Les Mille et Une Nuits/Histoire des deux sœurs jalouses

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HISTOIRE
DES DEUX SŒURS JALOUSES DE LEUR
CADETTE.


La sultane Scheherazade, en continuant de tenir le sultan des Indes, par le récit de ses contes, dans l’incertitude de savoir s’il la feroit mourir, ou s’il la laisseroit vivre, lui en raconta un nouveau en ces termes :

« Sire, dit-elle, il y avoit un prince de Perse nommé Khosrouschah, lequel en commençant à prendre connoissance du monde, se plaisoit fort aux aventures de nuit : il se déguisoit souvent, accompagné d’un de ses officiers de confiance, déguisé comme lui ; et en parcourant les quartiers de la ville, il lui en arrivoit alors d’assez particulières, dont je n’entreprendrai pas d’entretenir aujourd’hui votre Majesté ; mais j’espère qu’elle écoutera avec plaisir celle qui lui arriva dès la première sortie qu’il fit peu de jours après qu’il eut monté sur le trône à la place du sultan son père, lequel en mourant dans une grande vieillesse, lui avoit laissé le rojaume de Perse pour héritage.

Après les cérémonies accoutumées, au sujet de son avènement à la couronne, et après celles des funérailles du sultan son père, le nouveau sultan Khosrouschah, autant par inclination que par devoir, pour prendre connoissance lui-même de ce qui se passoit, sortit un soir de son palais environ à deux heures de nuit, accompagné de son grand visir, déguisé comme lui. Comme il se trouvoit dans un quartier où il n’y avoit que du menu peuple, en passant par une rue il entendit qu’on parloit assez haut : il s’approcha de la maison d’où venoit le bruit ; et en regardant par une fente de la porte, il aperçut de la lumière, et trois sœurs assises sur un sofa, qui s’entretenoient après le souper. Par le discours de la plus âgée, il eut bientôt appris que les souhaits faisoient le sujet de leur entretien.

« Puisque nous sommes sur les souhaits, disoit-elle, le mien seroit d’avoir le boulanger du sultan pour mari, je mangerois tout mon soûl de ce pain si délicat, qu’on appelle par excellence pain du sultan. Voyons si votre goût est aussi bon que le mien. »

« Et moi, reprit la seconde sœur, mon souhait seroit d’être femme du chef de cuisine du sultan, je mangerois d’excellens ragoûts ; et comme je suis bien persuadée que le pain du sultan est commun dans le palais, je n’en manquerois pas. Vous voyez, ma sœur, ajouta-t-elle, en s’adressant à son ainée, que mon goût vaut bien le vôtre. »

La sœur cadette, qui étoit d’une très-grande beauté, et qui avoit beaucoup plus d’agrément et plus d’esprit que ses aînées, parla à son tour.

« Pour moi, mes sœurs, dit-elle, je ne borne pas mes désirs à si peu de chose, je prends un vol plus haut ; et puisqu’il s’agit de souhaiter, je souhaiterois d’être l’épouse du sultan, je lui donnerois un prince dont les cheveux seroient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; quand il pleureroit, les larmes qui lui tomberoient des yeux seroient des perles ; et autant de fois qu’il souriroit, ses lèvres vermeilles paroîtroient un bouton de rose quand il éclôt. »

Les souhaits des trois sœurs, et particulièrement celui de la cadette, parurent si singuliers au sultan Khosrouschah, qu’il résolut de les contenter ; et sans rien communiquer de ce dessein à son grand visir, il le chargea de bien remarquer la maison pour venir les prendre le lendemain, et les lui amener toutes trois.

Le grand visir en exécutant l’ordre du sultan le lendemain, ne donna aux trois sœurs que le temps de s’habiller promptement pour paroître en sa présence, sans leur dire autre chose, sinon que sa Majesté vouloit les voir. Il les amena au palais ; et quand il les eut présentées au sultan, celui-ci leur demanda :

« Dites-moi, vous souvenez-vous des souhaits que vous faisiez hier au soir, que vous étiez de si bonne humeur ? Ne dissimulez pas, je veux le savoir. »

À ces paroles du sultan, les trois sœurs qui ne s’y attendoient pas, furent dans une grande confusion. Elles baissèrent les yeux, et le rouge qui leur monta au visage donna un agrément à la cadette, lequel acheva de gagner le cœur du sultan. Comme la pudeur et la crainte d’avoir offensé le sultan par leur entretien, leur faisoient garder le silence, le sultan qui s’en aperçut, leur dit pour les rassurer :

« Ne craignez rien, je ne vous ai pas fait venir pour vous faire de la peine ; et comme je vois que la demande que je vous ai faite, vous en fait contre mon intention, et que je sais quel est chacune votre souhait, je veux bien le faire cesser. Vous, ajouta-t-il, qui souhaitiez de m’avoir pour époux, vous serez satisfaite aujourd’hui ; et vous, continua-t-il, en s’adressant de même à la première et à la seconde sœur, je fais aussi votre mariage avec le boulanger de ma bouche, et avec le chef de ma cuisine. »

Dès que le sultan eut déclaré sa volonté, la cadette, en donnant l’exemple à ses aînées, se jeta aux pieds du sultan pour lui marquer sa reconnoissance.

« Sire, dit-elle, mon souhait, puisqu’il est connu de votre Majesté, n’a été que par manière d’entretien et de divertissement : je ne suis pas digne de l’honneur qu’elle me fait, et je lui demande pardon de ma hardiesse. »

Les deux sœurs aînées voulurent s’excuser de même ; mais le sultan en les interrompant :

« Non, non, dit-il, il n’en sera pas autre chose, le souhait de chacune sera accompli. »

Les noces furent célébrées le même jour, de la manière que le sultan Khosrouschah l’avoit résolu, mais avec une grande différence. Celles de la cadette furent accompagnées de la pompe et de toutes les marques de réjouissances qui convenoient à l’union conjugale d’un sultan et d’une sultane de Perse, pendant que celles des deux autres sœurs ne furent célébrées qu’avec l’éclat que l’on pouvoit attendre de la qualité de leurs époux, c’est-à-dire, du premier boulanger et du chef de cuisine du sultan.

Les deux sœurs aînées sentirent puissamment la disproportion infinie qu’il y avoit entre leurs mariages et celui de leur cadette. Aussi cette considération fit que loin d’être contentes du bonheur qui leur étoit arrivé, même selon chacune son souhait, quoique beaucoup au-delà de leurs espérances, elles se livrèrent à un excès de jalousie, qui ne troubla pas seulement leur joie, mais même qui causa des grands malheurs, des humiliations et des afflictions les plus mortifiantes à la sultane leur cadette. Elles n’avoient pas eu le temps de se communiquer l’une à l’autre ce qu’elles avoient pensé d’abord de la préférence que le sultan lui avoit donnée à leur préjudice, à ce qu’elles prétendoient ; elles n’en avoient eu que pour se préparer à la célébration du mariage. Mais dès qu’elles purent se revoir quelques jours après dans un bain public où elles s’étoient donné rendez-vous :

« Hé bien, ma sœur, dit l’aînée à l’autre sœur, que dites-vous de notre cadette ? N’est-ce pas un beau sujet pour être sultane ? »

« Je vous avoue, dit l’autre sœur, que je n’y comprends rien ; je ne conçois pas quels attraits le sultan a trouvés, en elle pour se laisser fasciner les yeux comme il a fait. Ce n’est qu’une marmotte, et vous savez en quel état nous l’avons vue vous et moi. Étoit-ce une raison au sultan pour ne pas jeter les yeux sur vous, qu’un air de jeunesse qu’elle a un peu plus que nous ? Vous étiez digne de sa couche, et il devoit vous faire la justice de vous préférer à elle. »

« Ma sœur, reprit la plus âgée, ne parlons pas de moi : je n’aurois rien à dire si le sultan vous eût choisie ; mais qu’il ait choisi une malpropre, c’est ce qui me désole ; je m’en vengerai, ou je ne pourrai, et vous y êtes intéressée comme moi. C’est pour cela que je vous prie de vous joindre à moi, afin que nous agissions de concert dans une cause comme celle-ci qui nous intéresse également, et de me communiquer les moyens que vous imaginerez propres à la mortifier, en vous promettant de vous faire part de ceux que l’envie que j’ai de la mortifier de mon côté me suggérera. »

Après ce complot pernicieux, les deux sœurs se virent souvent, et chaque fois elles ne s’entretenoient que des voies qu’elles pourroient prendre pour traverser, et même détruire le bonheur de la sultane leur cadette. Elles s’en proposèrent plusieurs ; mais en délibérant sur l’exécution, elles y trouvèrent des difficultés si grandes, qu’elles n’osèrent hasarder de s’en servir. De temps en temps cependant elles lui rendoient visite ensemble ; et, avec une dissimulation condamnable, elles lui donnoient toutes les marques d’amitié qu’elles pouvoient imaginer pour lui persuader combien elles étoient ravies d’avoir une sœur dans une si haute élévation. De son côté, la sultane les recevoit toujours avec toutes les démonstrations d’estime et de considération qu’elles pouvoient attendre d’une sœur qui n’étoit pas entêtée de sa dignité, et qui ne cessoit de les aimer avec la même cordialité qu’auparavant.

Quelques mois après son mariage, la sultane se trouva enceinte ; le sultan en témoigna une grande joie ; et cette joie après s’être communiquée dans le palais, se répandit encore dans tous les quartiers de la capitale de Perse. Les deux sœurs vinrent lui en faire leurs complimens ; et dès-lors en la prévenant sur la sage-femme dont elle auroit besoin pour l’assister dans ses couches, elles la prièrent de n’en pas choisir d’autres qu’elles.

La sultane leur dit obligeamment :

« Mes sœurs, je ne demanderois pas mieux, comme vous pouvez le croire, si le choix dépendoit de moi absolument ; je vous suis cependant infiniment obligée de votre bonne volonté ; je ne puis me dispenser de me soumettre à ce que le sultan en ordonnera. Ne laissez pas néanmoins de faire en sorte chacune que vos maris emploient leurs amis pour faire demander cette grâce au sultan ; et si le sultan m’en parle, soyez persuadées que non-seulement je lui marquerai le plaisir qu’il m’aura fait, mais même que je le remercierai du choix qu’il aura fait de vous. »

Les deux maris, chacun de son côté, sollicitèrent les courtisans leurs protecteurs, et les supplièrent de leur faire la grâce d’employer leur crédit pour procurer à leurs femmes l’honneur auquel elles aspiroient ; et ces protecteurs agirent si puissamment et si efficacement, que le sultan leur promit d’y penser. Le sultan leur tint sa promesse ; et dans un entretien avec la sultane, il lui dit qu’il lui paroissoit que ses sœurs seroient plus propres à la secourir dans ses couches que toute autre sage-femme étrangère ; mais qu’il ne vouloit pas les nommer sans avoir auparavant son consentement. La sultane sensible à la déférence dont le sultan lui donnoit une marque si obligeante, lui dit :

« Sire, j’étois disposée à ne faire que ce que votre Majesté me commandera ; mais puisqu’elle a eu la bonté de jeter les yeux sur mes sœurs, je la remercie de la considération qu’elle a pour elles pour l’amour de moi, et je ne dissimulerai pas que le les recevrai de sa part avec plus de plaisir que des étrangères. »

Le sultan Khosrouschah nomma donc les deux sœurs de la sultane pour lui servir de sage-femmes ; et dès-lors l’une et l’autre passèrent au palais avec une grande joie d’avoir trouvé l’occasion telle qu’elles pouvoient la souhaiter, d’exécuter la méchancheté détestable qu’elles avoient méditée contre la sultane leur sœur.

Le temps des couches arriva, et la sultane se délivra heureusement d’un prince beau comme le jour. Ni sa beauté, ni sa délicatesse, ne furent pas capables de toucher ni d’attendrir le cœur des sœurs impitoyables. Elles l’enveloppèrent de langes assez négligemment, le mirent dans une petite corbeille, et abandonnèrent la corbeille au courant de l’eau d’un canal qui passoit au pied de l’appartement de la sultane ; et elles produisirent un petit chien mort, en publiant que la sultane en étoit accouchée. Cette nouvelle désagréable fut annoncée au sultan ; et le sultan en conçut une indignation qui eût pu être funeste à la sultane, si son grand visir ne lui eût représenté que sa Majesté ne pouvoit pas, sans injustice, la regarder comme responsable des bizarreries de la nature.

La corbeille cependant dans laquelle le petit prince étoit exposé, fut emportée sur le canal jusque hors de l’enceinte d’un mur qui bornoit la vue de l’appartement de la sultane par le bas, d’où il continuoit en passant au travers du jardin du palais. Par hasard l’intendant des jardins du sultan, l’un des officiers principaux et des plus considérés du royaume, se promenoit dans le jardin le long du canal ; comme il eut aperçu la corbeille qui flottoit, il appela un jardinier qui n’étoit pas loin :

« Va promptement, dit-il, en la lui montrant, et apporte-moi cette corbeille, que je voie ce qui est dedans. »

Le jardinier part ; et du bord du canal il attire la corbeille adroitement avec la bêche qu’il tenoit, l’enlève et l’apporte.

L’intendant des jardins fut extrêmement surpris de voir un enfant enveloppé dans la corbeille, et un enfant, lequel, quoiqu’il ne fît que de naitre, comme il étoit aisé de le voir, ne laissoit pas d’avoir des traits d’une grande beauté. Il y avoit long-temps que l’intendant des jardins étoit marié ; mais quelqu’envie qu’il eût d’avoir lignée, le ciel n’avoit pas encore fécondé ses vœux jusqu’alors. Il interrompt sa promenade, se fait suivre par le jardinier chargé de la corbeille et de l’enfant ; et quand il fut arrivé à son hôtel qui avoit entrée dans le jardin du palais, il entra dans l’appartement de sa femme :

« Ma femme, dit-il, nous n’avions point d’enfans, en voici un que Dieu nous envoie. Je vous le recommande ; faites-lui chercher une nourrice promptement, et prenez-en soin comme de notre fils ; je le reconnois pour tel dès à présent. »

La femme prit l’enfant avec joie, et elle se fit un grand plaisir de s’en charger. L’intendant des jardins ne voulut pas approfondir d’où pouvoit venir l’enfant :

« Je vois bien, se disoit-il, qu’il est venu du côté de l’appartement de la sultane ; mais il ne m’appartient pas de contrôler ce qui s’y passe, ni de causer du trouble dans un lieu où la paix est si nécessaire. »

L’année suivante, la sultane accoucha d’un autre prince. Les sœurs dénaturées n’eurent pas plus de compassion de lui que de son aîné : elles l’exposèrent de même dans une corbeille sur le canal, et elles supposèrent que la sultane étoit accouchée d’un chat. Heureusement pour l’enfant, l’intendant des jardins étant près du canal, le fit enlever et porter à sa femme, en la chargeant d’en prendre le même soin que du premier : ce qu’elle fit, non moins par sa propre inclination, que pour se conformer à la bonne intention de son mari.

