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Les Mille et Une Nuits/Histoire d’Ali Baba

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HISTOIRE
D’ALI BABA ET DE QUARANTE VOLEURS
EXTERMINÉS PAR UNE ESCLAVE.


La sultane Scheherazade éveillée par la vigilance de Dinarzade sa sœur, racontoit au sultan des Indes, son époux, l’histoire à laquelle il s’attendoit :

Puissant sultan, dit-elle, dans une ville de Perse, aux confins des états de votre Majesté, il y avoit deux frères, dont l’un se nommoit Cassim, et l’autre Ali Baba. Comme leur père ne leur avoit laissé que peu de biens, et qu’ils les avoient partagés également, il semble que leur fortune devoit être égale : le hasard néanmoins en disposa autrement.

Cassim épousa une femme qui, peu de temps après leur mariage, devint héritière d’une boutique bien garnie, d’un magasin rempli de bonnes marchandises, et de biens en fonds de terre, qui le mirent tout-à-coup à son aise, et le rendirent un des marchands les plus riches de la ville.

Ali Baba, au contraire, qui avoit épousé une femme aussi pauvre que lui, étoit logé fort pauvrement, et il n’avoit d’autre industrie pour gagner sa vie, et de quoi s’entretenir lui et ses enfans, que d’aller couper du bois dans une forêt voisine, et de venir le vendre à la ville, chargé sur trois ânes qui faisoient toute sa possession.

Ali Baba étoit un jour dans la forêt, et il achevoit d’avoir coupé à-peu-près assez de bois pour faire la charge de ses ânes, lorsqu’il aperçut une grosse poussière qui s’élevoit en l’air, et qui avançoit du côté où il étoit. Il regarda attentivement, et il distingua une troupe nombreuse de gens à cheval qui venoient d’un bon train.

Quoiqu’on ne parlât pas de voleurs dans le pays, Ali Baba néanmoins eut la pensée que ces cavaliers pouvoient en être : sans considérer ce que deviendroient ses ânes, il songea à sauver sa personne. Il monta sur un gros arbre, dont les branches à peu de hauteur se séparoient en rond, si près les unes des autres, qu’elles n’étoient séparées que par un très-petit espace. Il se posta au milieu avec d’autant plus d’assurance, qu’il pouvoit voir sans être vu ; et l’arbre s’élevoit au pied d’un rocher isolé de tous les côtés, beaucoup plus haut que l’arbre, et escarpé de manière qu’on ne pouvoit monter au haut par aucun endroit.

Les cavaliers, grands, puissans, tous bien montés et bien armés, arrivèrent près du rocher, où ils mirent pied à terre ; et Ali Baba, qui en compta quarante, à leur mine et a leur équipement, ne douta pas qu’ils ne fussent des voleurs. Il ne se trompoit pas : en effet, c’étoient des voleurs, qui, sans faire aucun tort aux environs, alloient exercer leurs brigandages bien loin, et avoient là leur rendez-vous ; et ce qu’il les vit faire, le confirma dans cette opinion.

Chaque cavalier débrida son cheval, l’attacha, lui passa au cou un sac plein d’orge qu’il avoit apporté sur la croupe, et ils se chargèrent chacun de leur valise ; et la plupart des valises parurent si pesantes à Ali Baba, qu’il jugea qu’elles étoient pleines d’or et d’argent monnoyé.

Le plus apparent, chargé de sa valise comme les autres, qu’Ali Baba prit pour le capitaine des voleurs, s’approcha du rocher, fort près du gros arbre où il s’étoit réfugié ; et après qu’il se fut fait chemin au travers de quelques arbrisseaux, il prononça ces paroles si distinctement, Sésame, ouvre-toi, qu’Ali Baba les entendit. Dès que le capitaine des voleurs les eut prononcées, une porte s’ouvrit ; et après qu’il eut fait passer tous ses gens devant lui, et qu’ils furent tous entrés, il entra aussi, et la porte se ferma.

Les voleurs demeurèrent long-temps dans le rocher ; et Ali Baba qui craignoit que quelqu’un d’eux, ou que tous ensemble ne sortissent s’il quittoit son poste pour se sauver, fut contraint de rester sur l’arbre, et d’attendre avec patience. Il fut tenté néanmoins de descendre pour se saisir de deux chevaux, en monter un, et mener l’autre par la bride, et de gagner la ville en chassant ses trois ânes devant lui ; mais l’incertitude de l’événement fit qu’il prit le parti le plus sûr.

La porte se rouvrit enfin, les quarante voleurs sortirent ; et au lieu que le capitaine étoit entré le dernier, il sortit le premier, et après les avoir vus défiler devant lui. Ali Baba entendit qu’il fit refermer la porte, en prononçant ces paroles : Sésame, referme-toi. Chacun retourna à son cheval, le rebrida, rattacha sa valise, et remonta dessus. Quand ce capitaine enfin vit qu’ils étoient tous prêts à partir, il se mit à la tête, et il reprit avec eux le chemin par où ils étoient venus.

Ali Baba ne descendit pas de l’arbre d’abord ; il dit en lui-même : « Ils peuvent avoir oublié quelque chose à les obliger de revenir, et je me trouverois attrapé si cela arrivoit. » Il les conduisit de l’œil jusqu’à ce qu’il les eut perdus de vue, et il ne descendit que long-temps après, pour plus grande sûreté. Comme il avoit retenu les paroles par lesquelles le capitaine des voleurs avoit fait ouvrir et refermer la porte, il eut la curiosité d’éprouver si en les prononçant elles feroient le même effet. Il passa au travers des arbrisseaux, et il aperçut la porte qu’ils cachoient. Il se présenta devant, et dit : Sésame, ouvre-toi, et dans l’instant la porte s’ouvrit toute grande.

Ali Baba s’étoit attendu à voir un lieu de ténèbres et d’obscurité ; mais il fut surpris d’en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé, de main d’homme, en voûte fort élevée qui recevoit la lumière du haut du rocher, par une ouverture pratiquée de même. Il vit de grandes provisions de bouche, des ballots de riches marchandises en piles, des étoffes de soie et de brocard, des tapis de grand prix, et sur-tout de l’or et de l’argent monnoyé par tas, et dans des sacs ou grandes bourses de cuir les unes sur autres ; et à voir toutes ces choses, il lui parut qu’il y avoit non pas de longues années, mais des siècles que cette grotte servoit de retraite à des voleurs qui avoient succédé les uns aux autres.

Ali Baba ne balança pas sur le parti qu’il devoit prendre : il entra dans la grotte, et dès qu’il y fut entré, la porte se referma ; mais cela ne l’inquiéta pas : il savoit le secret de la faire ouvrir. Il ne s’attacha pas à l’argent, mais à l’or monnoyé, et particulièrement à celui qui étoit dans des sacs. Il en enleva à plusieurs fois autant qu’il pouvoit en porter et en quantité suffisante pour faire la charge de ses trois ânes. Il rassembla ses ânes qui étoient dispersés ; et quand il les eut fait approcher du rocher, il les chargea des sacs ; et pour les cacher, il accommoda du bois par-dessus, de manière qu’on ne pouvoit les apercevoir. Quand il eut achevé, il se présenta devant la porte ; et il n’eut pas prononcé ces paroles : Sésame, referme-toi, qu’elle se referma ; car elle s’étoit fermée d’elle-même chaque fois qu’il y étoit entré, et étoit demeurée ouverte chaque fois qu’il en étoit sorti.

Cela fait, Ali Baba reprit le chemin de la ville ; et en arrivant chez lui, il fit entrer ses ânes dans une petite cour, et referma la porte avec grand soin. Il mit bas le peu de bois qui couvrait les sacs, et il porta dans sa maison les sacs qu’il posa et arrangea devant sa femme qui étoit assise sur un sofa.

Sa femme mania les sacs ; et comme elle se fut aperçue qu’ils étoient pleins d’argent, elle soupçonna son mari de les avoir volés ; de sorte que quand il eut achevé de les apporter tous, elle ne put s’empêcher de lui dire :

« Ali Baba, seriez-vous assez malheureux pour… »

Ali Baba l’interrompit.

« Paix, ma femme, dit-il, ne vous alarmez pas, je ne suis pas voleur, à moins que ce ne soit l’être que de prendre sur les voleurs. Vous cesserez d’avoir cette mauvaise opinion de moi quand je vous aurai raconté ma bonne fortune. »

Il vuida les sacs, qui firent un gros tas d’or dont sa femme fut éblouie ; et quand il eut fait, il lui fit le récit de son aventure, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et en achevant, il lui recommanda sur toute chose de garder le secret.

La femme, revenue et guérie de son épouvante, se réjouit avec son mari du bonheur qui leur étoit arrivé, et elle voulut compter, pièce par pièce, tout l’or qui étoit devant elle.

« Ma femme, lui dit Ali Baba, vous n’êtes pas sage : que prétendez-vous faire ? Quand auriez-vous achevé de compter ? Je vais creuser une fosse et l’enfouir dedans ; nous n’avons pas de temps à perdre. »

« Il est bon, reprit la femme, que nous sachions au moins à-peu-près la quantité qu’il y en a. Je vais chercher une petite mesure dans le voisinage, et je le mesurerai pendant que vous creuserez la fosse. »

« Ma femme, repartit Ali Baba, ce que vous voulez faire, n’est bon à rien ; vous vous en abstiendriez si vous vouliez me croire. Faites néanmoins ce qu’il vous plaira ; mais souvenez-vous de garder le secret. »

Pour se satisfaire, la femme d’Ali Baba sortit, et elle alla chez Cassim, son beau-frère, qui ne demeuroit pas loin. Cassim n’étoit pas chez lui, et à son défaut, elle s’adressa à sa femme, qu’elle pria de lui prêter une mesure pour quelques momens. La belle-sœur lui demanda si elle la vouloit grande ou petite, et la femme d’Ali Baba lui en demanda une petite.

« Très-volontiers, dit la belle-sœur ; attendez un moment, je vais vous l’apporter. »

La belle-sœur alla chercher la mesure, elle la trouva ; mais comme elle connoissoit la pauvreté d’Ali Baba, curieuse de savoir quelle sorte de grain sa femme vouloit mesurer, elle s’avisa d’appliquer adroitement du suif au-dessous de la mesure, et elle y en appliqua. Elle revint, et en la présentant à la femme d’Ali Baba, elle s’excusa de l’avoir fait attendre sur ce qu’elle avoit eu de la peine à la trouver.

La femme d’Ali Baba revint chez elle ; elle posa la mesure sur le tas d’or, l’emplit et la vuida un peu plus loin sur le sofa, jusqu’à ce qu’elle eût achevé, et elle fut contente du bon nombre de mesures qu’elle en trouva, dont elle fit part à son mari qui venoit d’achever de creuser la fosse.

Pendant qu’Ali Baba enfouit l’or, sa femme, pour marquer son exactitude et sa diligence à sa belle-sœur, lui reporta sa mesure ; mais sans prendre garde qu’une pièce d’or s’étoit attachée au-dessous.

« Belle-sœur, dit-elle en la rendant, vous voyez que je n’ai pas gardé long-temps votre mesure ; je vous en suis bien obligée, je vous la rends. »

La femme d’Ali Baba n’eut pas tourné le dos, que la femme de Cassim regarda la mesure par le dessous ; et elle fut dans un étonnement inexprimable d’y voir une pièce d’or attachée. L’envie s’empara de son cœur dans le moment.

