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Les Mimes grecs - Théocrite, Hérondas

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Les mimes Grecs – Théocrite, Hérondas
Jules Girard

Revue des Deux Mondes tome 116, 1893


LES
MIMES GRECS

THEOCRITE, HERONDAS

L’antiquité grecque, que nous croyons connaître, ne nous est parvenue que fort incomplète, très diminuée, très mutilée, et il a fallu des hasards souvent singuliers pour qu’elle arrivât jusqu’à nous. Rien de plus capricieux, en particulier, que la transmission des œuvres littéraires. L’histoire des manuscrits et des circonstances qui en ont déterminé la rédaction, l’abondance ou la rareté dans les divers pays, la conservation, présenterait bien des lacunes ; mais elle resterait encore longue et curieuse. C’est depuis un siècle environ, et surtout dans ces derniers temps, que se sont produits les résultats les plus imprévus. En 1777, Matthaei découvre, dans une étable à porcs de Moscou, le grand hymne homérique à Déméter, précieux monument de la poésie antique et de la religion d’Eleusis, transporté là, par on ne sait quelle fortune, des monastères du mont Athos ou de quelque autre point de la Grèce. En 1847, au moment où, après des recherches médiocrement fructueuses dans les bibliothèques de l’Occident et de l’Orient, on désespérait de voir s’enrichir le trésor si appauvri des œuvres de premier ordre, les tombes égyptiennes commencent à nous livrer, d’abord par l’intermédiaire de voleurs arabes, les précieux restes qu’elles gardent depuis deux mille ans dans leurs papyrus. Ce sont, pour commencer, trois discours, plus ou moins bien conservés, d’Hypéride, — dont l’oraison funèbre des morts de la guerre lamiaque et l’accusation contre Démosthène dans l’affaire d’Harpale, — auxquels vient de s’ajouter, à quarante ans d’intervalle, le discours contre Athénogène, très célèbre dans l’antiquité, qu’on peut voir à notre bibliothèque du Louvre. Depuis, le déchiffrement de parchemins et surtout de papyrus égyptiens nous a fait connaître de nouveaux fragmens d’Euripide. Les plus importans, qui appartiennent à la pièce d’Antiope, nous arrivent par une voie fort inattendue. Des momies, trouvées en grand nombre dans le Fayum, étaient protégées par une espèce de cartonnage formé de papyrus collés ensemble. La toile qu’on employait ordinairement pour cet usage, et dont les sépultures faisaient une grande consommation, avait manqué, et on l’avait remplacée par de vieux papyrus mis au rebut. C’est ce cartonnage, décollé avec les précautions qu’on se figure, qui a fourni à MM. Mahaffy et Sayce la matière de leurs intéressantes publications dans les Cunningham Memoirs de l’académie de Dublin. Mais la découverte qui a fait le plus de bruit, celle qui a ému récemment tout le monde savant, c’est celle du traité d’Aristote sur la Constitution des Athéniens. Avec une activité et un zèle auxquels on ne saurait trop rendre hommage, M. Kenyon en a donné au public une savante et bonne édition. Bientôt après, il publiait de nouveaux résultats de son exploration des papyrus du British-Museum. Le principal consiste dans le déchiffrement de sept pièces à peu près complètes du poète ïambique Hérondas, qui n’était connu que par quelques courts fragmens. Cette découverte, sans égaler en valeur celle des pages d’Aristote, est fort intéressante, et l’on s’en est tout de suite beaucoup occupé. M. Kenyon s’était borné à donner une transcription avec des restitutions discrètes. Il avait séparé les mots, qui sont confondus dans les manuscrits, mais n’avait pas ponctué ; il n’avait donc abordé qu’en partie le travail d’interprétation auquel tout éditeur doit se livrer. En même temps, paraissait une reconstruction du texte par M. Rutherford, accompagnée d’utiles annotations. Tout en sachant beaucoup de gré au savant anglais de son empressement à mettre le public en état de lire Hérondas, on a trouvé généralement que ses restitutions de texte et sa répartition des vers dans les dialogues prêtaient souvent à la critique. Une édition préparée plus à loisir vient d’être publiée par M. Bucheler. La constitution intelligente du texte, une bonne traduction latine, des notes nombreuses et des index donnent aux hellénistes à peu près tout ce qu’ils peuvent désirer dans l’état de conservation du papyrus. En France, cette apparition d’un poète et d’une poésie à peu près inconnus a vivement excité la curiosité de tous ceux qui s’intéressent aux lettres anciennes. On en a parlé dans des conférences ; on a analysé et apprécié les poèmes dans des revues savantes[1]. Je voudrais montrer ici comment ces poèmes complètent notre connaissance d’un genre qui, sans occuper le premier rang dans l’histoire de la littérature grecque, a cependant son importance, puisqu’il s’honore d’un nom comme celui de Théocrite. J’essaierai d’abord de définir l’art de Théocrite lui-même, la nature et le caractère de ses compositions. Ce serait la meilleure manière de se préparer à comprendre Hérondas et à le mettre à sa place.