Le sultan de Perse fut plus indigné de cet accouchement contre la sultane que du premier. Il en eût fait éclater son ressentiment si les remontrances du grand visir n’eussent encore été assez persuasives pour l’appaiser.

La sultane enfin accoucha une troisième fois, non pas d’un prince, mais d’une princesse : l’innocente eut le même sort que les princes ses frères. Les deux sœurs qui avoient résolu de ne pas mettre fin à leurs entreprises détestables, qu’elles ne vissent la sultane leur cadette au moins rejetée, chassée et humiliée, lui firent le même traitement, en l’exposant sur le canal. La princesse fut secourue et arrachée à une mort certaine, par la compassion et par la charité de l’intendant des jardins, comme les deux princes ses frères, avec lesquels elle fut nourrie et élevée.

À cette inhumanité les deux sœurs ajoutèrent le mensonge et l’imposture comme auparavant : elles montrèrent un morceau de bois, en assurant faussement que c’étoit une mole dont la sultane étoit accouchée.

Le sultan Khosrouschah ne put se contenir, quand il eut appris ce nouvel accouchement extraordinaire.

« Quoi, dit-il, cette femme indigne de ma couche, rempliroit donc mon palais de monstres, si je la laissois vivre davantage ? Non, cela n’arrivera pas, ajouta-t-il ; elle est un monstre elle-même, je veux en purger le monde. » Il prononça cet arrêt de mort, et il commanda à son grand visir de le faire exécuter.

Le grand visir et les courtisans qui étoient présens se jetèrent aux pieds du sultan pour le supplier de révoquer l’arrêt. Le grand visir prit la parole :

« Sire, dit-il, que votre Majesté me permette de lui représenter que les lois qui condamnent à mort n’ont été établies que pour punir les crimes. Les trois couches de la sultane, si peu attendues, ne sont pas des crimes. En quoi peut-on dire qu’elle y a contribué ? Une infinité d’autres femmes en ont fait et en font tous les jours autant : elles sont à plaindre, mais plies ne sont pas punissables. Votre Majesté peut s’abstenir de la voir, et la laisser vivre. L’affliction dans laquelle elle passera le reste de ses jours, après la perte de ses bonnes grâces, lui sera un assez grand supplice. »

Le sultan de Perse rentra en lui-même ; et comme il vit bien l’injustice qu’il y avoit à condamner la sultane à mort pour de fausses couches, quand même elles eussent été véritables, comme il le croyoit faussement :

« Qu’elle vive donc, dit-il, puisque cela est ainsi ! Je lui donne la vie, mais à une condition qui lui fera désirer la mort plus d’une fois chaque jour. Qu’on lui fasse un réduit de charpente à la porte de la principale mosquée, avec une fenêtre toujours ouverte ; qu’on l’y renferme avec un habit des plus grossiers, et que chaque Musulman qui ira à la mosquée faire sa prière, lui crache au nez en passant. Si quelqu’un y manque, je veux qu’il soit exposé au même châtiment ; et afin que je sois obéi, vous, visir, je vous commande d’y mettre des surveillans. »

Le ton dont le sultan prononça ce dernier arrrêt, ferma la bouche au grand visir. Il fut exécuté avec un grand contentement des deux sœurs jalouses. Le réduit fut bâti et achevé ; et la sultane, véritablement digne de compassion, y fut renfermée dès qu’elle fut relevée de sa couche, de la manière que le sultan l’avoit commandé, et exposée ignominieusement à la risée et au mépris de tout un peuple : traitement néanmoins qu’elle n’avoit pas mérité, et qu’elle souffrit avec une constance qui lui attira l’admiration, et en même temps la compassion de tous ceux qui jugeoient des choses plus sainement que le vulgaire.

Les deux princes et la princesse furent nourris et élevés par l’intendant des jardins et par sa femme, avec la tendresse de père et de mère, et cette tendresse augmenta à mesure qu’ils avancèrent en âge, par les marques de grandeur qui parurent autant dans la princesse que dans les princes, et sur-tout par les grands traits de beauté de la princesse, qui se développoient de jour en jour, par leur docilité, par leurs bonnes inclinations au-dessus de la bagatelle, et tout autres que celles des enfans ordinaires, et par un certain air qui ne pouvoit convenir qu’à des princes et qu’à des princesses. Pour distinguer les deux princes selon l’ordre de leur naissance, ils appelèrent le premier Bahman, et le second Perviz, noms que d’anciens rois de Perse avoient portés. À la princesse, ils donnèrent celui de Parizade, que plusieurs reines et princesses du royaume avoient aussi porté.

Dès que les deux princes furent en âge, l’intendant des jardins leur donna un maître pour leur apprendre à lire et à écrire ; et la princesse leur sœur qui se trouvoit aux leçons qu’on leur donnoit, montra une envie si grande d’apprendre à lire et à écrire, quoique plus jeune qu’eux, que l’intedant des jardins, ravi de cette disposition, lui donna le même maître. Piquée d’émulation par sa vivacité et par son esprit pénétrant, elle devint en peu de temps aussi habile que les princes ses frères.

Depuis ce temps-là, les frères et la sœur n’eurent plus que les mêmes maîtres dans les autres beaux-arts, dans la géographie, dans la poésie, dans l’histoire et dans les sciences, même dans les sciences secrètes ; et comme ils n’y trouvoient rien de difficile, ils y firent un progrès si merveilleux, que les maîtres en étoient étonnés, et que bientôt ils avouèrent sans déguisement qu’ils iroient plus loin qu’ils n’étoient allés eux-mêmes, pour peu qu’ils continuassent. Dans les heures de récréation, la princesse apprit aussi la musique, à chanter et à jouer de plusieurs sortes d’instrumens. Quand les princes apprirent à monter à cheval, elle ne voulut pas qu’ils eussent cet avantage sur elle : elle fit ses exercices avec eux, de manière qu’elle savoit monter à cheval, tirer de l’arc, jeter la canne ou le javelot avec la même adresse ; et souvent même elle les devançoit à la course.

L’intendant des jardins qui étoit au comble de sa joie de voir ses nourrissons si accomplis dans toutes les perfections du corps et de l’esprit, et qu’ils avoient répondu aux dépenses qu’il avoit faites pour leur éducation, beaucoup au-delà de ce qu’il s’en étoit promis, en fit une autre plus considérable à leur considération. Jusqu’alors content du logement qu’il avoit dans l’enceinte du jardin du palais, il avoit vécu sans maison de campagne ; il en acheta une à peu de distance de la ville, qui avoit de grandes dépendances en terres labourables, en prairies et en bois. Et comme la maison ne lui parut pas assez belle ni assez commode, il la fit mettre bas, et il n’épargna rien pour la rendre la plus magnifique des environs. Il y alloit tous les jours pour faire hâter par sa présence le grand nombre d’ouvriers qu’il y mit en œuvre ; et dès qu’il y eut un appartement achevé, propre à le recevoir, il y alla passer plusieurs jours de suite, autant que les fonctions et le devoir de sa charge le lui permettoient. Par son assiduité enfin, la maison fut achevée ; et pendant qu’on la meubioit, avec la même diligence, de meubles les plus riches, et qui répondoient à la magnificence de l’édifice, il fit travailler au jardin, sur le dessin qu’il avoit tracé lui-même, et à la manière qui étoit ordinaire en Perse parmi les grands seigneurs. Il y ajouta un parc d’une vaste étendue, qu’il fit enclore de bonnes murailles et remplir de toutes sortes de bêtes fauves, afin que les princes et la princesse y prissent le divertissement de la chasse quand il leur plairoit.

Quand la maison de campagne fut entièrement achevée et en état d’être habitée, l’intendant des jardins alla se jeter aux pieds du sultan ; et après avoir représenté combien il y avoit long-temps qu’il étoit dans le service, et les infirmités de la vieillesse où il se trouvoit, il le supplia d’avoir pour agréable la démission de sa charge, qu’il faisoit entre les mains de sa Majesté, et qu’il se retirât. Le sultan lui accorda cette grâce avec d’autant plus de plaisir, qu’il étoit satisfait de ses longs services, tant sous le règne du sultan son père, que depuis qu’il étoit monté lui-même sur le trône ; et en la lui accordant, il demanda ce qu’il pouvoit faire pour le récompenser.

« Sire, répondit l’intendant des jardins, je suis comblé des bienfaits de votre Majesté et de ceux du sultan son père, d’heureuse mémoire, au point qu’il ne me reste plus à désirer que de mourir dans l’honneur de ses bonnes grâces. »

Il prit congé du sultan Khosrouschah, après quoi il passa à la maison de campagne qu’il avoit fait bâtir, avec les deux princes Bahman et Perviz, et la princesse Parizade. Pour ce qui est de sa femme, il y avoit quelque années qu’elle étoit morte. Il n’eut pas vécu cinq ou six mois avec eux, qu’il fut surpris par une mort si subite, qu’elle ne lui donna pas le temps de leur dire un mot de la vérité de leur naissance : chose néanmoins qu’il avoit résolu de faire, comme nécessaire pour les obliger à continuer de vivre comme ils avoient fait jusqu’alors, selon leur état et leur condition, conformément à l’éducation qu’il leur avoit donnée, et au penchant qui les y portoit.

Les princes Bahman et Perviz, et la princesse Parizade, qui ne connoissoient d’autre père que l’intendant des jardins, le regrettèrent comme tel, et ils lui rendirent tous les devoirs funéraires que l’amour et la reconnoissance filiale exigeoient d’eux. Contens des grands biens qu’il leur avoit laissés, ils continuèrent de demeurer et de vivre ensemble dans la même union qu’ils avoient fait jusqu’alors, sans ambition de la part des princes de se produire à la cour, dans la vue des premières charges et des dignités auxquelles il leur eût été aisé de parvenir.

Un jour que les deux princes étoient à la chasse, et que la princesse Parizade étoit restée, une dévote Musulmane, qui étoit fort âgée, se présenta à la porte, et pria qu’on lui permît d’entrer pour faire la prière dont il étoit l’heure. On alla demander la permission à la princesse, et la princesse commanda qu’on la fît entrer, et qu’on lui montrât l’oratoire dont l’intendant des jardins du sultan avoit eu soin de faire accompagner la maison au défaut de mosquée dans le voisinage. Elle commanda aussi que quand la dévote auroit fait sa prière, on lui fit voir la maison et le jardin, et qu’ensuite on la lui amenât.

La dévote Musulmane entra, elle fit sa prière dans l’oratoire qu’on lui montra ; et quand elle eut fait, deux femmes de la princesse, qui attendoient qu’elle sortît, l’invitèrent à voir la maison et le jardin. Comme elle leur eut marqué qu’elle étoit prête à les suivre, elles la menèrent d’appartement en appartement, et dans chacun elle considéra toute chose en femme qui s’entendoit en ameublement et dans la belle disposition de chaque pièce. Elles la firent entrer aussi dans le jardin, dont elle trouva le dessin si nouveau et si bien entendu, qu’elle l’admira, en disant qu’il falloit que celui qui l’avoit fait tracer, fût un excellent maître dans son art. Elle fut enfin amenée devant la princesse, qui l’attendoit dans un grand salon, lequel surpassoit en beauté, en propreté et en richesses tout ce qu’elle avoit admiré dans les appartemens.

Dès que la princesse vit entrer la dévote :

« Ma bonne mère, lui dit-elle, approchez-vous, et venez vous asseoir près de moi. Je suis ravie du bonheur que l’occasion me présente de profiter pendant quelques momens du bon exemple et du bon entretien d’une personne comme vous, qui a pris le bon chemin en se donnant tout à Dieu, et que tout le monde devroit imiter s’il étoit sage. »

La dévote au lieu de monter sur le sofa, voulut s’asseoir sur le bord ; mais la princesse ne le souffrit pas : elle se leva de sa place ; et en s’avançant, elle la prit par la main et l’obligea de venir s’asseoir près d’elle à la place d’honneur. La dévote fut sensible à cette civilité :

« Madame, dit-elle, il ne m’appartient pas d’être traitée si honorablement, -et je ne vous obéis que parce que vous le commandez, et que vous êtes maîtresse chez vous. »

Quand elle fut assise, avant d’entrer en conversation, une des femmes de la princesse servit devant elle et devant la princesse, une petite table basse, marquetée de nacre de perle et d’ébène, avec un bassin de porcelaine dessus, garni de gâteaux et de plusieurs porcelaines remplies de fruits de la saison, et de confitures sèches et liquides.

La princesse prit un des gâteaux ; et en le présentant à la dévote :

« Ma bonne mère, dit-elle, prenez, mangez, et choisissez de ces fruits ceux qui vous plairont ; vous avez besoin de manger après le chemin que vous avez fait pour venir jusqu’ici. »

« Madame, reprit la dévote, je ne suis pas accoutumée à manger des choses si délicates ; et, si j’en mange, c’est pour ne pas refuser ce que Dieu m’envoie par une main libérale comme la vôtre. »

Pendant que la dévote mangeoit, la princesse qui mangea aussi quelque chose, pour l’y exciter par son exemple, lui fit plusieurs questions sur les exercices de dévotion qu’elle pratiquoit, et sur la manière dont elle vivoit, auxquelles elle répondit avec beaucoup de modestie ; et de discours en discours, elle lui demanda ce qu’elle pensoit de la maison qu’elle voyoit, et si elle la trouvoit à son gré.