« Quoi, dit-elle, Ali Baba a de l’or par mesure ! Et où le misérable a-t-il pris cet or ? »

Cassim son mari n’étoit pas à la maison, comme nous l’avons dit ; il étoit à sa boutique, d’où il ne devoit revenir que le soir. Tout le temps qu’il se fit attendre fut un siècle pour elle, dans la grande impatience où elle étoit de lui apprendre une nouvelle dont il ne devoit pas être moins surpris qu’elle.

À l’arrivée de Cassim chez lui : « Cassim, lui dit sa femme, vous croyez être riche, vous vous trompez : Ali Baba l’est infiniment plus que vous ; il ne compte pas son or comme vous, il le mesure. »

Cassim demanda l’explication de cette énigme, et elle lui en donna l’éclaircissement en lui apprenant de quelle adresse elle s’étoit servie pour faire cette découverte, et elle lui montra la pièce de monnoie qu’elle avoit trouvée attachée au-dessous de la mesure : pièce si ancienne, que le nom du prince qui y étoit marqué lui étoit inconnu.

Loin d’être sensible au bonheur qui pouvoit être arrivé à son frère pour se tirer de la misère, Cassim en conçut une jalousie mortelle. Il en passa presque la nuit sans dormir. Le lendemain il alla chez lui, que le soleil n’étoit pas levé. Il ne le traita pas de frère : il avoit oublié ce nom depuis qu’il avoit épousé la riche veuve.

« Ali Baba, dit-il en l’abordant, vous êtes bien réservé dans vos affaires, vous faites le pauvre, le misérable, le gueux ; et vous mesurez l’or ! »

« Mon frère, reprit Ali Baba, je ne sais de quoi vous voulez me parler ? Expliquez-vous. »

« Ne faites pas l’ignorant, repartit Cassim » Et en lui montrant la pièce d’or que sa femme lui avoit mise entre les mains : « Combien avez-vous de pièces, ajouta-t-il, semblables à celle-ci que ma femme a trouvée attachée au-dessous de la mesure que la vôtre vint lui emprunter hier ? »

À ce discours, Ali Baba connut que Cassim, et la femme de Cassim (par un entêtement de sa propre femme), savoient déjà ce qu’il avoit un si grand intérêt de tenir caché ; mais la faute étoit faite : elle ne pouvoit se réparer. Sans donner à son frère la moindre marque d’étonnement ni de chagrin, il lui avoua la chose, et il lui raconta par quel hasard il avoit découvert la retraite des voleurs, et en quel endroit ; et il lui offrit, s’il vouloit garder le secret, de lui faire part du trésor.

« Je le prétends bien ainsi, reprit Cassim d’un air fier ; mais, ajouta-t-il, je veux savoir aussi où est précisément ce trésor, les enseignes, les marques, et comment je pourrois y entrer moi-même, s’il m’en prenoit envie ; autrement je vais vous dénoncer à la justice. Si vous le refusez, non-seulement vous n’aurez plus à en espérer, vous perdrez même ce que vous avez enlevé, au lieu que j’en aurai ma part pour vous avoir dénoncé. »

Ali Baba, plutôt par son bon naturel, qu’intimidé par les menaces insolentes d’un frère barbare, l’instruisit pleinement de ce qu’il souhaitait, et même des paroles dont il falloit qu’il se servît, tant pour entrer dans la grotte, que pour en sortir.

Cassim n’en demanda pas davantage à Ali Baba. Il le quitta, résolu de le prévenir ; et plein d’espérance de s’emparer du trésor lui seul, il part le lendemain de grand matin, avant la pointe du jour, avec dix mulets chargés de grands coffres, qu’il se propose de remplir, en se réservant d’en mener un plus grand nombre dans un second voyage, à proportion des charges qu’il trouveroit dans la grotte. Il prend le chemin qu’Ali Baba lui avoit enseigné ; il arrive près du rocher, et il reconnoît les enseignes, et l’arbre sur lequel Ali Baba s’étoit caché. Il cherche la porte, il la trouve ; et pour la faire ouvrir, il prononce les paroles : Sésame, ouvre-toi. La porte s’ouvre, il entre, et aussitôt elle se referme. En examinant la grotte, il est dans une grande admiration de voir beaucoup plus de richesses qu’il ne l’avoit compris par le récit d’Ali Baba ; et son admiration augmente à mesure qu’il examine chaque chose en particulier. Avare et amateur des richesses, comme il l’étoit, il eût passé la journée à se repaître les yeux de la vue de tant d’or, s’il n’eût songé qu’il étoit venu pour l’enlever et pour en charger ses dix mulets. Il en prend un nombre de sacs, autant qu’il en peut porter ; et en venant à la porte pour la faire ouvrir, l’esprit rempli de toute autre idée que ce qui lui importoit davantage, il se trouve qu’il oublie le mot nécessaire, et au lieu de Sésame, il dit : Orge, ouvre-toi ; et il est bien étonné de voir que la porte, loin de s’ouvrir, demeure fermée. Il nomme plusieurs autres noms de grains, autres que celui qu’il falloit, et la porte ne s’ouvre pas.

Cassim ne s’attendoit pas à cet événement. Dans le grand danger où il se voit, la frayeur se saisit de sa personne, et plus il fait d’efforts pour se souvenir du mot de Sésame, plus il embrouille sa mémoire, et bientôt ce mot est pour lui absolument comme si jamais il n’en avoit entendu parler. Il jette par terre les sacs dont il étoit chargé, il se promène à grands pas dans la grotte, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et toutes les richesses dont il se voit environné ne le touchent plus. Laissons Cassim déplorant son sort, il ne mérite pas de compassion.

Les voleurs revinrent à leur grotte vers le midi ; et quand ils furent à peu de distance, et qu’ils eurent vu les mulets de Cassim autour du rocher, chargés de coffres, inquiets de cette nouveauté, ils avancèrent à toute bride, et firent prendre la fuite aux dix mulets que Cassim avoit négligé d’attacher, et qui paissoient librement ; de manière qu’ils se dispersèrent de çà et de là dans la forêt, si loin qu’ils les eurent bientôt perdus de vue.

Les voleurs ne se donnèrent par la peine de courir après les mulets : il leur importoit davantage de trouver celui à qui ils appartenoient. Pendant que quelques-uns tournent autour du rocher pour le chercher, le capitaine, avec les autres, met pied à terre et va droit à la porte le sabre à la main, prononce les paroles, et la porte s’ouvre.

Cassim qui entendit le bruit des chevaux du milieu de la grotte, ne douta pas de l’arrivée des voleurs, non plus que de sa perte prochaine. Résolu au moins à faire un effort pour échapper de leurs mains, et se sauver, il s’étoit tenu prêt à se jeter dehors dès que la porte s’ouvriroit. Il ne la vit pas plutôt ouverte, après avoir entendu prononcer le mot de Sésame, qui étoit échappé de sa mémoire, qu’il s’élança en sortant si brusquement, qu’il renversa le capitaine par terre. Mais il n’échappa pas aux autres voleurs, qui avoient aussi le sabre à la main, et qui lui otèrent la vie sur-le-champ.

Le premier soin des voleurs après cette exécution, fut d’entrer dans la grotte : ils trouvèrent près de la porte, les sacs que Cassim avoit commencé d’enlever pour les emporter, et en charger ses mulets ; et ils les remirent à leur place sans s’apercevoir de ceux qu’Ali Baba avoit emportés auparavant. En tenant conseil et en délibérant ensemble sur cet événement, ils comprirent bien comment Cassim avoit pu sortir de la grotte ; mais qu’il y eût pu entrer, c’est ce qu’ils ne pouvoient s’imaginer. Il leur vint en pensée qu’il pouvoit être descendu par le haut de la grotte ; mais l’ouverture par où le jour y venoit, étoit si élevée, et le haut du rocher étoit si inaccessible par dehors, outre que rien ne leur marquoit qu’il l’eût fait, qu’ils tombèrent d’accord que cela étoit hors de leur connoissance. Qu’il fût entré par la porte, c’est ce qu’ils ne pouvoient se persuader, à moins qu’il n’eût eu le secret de la faire ouvrir ; mais ils tenoient pour certain qu’ils étaient les seuls qui l’avoient, en quoi ils se trompoient, en ignorant qu’ils avoient été épiés par Ali Baba qui le savoit.

De quelque manière que la chose fût arrivée, comme il s’agissoit que leurs richesses communes fussent en sûreté, ils convinrent de faire quatre quartiers du cadavre de Cassim, et de le mettre près de la porte en dedans de la grotte, deux d’un côté, deux de l’autre, pour épouvanter quiconque auroit la hardiesse de faire une pareille entreprise ; sauf à ne revenir dans la grotte que dans quelque temps, après que la puanteur du cadavre seroit exhalée. Cette résolution prise, ils l’exécutèrent ; et quand ils n’eurent plus rien qui les arrêtât, ils laissèrent le lieu de leur retraite bien fermé, remontèrent à cheval, et allèrent battre la campagne sur les routes fréquentées par les caravanes, pour les attaquer et exercer leurs brigandages accoutumés.

La femme de Cassim cependant fut dans une grande inquiétude quand elle vit qu’il étoit nuit close et que son mari n’étoit pas revenu. Elle alla chez Ali Baba tout alarmée, et elle dit : « Beau-frère, vous n’ignorez pas, comme je le crois, que Cassim votre frère est allé à la forêt, et pour quel sujet. Il n’est pas encore revenu, et voilà la nuit avancée ; je crains que quelque malheur ne lui soit arrivé. »

Ali Baba s’étoit douté de ce voyage de son frère, après le discours qu’il lui avoit tenu ; et ce fut pour cela qu’il s’étoit abstenu d’aller à la forêt ce jour là, afin de ne lui pas donner d’ombrage. Sans lui faire aucun reproche dont elle pût s’offenser, ni son mari, s’il eût été vivant, il lui dit qu’elle ne devoit pas encore s’alarmer, et que Cassim apparemment avoit jugé à propos de ne rentrer dans la ville que bien avant dans la nuit.

La femme de Cassim le crut ainsi, d’autant plus facilement, qu’elle considéra combien il étoit important que son mari fit la chose secrètement. Elle retourna chez elle, et elle attendit patiemment jusqu’à minuit. Mais après cela ses alarmes redoublèrent avec une douleur d’autant plus sensible, qu’elle ne pouvoit la faire éclater, ni la soulager par des cris dont elle vit bien que la cause devoit être cachée au voisinage. Alors, si sa faute étoit irréparable, elle se repentit de la folle curiosité qu’elle avoit eue, par une envie condamnable de pénétrer dans les affaires de son beau-frère et de sa belle-sœur. Elle passa la nuit dans les pleurs ; et dès la pointe du jour elle courut chez eux, et elle leur annonça le sujet qui l’amenoit, plutôt par ses larmes que par ses paroles.