I

Le genre auquel appartiennent les petits poèmes d’Hérondas et le plus grand nombre de ceux de Théocrite est celui des mimes. Le mot se prononce rarement chez nous quand on parle de la littérature grecque, et en général on ne se doute pas que la pastorale de Théocrite elle-même n’est qu’une variété du genre ; nous dirons tout à l’heure comment. On peut définir les mimes des pièces imitatives de courte étendue, où étaient représentées les mœurs des classes populaires ou, tout au plus, de la classe moyenne. Au moyen des descriptions et, surtout, du langage prêté aux personnages, soit dans des monologues, soit plus souvent, semble-t-il, dans des dialogues, l’auteur obtenait de petites peintures de genre, où le caractère était rapidement saisi, rendu par des traits courts et expressifs, et qui s’attachaient à conserver comme la saveur et le piquant de la vie vulgaire dans la vivacité de son expansion naturelle. Peut-être aujourd’hui certains côtés de notre littérature contemporaine nous ont-ils mieux préparés que nous ne l’étions auparavant à goûter ces sortes de compositions. Par exemple, toutes ces petites pièces de M. Alphonse Daudet, que tout le monde a lues et où l’on peut trouver qu’il a mis le meilleur de son talent, valent précisément par ce goût de terroir, cette vivacité du trait et ce soin curieux de l’expression que recherchaient les anciens mimographes. Ce sont des mimes provençaux.

Si l’on veut remonter à la première origine, on la trouvera dans ces petites scènes qui préludèrent de loin en Grèce, surtout chez les populations doriennes, à la comédie : ainsi, un charlatan débitant ses drogues sur la place du marché, avec un accent et dans un langage exotique. La comédie, principalement sous l’inspiration de Bacchus, prit librement son vol dans les hardiesses de la satire et de la fantaisie : au-dessous d’elle, dans une région plus calme et plus humble, subsista, semble-t-il, cette sorte de divertissement populaire, où la foule aimait à retrouver la fidèle image de sa vie et de ses mœurs. Il vint un moment, seulement vers le milieu du Ve siècle, où il prit à Syracuse une forme littéraire ; ce fut l’œuvre de Sophron, dont les mimes, malheureusement perdus comme ceux de son fils Xénarque, se recommandent à notre estime par le suffrage d’un juge tel que Platon. Ils étaient écrits en prose, mais en une sorte de prose rythmée qui complétait l’expression par un effet musical et relevait la simplicité du genre par une recherche d’art. On les avait divisés en deux groupes, les mimes d’hommes et les mimes de femmes. Quelques titres, qui nous sont parvenus, comme les Pêcheurs, les Femmes qui attirent la lune, les Femmes aux fêtes de l’isthme, paraissent indiquer des sujets ayant une certaine analogie avec des compositions de Théocrite. On ne peut douter que les mimes de Sophron n’aient été au moins le point de départ de celui-ci.

L’art de Sophron avait ses délicatesses, et il est probable, comme le pense M. Maurice Croiset, qu’il écrivait pour la bonne société de Syracuse plutôt que pour la foule. Comment l’Alexandrin Théocrite, qui, près de deux siècles plus tard, écrivait pour un public raffiné, n’aurait-il pas poussé beaucoup plus loin le mérite des combinaisons ingénieuses et des recherches élégantes ? Et en effet, son œuvre, sous l’apparente simplicité de modestes compositions, est une réunion très complexe de formes et d’élémens divers. D’abord la grande innovation par rapport à Sophron, c’est que Théocrite est un poète ; et sa poésie ne se définit pas d’un mot. Souvent, et c’est ce qui a le plus frappé les modernes, elle est pleine du sentiment de la nature, dont elle donne soit les grands aspects, fortement saisis, soit les gracieux paysages, indiqués d’un trait léger et sûr, soit les détails champêtres, rendus avec une minutieuse précision. Ensuite ces pièces ont leur élégance à part, piquante et, pour ainsi dire, savoureuse. La vulgarité dans toute sa franchise, la crudité même y sont revêtues d’une harmonie savante ; on y admire une souplesse qui se prête aux tons les plus divers, quelquefois dans une même idylle et presque au même instant. Il paraît qu’il y avait des mimes sérieux de Sophron, ou au moins dans ses mimes des idées sérieuses ; Théocrite n’a pas cette gravité, mais il a la passion à un degré que son devancier n’a sans doute pas connu. Il réunit, par la force de son génie propre et par l’influence de son temps, une simplicité qui peut aller jusqu’à la grandeur et quelquefois une recherche voisine de l’afféterie. Un contraste analogue lui fait mettre la réalité et la vie dans des cadres et dans des moules artificiels. Les pièces à refrains et les chants amœbées donnent surtout lieu à cette observation ; il y a dans toutes les idylles des effets de rythme et une science technique qui rappelle de loin l’ancien lyrisme et est tout imprégnée d’une délicatesse alexandrine. Ce mélange de naturel et d’art raffiné forme le caractère propre de Théocrite.