« Madame, répondit la dévote, il faudroit être d’un très-mauvais goût pour y trouver à reprendre. Elle est belle, riante, meublée magnifiquement, sans confusion, très-bien entendue ; et les ornemens y sont ménagés on ne peut pas mieux. Quant à la situation, elle est dans un terrain agréable, et l’on ne peut imaginer un jardin qui fasse plus de plaisir à voir que celui dont elle est accompagnée. Si vous me permettez néanmoins de ne rien dissimuler, je prends la liberté de vous dire, madame, que la maison seroit incomparable, si trois choses qui y manquent, à mon avis, s’y rencontroient. »

« Ma bonne, reprit la princesse Parizade, quelles sont ces trois choses ? Enseignez-les-moi, je vous en conjure au nom de Dieu, je n’épargnerai rien pour les acquérir, s’il est possible ? »

« Madame, reprit la dévote, la première de ces trois choses, est l’oiseau qui parle, c’est un oiseau singulier qu’on nomme bulbulhezar, et qui a de plus la propriété d’attirer des environs tous les oiseaux qui chantent, lesquels viennent accompagner son chant. La seconde, est l’arbre qui chante, dont les feuilles sont autant de bouches, qui font un concert harmonieux de voix différentes, lequel ne cesse jamais. La troisième chose enfin, est l’eau jaune, couleur d’or, dont une seule goutte versée dans un bassin préparé exprès, en quelqu’endroit que ce soit d’un jardin, foisonne de manière qu’elle le remplit d’abord, et s’élève dans le milieu en gerbe, qui ne cesse jamais de s’élever et de retomber dans le bassin, sans que le bassin déborde. »

« Ah, ma bonne mère, s’écria la princesse, que je vous ai d’obligation de la connoissance que vous me donnez de ces choses ! Elles sont surprenantes, et je n’avois pas entendu dire qu’il y eût rien au monde de si curieux et d’aussi admirable. Mais comme je suis bien persuadée que vous n’ignorez pas le lieu où elles se trouvent, j’attends que vous me fassiez la grâce de me l’enseigner. »

Pour donner sa satisfaction à la princesse, la bonne dévote lui dit :

« Madame, je me rendrois indigne de l’hospitalité que vous venez d’exercer envers moi avec tant de bonté, si je me refusois à satisfaire votre curiosité sur ce que vous souhaitez d’apprendre. J’ai donc l’honneur de vous dire que les trois choses dont je viens de vous parler, se trouvent dans un même lieu aux confins de ce royaume, du côté des Indes. Le chemin qui y conduit passe devant votre maison. Celui que vous y enverrez de votre part n’a qu’à le suivre pendant vingt jours ; et le vingtième jour, qu’il demande où sont l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune, le premier auquel il s’adressera les lui enseignera. »

En achevant ces paroles, elle se leva ; et après avoir pris congé, elle se retira et poursuivit son chemin.

La princesse Parizade avoit l’esprit si fort occupé à retenir les renseignemens que la dévote Musulmane venoit de lui donner de l’oiseau qui parloit, de l’arbre qui chantoit, et de l’eau jaune, qu’elle ne s’aperçut qu’elle étoit partie, que quand elle voulut lui faire quelques demandes pour prendre d’elle un plus grand éclaircissement. Il lui sembloit en effet que ce qu’elle venoit d’entendre de sa bouche, n’étoit pas suffisant pour ne pas s’exposer à entreprendre un voyage inutile. Elle ne voulut pas néanmoins envoyer après elle pour la faire revenir ; mais elle fit un effort sur sa mémoire, pour se rappeler tout ce qu’elle avoit entendu, et n’en rien oublier. Quand elle crut que rien ne lui étoit échappé, elle se fit un vrai plaisir de penser à la satisfaction qu’elle auroit si elle pouvoit venir à bout de posséder des choses si merveilleuses ; mais la difficulté qu’elle y trouvoit, et la crainte de ne pas réussir, la plongeoient dans une grande inquiétude.

La princesse Parizade étoit abymée dans ces pensées, quand les princes ses frères arrivèrent de la chasse : ils entrèrent dans le salon ; et au lieu de la trouver le visage ouvert et l’esprit gai, selon sa coutume, ils furent étonnés de la voir recueillie en elle-même, et comme affligée, sans qu’elle levât la tête, pour marquer au moins qu’elle s’apercevoit de leur présence.

Le prince Bahman prit la parole :

« Ma sœur, dit-il, où sont la joie, et la gaieté qui ont été inséparables d’avec vous jusqu’à présent ? Êtes-vous incommodée ? Vous est-il arrivé quelque malheur ? Vous a-t-on donné quelque sujet de chagrin ? Apprenez-le-nous, afin que nous y prenions la part que nous devons, et que nous y apportions le remède, ou que nous vous vengions, si quelqu’un a eu la témérité d’offenser une personne comme vous, à laquelle tout respect est dû ? »

La princesse Parizade demeura quelque temps sans rien répondre et dans la même situation ; elle leva les yeux enfin, en regardant les princes ses frères, et les baissa presqu’aussitôt, après leur avoir dit que ce n’étoit rien.

« Ma sœur, reprit le prince Bahman, vous nous dissimulez la vérité : il faut bien que ce soit quelque chose, et même quelque chose de grave ? Il n’est pas possible que pendant le peu de temps que nous avons été éloignés de vous, un changement aussi grand et aussi peu attendu que celui que nous remarquons en vous, vous soit arrivé pour rien ? Vous voudrez bien que nous ne vous en tenions pas quitte pour une réponse qui ne nous satisfait pas. Ne nous cachez donc pas ce que c’est, à moins que vous ne vouliez nous faire croire que vous renoncez à l’amitié et à l’union ferme et constante qui ont subsisté entre nous jusqu’aujourd’hui, dès notre plus tendre jeunesse ? »

La princesse qui étoit bien éloignée de rompre avec les princes ses frères, ne voulut pas les laisser dans cette pensée.

« Quand je vous ai dit, reprit-elle, que ce qui me faisoit de la peine n’étoit rien, je l’ai dit par rapport à vous, et non pas par rapport à moi, qui le trouve de quelque importance ; et puisque vous me pressez par le droit de notre amitié et de notre union qui me sont si chères, je vais vous dire ce que c’est. Vous avez cru, et je l’ai cru comme vous, continua-t-elle, que cette maison que feu notre père nous a fait bâtir étoit complète en toute manière et que rien n’y manquoit ; aujourd’hui cependant j’ai appris qu’il y manque trois choses, qui la mettroient hors de comparaison avec toutes les maisons de campagne qui sont au monde. Ces trois choses sont, l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune de couleur d’or. »

Après leur avoir expliqué en quoi consistoit l’excellence de ces choses :

« C’est une dévote Musulmane, ajouta-t-elle, qui m’a fait faire cette remarque, et qui m’a enseigné le lieu où elles sont et le chemin par où l’on peut s’y rendre. Vous trouverez peut-être que ce sont des choses de peu de conséquence pour faire que notre maison soit accomplie, et qu’elle peut toujours passer pour une très-belle maison, indépendamment de cet accroissement à ce qu’elle contient, et ainsi que nous pouvons nous en passer. Vous en penserez ce qui vous plaira ; mais je ne puis m’empêcher de vous témoigner qu’en mon particulier je suis persuadée qu’elles y sont nécessaires, et que je ne serai pas contente que je ne les y voie placées. Ainsi, que vous y preniez intérêt, que vous n’y en preniez pas, je vous prie de m’aider de vos conseils, et de voir qui je pourrois envoyer à cette conquête ? »

« Ma sœur, reprit le prince Bahman, rien ne peut vous intéresser qui ne nous intéresse également. Il suffit de votre empressement pour la conquête des choses que vous nous dites, pour nous obliger d’y prendre le même intérêt ; mais indépendamment de ce qui vous regarde, nous nous y sentons portés de notre propre mouvement, et pour notre satisfaction particulière ; car je suis bien persuadé que mon frère n’est pas d’un autre sentiment que moi ; et nous devons tout entreprendre pour faire cette conquête, comme vous l’appelez : l’importance et la singularité dont il s’agit méritent bien ce nom. Je me charge de la faire. Dites-moi seulement le chemin que je dois tenir, et le lieu, je ne différerai pas le voyage plus long-temps que jusqu’à demain ? »

« Mon frère, reprit le prince Perviz, il ne convient pas que vous vous absentiez de la maison pour un si long temps, vous qui en êtes le chef et l’appui ; et je prie ma sœur de se joindre à moi pour vous obliger d’abandonner votre dessein, et de trouver bon que je fasse le voyage : je ne m’en acquitterai pas moins bien que vous, et la chose sera plus dans l’ordre. »

« Mon frère, repartit le prince Bahman, je suis bien persuadé de votre bonne volonté, et que vous ne vous acquitteriez pas du voyage moins bien que moi ; mais c’est une chose résolue : je le veux faire, et je le ferai. Vous resterez avec notre sœur, qu’il n’est pas besoin que je vous recommande. »

Il passa le reste de la journée à pourvoir aux préparatifs du voyage, et à se faire bien instruire par la princesse des renseignemens que la dévote lui avoit donnés pour ne pas s’écarter du chemin.

Le lendemain de grand matin, le prince Bahman monta à cheval ; et le prince Perviz et la princesse Parizade qui avoient voulu le voir partir, l’embrassèrent et lui souhaitèrent un heureux voyage. Mais au milieu de ces adieux, la princesse se souvint d’une chose qui ne lui étoit pas venue dans l’esprit.

« À propos, mon frère, dit-elle, je ne songeois pas aux accidens auxquels on est exposé dans les voyages ! Qui sait si je vous reverrai jamais ? Mettez pied à terre, je vous en conjure, et laissez là le voyage : j’aime mieux me priver de la vue et de la possession de l’oiseau qui parle, de l’arbre qui chante et de l’eau jaune, que de courir le risque de vous perdre pour jamais. »

« Ma sœur, reprit le prince Bahman, en souriant de la frayeur soudaine de la princesse Parizade, la résolution en est prise, et quand cela ne seroit pas, je la prendrois encore, et vous trouverez bon que je l’exécute. Les accidens dont vous parlez n’arrivent qu’aux malheureux. Il est vrai que je puis être du nombre ; mais aussi je puis être des heureux, qui sont en beaucoup plus grand nombre que les malheureux. Comme néanmoins les événemens sont incertains, et que je puis succomber dans mon entreprise, tout ce que je puis faire, c’est de vous laisser un couteau que voici. »

Alors le prince Bahman tira un couteau ; en le présentant dans la gaîne à la princesse :

« Prenez, dit-il, et donnez-vous de temps en temps la peine de tirer le couteau de sa gaîne ; tant que vous le verrez net, comme vous le voyez, ce sera une marque que je serai vivant ; mais si vous voyez qu’il en dégoutte du sang, croyez que je ne serai plus en vie, et accompagnez ma mort de vos prières. »

La princesse Parizade ne put obtenir autre chose du prince Bahman. Ce prince lui dit adieu, à elle et au prince Perviz, pour la dernière fois ; et il partit bien monté, bien armé et bien équipé. Il se mit dans le chemin ; et sans s’écarter ni à droite ni à gauche, il continua en traversant la Perse, et le vingtième jour de sa marche il aperçut sur le bord du chemin un vieillard hideux à voir, lequel étoit assis sous un arbre à quelque distance d’une chaumière qui lui servoit de retraite contre les injures du temps.

Les sourcils blancs comme de la neige, de même que les cheveux, la moustache et la barbe, lui venoient jusqu’au bout du nez ; la moustache lui couvroit la bouche, et la barbe avec les cheveux lui tomboient presque jusqu’aux pieds. Il avoit les ongles des mains et des pieds d’une longueur excessive, avec une espèce de chapeau plat et fort large qui lui couvroit la tête en forme de parasol ; et pour tout habit, une natte dans laquelle il étoit enveloppé.

Ce bon vieillard étoit un derviche, qui s’étoit retiré du monde il y avoit de longues années, et s’étoit négligé pour s’attacher à Dieu uniquement, de manière qu’à la fin il étoit fait comme nous venons de voir.

Le prince Bahman, qui depuis le matin avoit été attentif à observer s’il rencontreroit quelqu’un auquel il pût s’informer du lieu où son dessein étoit de se rendre, s’arrêta quand il fut arrivé près du derviche, comme le premier qu’il rencontroit, et mit pied à terre, pour se conformer à ce que la dévote avoit marqué à la princesse Parizade. En tenant son cheval par la bride, il s’avança jusqu’au derviche ; et en le saluant :

« Bon père, dit-il, Dieu prolonge vos jours, et vous accorde l’accomplissement de vos désirs ! »

Le derviche répondit au salut du prince, mais si peu intelligiblement qu’il n’en comprit pas un mot. Comme le prince Bahman vit que l’empêchement venoit de ce que la moustache couvroit la bouche du derviche, et qu’il ne vouloit pas passer outre sans prendre de lui l’instruction dont il avoit besoin, il prit des ciseaux, dont il étoit muni ; et après avoir attaché son cheval à une branche de l’arbre, il lui dit :

« Bon derviche, j’ai à vous parler, mais votre moustache empêche que je ne vous entende : vous voudrez bien, et je vous prie de me laisser faire, que je vous l’accommode avec vos sourcils qui vous défigurent, et qui vous font ressembler plutôt à un ours qu’à un homme ? »

Le derviche ne s’opposa pas au dessein du prince : il le laissa faire ; et comme le prince, quand il eut achevé, eut vu que le derviche avoit le teint frais, et qu’il paroissoit beaucoup moins âgé qu’il ne l’étoit en effet, il lui dit :

« Bon derviche, si j’avois un miroir, je vous ferois voir combien vous êtes rajeuni. Vous êtes présentement un homme ; et auparavant personne n’eût pu distinguer ce que vous étiez. »

Les caresses du prince Bahman lui attirèrent de la part du derviche un souris, avec un compliment :

« Seigneur, dit-il, qui que vous soyez, je vous suis infiniment obligé du bon office que vous avez bien voulu me rendre ; je suis prêt à vous en marquer ma reconnoissance en tout ce qui peut dépendre de moi. Vous n’avez pas mis pied à terre que quelque besoin ne vous y ait obligé ? Dites-moi ce que c’est, je tâcherai de vous contenter, si je le puis ? »

« Bon derviche, reprit le prince Bahman, je viens de loin, et je cherche l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune. Je sais que ces trois choses sont quelque part ici aux environs ; mais j’ignore l’endroit où elles sont précisément. Si vous le savez, je vous conjure de m’enseigner le chemin, afin que je ne prenne pas l’un pour l’autre, et que je ne perde pas le fruit du long voyage que j’ai entrepris ? »

Le prince à mesure que le derviche tenoit ce discours, remarqua qu’il changeoit de visage, qu’il baissoit les yeux, et qu’il prit un grand sérieux, jusque-là qu’au lieu de répondre, il demeura dans le silence. Cela obligea le prince de reprendre la parole :

« Bon père, poursuivit-il, il me semble que vous m’avez entendu ? Dites-moi si vous savez ce que je vous demande, ou si vous ne le savez pas, afin que je ne perde pas de temps, et que je m’en informe ailleurs ? »

Le derviche rompit enfin le silence :

« Seigneur, dit-il au prince Bahman, le chemin que vous me demandez m’est connu ; mais l’amitié que j’ai conçue pour vous dès que je vous ai vu, et qui est devenue plus forte par le service que vous m’avez rendu, me tient encore en suspens de savoir si je dois vous accorder la satisfaction que vous souhaitez. »

« Quel motif peut vous en empêcher, reprit le prince, et quelle difficulté trouvez-vous à me la donner ? »

« Je vous le dirai, repartit le derviche : c’est que le danger auquel vous vous exposez est plus grand que vous ne le pouvez croire. D’autres seigneurs, en grand nombre, qui n’avoient ni moins de hardiesse, ni moins de courage que vous en pouvez avoir, ont passé par ici, et m’ont fait la même demande que vous m’avez faite. Après n’avoir rien oublié pour les détourner de passer outre, ils n’ont pas voulu me croire : je leur ai enseigné le chemin malgré moi, en me rendant à leurs instances ; et je puis vous assurer qu’ils j ont tous échoué, et que je n’en ai pas vu revenir un seul. Pour peu donc que vous aimiez la vie, et que vous vouliez suivre mon conseil, vous n’irez pas plus loin, et vous retournerez chez vous. » Le prince Bahman persista dans sa résolution.