Ali Baba n’attendit pas que sa belle-sœur le priât de se donner la peine d’aller voir ce que Cassim étoit devenu. Il partit sur-le-champ avec ses trois ânes, après lui avoir recommandé de modérer son affliction, et il alla à la forêt. En approchant du rocher, après n’avoir vu dans le chemin ni son frère, ni les dix mulets, il fut étonné du sang répandu qu’il aperçut près de la porte, et il en prit un mauvais augure. Il se présenta devant la porte, il prononça les paroles, elle s’ouvrit ; et il fut frappé du triste spectacle du corps de son frère mis en quatre quartiers. Il n’hésita pas sur le parti qu’il devoit prendre, pour rendre les derniers devoirs à son frère, en oubliant le peu d’amitié fraternelle qu’il avoit eue pour lui. Il trouva dans la grotte de quoi faire deux paquets des quatre quartiers, dont il fit la charge d’un de ses ânes, avec du bois pour les cacher. Il chargea les deux autres ânes de sacs pleins d’or et de bois par-dessus, comme la première fois, sans perdre de temps ; et dès qu’il eut achevé, et qu’il eut commandé à la porte de se refermer, il reprit le chemin de la ville ; mais il eut la précaution de s’arrêter à la sortie de la forêt, assez de temps pour n’y rentrer que de nuit. En arrivant, il ne fit entrer chez lui que les deux ânes chargés d’or ; et après avoir laissé à sa femme le soin de les décharger, et lui avoir fait part en peu de mots de ce qui étoit arrivé à Cassim, il conduisit l’autre âne chez sa belle-sœur.

Ali Baba frappa à la porte, qui lui fut ouverte par Morgiane : cette Morgiane étoit une esclave adroite, entendue, et féconde en inventions pour faire réussir les choses les plus difficiles ; et Ali Baba la connoissoit pour telle. Quand il fut entré dans la cour, il déchargea l’âne du bois et des deux paquets ; et en prenant Morgiane à part : « Morgiane, dit-il, la première chose que je te demande, c’est un secret inviolable : tu vas voir combien il nous est nécessaire autant à ta maîtresse qu’à moi. Voilà le corps de ton maître dans ces deux paquets, il s’agit de le faire enterrer comme s’il étoit mort de sa mort naturelle. Fais-moi parler à ta maîtresse, et sois attentive à ce que je lui dirai. »

Morgiane avertit sa maîtresse, et Ali Baba qui la suivoit, entra.

« Hé bien, beau-frère, demanda la belle-sœur à Ali Baba avec grande impatience, quelle nouvelle apportez-vous de mon mari ? Je n’aperçois rien sur votre visage qui doive me consoler. »

« Belle-sœur, répondit Ali Baba, je ne puis vous rien dire, qu’auparavant vous ne me promettiez de m’écouter depuis le commencement jusqu’à la fin sans ouvrir la bouche. Il ne vous est pas moins important qu’à moi, dans ce qui est arrivé, de garder un grand secret pour votre bien, et pour votre repos. »

« Ah, s’écria la belle-sœur sans élever la voix, ce préambule me fait connoître que mon mari n’est plus ; mais en même temps je connois la nécessité du secret que vous me demandez. Il faut bien que je me fasse violence : dites, je vous écoute. »

Ali Baba raconta à sa belle-sœur, tout le succès de son voyage jusqu’à son arrivée avec le corps de Cassim.

« Belle-sœur, ajouta-t-il, voilà un sujet d’affliction pour vous d’autant plus grand que vous vous y attendiez moins. Quoique le mal soit sans remède, si quelque chose néanmoins est capable de vous consoler, je vous offre de joindre le peu de bien que Dieu m’a envoyé au vôtre, en vous épousant, et en vous assurant que ma femme n’en sera pas jalouse, et que vous vivrez bien ensemble. Si la proposition vous agrée, il faut songer à faire en sorte qu’il paroisse que mon frère est mort de sa mort naturelle ; et c’est un soin dont il me semble que vous pouvez vous reposer sur Morgiane, et j’y contribuerai de mon côté de tout ce qui sera en mon pouvoir. »

Quel meilleur parti pouvoit prendre la veuve de Cassim, que celui qu’Ali Baba lui proposoit, elle qui, avec les biens qui lui demeuroient par la mort de son premier mari, en trouvoit un autre plus riche qu’elle ; et qui, par la découverte du trésor qu’il avoit faite, pouvoit le devenir davantage ? Elle ne refusa pas le parti, elle le regarda au contraire comme un motif raisonnable de consolation. En essuyant ses larmes qu’elle avoit commencé de verser en abondance, en supprimant les cris perçans ordinaires aux femmes qui ont perdu leurs maris, elle témoigna suffisamment à Ali Baba qu’elle acceptoit son offre.

Ali Baba laissa la veuve de Cassim dans cette disposition ; et après avoir recommandé à Morgiane de bien s’acquitter de son personnage, il retourna chez lui avec son âne.

Morgiane ne s’oublia pas ; et elle sortit en même temps qu’Ali Baba, et alla chez un apothicaire qui étoit dans le voisinage : elle frappe à la boutique, on ouvre, elle demande d’une sorte de tablette très-salutaire dans les maladies les plus dangereuses. L’apothicaire lui en donna pour l’argent qu’elle avoit présenté, en demandant qui étoit malade chez son maître ?

« Ah, dit-elle avec un grand soupir, c’est Cassim lui-même, mon bon maître ! On n’entend rien à sa maladie, il ne parle, ni ne peut manger. »

Avec ces paroles, elle emporte les tablettes dont véritablement Cassim n’étoit plus en état de faire usage.

Le lendemain, la même Morgiane vient chez le même apothicaire, et demande, les larmes aux yeux, d’une essence dont on avoit coutume de ne faire prendre aux malades qu’à la dernière extrémité ; et on n’espéroit rien de leur vie, si cette essence ne les faisoit revivre.

« Hélas, dit-elle avec une grande affliction, en la recevant des mains de l’apothicaire, je crains fort que ce remède ne fasse pas plus d’effet que les tablettes ! Ah, que je perds un bon maître ! »

D’un autre côté, comme on vit toute la journée Ali Baba et sa femme d’un air triste faire plusieurs allées et venues chez Cassim, on ne fut pas étonné sur le soir d’entendre des cris lamentables de la femme de Cassim, et sur-tout de Morgiane, qui annonçoient que Cassim étoit mort.

Le jour suivant de grand matin, le jour ne faisoit que commencer à paroître, Morgiane qui savoit qu’il y avoit sur la place un bon homme de savetier fort vieux, qui ouvroit tous les jours sa boutique le premier, long-temps avant les autres, sort, et va le trouver. En l’abordant, et en lui donnant le bonjour, elle lui mit une pièce d’or dans la main.

Baba Moustafa, connu de tout le monde sous ce nom, Baba Moustafa, dis-je, qui étoit naturellement gai, et qui avoit toujours le mot pour rire, en regardant la pièce d’or, à cause qu’il n’étoit pas encore bien jour, et en voyant que c’était de l’or : « Bonne étrenne ! Dit-il, de quoi s’agit-il ? Me voilà prêt à bien faire. »

« Baba Moustafa, lui dit Morgiane, prenez ce qui vous est nécessaire pour coudre, et venez avec moi promptement ; mais à condition que je vous banderai les yeux, quand nous serons dans un tel endroit. »

À ces paroles, Baba Moustafa fit le difficile.

« Oh, oh, reprit-il, vous voulez donc me faire faire quelque chose contre ma conscience, ou contre mon honneur ? »

En lui mettant une autre pièce d’or dans la main : « Dieu garde, reprit Morgiane, que j’exige rien de vous, que vous ne puissiez faire en tout honneur. Venez seulement, et ne craignez rien. »

Baba Moustafa se laissa mener ; et Morgiane, après lui avoir bandé les yeux avec un mouchoir à l’endroit qu’elle avoit marqué, le mena chez défunt son maître, et elle ne lui ôta le mouchoir que dans la chambre où elle avoit mis le corps, chaque quartier à sa place. Quand elle le lui eut ôté : « Baba Moustafa, dit-elle, c’est pour vous faire coudre les pièces que voilà, que je vous ai amené. Ne perdez pas de temps ; et quand vous aurez fait, je vous donnerai une autre pièce d’or. »

Quand Baba Moustafa eut achevé, Morgiane lui rebanda les yeux dans la même chambre ; et après lui avoir donné la troisième pièce d’or qu’elle lui avoit promise, et lui avoir recommandé le secret, elle le remena jusqu’à l’endroit où elle lui avoit bandé les yeux en l’amenant ; et là, après lui avoir encore ôté le mouchoir, elle le laissa retourner chez lui ; en le conduisant de vue jusqu’à ce qu’elle ne le vit plus, afin de lui ôter la curiosité de revenir sur ses pas pour l’observer elle-même.

Morgiane avoit fait chauffer de l’eau pour laver le corps de Cassim. Ainsi Ali Baba, qui arriva comme elle venoit de rentrer, le lava, le parfuma d’encens, et l’ensevelit avec les cérémonies accoutumées. Le menuisier apporta aussi la bière, qu’Ali Baba avoit pris le soin de commander.

Afin que le menuisier ne pût s’apercevoir de rien, Morgiane reçut la bière à la porte ; et après l’avoir payé et renvoyé, elle aida à Ali Baba à mettre le corps dedans ; et quand Ali Baba eut bien cloué les planches par-dessus, elle alla à la mosquée avertir que tout étoit prêt pour l’enterrement. Les gens de la mosquée destinés pour laver les corps morts, s’offrirent pour venir s’acquitter de leur fonction ; mais elle leur dit que la chose étoit faite.

Morgiane de retour, ne faisoit que de rentrer, quand l’iman et d’autres ministres de la mosquée arrivèrent. Quatre voisins assemblés chargèrent la bière sur leurs épaules ; et en suivant l’iman, qui récitoit des prières, ils la portèrent au cimetière. Morgiane en pleurs, comme esclave du défunt, suivit la tête nue, en poussant des cris pitoyables, en se frappant la poitrine de grands coups, et en s’arrachant les cheveux ; et Ali Baba marchoit après, accompagné des voisins qui se détachoient tour-à-tour, de temps en temps, pour relayer et soulager les autres voisins qui portoient la bière, jusqu’à ce qu’on arrivât au cimetière.

Pour ce qui est de la femme de Cassim, elle resta dans sa maison, en se désolant et en poussant des cris lamentables avec les femmes du voisinage, qui, selon la coutume, y accoururent pendant la cérémonie de l’enterrement, et qui en joignant leurs lamentations aux siennes, remplirent tout le quartier de tristesse bien loin aux environs.

De la sorte, la mort funeste de Cassim fut cachée et dissimulée entre Ali Baba, sa femme, la veuve de Cassim et Morgiane, avec un ménagement si grand, que personne de la ville, loin d’en avoir connoissance, n’en eut pas le moindre soupçon.

Trois ou quatre jours après l’enterrement de Cassim, Ali Baba transporta le peu de meubles qu’il avoit, avec l’argent qu’il avoit enlevé du trésor des voleurs, qu’il ne porta que la nuit dans la maison de la veuve de son frère, pour s’y établir, ce qui fit connoître son nouveau mariage avec sa belle-sœur. Et comme ces sortes de mariages ne sont pas extraordinaires dans notre religion, personne n’en fut surpris.

Quant à la boutique de Cassim, Ali Baba avoit un fils, qui depuis quelque temps avoit achevé son apprentissage chez un autre gros marchand, qui avoit toujours rendu témoignage de sa bonne conduite, il la lui donna avec promesse, s’il continuoit de se gouverner sagement, qu’il ne seroit pas long-temps à le marier avantageusement selon son état.

Laissons Ali Baba jouir des commencemens de sa bonne fortune, et parlons des quarante voleurs. Ils revinrent à leur retraite de la forêt, dans le temps dont ils étoient convenus ; mais ils furent dans un grand étonnement de ne pas trouver le corps de Cassim, et il augmenta quand ils se furent aperçus de la diminution de leurs sacs d’or.

