que je ne me suis pas joint à votre compagnie pour partager avec vous un péril de cette nature. Ce que je puis faire, c’est de vous coujurer, comme je le fais, d’abandonner un dessein si mal conçu. »

Cette insistance de Salem était forte, mais Ganem y résista. « Je ne puis, lui dit-il, écouter votre prière, et rien n’est capable de m’empêcher d’exécuter la résolution que j’ai prise. Ni démons, ni esprits, quels qu’ils puissent être, ne m’en détourneront par leurs suggestions. Je sais que vous ne vous êtes pas joint à moi en ce voyage pour me suivre en cela, et je vois que vous ne voulez pas avoir cette complaisance pour moi. Venez au moins, approchez-vous seulement pour voir, et accompagnez ce que je vais faire de vos prières et de vos vœux. Permettez-moi de vous faire souvenir de ce que dit un poète : « Je sais que vous n’êtes pas d’un tempérament à boire du vin ; ne laissez pas néanmoins de venir et d’entrer au cabaret, pour voir les buveurs le verre à la main. »

Quand Salem vit la résolution de Ganem, il lui dit encore : « Par cette raillerie, dont je m’offense, je connais assez que vous ne vous mettez pas en peine de mes avis, et que vous ne voulez pas vous désister de votre dessein, qui n’est appuyé sur aucun bon fondement. Je ne me sens pas l’esprit assez fort pour en soutenir l’exécution de mes yeux. De plus, je ne suis pas curieux de voir un spectacle pour lequel j’ai naturellement de la répugnance. Ainsi je vous laisse faire, et je m’éloigne d’un objet qui me ferait de la peine. » En achevant ces paroles, il prit sa besace, dit adieu à Ganem, et reprit son chemin.

Lorsque Ganem fut seul, il se remit à tout événement, et en s’approchant du canal : « Il faut, dit-il, que je me plonge en cette mer pour y périr, ou pour en rapporter la perle que j’espère. » Avec cette résolution, il se jette dans l’eau, qui était très profonde et très rapide ; mais il se posséda si bien dans cette action courageuse qu’il aborda heureusement à l’autre bord. Il reprit haleine, chargea le lion de marbre sur ses épaules, et monta jusqu’au haut de la montagne, d’un même pas, nonobstant les difficultés qu’il rencontra et la pesanteur du fardeau, qu’il posa à terre en arrivant.

CXII

De l’autre côté, au pied de la montagne, Ganem aperçut une belle ville, dont les environs, parsemés de maisons de campagne bien bâties, avec de grands jardins, faisaient un très beau spectacle à voir. Dans le temps qu’il était attaché à considérer ces objets agréables, le lion de marbre poussa un cri si effroyable que la montagne en trembla, et que toute la campagne voisine en retentit.

À ce cri, qui fut entendu de la ville, les habitants sortirent en foule et s’acheminèrent vers la montagne, ce qui ne causa pas moins d’étonnement à Ganem que le cri du lion. Les plus signalés et les plus distingués avancèrent à la tête des autres, et rendirent de profonds respects à Ganem, et lui firent de grands compliments, en lui souhaitant toutes sortes de prospérités. Ensuite ils lui présentèrent un beau cheval, richement harnaché. Il monta dessus à leur prière, et ils lui firent cortège jusqu’à la ville, avec tout le peuple qui était sorti au-devant : ils le conduisirent dans un palais magnifique, et le firent entrer dans un bain d’eau de roses, après quoi on le frotta avec des essences de musc et d’ambre. Ils le revêtirent enfin d’un manteau royal, le proclamèrent leur roi et lui prêtèrent foi et hommage en cette qualité.

Jusque-là Ganem n’avait rien trouvé d’extraordinaire dans les honneurs qu’on lui avait rendus, il les avait regardés comme un effet de la considération singulière de ce peuple envers les étrangers, mais quand il vit qu’on le proclamait roi, il demanda la raison du choix que l’on faisait de sa personne pour commander et pour régner. « Sire, répondit un des chefs, les anciens philosophes de ce pays ont posé un talisman à la fontaine que vous avez vue, et dressé pour ce sujet sous des constellations faites selon les règles de leur art. Lorsque quelque brave, après avoir passé l’eau à la nage, apporte au haut de la montagne le lion de marbre (ce qui arrive seulement quand le roi de cette ville et de l’État qui en dépend, est mort), la ville, comme Votre Majesté a pu le voir, va au-devant de lui, au rugissement du lion, et le met sur le trône, à la place du défunt. Il y a nombre d’années, et même plusieurs siècles, que cette coutume est en usage parmi nous. »

À ce discours, Ganem connut que toutes les disgrâces et toutes les peines qu’il avait souffertes avaient été autant de degrés pour arriver à cette haute fortune, et que lorsque les belles actions ont la gloire pour but, la gloire, de son côté, fait réciproquement toutes les démarches nécessaires pour être leur récompense.

De cette aventure, ajouta l’esclave, vous pouvez aisément conclure que l’on ne jouit des douceurs qu’après les amertumes. C’est une maxime aussi ancienne que le monde, et vous la trouverez dans tous les livres de la morale.

  1. La Fontaine a tiré une de ses fables de ce conte.