« Je veux croire, dit-il au derviche, que votre conseil est sincère, et je vous suis obligé de la marque d’amitié que vous me donnez ; mais quel que soit le danger dont vous me parlez, rien n’est capable de me faire changer de dessein. Si quelqu’un m’attaque, j’ai de bonnes armes, et il ne sera ni plus vaillant ni plus brave que moi. »

« Et si ceux qui vous attaqueront, lui remontra le derviche, ne se font pas voir (car ils sont plusieurs), comment vous défendrez-vous contre des gens qui sont invisibles ? »

« Il n’importe, repartit le prince ; quoi que vous puissiez dire, vous ne me persuaderez pas de rien faire contre mon devoir. Puisque vous savez le chemin que je vous demande, je vous conjure encore une fois de me l’enseigner, et de ne pas me refuser cette grâce. »

Quand le derviche vit qu’il ne pouvoit rien gagner sur l’esprit du prince Bahman, et qu’il étoit opiniâtre dans la résolution de continuer son voyage, nonobstant les avis salutaires qu’il lui donnoit, il mit la main dans un sac qu’il avoit près de lui, et il en tira une boule qu’il lui présenta :

« Puisque je ne puis obtenir de vous, dit-il, que vous m’écoutiez, et que vous profitiez de mes conseils, prenez cette boule, et quand vous serez à cheval, jetez-la devant vous, et suivez-la jusqu’au pied d’une montagne où elle s’arrêtera : quand elle sera arrêtée, vous mettrez pied à terre, et vous laisserez votre cheval la bride sur le cou, qui demeurera à la même place en attendant votre retour. En montant, vous verrez à droite et à gauche une grande quantité de grosses pierres noires, et vous entendrez une confusion de voix de tous les côtés qui vous diront mille injures pour vous décourager, et pour faire en sorte que vous ne montiez pas jusqu’au haut ; mais gardez-vous bien de vous effrayer, et sur toue chose, de tourner la tête pour regarder derrière vous ; en un instant vous seriez changé en une pierre noire, semblable à celles que vous verrez, lesquelles sont autant de seigneurs comme vous, qui n’ont pas réussi dans leur entreprise, comme je vous le disois. Si vous évitez le danger que je ne vous dépeins que légèrement, afin que vous y fassiez bien réflexion, et que vous arriviez au haut de la montagne, vous y trouverez une cage, et dans la cage l’oiseau que vous cherchez. Comme il parle, vous lui demanderez où sont l’arbre qui chante, et l’eau jaune ; et il vous l’enseignera. Je n’ai rien à vous dire davantage : voilà ce que vous avez à faire, et voilà ce que vous avez à éviter ; mais si vous vouliez me croire, vous suivriez le conseil que je vous ai donné, et vous ne vous exposeriez pas à la perte de votre vie. Encore une fois, pendant qu’il vous reste du temps pour y penser, considérez que cette perte est irréparable et attachée à une condition à laquelle on peut contrevenir, même par inadvertance, comme vous pouvez le comprendre. »

« Pour ce qui est du conseil que vous venez de me répéter, et dont je ne laisse pas de vous avoir obligation, reprit le prince Bahman après avoir reçu la boule, je ne puis le suivre ; mais je tâcherai de profiter de l’avis que vous me donnez, de ne pas regarder derrière moi en montant, et j’espère que bientôt vous me verrez revenir, et vous en remercier plus amplement, chargé de la dépouille que je cherche. »

En achevant ces paroles, auxquelles le derviche ne répondit autre chose, sinon qu’il le reverroit avec joie, et qu’il souhaitoit que cela arrivât, il remonta à cheval, prit congé du derviche par une profonde inclination de tête, et jeta la boule devant lui.

La boule roula et continua de rouler presque de la même vitesse que le prince Bahman lui avoit imprimée en la jetant ; ce qui fit qu’il fut obligé d’accommoder la course de son cheval à la même vîtesse pour la suivre, afin de ne la pas perdre de vue ; il la suivit, et quand elle fut au pied de la montagne que le derviche avoit dit, elle s’arrêta ; alors il descendit de cheval, et le cheval ne branla pas de la place, même quand il lui eut mis la bride sur le cou. Après qu’il eut reconnu la montagne des yeux, et qu’il eut remarqué les pierres noires, il commença à monter, et il n’eut pas fait quatre pas que les voix dont le derviche lui avoit parlé se firent entendre sans qu’il vît personne. Les unes disoient :

« Où va cet étourdi ? Où va-t-il ? Que veut-il ? Ne le laissez pas passer. »

D’autres :

« Arrêtez-le, prenez-le, tuez-le. »

D’autres crioient d’une voix de tonnerre :

« Au voleur, à l’assassin, au meurtre ! »

D’autres au contraire crioient d’un ton railleur :

« Non, ne lui faites pas de mal, laissez passer le beau mignon ; vraiment c’est pour lui qu’on garde la cage et l’oiseau ! »

Nonobstant ces voix importunes, le prince Bahman monta quelque temps avec constance et avec fermeté, en s’animant lui-même ; mais les voix redoublèrent avec un tintamarre si grand, et si près de lui, tant en avant qu’en arrière, que la frayeur le saisit. Les pieds et les jambes commencèrent à lui trembler, il chancela ; et bientôt, comme il se fut aperçu que les forces commençoient à lui manquer, il oublia l’avis du derviche : il se tourna pour se sauver en descendant ; et dans le moment, il fut changé en une pierre noire : métamorphose qui étoit arrivée à tant d’autres avant lui, pour avoir tenté la même entreprise ; et la même chose arriva à son cheval.

Depuis le départ du prince Bahman pour son voyage, la princesse Parizade, qui avoit attaché à sa ceinture le couteau avec la gaîne, qu’il lui avoit laissé pour être informée s’il étoit mort ou vivant, n’avoit pas manqué de le tirer et de le consulter, même plusieurs fois chaque jour. De la sorte, elle avoit eu la consolation d’apprendre qu’il étoit en parfaite santé, et de s’entretenir souvent de lui avec le prince Perviz, qui la prévenoit quelquefois en lui demandant des nouvelles.

Le jour fatal enfin où le prince Bahman venoit d’être métamorphosé en pierre, comme le prince et la princesse s’entretenoient de lui sur le soir, selon leur coutume :

« Ma sœur, dit le prince Perviz, tirez le couteau, je vous prie, et apprenons de ses nouvelles. »

La princesse le tira ; et en le regardant, ils virent couler le sang de l’extrémité. La princesse saisie d’horreur et de douleur, jeta le couteau.

« Ah, mon cher frère, s’écria-t-elle, je vous ai donc perdu et perdu par ma faute ! Je ne vous reverrai jamais ! Que je suis malheureuse ! Pourquoi vous ai-je parlé d’oiseau qui parle, d’arbre qui chante, et d’eau jaune, ou plutôt que m’importoit-il de savoir si la dévote trouvoit cette maison belle ou laide, accomplie ou non accomplie ? Plût à Dieu que jamais elle ne se fût avisée de s’y adresser ! Hypocrite, trompeuse, ajouta-t-elle, devois-tu reconnoître ainsi la réception que je t’ai faite ? Pourquoi m’as-tu parlé d’un oiseau, d’un arbre et d’une eau, qui tout imaginaires qu’ils sont, comme je me le persuade par la fin malheureuse d’un frère chéri, ne laissent pas de me troubler encore l’esprit par ton enchantement ? »

Le prince Perviz ne fut pas moins affligé de la mort du prince Bahman que la princesse Parizade ; mais sans perdre le temps en des regrets inutiles, comme il eut compris par les regrets de la princesse sa sœur, qu’elle desiroit toujours passionnément d’avoir en sa possession l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune, il l’interrompit :

« Ma sœur, dit-il, nous regretterions en vain notre frère Bahman ; nos plaintes et notre douleur ne lui rendroient pas la vie ; c’est la volonté de Dieu, nous devons nous y soumettre, et l’adorer dans ses décrets, sans vouloir les pénétrer. Pourquoi voulez-vous douter présentement des paroles de la dévote Musulmane, après les avoir tenues si fermement pour certaines et pour vraies ? Croyez-vous qu’elle vous eût parlé de ces trois choses si elles n’existoient pas, et qu’elle les eût inventées exprès pour vous tromper ; vous qui bien loin de lui en avoir donné sujet, l’avez si bien reçue et accueillie avec tant d’honnêteté et de bonté ? Croyons plutôt que la mort de notre frère vient de sa faute, ou par quelqu’accident que nous ne pouvons pas imaginer. Ainsi, ma sœur, que sa mort ne vous empêche pas de poursuivre notre recherche ; je m’étois offert pour faire le voyage à sa place, je suis dans la même disposition ; et comme son exemple ne me fait pas changer de sentiment, dès demain je l’entreprendrai. »

La princesse fit tout ce qu’elle put pour dissuader le prince Perviz, en le conjurant de ne pas l’exposer au danger, de perdre deux frères au lieu d’un ; mais il demeura inébranlable, nonobstant les remontrances qu’elle lui fit ; et avant qu’il partît, afin qu’elle pût être informée du succès du voyage qu’il entreprenoit, comme elle l’avoit été de celui du prince Bahman, par le moyen du couteau qu’il lui avoit laissé, il lui donna aussi un chapelet de perles de cent grains, pour le même usage ; et en le lui présentant :

« Dites ce chapelet à mon intention pendant mon absence. En le disant, s’il arrive que les grains s’arrêtent de manière que vous ne puissiez plus les mouvoir, ni les faire couler les uns après les autres, comme s’ils étoient collés, ce sera une marque que j’aurai eu le même sort que notre frère ; mais espérons que cela n’arrivera pas, et que j’aurai le bonheur de vous revoir avec la satisfaction que nous attendons vous et moi. »

Le prince Perviz partit ; et le vingtième jour de son voyage il rencontra le même derviche à l’endroit où le prince Bahman l’avoit trouvé. Il s’approcha de lui ; et après l’avoir salué, il le pria, s’il le savoit, de lui enseigner le lieu où étoient l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune. Le derviche lui fit les mêmes difficultés et les mêmes remontrances qu’il avoit faites au prince Bahman, jusqu’à lui dire qu’il y avoit très-peu de temps qu’un jeune cavalier, avec lequel il lui voyoit beaucoup de ressemblance, lui avoit demandé le chemin ; que vaincu par ses instances pressantes et par son importunité, il le lui avoit enseigné, lui avoit donné de quoi lui servir de guide, et prescrit ce qu’il devoit observer pour réussir, mais qu’il ne l’avoit pas vu revenir ; d’après quoi il n’y avoit pas à douter qu’il n’eût eu le même sort que ceux qui l’avoient précédé.

« Bon derviche, reprit le prince Perviz, je sais qui est celui dont vous parlez : c’étoit mon frère aîné, et je suis informé avec certitude qu’il est mort. De quelle mort ? C’est ce que j’ignore. »

« Je puis vous le dire, repartit le derviche : il a été changé en pierre noire, comme ceux dont je viens de parler, et vous devez vous attendre à la même métamorphose, à moins que vous n’observiez plus exactement que lui les bons conseils que je lui avois donnés, au cas que vous persistiez à ne vouloir pas renoncer à votre résolution, à quoi je vous exhorte encore une fois. »

« Derviche, insista le prince Perviz, je ne puis assez vous marquer combien je vous suis redevable de la part que vous prenez à la conservation de ma vie, tout inconnu que je vous suis, et sans que j’aie rien fait pour mériter votre bienveillance ; mais j’ai a vous dire qu’avant que je prisse mon parti j’y ai bien songé, et que je ne puis l’abandonner. Ainsi, je vous supplie de me faire la même grâce que vous avez faite à mon frère. Peut-être réussirai-je mieux que lui à suivre les mêmes renseignemens que j’attends de vous. »

« Puisque je ne puis réussir, dit le derviche, à vous persuader de vous relâcher de ce que vous avez résolu, si mon grand âge ne m’en empêchoit, et que je pusse me soutenir, je me leverois pour vous donner la boule que j’ai ici, laquelle doit vous servir de guide. »

Sans donner au derviche la peine d’en dire davantage, le prince Perviz mit pied à terre ; et comme il se fut avancé jusqu’au derviche, celui-ci qui venoit de tirer la boule de son sac, où il y en avoit un bon nombre d’autres, la lui donna, et il lui dit l’usage qu’il en devoit faire, comme il l’avoit dit au prince Bahman ; et après l’avoir bien averti de ne pas s’effrayer des voix qu’il entendroit, sans voir personne, quelque menaçantes qu’elles fussent, mais de ne pas laisser de monter jusqu’à ce qu’il eût aperçu la cage et l’oiseau, il le congédia.

Le prince Perviz remercia le derviche ; et quand il fut remonté à cheval, il jeta la boule devant le cheval ; et en piquant des deux en même temps, il la suivit. Il arriva enfin au bas de la montagne ; et quand il eut vu que la boule s’étoit arrêtée, il mit pied à terre. Avant qu’il fît le premier pas pour monter, il demeura un moment dans la même place, en rappelant dans sa mémoire les avis que le derviche lui avoit donnés. Il s’encouragea, et il monta bien résolu d’arriver jusqu’au haut de la montagne, et il avança cinq ou six pas ; alors il entendit derrière lui une voix qui lui parut fort proche, comme d’un homme qui le rappeloit et l’insultoit, en criant :

« Attends, téméraire, que je te punisse de ton audace ! »

À cet outrage, le prince Perviz oublia tous les avis du derviche, il mit la main sur le sabre, il le tira, et il se tourna pour se venger ; mais à peine eut-il le temps de voir que personne ne le suivoit, qu’il fut changé en une pierre noire, lui et son cheval.