« Nous sommes découverts et perdus, dit le capitaine, si nous n’y prenons garde. Et si nous ne cherchons promptement à y apporter le remède, insensiblement nous allons perdre tant de richesses, que nos ancêtres et nous avons amassées avec tant de peine et de fatigues. Tout ce que nous pouvons juger du dommage qu’on nous a fait, c’est que le voleur que nous avons surpris a eu le secret de faire ouvrir la porte, et que nous sommes arrivés heureusement à point nommé dans le temps qu’il en alloit sortir. Mais il n’étoit pas le seul, un autre doit l’avoir comme lui. Son corps emporté et notre trésor diminué, en sont des marques incontestables. Et comme il n’y a pas d’apparence que plus de deux personnes aient eu ce secret, après avoir fait périr l’un, il faut que nous fassions périr l’autre de même. Qu’en dites-vous, braves gens, n’êtes-vous pas de même avis que moi ? »

La proposition du capitaine des voleurs fut trouvée si raisonnable par sa compagnie, qu’ils l’approuvèrent tous, et qu’ils tombèrent d’accord qu’il falloit abandonner toute autre entreprise, pour ne s’attacher uniquement qu’à celle-ci, et ne s’en départir qu’il n’y eussent réussi.

« Je n’en attendois pas moins de votre courage et de votre bravoure, reprit le capitaine ; mais avant toute chose, il faut que quelqu’un de vous, hardi, adroit et entreprenant aille à la ville, sans armes, et en habit de voyageur et d’étranger, et qu’il emploie tout son savoir-faire pour découvrir si on n’y parle pas de la mort étrange de celui que nous avons massacré comme il le méritoit, qui il étoit, et en quelle maison il demeuroit ? C’est ce qu’il nous est important que nous sachions d’abord, pour ne rien faire dont nous ayons lieu de nous repentir, en nous découvrant nous-mêmes dans un pays où nous sommes inconnus depuis si long-temps, et où nous avons un si grand intérêt de continuer de l’être. Mais afin d’animer celui de vous qui s’offrira pour se charger de cette commission, et l’empêcher de se tromper, en nous venant faire un rapport faux, au lieu d’un véritable qui seroit capable de causer notre ruine, je vous demande si vous ne jugez pas à propos qu’en ce cas-là il se soumette à la peine de mort. »

Sans attendre que les autres donnassent leurs suffrages : « Je m’y soumets, dit l’un des voleurs, et je fais gloire d’exposer ma vie, en me chargeant de la commission. Si je n’y réussis pas, vous vous souviendrez au moins que je n’aurai manqué ni de bonne volonté, ni de courage, pour le bien commun de la troupe. »

Ce voleur, après avoir reçu de grandes louanges du capitaine et de ses camarades, se déguisa de manière que personne ne pouvoit le prendre pour ce qu’il étoit. En se séparant de la troupe, il partit la nuit, et il prit si bien ses mesures, qu’il entra dans la ville dans le temps que le jour ne faisoit que commencer à paroître. Il avança jusqu’à la place, où il ne vit qu’une seule boutique ouverte, et c’étoit celle de Baba Moustafa.

Baba Moustafa étoit assis sur son siége, l’alêne à la main, prêt à travailler de son métier. Le voleur alla l’aborder, en lui souhaitant le bon jour ; et comme il se fut aperçu de son grand âge : « Bon-homme, dit-il, vous commencez à travailler de grand matin ; il n’est pas possible que vous y voyiez encore clair, âgé comme vous l’êtes ; et quand il feroit plus clair, je doute que vous ayiez d’assez bons yeux pour coudre ? »

« Qui que vous soyez, reprit Baba Moustafa, il faut que vous ne me connoissiez pas. Si vieux que vous me voyez, je ne laisse pas d’avoir les yeux excellens ; et vous n’en douterez pas quand vous saurez qu’il n’y a pas long-temps que j’ai cousu un mort dans un lieu où il ne faisoit guère plus clair qu’il fait présentement. »

Le voleur eut une grande joie de s’être adressé en arrivant à un homme qui d’abord, comme il n’en douta pas, lui donnoit de lui-même nouvelle de ce qui l’avoit amené, sans le lui demander.

«Un mort, reprit-il avec étonnement ! » Et pour le faire parler : « Pourquoi coudre un mort, ajouta-t-il ? Vous voulez dire apparemment que vous avez cousu le linceul dans lequel il a été enseveli. »

« Non, non, reprit Baba Moustafa : je sais ce que je veux dire. Vous voudriez me faire parler, mais vous n’en saurez pas davantage. »

Le voleur n’avoit pas besoin d’un éclaircissement plus ample pour être persuadé qu’il avoit découvert ce qu’il étoit venu chercher. Il tira une pièce d’or ; et en la mettant dans la main de Baba Moustafa, il lui dit :

« Je n’ai garde de vouloir entrer dans votre secret, quoique je puisse vous assurer que je ne le divulguerois pas, si vous me l’aviez confié. La seule chose dont je vous prie, c’est de me faire la grâce de m’enseigner, ou de venir me montrer la maison où vous avez cousu ce mort ? »

« Quand j’aurois la volonté de vous accorder ce que vous me demandez, reprit Baba Moustafa, en tenant la pièce d’or prêt à la rendre, je vous assure que je ne pourrois pas le faire : vous devez m’en croire sur ma parole. En voici la raison : c’est qu’on m’a mené jusqu’à un certain endroit où l’on m’a bandé les yeux, et de là je me suis laissé conduire jusque dans la maison, d’où après avoir fait ce que je devois faire, on me ramena de la même manière jusqu’au même endroit. Vous voyez l’impossibilité qu’il y a que je puisse vous rendre service. »

« Au moins, repartit le voleur, vous devez vous souvenir à-peu-près du chemin qu’on vous a fait faire les yeux bandés. Venez, je vous prie, avec moi, je vous banderai les yeux en cet endroit-là, et nous marcherons ensemble par le même chemin et par les mêmes détours, que vous pourrez vous remettre dans la mémoire d’avoir marché ; et comme toute peine mérite récompense, voici une autre pièce d’or. Venez, faites-moi le plaisir que je vous demande. » Et en disant ces paroles il lui mit une autre pièce dans la main.

Les deux pièces d’or tentèrent Baba Moustafa ; il les regarda quelque temps de sa main sans dire mot, en se consultant pour savoir ce qu’il devoit faire. Il tira enfin sa bourse de son sein, et en les mettant dedans : « Je ne puis vous assurer, dit-il au voleur, que je me souvienne précisément du chemin qu’on me fit faire ; mais puisque vous le voulez ainsi, allons, je ferai ce que je pourrai pour m’en souvenir. »

Baba Moustafa se leva à la grande satisfaction du voleur ; et sans fermer sa boutique, où il n’y avoit rien de conséquence à perdre, il mena le voleur avec lui jusqu’à l’endroit où Morgiane lui avoit bandé les jeux. Quand ils furent arrivés : « C’est ici, dit Baba Moustafa, qu’on m’a bandé, et j’étois tourné comme vous me voyez. Le voleur qui avoit son mouchoir prêt, les lui banda, et il marcha à côté de lui, en partie en le conduisant, en partie en se laissant conduire par lui, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât.

« Il me semble, dit Baba Moustafa, que je n’ai point passé plus loin. » Et il se trouva véritablement devant la maison de Cassim, où Ali Baba demeuroit alors. Avant de lui ôter le mouchoir de devant les yeux, le voleur fit promptement une marque à la porte avec de la craie qu’il tenoit prête ; et quand il le lui eut ôté, il lui demanda s’il savoit à qui appartenoit la maison ? Baba Moustafa lui répondit qu’il n’étoit pas du quartier, et ainsi qu’il ne pouvoit lui en rien dire.

Comme le voleur vit qu’il ne pouvoit apprendre rien davantage de Baba Moustafa, il le remercia de la peine qu’il lui avoit fait prendre ; et après qu’il l’eut quitté et laissé retourner à sa boutique, il reprit le chemin de la forêt, persuadé qu’il seroit bien reçu.

Peu de temps après que le voleur et Baba Moustafa se furent séparés, Morgiane sortit de la maison d’Ali Baba pour quelqu’affaire ; et en revenant, elle remarqua la marque que le voleur y avoit faite ; elle s’arrêta pour y faire attention.

« Que signifie cette marque, dit-elle en elle-même, quelqu’un voudroit-il du mal à mon maître, ou l’a-t-on faite pour se divertir ? À quelque intention qu’on l’ait pu faire, ajouta-t-elle, il est bon de se précautionner contre tout événement. »

Elle prend aussitôt de la craie ; et comme les deux ou trois portes au-dessus et au-dessous étoient semblables, elle les marqua au même endroit, et elle rentra dans la maison sans parler de ce qu’elle venoit de faire, ni à son maître ni à sa maîtresse.

Le voleur cependant qui continuoit son chemin, arriva à la forêt, et rejoignit sa troupe de bonne heure. En arrivant, il fit rapport du succès de son voyage, en exagérant le bonheur qu’il avoit eu d’avoir trouvé d’abord un homme par lequel il avoit appris le fait dont il étoit venu s’informer, ce que personne que lui n’eût pu lui apprendre. Il fut écouté avec une grande satisfaction ; et le capitaine, en prenant la parole, après l’avoir loué de sa diligence : « Camarades, dit-il en s’adressant à tous, nous n’avons pas de temps à perdre, partons bien armés, sans qu’il paroisse que nous le soyons ; et quand nous serons entrés dans la ville séparément, les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçon, que le rendez-vous soit dans la grande place, les uns d’un côté, les autres de l’autre, pendant que j’irai reconnoître la maison avec notre camarade, qui vient de nous apporter une si bonne nouvelle, afin que là-dessus je juge du parti qui nous conviendra le mieux. »

Le discours du capitaine des voleurs fut applaudi, et ils furent bientôt en état de partir. Ils défilèrent deux à deux, trois à trois ; et en marchant à une distance raisonnable les uns des autres, ils entrèrent dans la ville sans donner aucun soupçon. Le capitaine et celui qui étoit venu le matin, y entrèrent les derniers. Celui-ci mena le capitaine dans la rue où il avoit marqué la maison d’Ali Baba ; et quand il fut devant une des portes qui avoit été marquée par Morgiane, il la lui fit remarquer, en lui disant que c’étoit celle-là. Mais en continuant leur chemin sans s’arrêter, afin de ne pas se rendre suspects, comme le capitaine eut observé que la porte qui suivoit étoit marquée de la même marque et au même endroit, il le fit remarquer à son conducteur, et il lui demanda si c’étoit celle-ci ou la première ? Le conducteur demeura confus, et il ne sut que répondre, encore moins quand il eut vu avec le capitaine que les quatre ou cinq portes qui suivoient, avoient aussi la même marque. Il assura au capitaine, avec serment, qu’il n’en avoit marqué qu’une.

« Je ne sais, ajouta-t-il, qui peut avoir marqué les autres avec tant de ressemblance ; mais dans cette confusion, j’avoue que je ne peux distinguer laquelle est celle que j’ai marquée. »

Le capitaine qui vit son dessein avorté, se rendit à la grande place, ou il fit dire à ses gens par le premier qu’il rencontra, qu’ils avoient perdu leur peine et fait un voyage inutile, et qu’ils n’avoient d’autre parti à prendre que de reprendre le chemin de leur retraite commune. Il en donna l’exemple, et ils le suivirent tous dans le même ordre qu’ils étoient venus.