Depuis que le prince Perviz étoit parti, la princesse Parizade n’avoit pas manqué chaque jour de porter à la main le chapelet qu’elle avoit reçu de lui le jour qu’il étoit parti, et, quand elle n’avoit autre chose à faire, de le dire en faisant passer les grains par ses doigts l’un après l’autre. Elle ne l’avoit pas même quitté la nuit tout ce temps-là : chaque soir en se couchant elle se l’étoit passé autour du cou, et le matin en s’éveillant, elle y avoit porté la main pour éprouver si les grains venoient toujours l’un après l’autre. Le jour enfin, et au moment que le prince Perviz eut la même destinée que le prince Bahman, d’être changé en pierre noire, comme elle tenoit le chapelet à son ordinaire, et qu’elle le disoit, tout-à-coup elle sentit que les grains n’obéissoient plus au mouvement qu’elle leur donnoit, et elle ne douta pas que ce ne fût la marque de la mort certaine du prince son frère. Comme elle avoit déjà pris sa résolution sur le parti qu’elle prendroit au cas que cela arrivât, elle ne perdit pas le temps à donner des marques extérieures de sa douleur. Elle se fit un effort pour la retenir toute en elle-même ; et dès le lendemain, après s’être déguisée en homme, armée et équipée, et qu’elle eut dit à ses gens qu’elle reviendroit dans peu de jours, elle monta à cheval et partit, en prenant le même chemin que les deux princes ses frères avoient tenu.

La princesse Parizade qui étoit accoutumée à monter à cheval en prenant le divertissement de la chasse, supporta la fatigue du voyage mieux que d’autres dames n’auroient pu faire. Comme elle avoit fait les mêmes journées que les princes ses frères, elle rencontra aussi le derviche dans la vingtième journée de marche. Quand elle fut près de lui, elle mit pied à terre, et en tenant son cheval par la bride, elle alla s’asseoir près de lui ; et après qu’elle l’eut salué, elle lui dit :

« Bon derviche, vous voudrez bien que je me repose quelques momens près de vous, et me faire la grâce de me dire si vous n’avez pas entendu dire que quelque part aux environs il y a dans ces cantons un lieu où l’on trouve l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune ? » Le derviche répondit :

« Madame, puisque votre voix me fait connoître quel est votre sexe, nonobstant votre déguisement en homme, et que c’est ainsi que je dois vous appeler, je vous remercie de votre compliment, et je reçois avec un très-grand plaisir l’honneur que vous me faites. J’ai connoissance du lieu où se trouvent les choses dont vous me parlez ; mais à quel dessein me faites-vous cette demande ? »

« Bon derviche, reprit la princesse Parizade, on m’en a fait un récit si avantageux, que je brûle d’envie de les posséder. »

« Madame, repartit le derviche, on vous a dit la vérité : ces choses sont encore plus surprenantes et plus singulières qu’on ne vous les a représentées ; mais on vous a caché les difficultés qu’il y a à surmonter pour parvenir à en jouir : vous ne vous seriez pas engagée dans une entreprise si pénible et si dangereuse si l’on vous avoit bien informée. Croyez-moi : ne passez point plus avant, retournez sur vos pas, et ne vous attendez pas que je veuille contribuer à votre perte. »

« Bon père, repartit la princesse, je viens de loin, et il me fâcheroit fort de retourner chez moi sans avoir exécuté mon dessein. Vous me parlez des difficultés et du danger de perdre la vie ; mais vous ne me dites pas quelles sont ces difficultés, et en quoi consistent ces dangers ; c’est ce que je desirerois de savoir pour me consulter, et voir si je pourrois prendre ou non confiance en ma résolution, en mon courage et en mes forces ? »

Alors le derviche répéta à la princesse Parizade le même discours qu’il avoit tenu aux princes Bahman et Perviz, en lui exagérant les difficultés de monter jusqu’au haut de la montagne où étoit l’oiseau dans sa cage, dont il falloit se rendre maître, après quoi l’oiseau donneroit connoissance de l’arbre et de l’eau jaune ; le bruit et le tintamarre des voix menaçantes et effroyables qu’on entendoit de tous les côtés sans voir personne ; et enfin la quantité de pierres noires, objet qui seul étoit capable de donner de l’effroi à elle et à tout autre, quand elle sauroit que ces pierres étoient autant de braves cavaliers qui avoient été ainsi métamorphosés pour avoir manqué à observer la principale condition pour réussir dans cette entreprise, qui étoit de ne pas se tourner pour regarder derrière soi qu’auparavant on ne se fût saisi de la cage.

Quand le derviche eut achevé :

« À ce que je comprends par votre discours, reprit la princesse, la grande difficulté pour réussir dans cette affaire est premièrement de monter jusqu’à la cage sans s’effrayer du tintamarre des voix qu’on entend sans voir personne ; et en second lieu, de ne pas regarder derrière soi. Pour ce qui est de cette dernière condition, j’espère que je serai assez maîtresse de moi-même pour la bien observer. Quant à la première, j’avoue que ces voix, telles que vous me les représentez, sont capables d’épouvanter les plus assurés ; mais comme dans toutes les entreprises de grande conséquence et périlleuses, il n’est pas défendu d’user d’adresse, je vous demande si l’on pourroit s’en servir dans celle-ci, qui m’est d’une si grande importance ? »

« Et de quelle adresse voudriez-vous user, demanda le derviche ? »

» Il me semble, répondit la princesse, qu’en me bouchant les oreilles avec du coton, si fortes et si effroyables que les voix puissent être, elles en seroient frappées avec beaucoup moins d’impression ; comme aussi elles feroient moins d’effet sur mon imagination, mon esprit demeureroit dans la liberté de ne se pas troubler jusqu’à perdre l’usage de la raison. »

« Madame, reprit le derviche, de tous ceux qui jusqu’à présent se sont adressés à moi pour s’informer du chemin que vous me demandez, je ne sais si quelqu’un s’est servi de l’adresse que vous me proposez. Ce que je sais, c’est que pas un ne me l’a proposée, et que tous y on péri. Si vous persistez dans votre dessein, vous pouvez en faire l’épreuve ; à la bonne heure si elle vous réussit ; mais je ne vous conseillerois pas de vous y exposer. »

« Bon père, repartit la princesse, rien n’empêche que je ne persiste dans mon dessein : le cœur me dit que l’adresse me réussira, et je suis résolue à m’en servir. Ainsi, il ne me reste plus qu’à savoir de vous quel chemin je dois prendre ? C’est la grâce que je vous conjure de ne me pas refuser. »

Le derviche l’exhorta, pour la dernière fois, à se bien consulter ; et comme il vit qu’elle étoit inébranlable dans sa résolution, il tira une boule ; et en la lui présentant :

« Prenez cette boule, dit-il, remontez à cheval, et quand vous l’aurez jetée devant vous, suivez-la par tous les détours que vous lui verrez faire en roulant jusqu’à la montagne où est ce que vous cherchez, et où elle s’arrêtera ; quand elle sera arrêtée, arrêtez-vous aussi, mettez pied à terre et montez. Allez, vous savez le reste, n’oubliez pas d’en profiter. »

La princesse Parizade, après avoir remercié le derviche et pris congé de lui, remonta à cheval ; elle jeta la boule, et elle la suivit par le chemin qu’elle prit en roulant : la boule continua son roulement ; et enfin elle s’arrêta au pied de la montagne.

La princesse mit pied à terre ; elle se boucha les oreilles de coton ; et après qu’elle eut bien considéré le chemin qu’elle avoit à tenir pour arriver au haut de la montagne, elle commença à monter d’un pas égal avec intrépidité. Elle entendit les voix, et elle s’aperçut d’abord que le coton lui étoit d’un grand secours. Plus elle avançoit, plus les voix devenoient fortes et se multiplioient, mais non pas au point de lui faire une impression capable de la troubler. Elle entendit plusieurs sortes d’injures et de railleries piquantes par rapport à son sexe, qu’elle méprisa, et dont elle ne fit que rire.

« Je ne m’offense ni de vos injures, ni de vos railleries, disoit-elle en elle-même, dites encore pire, je m’en moque, et vous ne m’empêcherez pas de continuer mon chemin. »

Elle monta enfin si haut, qu’elle commença d’apercevoir la cage et l’oiseau, lequel, de complot avec les voix, tâchoit de l’intimider, en lui criant d’une voix tonnante, nonobstant la petitesse de son corps :

« Folle, retire-toi, n’approche pas ! »

La princesse, animée davantage par cet objet, doubla le pas. Quand elle se vit si près de la fin de sa carrière, elle gagna le haut de la montagne, où le terrain étoit égal ; elle courut droit à la cage, et elle mit la main dessus, en disant à l’oiseau :

« Oiseau, je te tiens malgré toi, et tu ne m’échapperas pas. »

Pendant que Parizade ôtoit le coton qui lui bouchoit les oreilles :

« Brave dame, lui dit l’oiseau, ne me voulez pas de mal de ce que je me suis joint à ceux qui faisoient leurs efforts pour la conservation de ma liberté. Quoiqu’enfermé dans une cage, je ne laissois pas d’être content de mon sort ; mais destiné à devenir esclave, j’aime mieux vous avoir pour maîtresse, vous qui m’avez acquis si courageusement et si dignement, que toute autre personne du monde ; et dès-à-présent je vous jure une fidélité inviolable, avec une soumission entière à tous vos commandemens. Je sais qui vous êtes, et je vous apprendrai que vous ne vous connoissez pas vous-même pour ce que vous êtes ; mais un jour viendra que je vous rendrai un service dont j’espère que vous m’aurez obligation. Pour commencer à vous donner des marques de ma sincérité, faites-moi connoître ce que vous souhaitez, je suis prêt à vous obéir. »

La princesse pleine d’une joie d’autant plus inexprimable, que la conquête qu’elle venoit de faire lui coûtoit la mort de deux frères chéris tendrement, et à elle-même tant de fatigues et un danger dont elle connoissoit la grandeur, après en être sortie, mieux qu’avant qu’elle s’y engageât, nonobstant ce que le derviche lui en avoit représenté, dit à l’oiseau, après qu’il eut cessé de parler :

« Oiseau, c’étoit bien mon intention de te marquer que je souhaite plusieurs choses qui me sont de la dernière importance ; je suis ravie que tu m’aies prévenue par le témoignage de ta bonne volonté. Premièrement, j’ai appris qu’il y a ici une eau jaune dont la propriété est merveilleuse ; je te demande de m’enseigner où elle est avant toute chose. »

L’oiseau lui enseigna l’endroit qui n’étoit pas beaucoup éloigné ; elle y alla, et elle emplit un petit flacon d’argent qu’elle avoit apporté avec elle. Elle revint à l’oiseau, et elle lui dit :

« Oiseau, ce n’est pas assez, je cherche aussi l’arbre qui chante ; dis-moi où il est ? »

L’oiseau lui dit : « Tournez-vous, et vous verrez derrière vous un bois où vous trouverez cet arbre. »

Le bois n’étoit pas éloigné, la princesse alla jusque-là, et entre plusieurs arbres, le concert harmonieux qu’elle entendit, lui fit connoître celui qu’elle cherchoit ; mais il étoit fort gros et fort haut. Elle revint, et elle dit à l’oiseau :

« Oiseau, j’ai trouvé l’arbre qui chante, mais je ne puis ni le déraciner, ni l’emporter. »

« Il n’est pas nécessaire de le déraciner, reprit l’oiseau, il suffit que vous en preniez la moindre branche, et que vous l’emportiez pour la planter dans votre jardin ; elle prendra racine dès qu’elle sera dans la terre, et en peu de temps vous la verrez devenir un aussi bel arbre que celui que vous venez de voir. « 

Quand la princesse Parizade eut en main les trois choses dont la dévote Musulmane lui avoit fait concevoir un désir si ardent, elle dit encore à l’oiseau :

« Oiseau, tout ce que tu viens de faire pour moi, n’est pas suffisant. Tu es cause de la mort de mes deux frères, qui doivent être parmi les pierres noires que j’ai vues en montant ; je prétends les emmener avec moi. »

Il parut que l’oiseau eût bien voulu se dispenser de satisfaire la princesse sur cet article ; en effet, il en fit difficulté.

« Oiseau, insista la princesse, souviens-toi que tu viens de me dire que tu es mon esclave, que tu l’es en effet, et que ta vie est à ma disposition. »

« Je ne puis, reprit l’oiseau, contester cette vérité ; mais quoique ce que vous me demandez, soit d’une plus grande difficulté, je ne laisserai pas d’y satisfaire. Jetez les yeux ici à l’entour, ajouta-t-il, et voyez si vous n’y verrez pas une cruche ? »

« Je l’aperçois, dit la princesse. »

« Prenez-la, dit-il ; et en descendant la montagne, versez un peu de l’eau dont elle est pleine sur chaque pierre noire, ce sera le moyen de retrouver vos deux frères. »

La princesse Parizade prit la cruche, et en emportant avec soi la cage avec l’oiseau, le flacon et la branche, à mesure qu’elle descendoit, elle versoit de l’eau de la cruche sur chaque pierre noire qu’elle rencontroit, et chacune se changeoit en homme ; et comme elle n’en omit aucune, tous les chevaux, tant des princes ses frères que des autres seigneurs, reparurent. De la sorte, elle reconnut les princes Bahman et Perviz, qui la reconnurent aussi, et qui vinrent l’embrasser. En les embrassant de même, et en leur témoignant son étonnement :

« Mes chers frères, dit-elle, que faites-vous donc ici ? »

Comme ils eurent répondu qu’ils venoient de dormir :

« Oui ; mais, reprit-elle, sans moi votre sommeil dureroit encore, et il eût peut-être duré jusqu’au jour du jugement. Ne vous souvient-il pas que vous étiez venus chercher l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune, et d’avoir vu en arrivant les pierres noires dont cet endroit étoit parsemé ? Regardez et voyez s’il en reste une seule. Les seigneurs qui nous environnent, et vous, vous étiez ces pierres, de même que vos chevaux qui vous attendent, comme vous le pouvez voir ; et si vous desirez de savoir comment cette merveille s’est faite, c’est, continua-t-elle, en leur montrant la cruche dont elle n’avoit pas besoin, et qu’elle avoit déjà posée au pied de la montagne, par la vertu de l’eau dont cette cruche étoit pleine, que j’ai versée sur chaque pierre. Comme après avoir rendu mon esclave l’oiseau qui parle, que voici dans cette cage, et trouvé par son moyen l’arbre qui chante, dont je tiens une branche, et l’eau jaune dont ce flacon est plein, je ne voulois pas retourner sans vous ramener avec moi, je l’ai contraint par le pouvoir que j’ai acquis sur lui, de m’en donner le moyen, et il m’a enseigné où étoit cette cruche, et l’usage que j’en devois faire. »

Les princes Bahman et Perviz connurent par ce discours l’obligation qu’ils avoient à la princesse leur sœur ; et les seigneurs qui s’étoient tous assemblés autour d’eux, et qui avoient entendu le même discours, les imitèrent, en lui marquant que bien loin de lui porter envie au sujet de la conquête qu’elle venoit de faire, et à laquelle ils avoient aspiré, ils ne pouvoient mieux lui témoigner leur reconnoissance de la vie qu’elle venoit de leur redonner, qu’en se déclarant ses esclaves, et prêts à faire tout ce qu’elle leur ordonneroit.