Quand la troupe se fut rassemblée dans la forêt, le capitaine leur expliqua la raison pourquoi il les avoit fait revenir. Aussitôt le conducteur fut déclaré digne de mort tout d’une voix, et il s’y condamna lui-même, en reconnoissant qu’il auroit dû prendre mieux ses précautions, et il présenta le col avec fermeté à celui qui se présenta pour lui couper la tête.

Comme il s’agissoit, pour la conservation de la bande, de ne pas laisser sans vengeance le tort qui lui avoit été fait, un autre voleur, qui se promit de mieux réussir que celui qui venoit d’être châtié, se présenta, et demanda en grâce d’être préféré. Il est écouté. Il marche ; il corrompt Baba Moustafa, comme le premier l’avoit corrompu, et Baba Moustafa lui fait connoître la maison d’Ali Baba les yeux bandés. Il la marque de rouge dans un endroit moins apparent, en comptant que c’étoit un moyen sûr pour la distinguer d’avec celles qui étoient marquées de blanc.

Mais peu de temps après, Morgiane sortit de la maison comme le jour précédent ; et quand elle revint, la marque rouge n’échappa pas à ses yeux clairvoyans. Elle fit le même raisonnement qu’elle avoit fait, et elle ne manqua pas de faire la même marque de crayon rouge aux autres portes voisines et aux mêmes endroits.

Le voleur à son retour vers sa troupe dans la forêt, ne manqua pas de faire valoir la précaution qu’il avoit prise comme infaillible, disoit-il, pour ne pas confondre la maison d’Ali Baba avec les autres. Le capitaine et ses gens croient avec lui que la chose doit réussir. Ils se rendent à la ville dans le même ordre et avec les mêmes soins qu’auparavant, armés aussi de même, prêts à faire le coup qu’ils méditoient ; et le capitaine et le voleur, en arrivant, vont à la rue d’Ali Baba ; mais ils trouvent la même difficulté que la première fois. Le capitaine en est indigné, et le voleur dans une confusion aussi grande que celui qui l’avoit précédé avec la même commission.

Ainsi le capitaine fut contraint de se retirer encore ce jour-là avec ses gens, aussi peu satisfait que le jour d’auparavant. Le voleur, comme auteur de la méprise, subit pareillement le châtiment auquel il s’étoit soumis volontairement.

» Le capitaine qui vit sa troupe diminuée de deux braves sujets, craignit de la voir diminuer davantage s’il continuoit de s’en rapporter à d’autres pour être informé au vrai de la maison d’Ali Baba. Leur exemple lui fit connoître qu’ils n’étoient propres, tous, qu’à des coups de main et nullement à agir de tête dans les occasions. Il se chargea de la chose lui-même ; il vint à la ville, et avec l’aide de Baba Moustafa, qui lui rendit le même service qu’aux deux députés de sa troupe, il ne s’amusa pas à faire aucune marque pour connoître la maison d’Ali Baba ; mais il l’examina si bien, non-seulement en la considérant attentivement, mais même en passant et en repassant à diverses fois par-devant, qu’il n’étoit pas possible qu’il s’y méprît.

Le capitaine des voleurs, satisfait de son voyage, et instruit de ce qu’il avoit souhaité, retourna à la forêt ; et quand il fut arrivé dans la grotte, où sa troupe l’attendoit : « Camarades, dit-il, rien enfin ne peut plus nous empêcher de prendre une pleine vengeance du dommage qui nous a été fait. Je connois avec certitude la maison du coupable sur qui elle doit tomber ; et dans le chemin, j’ai songé aux moyens de la lui faire sentir si adroitement, que personne ne pourra avoir connoissance du lieu de notre retraite, non plus que de notre trésor ; car c’est le but que nous devons avoir dans notre entreprise, autrement, au lieu de nous être utile, elle nous seroit funeste. Pour parvenir à ce but, continua le capitaine, voici ce que j’ai imaginé. Quand je vous l’aurai exposé, si quelqu’un sait un expédient meilleur, il pourra le communiquer. »

Alors il leur expliqua de quelle manière il prétendoit s’y comporter ; et comme ils lui eurent tous donné leur approbation, il les chargea, en se partageant dans les bourgs et dans les villages d’alentour, et même dans les villes, d’acheter des mulets, jusqu’au nombre de dix-neuf, et trente-huit grands vases de cuir à transporter de l’huile, l’un plein, et les autres vuides.

En deux ou trois jours de temps, les voleurs eurent fait tout cet amas. Comme les vases vuides étoient un peu étroits par la bouche pour l’exécution de son dessein, le capitaine les fit un peu élargir ; et après avoir fait entrer un de ses gens dans chacun avec les armes qu’il avoit jugées nécessaires, en laissant ouvert ce qu’il avoit fait découdre, afin de leur laisser la respiration libre, il les ferma de manière qu’ils paroissoient pleins d’huile ; et pour les mieux déguiser, il les frotta par le dehors d’huile, qu’il prit du vase qui en étoit plein.

Les choses ainsi disposées, quand les mulets furent chargés des trente-sept voleurs, sans y comprendre le capitaine, chacun caché dans un des vases, et du vase qui étoit plein d’huile, leur capitaine, comme conducteur, prit le chemin de la ville, dans le temps qu’il avoit résolu, et y arriva à la brune, environ une heure après le coucher du soleil, comme il se l’étoit proposé. Il y entra, et il alla droit à la maison d’Ali Baba, dans le dessein de frapper à la porte, et de demander à y passer la nuit avec ses mulets, sous le bon plaisir du maître. Il n’eut pas la peine de frapper : il trouva Ali Baba à la porte qui prenoit le frais après le soupé. Il fit arrêter ses mulets ; et en s’adressant à Ali Baba : « Seigneur, dit-il, j’amène l’huile que vous voyez, de bien loin, pour la vendre demain au marché ; et à l’heure qu’il est, je ne sais où aller loger. Si cela ne vous incommode pas, faites-moi le plaisir de me recevoir chez vous pour y passer la nuit : je vous en aurai obligation. »

Quoiqu’Ali Baba eût vu dans la forêt celui qui lui parloit, et même entendu sa voix, comment eût-il pu le reconnoître pour le capitaine des quarante voleurs, sous le déguisement d’un marchand d’huile ?

« Vous êtes le bien-venu, lui dit-il, entrez. » Et en disant ces paroles, il lui fit place pour le laisser entrer avec ses mulets, comme il le fit.

En même temps, Ali Baba appela un esclave qu’il avoit, et lui commanda, quand les mulets seroient déchargés, de les mettre non-seulement à couvert dans l’écurie, mais même de leur donner du foin et de l’orge. Il prit aussi la peine d’entrer dans la cuisine, et d’ordonner à Morgiane d’apprêter promptement à souper pour l’hôte qui venoit d’arriver, et de lui préparer un lit dans une chambre.

Ali Baba fit plus : pour faire à son hôte tout l’accueil possible, quand il vit que le capitaine des voleurs avoit déchargé ses mulets, que les mulets avoient été menés dans l’écurie, comme il l’avoit commandé, et qu’il cherchoit une place pour passer la nuit à l’air, il alla le prendre pour le faire entrer dans la salle où il recevoit son monde, en lui disant qu’il ne souffriroit pas qu’il couchât dans la cour. Le capitaine des voleurs s’en excusa fort, sous prétexte de ne vouloir pas être incommode, mais, dans le vrai, pour avoir lieu d’exécuter ce qu’il méditait avec plus de liberté ; et il ne céda aux honnêtetés d’Ali Baba qu’après de fortes instances.

Ali Baba, non content de tenir compagnie à celui qui en vouloit à sa vie, jusqu’à ce que Morgiane lui eût servi le soupé, continua de l’entretenir de plusieurs choses qu’il crut pouvoir lui faire plaisir, et il ne le quitta que quand il eut achevé le repas dont il l’avoit régalé.

« Je vous laisse le maître, lui dit-il : vous n’avez qu’à demander toutes les choses dont vous pouvez avoir besoin, il n’y a rien chez moi qui ne soit à votre service. »

Le capitaine des voleurs se leva en même temps qu’Ali Baba, et l’accompagna jusqu’à la porte ; et pendant qu’Ali Baba alla dans la cuisine pour parler à Morgiane, il entra dans la cour, sous prétexte d’aller à l’écurie voir si rien ne manquoit à ses mulets.

Ali Baba, après avoir recommandé de nouveau à Morgiane de prendre un grand soin de son hôte, et de ne le laisser manquer de rien : « Morgiane, ajouta-t-il, je t’avertis que demain je vais au bain avant le jour ; prends soin que mon linge de bain soit prêt, et de le donner à Abdalla (c’étoit le nom de son esclave), et fais-moi un bon bouillon, pour le prendre à mon retour. »

Après lui avoir donné ces ordres, il se retira pour se coucher.

Le capitaine des voleurs, cependant, à la sortie de l’écurie, alla donner à ses gens l’ordre de ce qu’ils devoient faire. En commençant depuis le premier vase jusqu’au dernier, il dit à chacun :

« Quand je jetterai de petites pierres de la chambre où l’on me loge, ne manquez pas de vous faire ouverture, en fendant le vase depuis le haut jusqu’en bas, avec le couteau dont vous êtes muni, et d’en sortir : aussitôt je serai à vous. »

Le couteau dont il parloit étoit pointu et affilé pour cet usage.

Cela fait, il revint ; et comme il se fut présenté à la porte de la cuisine, Morgiane prit de la lumière, et elle le conduisit à la chambre qu’elle lui avoit préparée, où elle le laissa après lui avoir demandé s’il avoit besoin de quelqu’autre chose. Pour ne pas donner de soupçon, il éteignit la lumière peu de temps après, et il se coucha tout habillé, prêt à se lever dès qu’il auroit fait son premier somme.

Morgiane n’oublia pas les ordres d’Ali Baba : elle prépara son linge de bain, elle en charge Abdalla qui n’étoit pas encore allé se coucher, elle met le pot au feu pour le bouillon, et pendant qu’elle écume le pot, la lampe s’éteint. Il n’y avoit plus d’huile dans la maison, et la chandelle y manquoit aussi. Que faire ? Elle a besoin cependant de voir clair pour écumer son pot ; elle en témoigne sa peine à Abdalla.

« Te voilà bien embarrassée, lui dit Abdalla ! Va prendre de l’huile dans un des vases que voilà dans la cour. »

Morgiane remercia Abdalla de l’avis, et pendant qu’il va se coucher près de la chambre d’Ali Baba, pour le suivre au bain, elle prend la cruche à l’huile et elle va dans la cour. Comme elle se fut approchée du premier vase qu’elle rencontra, le voleur qui étoit caché dedans, demanda en parlant bas : « Est-il temps ? »

Quoique le voleur eût parlé bas, Morgiane néanmoins fut frappée de la voix d’autant plus facilement, que le capitaine des voleurs, dès qu’il eut déchargé ses mulets, avoit ouvert, non-seulement ce vase, mais même tous les autres, pour donner de l’air à ses gens, qui d’ailleurs y étoient fort mal à leur aise, sans y être cependant privés de la facilité de respirer.