« Seigneurs, reprit la princesse, si vous avez fait attention à mon discours, vous avez pu remarquer que je n’ai eu autre intention dans ce que j’ai fait, que de recouvrer mes frères ainsi, s’il vous en est arrivé le bienfait que vous dites, vous ne m’en avez nulle obligation. Je ne prends de part à votre compliment que l’honnêteté que vous voulez bien m’en faire, et je vous en remercie comme je le dois. D’ailleurs, je vous regarde chacun en particulier comme des personnes aussi libres que vous l’étiez avant votre disgrâce, et je me réjouis avec vous du bonheur qui vous est arrivé à mon occasion. Mais ne demeurons pas davantage dans un lieu où il n’y a plus rien qui doive nous arrêter plus long-temps, remontons à cheval, et retournons chacun au pays d’où nous sommes venus. »

La princesse Parizade donna l’exemple la première, en allant reprendre son cheval, qu’elle trouva où elle l’avoit laissé. Avant qu’elle montât à cheval, le prince Bahman, qui vouloit la soulager, la pria de lui donner la cage à porter.

« Mon frère, reprit la princesse, l’oiseau est mon esclave, je veux le porter moi-même ; mais si vous voulez vous charger de la branche de l’arbre qui chante, la voilà. Tenez la cage néanmoins pour me la rendre quand je serai à cheval. »

Quand elle fut remontée à cheval, et que le prince Bahman lui eut rendu la cage et l’oiseau :

« Et vous, mon frère Perviz, dit-elle en se tournant du côté où il étoit, voilà aussi le flacon d’eau jaune que je remets à votre garde, si cela ne vous incommode pas. »

Le prince Perviz s’en chargea avec bien du plaisir.

Quand le prince Bahman et le prince Perviz, et tous les seigneurs furent tous à cheval, la princesse Parizade attendoit que quelqu’un d’eux se mît à la tête et commençât la marche ; les deux princes voulurent en faire civilité aux seigneurs, et les seigneurs de leur côté vouloient la faire à la princesse. Comme la princesse vit que pas un des seigneurs ne vouloit se donner cet avantage, et que c’étoit pour lui en laisser l’honneur, elle s’adressa à tous, et elle leur dit :

« Seigneurs, j’attends que vous marchiez. »

« Madame, reprit au nom de tous un de ceux qui étoient le plus près d’elle, quand nous ignorerions l’honneur qui est dû à votre sexe, il n’y a pas d’honneur que nous ne soyons prêts à vous rendre, après ce que vous venez de faire pour nous. Nonobstant votre modestie, nous vous supplions de ne nous pas priver plus long-temps du honneur de vous suivre. »

« Seigneur, dit alors la princesse, je ne mérite pas l’honneur que vous me faites, et je ne l’accepte que parce que vous le souhaitez. »

En même temps elle se mit en marche, et les deux princes et les seigneurs la suivirent en troupe sans distinction.

La troupe voulut voir le derviche en passant, le remercier de son bon accueil et de ses conseils salutaires qu’ils avoient trouvés sincères ; mais il étoit mort, et l’on n’a pu savoir si c’étoit de vieillesse, ou parce qu’il n’étoit plus nécessaire pour enseigner le chemin qui conduisoit à la conquête des trois choses dont la princesse Parizade venoit de triompher.

Ainsi la troupe continua son chemin ; mais elle commença à diminuer chaque jour. En effet, les seigneurs qui étoient venus de différens pays, comme nous l’avons dit, après avoir chacun en particulier, réitéré à la princesse l’obligation qu’ils lui avoient, prirent congé d’elle et des princes ses frères, l’un après l’autre, à mesure qu’ils rencontroient le chemin par où ils étoient venus. La princesse et les princes Bahman et Perviz continuèrent le leur jusqu’à ce qu’ils arrivèrent chez eux.

D’abord la princesse posa la cage dans le jardin dont nous avons parlé ; et comme le salon étoit du côté du jardin, dès que l’oiseau eut fait entendre son chant, les rossignols, les pinçons, les alouettes, les fauvettes, les chardonnerets, et une infinité d’autres oiseaux du pays, vinrent l’accompagner de leur ramage. Pour ce qui est de la branche, elle la fit planter en sa présence dans un endroit du parterre, peu éloigné de la maison. Elle prit racine, et en peu de temps elle devint un grand arbre, dont les feuilles rendirent bientôt la même harmonie et le même concert que l’arbre d’où elle avoit été cueillie. Quant au flacon d’eau jaune ; elle fît préparer au milieu du parterre un grand bassin de beau marbre ; et quand il fut achevé, elle y versa toute l’eau jaune qui étoit contenue dans le flacon. Aussitôt elle commença à foisonner en se gonflant ; et quand elle fut venue à-peu-près jusqu’aux bords du bassin, elle s’éleva dans le milieu en grosse gerbe jusqu’à la hauteur de vingt pieds, en retombant et en continuant de même sans que l’eau débordât.

La nouvelle de ces merveilles se répandit dans le voisinage ; et comme la porte de la maison, non plus que celle du jardin, n’étoient fermées à personne, bientôt une grande affluence de peuple des environs vint les admirer.

Au bout de quelques jours, les princes Bahman et Perviz, bien remis de la fatigue de leur voyage, reprirent leur manière de vivre ; et comme la chasse étoit leur divertissement ordinaire, ils montèrent à cheval, et ils y allèrent pour la première fois depuis leur retour, non pas dans leur parc, mais à deux ou trois lieues de leur maison. Comme ils chassoient, le sultan de Perse survint en chassant au même endroit qu’ils avoient choisi. Dès qu’ils se furent aperçus qu’il alloit arriver bientôt, par un grand nombre de cavaliers qu’ils virent paroître en plusieurs endroits, ils prirent le parti de cesser et de se retirer pour éviter sa rencontre ; mais ce fut justement par le chemin qu’ils prirent, qu’ils le rencontrèrent, dans un endroit si étroit, qu’ils ne pouvoient se détourner ni reculer sans être vus. Dans leur surprise, ils n’eurent que le temps de mettre pied à terre et de se prosterner devant le sultan, le front contre terre, sans lever la tête pour le regarder. Mais le sultan qui vit qu’ils étoient bien montés et habillés aussi proprement que s’ils eussent été de sa cour, eut la curiosité de les voir au visage ; il s’arrêta, et il leur commanda de se lever.

Les princes se levèrent, et ils demeurèrent debout devant le sultan, avec un air libre et dégagé, accompagné néanmoins d’une contenance modeste etrlespectueuse. Le sultan les considéra quelque temps depuis la tête jusqu’aux pieds, sans parler ; et après avoir admiré leur bon air et leur bonne mine, il leur demanda qui ils étoient, et où ils demeuroient ?

Le prince Bahman prit la parole :

« Sire, dit-il, nous sommes fils de l’intendant des jardins de votre Majesté, le dernier mort, et nous demeurons dans une maison qu’il fit bâtir peu de temps avant sa mort, afin que nous y demeurassions, en attendant que nous fussions en âge de servir votre Majesté, et de lui demander de l’emploi quand l’occasion se présenteroit. »

« À ce que je vois, reprit le sultan, vous aimez la chasse. « 

« Sire, repartit le prince Bahman, c’est notre exercice le plus ordinaire, et celui qu’aucun des sujets de votre Majesté, qui se destine à porter les armes dans ses armées, ne néglige, en se conformant à l’ancienne coutume de ce royaume. »

Le sultan, charmé d’une réponse si sage, leur dit :

« Puisque cela est, je serai bien aise de vous voir chasser : venez, choisissez telle chasse qu’il vous plaira. »

Les princes remontèrent à cheval, suivirent le sultan ; et ils n’avoient pas avancé bien loin, quand ils virent paroître plusieurs bêtes tout à-la-fois. Le prince Bahman choisit un lion, et le prince Perviz un ours. Ils partirent l’un et l’autre en même temps avec une intrépidité dont le sultan fut surpris. Ils joignirent leur chasse presqu’aussitôt l’un que l’autre, et ils lancèrent leur javelot avec tant d’adresse, qu’ils percèrent, le prince Bahman le lion, et le prince Perviz l’ours d’outre en outre, et que le sultan les vit tomber en peu de temps l’un après l’autre. Sans s’arrêter, le prince Bahman poursuivit un autre ours, et le prince Perviz un autre lion, et en peu de momens ils les percèrent et les renversèrent sans vie. Ils vouloient continuer, mais le sultan ne le permit pas ; il les fit rappeler ; et quand ils furent venus se ranger près de lui :

« Si je vous laissois faire, dit-il, vous auriez bientôt détruit toute ma chasse. Ce n’est pas tant ma chasse néanmoins que je veux épargner que vos personnes dont la vie me sera désormais très-chère, persuadé que votre bravoure, dans un temps, me sera beaucoup plus utile qu’elle ne vient de m’être agréable. »

Le sultan Khosrouschah enfin se sentit pour les deux princes une inclination si forte, qu’il les invita à venir le voir et à le suivre sur l’heure.

« Sire, reprit le prince Bahman, votre Majesté nous fait un honneur que nous ne méritons pas, et nous la supplions de vouloir bien nous en dispenser. »

Le sultan qui ne comprenoit pas quelles raisons les princes pouvoient avoir pour ne pas accepter la marque de considération qu’il leur témoignoit, le leur demanda, et les pressa de l’en éclaircir.

« Sire, dit le prince Bahman, nous avons une sœur notre cadette, avec laquelle nous vivons dans une union si grande, que nous n’entreprenons ni ne faisons rien, qu’auparavant nous n’avons pris son avis ; de même que de son côté elle ne fait rien qu’elle ne nous ait demandé le nôtre. »

« Je loue fort votre union fraternelle, reprit le sultan, consultez donc votre sœur, et demain en revenant chasser avec moi, vous me rendrez réponse. »

Les deux princes retournèrent chez eux, mais ils ne se souvinrent ni l’un ni l’autre, non-seulement de l’aventure qui leur étoit arrivée de rencontrer le sultan, et d’avoir eu l’honneur de chasser avec lui, mais même de parler à la princesse de celui qu’il leur avoit fait de vouloir les emmener avec lui. Le lendemain, comme ils se furent rendus auprès du sultan, au lieu de la chasse :

« Hé bien, leur demanda le sultan, avez-vous parlé à votre sœur ? A-t-elle bien voulu consentir au plaisir que j’attends, de vous voir plus particulièrement ? »

Les princes se regardèrent, et la rougeur leur monta au visage.

« Sire, répondit le prince Bahman, nous supplions votre Majesté de nous excuser ; ni mon frère ni moi, nous ne nous en sommes pas souvenus. »

« Souvenez-vous-en donc aujourd’hui, reprit le sultan, et demain n’oubliez pas de m’en rendre la réponse. »

Les princes tombèrent une seconde fois dans le même oubli, et le sultan ne se scandalisa pas de leur négligence ; au contraire, il tira trois petites boules d’or qu’il avoit dans une bourse. En les mettant dans le sein du prince Bahman :

« Ces boules, dit-il avec un souris, empêcheront que vous n’oubliyez une troisième fois ce que je souhaite que vous fassiez pour l’amour de moi ; le bruit qu’elles feront ce soir en tombant de votre ceinture, vous en fera souvenir, au cas que vous ne vous en soyez pas souvenu auparavant.

La chose arriva comme le sultan l’avoit prévu : sans les trois boules d’or, les princes eussent encore oublié de parler à la princesse Parizade leur sœur. Elles tombèrent du sein du prince Bahman quand il eut ôté sa ceinture en se préparant à se mettre au lit. Aussitôt il alla trouver le prince Perviz, et ils allèrent ensemble à l’appartement de la princesse, qui n’étoit pas encore couchée ; ils lui demandèrent pardon de ce qu’ils venoient l’importuner à une heure indue, et ils lui exposèrent le sujet avec toutes les circonstances de leur rencontre avec le sultan.

La princesse Parizade fut alarmée de cette nouvelle.

« Votre rencontre avec le sultan, dit-elle, vous est heureuse et honorable, et dans la suite, elle peut vous l’être davantage ; mais elle est fâcheuse et bien triste pour moi. C’est à ma considération, je le vois bien, que vous avez résisté à ce que le sultan souhaitoit ; je vous en suis infiniment obligée : je connois en cela que votre amitié correspond parfaitement à la mienne. Vous avez mieux aimé, pour ainsi dire, commettre une incivilité envers le sultan, en lui faisant un refus honnête, à ce que vous avez cru, que de préjudicier à l’union fraternelle que nous nous sommes jurée ; et vous avez bien jugé que si vous aviez commencé à le voir, vous seriez obligés insensiblement à m’abandonner pour vous donner tout à lui. Mais croyez-vous qu’il soit aisé de refuser absolument au sultan ce qu’il souhaite avec tant d’empressement comme il le paroît ? Ce que les sultans souhaitent, sont des volontés auxquelles il est dangereux de résister. Ainsi, quand en suivant mon inclination, je vous dissuaderois d’avoir pour lui la complaisance qu’il exige de vous, je ne ferois que vous exposer à son ressentiment et qu’à me rendre malheureuse avec vous. Vous voyez quel est mon sentiment. Avant néanmoins de rien conclure, consultons l’oiseau qui parle, et voyons ce qu’il nous conseillera : il est pénétrant et prévoyant, et il nous a promis son secours dans les difficultés qui nous embarrasseroient. »

La princesse Parizade se fit apporter la cage ; et après qu’elle eut proposé la difficulté à l’oiseau, en présence des princes, elle lui demanda ce qu’il étoit à propos qu’ils fissent dans cette perplexité. L’oiseau répondit : « Il faut que les princes vos frères correspondent à la volonté du sultan, et même qu’à leur tour ils l’invitent à venir voir votre maison. »

« Mais, oiseau, reprit la princesse, nous nous aimons mes frères et moi d’une amitié sans égale ; cette amitié ne souffrira-t-elle pas de dommage par cette démarche ? »

« Point du tout, repartit l’oiseau : elle en deviendra plus forte. »

« De la sorte, répliqua la princesse, le sultan me verra. »

« L’oiseau lui dit qu’il étoit nécessaire qu’il la vît, et que le tout n’en iroit que mieux. » Le lendemain les princes Bahman et Perviz retournèrent à la chasse, et le sultan, d’aussi loin qu’il se put faire entendre, leur demanda s’ils s’étoient souvenus de parler à leur sœur. Le prince Bahman s’approcha et lui dit :

« Sire, votre Majesté peut disposer de nous, et nous sommes prêts à lui obéir ; non-seulement nous n’avons pas eu de peine à obtenir le consentement de notre sœur, elle a même trouvé mauvais que nous ayons eu cette déférence pour elle, dans une chose qui étoit de notre devoir à l’égard de votre Majesté. Mais, Sire, elle s’en est rendue si digne, que si nous avons péché, nous espérons que votre Majesté nous le pardonnera. »

« Que cela ne vous inquiète pas, reprit le sultan ; bien loin de trouver mauvais ce que vous avez fait, je l’approuve si fort, que j’espère que vous aurez pour ma personne la même déférence, pour peu que j’aie de part dans votre amitié. »

Les princes confus de l’excès de bonté du sultan, ne répondirent que par une profonde inclination, pour lui marquer le grand respect avec lequel ils le recevoient.