Toute autre esclave que Morgiane, aussi surprise qu’elle le fut, en trouvant un homme dans un vase, au lieu d’y trouver de l’huile qu’elle cherchoit, eût fait un vacarme capable de causer de grands malheurs. Mais Morgiane étoit au-dessus de ses semblables : elle comprit en un instant l’importance de garder ce secret, le danger pressant où se trouvoit Ali Baba et sa famille, et où elle se trouvoit elle-même, et la nécessité d’y apporter promptement le remède, sans faire d’éclat ; et par sa capacité elle en pénétra d’abord les moyens. Elle rentra donc en elle-même dans le moment, et sans faire paroître aucune émotion, en prenant la place du capitaine des voleurs, elle répondit à la demande, et elle dit : « Pas encore, mais bientôt. » Elle s’approcha du vase qui suivoit, et la même demande lui fut faite, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle arriva au dernier qui étoit plein d’huile ; et, à la même demande, elle donna la même réponse.

Morgiane connut par-là que son maître Ali Baba, qui avoit cru ne donner à loger chez lui qu’à un marchand d’huile, y avoit donné entrée à trente-huit voleurs, en y comprenant le faux marchand leur capitaine. Elle remplit en diligence sa cruche d’huile, qu’elle prit du dernier vase ; elle revint dans sa cuisine, où après avoir mis de l’huile dans la lampe et l’avoir ralumée, elle prend une grande chaudière, elle retourne à la cour où elle l’emplit de l’huile du vase. Elle la rapporte, la met sur le feu, et met dessous force bois, parce que plutôt l’huile bouillira, plutôt elle aura exécuté ce qui doit contribuer au salut commun de la maison, qui ne demande pas de retardement. L’huile bout enfin, elle prend la chaudière, et elle va verser dans chaque vase assez d’huile toute bouillante, depuis le premier jusqu’au dernier, pour les étouffer et leur ôter la vie, comme elle la leur ôta.

Cette action digne du courage de Morgiane, exécutée sans bruit, comme elle l’avoit projeté, elle revient dans la cuisine avec la chaudière vuide, et ferme la porte. Elle éteint le grand feu qu’elle avoit allumé, et elle n’en laisse qu’autant qu’il en faut pour achever de faire cuire le pot du bouillon d’Ali Baba. Ensuite elle souffle la lampe, et elle demeure dans un grand silence, résolue à ne pas se coucher qu’elle n’eût observé ce qui arriveroit, par une fenêtre de la cuisine qui donnoit sur la cour, autant que l’obscurité de la nuit pouvoit le permettre.

Il n’y avoit pas encore un quart d’heure que Morgiane attendoit, quand le capitaine des voleurs s’éveilla. Il se lève, il regarde par la fenêtre qu’il ouvre ; et comme il n’aperçoit aucune lumière et qu’il voit régner un grand repos et un profond silence dans la maison, il donne le signal en jetant de petites pierres, dont plusieurs tombèrent sur les vases, comme il n’en douta point par le son qui lui en vint aux oreilles. Il prête l’oreille, et n’entend ni n’aperçoit rien qui lui fasse connoître que ses gens se mettent en mouvement. Il en est inquiet : il jette de petites pierres une seconde et une troisième fois. Elles tombent sur les vases, et cependant pas un des voleurs ne donne le moindre signe de vie, et il n’en peut comprendre la raison. Il descend dans la cour tout alarmé, avec le moins de bruit qu’il lui est possible ; il approche de même du premier vase, et quand il veut demander au voleur, qu’il croit vivant, s’il dort, il sent une odeur d’huile chaude et de brûlé, qui exhale du vase, par où il connoît que son entreprise contre Ali Baba, pour lui ôter la vie et pour piller sa maison, et pour emporter s’il pouvoit l’or qu’il avoit enlevé à sa communauté, étoit échouée. Il passe au vase qui suivoit, et à tous les autres l’un après l’autre, et il trouve que ses gens avoient péri par le même sort ; et par la diminution de l’huile dans le vase qu’il avoit apporté plein, il connut la manière dont on s’y étoit pris pour le priver du secours qu’il en attendoit. Au désespoir d’avoir manqué son coup, il enfila la porte du jardin d’Ali Baba, qui donnoit dans la cour, et de jardin en jardin, en passant par-dessus les murs, il se sauva.

Quand Morgiane n’entendit plus de bruit et qu’elle ne vit pas revenir le capitaine des voleurs, après avoir attendu quelque temps, elle ne douta pas du parti qu’il avoit pris, plutôt que de chercher à se sauver par la porte de la maison, qui étoit fermée à double tour. Satisfaite et dans une grande joie d’avoir si bien réussi à mettre toute la maison en sûreté, elle se coucha enfin, et elle s’endormit.

Ali Baba cependant sortit avant le jour, et alla au bain suivi de son esclave, sans rien savoir de l’événement étonnant qui étoit arrivé chez lui pendant qu’il dormoit, au sujet duquel Morgiane n’avoit pas jugé à propos de l’éveiller, avec d’autant plus de raison, qu’elle n’avoit pas de temps à perdre dans le temps du danger, et qu’il étoit inutile de troubler son repos, après qu’elle l’eut détourné.

Lorsqu’il revint des bains, et qu’il rentra chez lui, le soleil étoit levé. Ali Baba fut si surpris de voir encore les vases d’huile dans leur place, et que le marchand ne se fût pas rendu au marché avec ses mulets, qu’il en demanda la raison à Morgiane qui lui étoit venue ouvrir, et qui avoit laissé toutes choses dans l’état où il les voyoit, pour lui en donner le spectacle, et lui expliquer plus sensiblement ce qu’elle avoit fait pour sa conservation.

« Mon bon maître, dit Morgiane en répondant à Ali Baba, Dieu vous conserve, vous et toute votre maison ! Vous apprendrez mieux ce que vous desirez de savoir, quand vous aurez vu ce que j’ai à vous faire voir : prenez la peine de venir avec moi. »

Ali Baba suivit Morgiane. Quand elle eut fermé la porte, elle le mena au premier vase : « Regardez dans le vase, lui dit-elle, et voyez s’il y a de l’huile. »

Ali Baba regarda ; et comme il eut vu un homme dans le vase, il se retira en arrière tout effrayé, avec un grand cri.

« Ne craignez rien, lui dit Morgiane, l’homme que vous voyez ne vous fera pas de mal ; il en a fait, mais il n’est plus en état d’en faire, ni à vous, ni à personne : il n’a plus de vie. »

« Morgiane, s’écria Ali Baba, que veut dire ce que tu viens de me faire voir ? Explique-le-moi. »

« Je vous l’expliquerai, dit Morgiane ; mais modérez votre étonnement, et n’éveillez pas la curiosité des voisins d’avoir connoissance d’une chose qu’il est très-important que vous teniez cachée. Voyez auparavant tous les autres vases. »

Ali Baba regarda dans les autres vases l’un après l’autre, depuis le premier jusqu’au dernier ou il y avoit de l’huile, dont il remarqua que l’huile étoit notablement diminuée ; et quand il eut fait, il demeura comme immobile, tantôt en jetant les yeux sur les vases, tantôt en regardant Morgiane, sans dire mot, tant la surprise où il étoit étoit grande ! À la fin, comme si la parole lui fut revenue : « Et le marchand, demanda-t-il, qu’est-il devenu ? »

«Le marchand, répondit Morgiane, est aussi peu marchand que je suis marchande. Je vous dirai qui il est, et ce qu’il est devenu. Mais vous apprendrez toute l’histoire plus commodément dans votre chambre ; car il est temps, pour le bien de votre santé, que vous preniez un bouillon après être sorti du bain. »

Pendant qu’Ali Baba se rendit dans sa chambre, Morgiane alla à la cuisine prendre le bouillon ; elle le lui apporta, et avant de le prendre, Ali Baba lui dit :

« Commence toujours à satisfaire l’impatience où je suis, et raconte-moi une histoire si étrange, avec toutes ses circonstances. »

Morgiane, pour obéir à Ali Baba, lui dit :

« Seigneur, hier au soir, quand vous vous fûtes retiré pour vous coucher, je préparai votre linge de bain, comme vous veniez de me le commander, et j’en chargeai Abdalla. Ensuite je mis le pot au feu pour le bouillon ; et comme je l’écumois, la lampe, faute d’huile, s’éteignit tout-à-coup, et il n’y en avoit pas une goutte dans la cruche. Je cherchai quelques bouts de chandelle, et je n’en trouvai pas un. Abdalla, qui me vit embarrassée, me fit souvenir des vases pleins d’huile qui étoient dans la cour, comme il n’en doutoit pas non plus que moi, et comme vous l’avez cru vous-même. Je pris la cruche et je courus au vase le plus voisin. Mais comme je fus près du vase, il en sortit une voix qui me demanda : « Est-il temps ? » Je ne m’effrayai pas ; mais en comprenant sur le champ la malice du faux marchand, je répondis sans hésiter : « Pas encore, mais bientôt. » Je passai au vase qui suivoit ; et une autre voix me fit la même demande, à laquelle je répondis de même. J’allai aux autres vases l’un après l’autre : à pareille demande, pareille réponse, et je ne trouvai de l’huile que dans le dernier vase, dont j’emplis la cruche. Quand j’eus considéré qu’il y avoit trente-sept voleurs au milieu de votre cour, qui n’attendoient que le signal ou que le commandement de leur chef, que vous avez pris pour un marchand, et à qui vous aviez fait un si grand accueil, au point de mettre toute la maison en combustion, je ne perdis pas de temps, je rapportai la cruche, j’allumai la lampe ; et après avoir pris la chaudière la plus grande de la cuisine, j’allai l’emplir d’huile. Je la mis sur le feu, et quand elle fut bien bouillante, j’en allai verser dans chaque vase où étoient les voleurs, autant qu’il en fallut pour les empêcher tous d’exécuter le pernicieux dessein qui les avoit amenés. La chose ainsi terminée de la manière que je l’avois méditée, je revins dans la cuisine, j’éteignis la lampe ; et avant que je me couchasse, je me mis à examiner tranquillement par la fenêtre quel parti prendroit le faux marchand d’huile. Au bout de quelque temps, j’entendis que pour signal il jeta de sa fenêtre de petites pierres qui tombèrent sur les vases. Il en jeta une seconde et une troisième fois ; et comme il n’aperçut ou n’entendit aucun mouvement, il descendit ; et je le vis aller de vase en vase jusqu’au dernier ; après quoi l’obscurité de la nuit fit que je le perdis de vue. J’observai encore quelque temps ; et comme je vis qu’il ne revenoit pas, je ne doutai pas qu’il ne se fût sauvé par le jardin, désespéré d’avoir si mal réussi. Ainsi, persuadée que la maison étoit en sûreté, je me couchai. »

En achevant, Morgiane ajouta :

« Voilà quelle est l’histoire que vous m’avez demandée, et je suis convaincue que c’est la suite d’une observation que j’avois faite depuis deux ou trois jours, dont je n’avois pas cru devoir vous entretenir, qui est qu’une fois en revenant de la ville de bon matin, j’aperçus que la porte de la rue étoit marquée de blanc, et le jour d’après de rouge, après la marque blanche, et que chaque fois, sans savoir à quel dessein cela pouvoit avoit été fait, j’avois marqué de même et au même endroit, deux ou trois portes de nos voisins, au-dessus et au-dessous. Si vous joignez cela avec ce qui vient d’arriver, vous trouverez que le tout a été machiné par les voleurs de la forêt, dont je ne sais pourquoi la troupe est diminuée de deux. Quoi qu’il en soit, la voilà réduite à trois au plus. Cela fait voir qu’ils avoient juré votre perte, et qu’il est bon que vous vous teniez sur vos gardes, tant qu’il sera certain qu’il en restera quelqu’un au monde. Quant à moi, je n’oublierai rien pour veiller à votre conservation comme j’y suis obligée. »