Le sultan, contre son ordinaire, ne chassa pas long-temps ce jour-là. Comme il avoit jugé que les princes n’avoient pas moins d’esprit que de valeur et de bravoure, l’impatience de s’entretenir avec plus de liberté, fit qu’il avança son retour. Il voulut qu’ils fussent à ses côtés dans la marche : honneur qui, sans parler des principaux courtisans qui l’accompagnoient, donna de la jalousie, même au grand visir, qui fut mortifié de les voir marcher avant lui.

Quand le sultan fut entré dans sa capitale, le peuple, dont les rues étoient bordées, n’eut les yeux attachés que sur les deux princes Bahman et Perviz, en cherchant qui ils pouvoient être, s’ils étoient étrangers ou du royaume.

« Quoi qu’il en soit, disoient la plupart, plût à Dieu que le sultan nous eût donné deux princes aussi bien faits et d’aussi bonne mine. Il pourroit en avoir à peu près de même âge, si les couches de la sultane, qui en souffre la peine depuis long-temps, eussent été heureuses. »

La première chose que fit le sultan en arrivant dans son palais, fut de mener les princes dans les principaux appartemens, dont ils louèrent la beauté, les richesses, les meubles, les ornemens et la symétrie, sans affectation, et en gens qui s’y entendoient. On servit enfin un repas magnifique, et le sultan les fit mettre à table avec lui ; ils voulurent s’en excuser, mais ils obéirent dès que le sultan leur eut dit que c’étoit sa volonté.

Le sultan qui avoit infiniment d’esprit, avoit fait de grands progrès dans les sciences, et particulièrement dans l’histoire, avoit bien prévu que par modestie et par respect, les princes ne se donneroient pas la liberté de commencer la conversation. Pour leur donner lieu de parler, il la commença, et y fournit pendant tout le repas ; mais sur quelque matière qu’il ait pu les mettre, ils y satisfirent avec tant de connoissance, d’esprit, de jugement et de discernement, qu’il en fut dans l’admiration.

« Quand ils seroient mes enfans, disoit-il en lui-même, et qu’avec l’esprit qu’ils ont, je leur eusse donné l’éducation, ils n’en sauroient pas davantage, et ne seroient ni plus habiles, ni mieux instruits. »

Il prit enfin un si grand plaisir dans leur entretien, qu’après avoir demeuré à table plus que de coutume, il passa dans son cabinet, après être sorti, où il s’entretint encore avec eux très-long-temps. Le sultan enfin leur dit :

« Jamais je n’eusse cru qu’il y eût à la campagne des jeunes seigneurs, mes sujets, si bien élevés, si spirituels, et aussi capables. De ma vie je n’ai eu entretien qui m’ait fait plus de plaisir que le vôtre ; mais en voilà assez, il est temps que vous vous délassiez l’esprit par quelque divertissement de ma cour, et comme aucun n’est plus capable d’en dissiper les nuages que la musique, vous allez entendre un concert de voix et d’instrumens qui ne sera pas désagréable. »

Comme le sultan eut achevé de parler, les musiciens qui avoient eu l’ordre entrèrent et répondirent fort à l’attente qu’on avoit de leur habileté. Des farceurs excellens succédèrent au concert, et des danseurs et des danseuses terminèrent le divertissement.

Le deux princes qui virent que la fin du jour approchoit, se prosternèrent aux pieds du sultan, et lui demandèrent la permission de se retirer, après l’avoir remercié de ses bontés et des honneurs dont ils les avoit comblés ; et le sultan en les congédiant, leur dit :

« Je vous laisse aller, et souvenez-vous que je ne vous ai amenés à mon palais moi-même, que pour vous en montrer le chemin, afin que vous y veniez de vous-mêmes. Vous serez les bien venus ; et plus souvent vous y viendrez, plus vous me ferez de plaisir. « 

Avant de s’éloigner de la présence du sultan, le prince Bahman lui dit :

« Sire, oserions-nous prendre la liberté de supplier votre Majesté de nous faire la grâce à nous et à notre sœur, de passer par notre maison, et de s’y reposer quelques momens, la première fois que le divertissement de la chasse l’amènera aux environs : elle n’est pas digne de votre présence ; mais des monarques quelquefois ne dédaignent pas de se mettre à couvert sous une chaumière. »

Le sultan reprit :

« Une maison de seigneurs, comme vous l’êtes, ne peut être que belle et digne de vous. Je la verrai avec un grand plaisir, et avec un plus grand de vous y avoir pour hôtes vous et votre sœur, qui m’est déjà chère sans l’avoir vue, par le seul récit de ses belles qualités, et je ne différerai pas de me donner cette satisfaction plus long-temps que jusqu’après demain. Je me trouverai de grand matin au même lieu où je n’ai pas oublié que je vous ai rencontrés la première fois ; trouvez-vous-y, vous me servirez de guide. »

Les princes Bahman et Perviz retournèrent chez eux le même jour ; et quand ils furent arrivés, après avoir raconté à la princesse l’accueil honorable que le sultan leur avoit fait, ils lui annoncèrent qu’ils n’avoient pas oublié de l’inviter à leur faire l’honneur de voir leur maison en passant, et que le jour de sa visite seroit celui d’après le jour qui devoit suivre.

« Si cela est ainsi, reprit la princesse, il faut donc dès-à-présent songer à préparer un repas digne de sa Majesté, et pour cela il est bon que nous consultions l’oiseau qui parle, il nous enseignera peut-être quelque mets qui sera plus du goût de sa Majesté que d’autres. »

Comme les princes se furent rapportés à ce qu’elle jugeroit à propos, elle consulta l’oiseau en son particulier après qu’ils se furent retirés.

« Oiseau, dit-elle, le sultan nous fera l’honneur de venir voir notre maison, et nous devons le régaler ; enseigne-nous comment nous pourrons nous en acquitter, de manière qu’il en soit content. »

« Ma bonne maîtresse, reprit l’oiseau, vous avez d’excellens cuisiniers, qu’ils fassent de leur mieux ; et sur toutes choses qu’ils lui fassent un plat de concombres, avec une farce de perles, que vous ferez servir devant le sultan, préférablement à toute autre mets, dès le premier service. »

« Des concombres avec une farce de perles, se récria la princesse Parizade avec étonnement ! Oiseau, tu n’y penses pas, c’est un ragoût inoui ! Le sultan pourra bien l’admirer comme une grande magnificence, mais il sera à table pour manger, et non pas pour admirer des perles. De plus, quand j’y emploierois tout ce que je puis avoir de perles, elles ne suffiroient pas pour la farce. »

« Ma maîtresse, repartit l’oiseau, faites ce que je dis, et ne vous inquiétez pas de ce qui en arrivera : il n’en arrivera que du bien. Quant aux perles, allez demain de bon matin au pied du premier arbre de votre parc, à main droite, et faites-y creuser, vous en trouverez plus que vous n’en aurez besoin. »

Dès le même soir, la princesse Parizade fit avertir un jardinier de se tenir prêt ; et le lendemain de grand matin, elle le prit avec elle, et le mena à l’arbre que l’oiseau lui avoit enseigné, et lui commanda de creuser au pied. Eu creusant, quand le jardinier fut arrivé à une certaine profondeur, il sentit de la résistance, et bientôt il découvrit un coffret d’or d’environ un pied en quarré qu’il montra à la princesse.

« C’est pour cela que je t’ai amené, lui dit-elle : continue, et prends garde de le gâter avec la bêche. »

Le jardinier enfin tira le coffret, et le mit entre les mains de la princesse. Comme le coffret n’étoit fermé qu’avec de petits crochets fort propres, la princesse l’ouvrit, et elle vit qu’il étoit plein de perles, toutes d’une grosseur médiocre, mais égales et propres à l’usage qui devoit être fait. Très-contente d’avoir trouvé ce petit trésor, après avoir refermé le coffret, elle le mit sous son bras, et reprit le chemin de la maison, pendant que le jardinier remettoit la terre du pied de l’arbre au même état qu’auparavant.

Les princes Bahman et Perviz qui avoient vu chacun de son appartement la princesse leur sœur dans le jardin, plus matin qu’elle n’avoit de coutume, dans le temps qu’ils s’habilloient, se joignirent dès qu’ils furent en état de sortir, et allèrent au-devant d’elle ; ils la rencontrèrent au milieu du jardin, et comme ils avoient aperçu de loin qu’elle portoit quelque chose sous le bras, et qu’en approchant ils virent que c’étoit un coffret d’or, ils en furent surpris.

« Ma sœur, lui dit le prince Bahman en l’abordant, vous ne portiez rien quand nous vous avons vue suivie d’un jardinier, et nous vous voyons revenir chargée d’un coffret d’or. Est-ce un trésor que le jardinier a trouvé, et qu’il étoit venu vous annoncer ? »

« Mes frères, reprit la princesse, c’est tout le contraire : c’est moi qui ai mené le jardinier où étoit le coffret, qui lui ai montré l’endroit, et qui l’ai fait déterrer. Vous serez plus étonnés de ma trouvaille, quand vous verrez ce qu’il contient. « 

La princesse ouvrit le coffret ; et les princes émerveillés quand ils virent qu’il étoit rempli de perles, peu considérables par leur grosseur, à les regarder chacune en particulier, mais d’un très-grand prix par rapport à leur perfection et à leur quantité, lui demandèrent par quelle aventure elle avoit eu connoissance de ce trésor.

« Mes frères, répondit-elle, à moins qu’une affaire plus pressante ne vous appelle ailleurs, venez avec moi, je vous le dirai. »

Le prince Perviz reprit :

« Quelle affaire plus pressante pourrions-nous avoir que d’être informés de celle-ci qui nous intéresse si fort ? Nous n’en avions pas d’autre que de venir à votre rencontre. »

Alors la princesse Parizade, au milieu des deux princes, en reprenant son chemin vers la maison, leur fit le récit de la consultation qu’elle avoit faite avec l’oiseau, comme ils étoient convenus avec elle, de la demande, de la réponse, et de ce qu’elle lui avoit opposé au sujet du mets de concombres farcis de perles, et du moyen qu’il lui avoit donné d’en avoir, en lui enseignant et lui indiquant le lieu où elle venoit de trouver le coffret. Les princes et la princesse firent plusieurs raisonnemens pour pénétrer à quel dessein l’oiseau vouloit qu’on préparât un mets de la sorte pour le sultan, jusqu’à faire trouver le moyen d’y réussir. Mais enfin, après avoir bien discouru pour et contre sur cette matière, ils conclurent qu’ils n’y comprenoient rien, et cependant qu’il falloit exécuter le conseil de point en point, et n’y pas manquer.

En rentrant dans la maison, la princesse fit appeler le chef de cuisine, qui vint la trouver dans son appartement. Après qu’elle lui eut ordonné le repas pour régaler le sultan de la manière qu’elle l’entendoit :

« Outre ce que je viens de dire, ajouta-t-elle, il faut que vous me fassiez un mets exprès pour la bouche du sultan ; et ainsi que personne que vous n’y mette la main. Ce mets est un plat de concombres farcis, dont vous ferez la farce des perles que voici ; et en même temps elle ouvrit le coffret, et lui montra les perles. »

Le chef de cuisine, qui jamais n’avoit entendu parler d’une farce pareille, recula deux pas en arrière, avec un visage qui marquoit assez sa pensée. La princesse pénétra cette pensée.

« Je vois bien, dit-elle, que tu me prends pour une folle, de t’ordonner un ragoût dont tu n’as jamais entendu parler, et dont on peut dire certainement que jamais il n’a été fit. Cela est vrai, je le sais comme toi ; mais je ne suis pas folle, et c’est avec tout mon bon sens que je t’ordonne de le faire. Va, invente, fais de ton mieux, et emporte le coffret ; tu me le rapporteras avec les perles qui resteront, s’il y en a plus qu’il n’en est besoin. »

Le chef de cuisine n’eut rien à répliquer ; il prit le coffret et l’emporta. Le même jour enfin, la princesse Parizade donna ses ordres pour faire en sorte que tout fût net, propre et arrangé, tant dans la maison que dans le jardin, pour recevoir le sultan plus dignement.

Le lendemain les deux princes étoient sur le lieu de la chasse, lorsque le sultan de Perse y arriva. Le sultan commença la chasse ; et il la continua jusqu’à ce que la vive ardeur du soleil, qui s’approchoit du plus haut de l’horizon, l’obligea de la finir. Alors, pendant que le prince Bahman demeura auprès du sultan pour l’accompagner, le prince Perviz se mit à la tête de la marche, pour montrer le chemin ; et quand il fut à la vue de la maison, il donna un coup d’éperon pour aller avertir la princesse Parizade que le sultan arrivoit ; mais des gens de la princesse qui s’étoient mis sur les avenues par son ordre, l’avoient déjà avertie ; et le prince la trouva qui attendoit, prête à le recevoir.

Le sultan arriva, et comme il fut entré dans la cour, et qu’il eut mis pied à terre devant le vestibule, la princesse Parizade se présenta et se jeta à ses pieds ; et les princes Bahman et Perviz, qui étoient présens, avertirent le sultan que c’étoit leur sœur, et le supplièrent d’agréer les respects qu’elle rendoit à sa Majesté.