Quand Morgiane eut achevé, Ali Baba pénétré de la grande obligation qu’il lui avoit, lui dit :

« Je ne mourrai pas que je ne t’aye récompensée, comme tu le mérites. Je te dois la vie ; et pour commencer à t’en donner une marque de reconnoissance, je te donne la liberté dès-à-présent, en attendant que j’y mette le comble de la manière que je me le propose. Je suis persuadé avec toi que les quarante voleurs m’ont dressé ces embûches. Dieu m’a délivré par ton moyen. J’espère qu’il continuera de me préserver de leur méchanceté, et qu’en achevant de la détourner de ma tête, il délivrera le monde de leur persécution et de leur engeance maudite. Ce que nous avons à faire, c’est d’enterrer incessamment les corps de cette peste du genre humain, avec un si grand secret, que personne ne puisse rien soupçonner de leur destinée ; et c’est à quoi je vais travailler avec Abdalla. »

Le jardin d’Ali Baba étoit d’une grande longueur, terminé par de grands arbres. Sans différer, il alla sous ces arbres avec son esclave, creuser une fosse longue et large à proportion des corps qu’ils avoient à y enterrer. Le terrain étoit aisé à remuer, et ils ne mirent pas un long-temps à l’achever. Ils tirèrent les corps hors des vases, et ils mirent à part les armes dont les voleurs s’étoient munis. Ils transportèrent ces corps au bout du jardin, et ils les arrangèrent dans la fosse ; et après les avoir couverts de la terre qu’ils en avoient tirée, ils dispersèrent ce qui en restoit aux environs, de manière que le terrain parut égal comme auparavant. Ali Baba fit cacher soigneusement les vases à l’huile et les armes ; et quant aux mulets, dont il n’avoit pas besoin pour lors, il les envoya au marché à différentes fois, où il les fit vendre par son esclave.

Pendant qu’Ali Baba prenoit toutes ces mesures pour ôter à la connoissance du public par quel moyen il étoit devenu riche en peu de temps, le capitaine des quarante voleurs étoit retourné à la forêt avec une mortification inconcevable ; et dans l’agitation, ou plutôt dans la confusion où il étoit d’un succès si malheureux et si contraire à ce qu’il s’étoit promis, il étoit rentré dans la grotte, sans avoir pu s’arrêter à aucune résolution dans le chemin sur ce qu’il devoit faire ou ne pas faire à Ali Baba.

La solitude où il se trouva dans cette sombre demeure, lui parut affreuse.

« Braves gens, s’écria-t-il, compagnons de mes veilles, de mes courses et de mes travaux, où êtes-vous ? Que puis-je faire sans vous ? Vous avois-je assemblés et choisis pour vous voir périr tous à la fois par une destinée si fatale et si indigne de votre courage ? Je vous regretterois moins si vous étiez morts le sabre à la main en vaillans hommes. Quand aurai-je fait une autre troupe de gens de main comme vous ? Et quand je le voudrois, pourrois-je l’entreprendre, et ne pas exposer tant d’or, tant d’argent, tant de richesses à la proie de celui qui s’est déjà enrichi d’une partie ? Je ne puis et je ne dois y songer, qu’auparavant je ne lui aie ôté la vie. Ce que je n’ai pu faire avec un secours si puissant, je le ferai moi seul ; et quand j’aurai pourvu de la sorte à ce que ce trésor ne soit plus exposé au pillage, je travaillerai à faire en sorte qu’il ne demeure ni sans successeurs ni sans maître après moi, qu’il se conserve et qu’il s’augmente dans toute la postérité. »

Cette résolution prise, il ne fut pas embarrassé à chercher les moyens de l’exécuter ; et alors plein d’espérance, et l’esprit tranquille, il s’endormit, et passa la nuit assez paisiblement.

Le lendemain, le capitaine des voleurs éveillé de grand matin, comme il se l’étoit proposé, prit un habit fort propre, conformément au dessein qu’il avoit médité, et il vint à la ville, où il prit un logement dans un khan ; et comme il s’attendoit que ce qui s’étoit passé chez Ali Baba, pouvoit avoir fait de l’éclat, il demanda au concierge, par manière d’entretien, s’il y avoit quelque chose de nouveau dans la ville, sur quoi le concierge parla de toute autre chose que de ce qu’il lui importoit de savoir. Il jugea de là que la raison pourquoi Ali Baba gardoit un si grand secret, venoit de ce qu’il ne vouloit pas que la connoissance qu’il avoit du trésor, et du moyen d’y entrer, fût divulguée, et de ce qu’il n’ignoroit pas que c’étoit pour ce sujet qu’on en vouloit à sa vie. Cela l’anima davantage à ne rien négliger pour se défaire de lui par la même voie du secret.

Le capitaine des voleurs se pourvut d’un cheval, dont il se servit pour transporter à son logement plusieurs sortes de riches étoffes et de toiles fines, en faisant plusieurs voyages à la forêt avec les précautions nécessaires pour cacher le lieu où il les alloit prendre. Pour débiter ces marchandises, quand il en eut amassé ce qu’il avoit jugé à propos, il chercha une boutique. Il en trouva une ; et après l’avoir prise à louage du propriétaire, il la garnit, et il s’y établit. La boutique qui se trouva vis-à-vis de la sienne, étoit celle qui avoit appartenu à Cassim, et qui étoit occupée par le fils d’Ali Baba, il n’y avoit pas long-temps.

Le capitaine des voleurs qui avoit pris le nom de Cogia Houssain, comme nouveau venu, ne manqua pas de faire civilité aux marchands ses voisins, selon la coutume. Mais comme le fils d’Ali Baba étoit jeune, bien fait, qu’il ne manquoit pas d’esprit, et qu’il avoit occasion plus souvent de lui parler et de s’entretenir avec lui qu’avec les autres, il eut bientôt fait amitié avec lui. Il s’attacha même à le cultiver plus fortement et plus assidûment, quand trois ou quatre jours après son établissement, il eut reconnu Ali Baba qui vint voir son fils, qui s’arrêta à s’entretenir avec lui, comme il avoit coutume de le faire de temps en temps, et qu’il eut appris du fils, après qu’Ali Baba l’eut quitté, que c’étoit son père. Il augmenta ses empressemens auprès de lui, il le caressa, il lui fit de petits présens, il le régala même, et il lui donna plusieurs fois à manger.

Le fils d’Ali Baba ne voulut pas avoir tant d’obligation à Cogia Houssain sans lui rendre la pareille. Mais il étoit logé étroitement, et il n’avoit pas la même commodité que lui pour le régaler comme il le souhaitoit. Il parla de son dessein à Ali Baba son père, en lui faisant remarquer qu’il ne seroit pas séant qu’il demeurât plus long-temps sans reconnoître les honnêtetés de Cogia Houssain.

Ali Baba se chargea du régal avec plaisir.

« Mon fils, dit-il, il est demain vendredi ; comme c’est un jour que les gros marchands, comme Cogia Houssain et comme vous, tiennent leurs boutiques fermées, faites avec lui une partie de promenade pour l’après-dînée, et en revenant faites en sorte que vous le fassiez passer par chez moi et que vous le fassiez entrer. Il sera mieux que la chose se fasse de la sorte, que si vous l’invitiez dans les formes. Je vais ordonner à Morgiane de faire le soupé, et de le tenir prêt. »

Le vendredi, le fils d’Ali Baba et Cogia Houssain se trouvèrent l’après-dîné au rendez-vous qu’ils s’étoient donné, et ils firent leur promenade. En revenant, comme le fils d’Ali Baba avoit affecté de faire passer Cogia Houssain par la rue où demeuroit son père, quand ils furent arrivés devant la porte de la maison, il l’arrêta, et en frappant : « C’est, lui dit-il, la maison de mon père, lequel sur le récit que je lui ai fait de l’amitié dont vous m’honorez, m’a chargé de lui procurer l’honneur de votre connoissance. Je vous prie d’ajouter ce plaisir à tous les autres dont je vous suis redevable. »

Quoique Cogia Houssain fût arrivé au but qu’il s’étoit proposé, qui étoit d’avoir entrée chez Ali Baba, et de lui ôter la vie, sans hasarder la sienne, en ne faisant pas d’éclat, il ne laissa pas néanmoins de s’excuser, et de faire semblant de prendre congé du fils ; mais comme l’esclave d’Ali Baba venoit d’ouvrir, le fils le prit obligeamment par la main, et en entrant le premier, il le tira et le força en quelque manière d’entrer, comme malgré lui.

Ali Baba reçut Cogia Houssain avec un visage ouvert, et avec le bon accueil qu’il pouvoit souhaiter. Il le remercia des bontés qu’il avoit pour son fils. « L’obligation qu’il vous en a, et que je vous en ai moi-même, ajouta-t-il, est d’autant plus grande, que c’est un jeune homme qui n’a pas encore l’usage du monde, et que vous ne dédaignez pas de contribuer à le former. »

Cogia Houssain rendit compliment pour compliment à Ali Baba, en lui assurant que si son fils n’avoit pas encore acquis l’expérience de certains vieillards, il avoit un bon sens qui lui tenoit lieu de l’expérience d’une infinité d’autres.

Après un entretien de peu de durée sur d’autres sujets indifférens, Cogia Houssain voulut prendre congé. Ali Baba l’arrêta.

« Seigneur, dit-il, où voulez-vous aller ? Je vous prie de me faire l’honneur de souper avec moi. Le repas que je veux vous donner est beaucoup au-dessous de ce que vous méritez ; mais, tel qu’il est, j’espère que vous l’agréerez d’aussi bon cœur que j’ai intention de vous le donner. »

« Seigneur Ali Baba, reprit Cogia Houssain, je suis très-persuadé de votre bon cœur ; et si je vous demande en grâce de ne pas trouver mauvais que je me retire sans accepter l’offre obligeante que vous me faites, je vous supplie de croire que je ne le fais ni par mépris, ni par incivilité, mais parce que j’en ai une raison que vous approuveriez si elle vous étoit connue. »

« Et quelle peut être cette raison, Seigneur, reprit Ali Baba ? Peut-on vous la demander ? »

« Je puis la dire, répliqua Cogia Houssain : c’est que je ne mange ni viande, ni ragoût où il y ait du sel ; jugez vous-même de la contenance que je ferois à votre table. »

« Si vous n’avez que cette raison, insista Ali Baba, elle ne doit pas me priver de l’honneur de vous posséder à souper, à moins que vous ne le vouliez autrement. Premièrement, il n’y a pas de sel dans le pain que l’on mange chez moi ; et quant à la viande et aux ragoûts, je vous promets qu’il n’y en aura pas dans ce qui sera servi devant vous, je vais y donner ordre. Ainsi faites-moi la grâce de demeurer, je reviens à vous dans un moment. »

Ali Baba alla à la cuisine, et il ordonna à Morgiane de ne pas mettre du sel sur la viande qu’elle avoit à servir, et de préparer promptement deux ou trois ragoûts, entre ceux qu’il lui avoit commandés, où il n’y eût pas de sel.

Morgiane qui étoit prête à servir, ne put s’empêcher de témoigner son mécontentement sur ce nouvel ordre, et de s’en expliquer à Ali Baba.