Le sultan se baissa pour aider la princesse à se relever ; et après l’avoir considérée et avoir admiré quelque temps l’éclat de sa beauté, dont il fut ébloui, sa bonne grâce, son air, et un je ne sais quoi qui ne ressentoit pas la campagne où elle demeuroit :

« Les frères, dit-il, sont dignes de la sœur, et la sœur est digne des frères ; et à juger de l’intérieur par l’extérieur, je ne m’étonne plus que les frères ne veuillent rien faire sans le consentement de la sœur ; mais j’espère bien la connoître mieux par cet endroit-là, que par ce qui m’en paroît à la première vue, quand j’aurai vu la maison. »

Alors la princesse prit la parole : « Sire, dit-elle, ce n’est qu’une maison de campagne, qui convient à des gens comme nous qui menons une vie retirée du grand monde ; elle n’a rien de comparable aux maisons des grandes villes, encore moins aux palais magnifiques qui n’appartiennent qu’à des sultans. »

« Je ne m’en rapporte pas entièrement à votre sentiment, dit très-obligeamment le sultan ; ce que j’en vois d’abord fait que je vous tiens un peu pour suspecte. Je me réserve à en porter mon jugement quand vous me l’aurez fait voir ; passez donc devant, et montrez-moi le chemin. »

La princesse, en laissant le salon à part, mena le sultan d’appartement en appartement ; et le sultan, après avoir considéré chaque pièce avec attention, et en avoir admiré la diversité :

« Ma belle, dit-il à la princesse Parizade, appelez-vous ceci une maison de campagne ? Les villes les plus belles et les plus grandes seroient bientôt désertes, si toutes les maisons de campagne ressembloient à la vôtre. Je ne m’étonne plus que vous vous y plaisiez si fort, et que vous méprisiez la ville. Faites-moi voir aussi le jardin ; je m’attends bien qu’il répond à la maison. »

La princesse ouvrit une porte qui donnoit sur le jardin ; et ce qui frappa d’aboird les yeux du sultan, fut la gerbe d’eau jaune, couleur d’or. Surpris par un spectacle si nouveau pour lui, et après l’avoir regardée quelque temps avec admiration :

« D’où vient cette eau merveilleuse, dit-il, qui fait tant de plaisir à voir ? Où en est la source ? Et par quel art en a-t-on fait un jet si extraordinaire, et auquel je ne crois pas qu’il y ait rien de pareil au monde ? Je veux voir cette merveille de près. »

En disant ces paroles il avança. La princesse continua de le conduire, et elle le mena vers l’endroit où l’arbre harmonieux étoit planté.

En approchant, le sultan qui entendit un concert tout différent de ceux qu’il avoit jamais entendus, s’arrêta, et chercha des yeux où étoient les musiciens ; et comme il n’en vit aucun ni près ni loin, et que cependant il entendoit le concert assez distinctement pour en être charmé :

« Ma belle, dit-il, en s’adressant à la princesse Parizade, où sont les musiciens que j’entends ? Sont-ils sous terre ? Sont-ils invisibles dans l’air ? Avec des voix si excellentes et si charmantes, ils ne hasarderoient rien de se laisser voir : au contraire, ils feroient plaisir. »

« Sire, répondit la princesse en souriant, ce ne sont pas des musiciens qui forment le concert que vous entendez, c’est l’arbre que votre Majesté voit devant elle ; et si elle veut se donner la peine d’avancer quatre pas, elle n’en doutera pas, et les voix seront plus distinctes. »

Le sultan s’avança, et il fut si charmé de la douce harmonie du concert, qu’il ne se lassoit pas de l’entendre. À la fin il se souvint qu’il avoit à voir l’eau jaune de près ; ainsi, en rompant le silence :

« Ma belle, demanda-t-il à la princesse, dites-moi, je vous prie, cet arbre admirable se trouve-t-il par hasard dans votre jardin ? Est-ce un présent que l’on vous a fait, ou l’avez-vous fait venir de quelque pays éloigné ? Il faut qu’il vienne de bien loin : autrement, curieux des raretés de la nature, comme je le suis, j’en aurois entendu parler. De quel nom l’appelez-vous ? »

« Sire, répondit la princesse, cet arbre n’a pas d’autre nom que celui d’arbre qui chante, et il n’en croît pas dans le pays ; il seroit trop long de raconter par quelle aventure il se trouve ici. C’est une histoire qui a rapport avec l’eau jaune et avec l’oiseau qui parle, qui nous est venu en même temps, et que votre Majesté pourra voir après qu’elle aura vu l’eau jaune d’aussi près qu’elle le souhaite. Si elle l’a pour agréable, j’aurai l’honneur de la lui raconter quand elle se sera reposée et remise de la fatigue de la chasse, à laquelle elle en ajoute une nouvelle, par la peine qu’elle se donne à la grande ardeur du soleil. »

« Ma belle, reprit le sultan, je ne m’aperçois pas de la peine que vous dites, tant elle est bien récompensée par des choses merveilleuses que vous me faites voir ; dites plutôt que je ne songe pas à celle que je vous donne. Achevons donc, et voyons l’eau jaune, je meurs déjà d’envie de voir et d’admirer l’oiseau qui parle. »

Quand le sultan fut arrivé au jet d’eau jaune, il eut long-temps les yeux attachés sur la gerbe, qui ne cessoit de faire un effet merveilleux en s’élevant en l’air, et en retombant dans le bassin.

« Selon vous, ma belle, dit-il, en s’adressant toujours à la princesse, cette eau n’a pas de source, et elle ne vient d’aucun endroit aux environs, par un conduit amené sous terre ; au moins je comprends qu’elle est étrangère, de même que l’arbre qui chante. »

« Sire, reprit la princesse, cela est comme votre Majesté le dit ; et pour marque que l’eau ne vient pas d’ailleurs, c’est que le bassin est d’une seule pièce, et qu’ainsi elle ne peut venir ni par les côtés, ni par-dessous ; et ce qui doit rendre l’eau plus admirable à votre Majesté, c’est que je n’en ai jeté qu’un flacon dans le bassin, et qu’elle a foisonné comme elle le voit, par une propriété qui lui est particulière. »

Le sultan enfin s’éloignant du bassin :

« En voilà, dit-il, assez pour la première fois, car je me promets bien de revenir souvent. Menez-moi, que je voie l’oiseau qui parle. »

En approchant du salon, le sultan aperçut sur les arbres un nombre prodigieux d’oiseaux qui remplissoient l’air chacun de son chant et de son ramage. Il demanda pourquoi ils étoient là assemblés plutôt que sur les autres arbres du jardin, où il n’en avoit ni vu ni entendu chanter ?

« Sire, repondit la princesse, c’est qu’ils viennent tous des environs pour accompagner le chant de l’oiseau qui parle. Votre Majesté peut l’apercevoir dans la cage qui est posée sur une des fenêtres du salon où elle va entrer ; et si elle y fait attention, elle s’apercevra qu’il a le chant éclatant au-dessus de celui de tous les autres oiseaux, même du rossignol, qui n’en approche que de bien loin. »

Le sultan entra dans le salon ; et comme l’oiseau continuoit son chant :

« Mon esclave, dit la princesse, en élevant la voix, voilà le sultan, faites-lui votre compliment. »

L’oiseau cessa de chanter dans le moment ; et tous les autres oiseaux cessèrent de même :

« Que le sultan, dit-il, soit le très-bien venu ! Que Dieu le comble de prospérités et prolonge le nombre de ses années ! »

Comme le repas étoit servi sur le sofa près de la fenêtre où étoit l’oiseau, le sultan, en se mettant à table :

« Oiseau, dit-il, je te remercie de ton compliment, et je suis ravi de voir en toi le sultan et le roi des oiseaux. »

Le sultan qui vit devant lui le plat de concombres qu’il croyoit farcis à l’ordinaire, y porta d’abord la main, et son étonnement fut extrême de les voir farcis de perles.

« Quelle nouveauté, dit-il ? À quel dessein une farce de perles ? Les perles ne se mangent pas ? »

Il regardoit déjà les deux princes et la princesse pour leur demander ce que cela signifioit ; mais l’oiseau l’interrompit :

« Sire, votre Majesté peut-elle être dans un étonnement si grand d’une farce de perles qu’elle voit de ses yeux, elle qui a cru si facilement que la sultane son épouse étoit accouchée d’un chien, d’un chat, d’un morceau de bois ? »

« Je l’ai cru, repartit le sultan, parce que les sages-femmes me l’ont assuré. »

« Ces sages-femmes, Sire, repartit l’oiseau, étoient sœurs de la sultane, mais sœurs jalouses du bonheur dont vous l’aviez honorée préférablement à elles ; et pour satisfaire leur rage, elles ont abusé de la facilité de votre Majesté. Elles avoueront leur crime, si vous les faites interroger. Les deux frères et leur sœur que vous voyez, sont vos enfans qu’elles ont exposés, mais qui ont été recueillis par l’intendant de vos jardins, et nourris et élevés par ses soins. »

Le discours de l’oiseau éclaira l’entendement du sultan en un instant :

« Oiseau, s’écria-t-il, je n’ai pas de peine à ajouter foi à la vérité que tu me découvres et que tu m’annonces. L’inclination qui m’entraînoit de leur côté, et la tendresse que je sentois déjà pour eux, ne me disoient que trop qu’ils étoient de mon sang. Venez donc, mes enfans, venez, ma fille, que je vous embrasse, et que je vous donne les premières marques de mon amour et de ma tendresse paternelle. »

Il se leva ; et après avoir embrassé les deux princes et la princesse, l’un après l’autre, en mêlant ses larmes avec les leurs :

« Ce n’est pas assez, mes enfans, dit-il, il faut aussi que vous vous embrassiez les uns les autres, non comme enfans de l’intendant de mes jardins, auquel j’aurai l’obligation éternelle de vous avoir conservé la vie ; mais comme les miens, sortis du sang des rois de Perse, dont je suis persuadé que vous soutiendrez bien la gloire. »

Après que les deux princes et la princesse se furent embrassés mutuellement avec une satisfaction toute nouvelle, comme le sultan le souhaitoit, le sultan se remit à table avec eux ; il se pressa de manger. Quand il eut achevé :

« Mes enfans, dit-il, vous connoissez votre père en ma personne ; demain je vous amènerai la sultane votre mère, préparez-vous à la recevoir. »

Le sultan monta à cheval, et retourna à sa capitale en toute diligence. La première chose qu’il fit dès qu’il eut mis pied à terre en entrant dans son palais, fut de commander à son grand visir d’apporter toute la diligence possible à faire faire le procès aux deux sœurs de la sultane. Les deux sœurs furent enlevées de chez elles, interrogées séparément, appliquées à la question, convaincues et condamnées à être écartelées, et le tout fut exécuté en moins d’une heure de temps.

Le sultan Khosrouschah cependant suivi de tous les seigneurs de la cour, qui se trouvèrent présens, alla à pied jusqu’à la porte de la grande mosquée, et après avoir lui-même tiré la sultane hors de la prison étroite où elle languissoit et souffroit depuis tant d’années :

« Madame, dit-il, en l’embrassant les larmes aux yeux, dans l’état pitoyable où elle étoit, je viens vous demander pardon de l’injustice que je vous ai faite, et vous en faire la réparation que je vous dois. Je l’ai déjà commencée par la punition de celles qui m’avoient séduit par une imposture abominable, et j’espère que vous la regarderez comme entière, quand je vous aurai fait présent de deux princes accomplis et d’une princesse aimable et toute charmante, vos enfans et les miens. Venez, et reprenez le rang qui vous appartient, avec tous les honneurs qui vous sont dus. »

Cette réparation se fit devant une multitude de peuple innombrable, qui étoit accouru en foule de toute part, dès la première nouvelle de ce qui se passoit, laquelle fut répandue dans toute la ville en peu de momens.

Le lendemain de grand matin, le sultan et la sultane qui avoit changé l’habit d’humiliation et d’affliction qu’elle portoit le jour en un habit magnifique, tel qu’il lui convenoit, suivis de toute leur cour qui en avoit eu l’ordre, se transportèrent à la maison des deux princes et de la princesse. Ils arrivèrent ; et dès qu’ils eurent mis pied à terre, le sultan présenta à la sultane les princes Bahman et Perviz, et la princesse Parizade, et lui dit :

« Madame, voilà les deux princes vos fils, et voici la princessse votre fille ; embrassez-les avec la même tendresse que je les ai embrassés, ils sont dignes de moi et dignes de vous. »

Les larmes furent répandues en abondance dans ces embrassemens si touchans, et particulièrement de la part de la sultane, par la consolation et par la joie d’embrasser deux princes ses fils, une princesse sa fille, qui lui en avoient causé de si affligeantes, et si long-temps.

Les deux princes et la princesse avoient fait préparer un repas magnifique pour le sultan, pour la sultane, et pour toute la cour.

On se mit à table ; et après le repas, le sultan mena la sultane dans le jardin, où il lui fit observer l’arbre harmonieux et le bel effet de l’eau jaune. Pour ce qui est de l’oiseau, elle l’avoit vu dans sa cage, et le sultan lui en avoit fait l’éloge pendant le repas.

Quand il n’y eut plus rien qui obligeât le sultan de rester davantage, il remonta à cheval ; le prince Bahman l’accompagna à la droite, et le prince Perviz à la gauche ; la sultane avec la princesse à sa gauche, marcha après le sultan. Dans cet ordre, précédés et suivis des officiers de la cour, chacun selon son rang, ils reprirent le chemin de la capitale. Comme ils approchoient, le peuple qui étoit venu au-devant, se présenta en foule, bien loin hors des portes, et ils n’avoient pas moins les yeux attachés sur la sultane, en prenant part à sa joie, après une si longue souffrance, que sur les deux princes et sur la princesse, qu’ils accompagnoient de leurs acclamations. Leur attention étoit attirée aussi par l’oiseau dans sa cage que la princesse Parizade portoit devant elle, dont ils admirèrent le chant, qui attiroit tous les autres oiseaux : ils suivoient en se posant sur les arbres dans la campagne, et sur les toits des maisons dans les rues de la ville.

Les princes Bahman et Perviz, avec la princesse Parizade, furent enfin amenés au palais avec cette pompe ; et le soir la pompe fut suivie de grandes illuminations et de grandes réjouissances, tant au palais que dans toute la ville, lesquelles furent continuées plusieurs jours.

FIN DU TOME SEPTIÈME.