« Qui est donc, dit-elle, cet homme si difficile qui ne mange pas de sel ? Votre soupé ne sera plus bon à manger si je le sers plus tard. »

« Ne te fâche pas, Morgiane, reprit Ali Baba, c’est un honnête homme. Fais ce que je te dis. »

Morgiane obéit, mais à contre-cœur. Elle eut la curiosité de connoître cet homme qui ne mangeoit pas de sel. Quand elle eut achevé, et qu’Abdalla eut préparé la table, elle l’aida à porter les plats. En regardant Cogia Houssain, elle le reconnut d’abord pour le capitaine des voleurs, malgré son déguisement ; et en l’examinant avec attention, elle aperçut qu’il avoit un poignard caché sous son habit.

« Je ne m’étonne plus, dit-elle en elle-même, que le scélérat ne veuille pas manger de sel avec mon maître : c’est son plus fier ennemi, il veut l’assassiner ; mais je l’en empêcherai. »

Quand Morgiane eut achevé de servir, ou de faire servir par Abdalla, elle prit le temps pendant que l’on soupoit, et fit les préparatifs nécessaires pour l’exécution d’un coup des plus hardis ; et elle venoit d’achever lors qu’Abdalla vint l’avertir qu’il étoit temps de servir le fruit. Elle porta le fruit ; et dès qu’Abdalla eut levé ce qui étoit sur la table, elle le servit. Ensuite elle posa près d’Ali Baba une petite table sur laquelle elle mit le vin avec trois tasses ; et en sortant elle emmena Abdalla avec elle, comme pour aller souper ensemble, et donner à Ali Baba, selon la coutume, la liberté de s’entretenir et de se réjouir agréablement avec son hôte, et de le faire bien boire.

Alors, le faux Cogia Houssain, ou plutôt le capitaine des quarante voleurs, crut que l’occasion favorable pour ôter la vie à Ali Baba étoit venue.

« Je vais, dit-il en lui-même, faire enivrer le père et le fils ; et le fils, à qui je veux bien donner la vie, ne m’empêchera pas d’enfoncer le poignard dans le cœur du père, et je me sauverai par le jardin, comme je l’ai déjà fait, pendant que la cuisinière et l’esclave n’auront pas encore achevé de souper ou seront endormis dans la cuisine. »

Au lieu de souper, Morgiane qui avoit pénétré dans l’intention du faux Cogia Houssain, ne lui donna pas le temps de venir à l’exécution de sa méchanceté. Elle s’habilla d’un habit de danseuse fort propre, prit une coiffure convenable, et se ceignit d’une ceinture d’argent doré, où elle attacha un poignard, dont la gaine et le manche étoient de même métal ; et avec cela elle appliqua un fort beau masque sur son visage. Quand elle se fut déguisée de la sorte, elle dit à Abdalla :

« Abdalla, prends ton tambour de basque, et allons donner à l’hôte de notre maître, et ami de son fils, le divertissemment que nous lui donnons quelquefois. »

Abdalla prend le tambour de basque ; il commence à en jouer en marchant devant Morgiane, et il entre dans la salle. Morgiane en entrant après lui, fait une profonde révérence d’un air délibéré et à se faire regarder, comme en demandant la permission de faire voir ce qu’elle savoit faire.

Comme Abdalla vit qu’Ali Baba vouloit parler, il cessa de toucher le tambour de basque.

« Entre, Morgiane, entre, dit Ali Baba : Cogia Houssain jugera de quoi tu es capable, et il nous dira ce qu’il en pensera. Au moins, Seigneur, dit-il à Cogia Houssain en se tournant de son côté, ne croyez pas que je me mette en dépense pour vous donner ce divertissement. Je le trouve chez moi, et vous voyez que ce sont mon esclave, et ma cuisinière et dépensière en même temps, qui me le donnent. J’espère que vous ne le trouverez pas désagréable. »

Cogia Houssain ne s’attendoit pas qu’Ali Baba dût ajouter ce divertissement au soupé qu’il lui donnoit. Cela lui fit craindre de ne pouvoir pas profiter de l’occasion qu’il croyoit avoir trouvée. Au cas que cela arrivât, il se consola par l’espérance de la retrouver en continuant de ménager l’amitié du père et du fils. Ainsi, quoiqu’il eût mieux aimé qu’Ali Baba eût bien voulu ne le lui pas donner, il fit semblant néanmoins de lui en avoir obligation, et il eut la complaisance de lui témoigner que ce qui lui faisoit plaisir ne pourroit pas manquer de lui en faire aussi.

Quand Abdalla vit qu’Ali Baba et Cogia Houssain avoient cessé de parler, il recommença à toucher son tambour de basque et l’accompagna de sa voix sur un air à danser ; et Morgiane qui ne le cédoit à aucune danseuse de profession, dansa d’une manière à se faire admirer, même de toute autre compagnie que celle à laquelle elle donnoit ce spectacle, dont il n’y avoit peut-être que le faux Cogia Houssain qui y donnât peu d’attention.

Après avoir dansé plusieurs danses avec le même agrément et de la même force, elle tira enfin le poignard ; et en le tenant à la main elle en dansa une dans laquelle elle se surpassa par les figures différentes, par les mouvemens légers, par les sauts surprenans, et par les efforts merveilleux dont elle les accompagna, tantôt en présentant le poignard en avant, comme pour frapper, tantôt en faisant semblant de s’en frapper elle-même dans le sein.

Comme hors d’haleine enfin, elle arracha le tambour de basque des mains d’Abdalla, de la main gauche, et en tenant le poignard de la droite, elle alla présenter le tambour de basque par le creux à Ali Baba, à l’imitation des danseurs et danseuses de profession, qui en usent ainsi pour solliciter la libéralité de leurs spectateurs.

Ali Baba jeta une pièce d’or dans le tambour de basque de Morgiane. Morgiane s’adressa ensuite au fils d’Ali Baba, qui suivit l’exemple de son père. Cogia Houssain qui vit qu’elle alloit venir aussi à lui, avoit déjà tiré la bourse de son sein pour lui faire son présent, et il y mettoit la main, dans le moment que Morgiane, avec un courage digne de la fermeté et de la résolution qu’elle avoit montrées jusqu’alors, lui enfonça le poignard au milieu du cœur, si avant qu’elle ne le retira qu’après lui avoir ôté la vie.

Ali Baba et son fils épouvantés de cette action, poussèrent un grand cri : « Ah, malheureuse, s’écria Ali Baba, qu’as-tu fait ? Est-ce pour nous perdre, moi et ma famille ? »

« Ce n’est pas vous perdre, répondit Morgiane : je l’ai fait pour votre conservation. »

Alors en ouvrant la robe de Cogia Houssain, et en montrant à Ali Baba le poignard dont il étoit armé : « Voyez, dit-elle, à quel fier ennemi vous aviez affaire, et regardez-le bien au visage : vous y reconnoîtrez le faux marchand d’huile, et le capitaine des quarante voleurs ! Ne considérez-vous pas aussi qu’il n’a pas voulu manger de sel avec vous ? En voulez-vous davantage pour vous persuader de son dessein pernicieux ? Avant que je l’eusse vu, le soupçon m’en étoit venu, du moment que vous m’avez fait connoître que vous aviez un tel convive. Je l’ai vu, et vous voyez que mon soupçon n’étoit pas mal fondé. »

Ali Baba qui connut la nouvelle obligation qu’il avoit à Morgiane de lui avoir conservé la vie une seconde fois, l’embrassa.

« Morgiane, dit-il, je t’ai donné la liberté, et alors je t’ai promis que ma reconnoissance n’en demeureroit pas là, et que bientôt j’y mettrois le comble. Ce temps est venu, et je te fais ma belle-fille. »

Et en s’adressant à son fils : « Mon fils, ajouta Ali Baba, je vous crois assez bon fils, pour ne pas trouver étrange que je vous donne Morgiane pour femme sans vous consulter. Vous ne lui avez pas moins d’obligation que moi. Vous voyez que Cogia Houssain n’avoit recherché votre amitié que dans le dessein de mieux réussir à m’arracher la vie par sa trahison ; et s’il y eût réussi, vous ne devez pas douter qu’il ne vous eût sacrifié aussi à sa vengeance. Considérez de plus qu’en épousant Morgiane, vous épousez le soutien de ma famille, tant que je vivrai, et l’appui de la vôtre jusqu’à la fin de vos jours. »

Le fils, bien loin de témoigner aucun mécontentement, marqua qu’il consentoit à ce mariage, non-seulement par ce qu’il ne vouloit pas désobéir à son père, mais même parce qu’il y étoit porté par sa propre inclination.

On songea ensuite dans la maison d’Ali Baba à enterrer le corps du capitaine, auprès de ceux des quarante voleurs ; et cela se fit si secrètement, qu’on n’en eut connoissance qu’après de longues années, lorsque personne ne se trouvoit plus intéressé dans la publication de cette histoire mémorable.

Peu de jours après, Ali Baba célébra les noces de son fils et de Morgiane avec grande solennité, et par un festin somptueux, accompagné de danses, de spectacles et des divertissemens accoutumés ; et il eut la satisfaction de voir que ses amis et ses voisins, qu’il avoit invités, sans avoir connoissance des vrais motifs du mariage, mais qui d’ailleurs n’ignoroient pas les belles et bonnes qualités de Morgiane, le louèrent hautement de sa générosité et de son bon cœur.

Après le mariage, Ali Baba qui s’étoit abstenu de retourner à la grotte depuis qu’il en avoit tiré et rapporté le corps de son frère Cassim sur un de ses trois ânes, avec l’or dont il les avoit chargés, par la crainte d’y trouver les voleurs ou d’y être surpris, s’en abstint encore après la mort des trente-huit voleurs, en y comprenant leur capitaine, parce qu’il supposa que les deux autres, dont le destin ne lui étoit pas connu, étoient encore vivans.

Mais au bout d’un an, comme il eut vu qu’il ne s’étoit fait aucune entreprise pour l’inquiéter, la curiosité le prit d’y faire un voyage, en prenant les précautions nécessaires pour sa sûreté. Il monta à cheval ; et quand il fut arrivé près de la grotte, il prit un bon augure de ce qu’il n’aperçut aucun vestige ni d’hommes ni de chevaux. Il mit pied à terre, il attacha son cheval, et en se présentant devant la porte, il prononça ces paroles : Sésame, ouvre-toi, qu’il n’avoit pas oubliées. La porte s’ouvrit ; il entra, et l’état où il trouva toutes choses dans la grotte, lui fit juger que personne n’y étoit entré depuis environ le temps que le faux Cogia Houssain étoit venu lever boutique dans la ville, et ainsi, que la troupe des quarante voleurs étoit entièrement dissipée et exterminée depuis ce temps-là. Il ne douta plus qu’il ne fût le seul au monde qui eût le secret de faire ouvrir la grotte, et que le trésor qu’elle enfermoit étoit à sa disposition. Il s’étoit muni d’une valise ; il la remplit d’autant d’or que son cheval en put porter, et il revint à la ville.

Depuis ce temps-là, Ali Baba, son fils qu’il mena à la grotte, et à qui il enseigna le secret pour y entrer, et après eux leur postérité à laquelle ils firent passer le même secret, en profitant de leur fortune avec modération, vécurent dans une grande splendeur, et honorés des premières dignités de la ville.


Après avoir achevé de raconter cette histoire au sultan Schahriar, Scheherazade qui vit qu’il n’étoit pas encore jour, commença de lui faire le récit de celle que nous allons voir :

FIN DU TOME SIXIÈME.