En adoptant pour la plus grande partie de son œuvre ce nom de mimes qui lui convient, on doit faire une distinction entre deux classes de poèmes : les poèmes champêtres et les mimes proprement dits. Au sujet de la première classe, on me permettra de renvoyer à une étude qui a été faite ici même[2] et de passer vite sur l’appréciation. J’insisterai seulement sur ce fait, que ces poèmes champêtres sont une forme du mime. Ce sont, en effet, de petites scènes de la vie pastorale ou de la vie rustique ; et, de plus, les premiers modèles, — même avec une partie des conventions et des formes du genre, en particulier les lois du chant alterné, — ont été pris dans les rivages, les campagnes et les vallées de Cos, de la Sicile et de la Grande-Grèce : bien curieux exemple de ce que fut en Grèce l’éclosion naturelle de la poésie. Dans cette patrie des Muses, toute poésie a ses racines dans la vie réelle et dans les mœurs ; et quand, à la fin d’une immense production de six ou sept siècles, une forme nouvelle paraît au jour, elle se rattache encore aux réalités de la vie pastorale. Quelle distance un pareil fait n’établit-il pas entre la pastorale grecque et la pastorale moderne, et même entre Théocrite et Virgile ! On pourrait soutenir que Virgile, imitateur de Théocrite, est plus alexandrin que son modèle. Il va de soi que l’élaboration de l’art, commencée par Philétas, le maître de Théocrite, est chez celui-ci considérable. Nous venons d’indiquer les points principaux sur lesquels a porté ce travail poétique. Le résultat n’est peut-être pas précisément, comme le disait Sainte-Beuve, une demi-vérité dans la peinture de la nature et des mœurs ; c’est plutôt une vérité variable, dont le degré est déterminé par la conception du poète et par le genre d’impression qu’il veut produire. Ces pièces, auxquelles la langue, le dialecte, la coupe des vers, le goût descriptif et le caractère des descriptions donnent un air de famille, sont loin de se ressembler complètement. Quelle différence n’y a-t-il pas, malgré le rapport de sujets, entre la troisième idylle, celle qui est intitulée Amaryllis, d’une rusticité si délicate, si ingénieusement gracieuse et naïve, et cette composition du Cyclope, si grande et si passionnée dans ses principaux traits !

Arrivons aux mimes proprement dits, les seuls dont on puisse rapprocher les poèmes d’Hérondas. Ce sont de petits chefs-d’œuvre, où le sens dramatique et pittoresque prend dans de légères esquisses la forme la plus vive, la plus spirituelle, la plus expressive. Bien qu’ils soient fort connus, je ne craindrai pas d’en donner des analyses et des citations : il faut en avoir les détails présens, pour se former quelque idée de ce que vaut le mimographe qui a succédé à Théocrite.

Le mime qui peut être pris pour type du genre, et auquel chacun pense d’abord, c’est l’idylle des Syracusaines, celle où il y a le plus d’esprit, de mouvement et de variété. On se rappelle quel en est le sujet. Deux Syracusaines, Gorgo et Praxinoa, domiciliées avec leurs maris à Alexandrie, vont voir ensemble la fête d’Adonis que la reine Arsinoé, sœur et femme de Ptolémée II, fait célébrer dans la cour de son palais. Elles partent de la maison de Praxinoa, où Gorgo s’est fait attendre, retardée par l’embarras des rues et par la longueur du chemin, car elles habitent loin l’une de l’autre : le mari de Praxinoa, dit celle-ci, « cet être malicieux, l’a logée exprès dans un trou, au bout du monde, pour la séparer de son amie. » Aussitôt celle-ci arrivée, elle s’apprête en toute hâte, bousculant la femme qui l’aide à sa toilette, échangeant avec Gorgo des médisances sur les maris absens, lui racontant la confection d’un beau manteau, qui tout à l’heure courra de grands risques dans la foule. Enfin elle est en état de partir ; elle calme son enfant, qui pleure pour être emmené, fait ses recommandations de maîtresse de maison : que la servante fasse rentrer le chien, qu’elle ferme la porte de la cour ; et voilà les deux compagnes dans la rue, chacune avec une esclave. Elles sont d’abord tout étourdies par le tumulte et le fourmillement de la multitude ; mais elles se lancent intrépidement et elles arriveront au but après des incidens divers. Un des chevaux de guerre du roi se cabre et fait peur à Praxinoa, car « ce qu’elle craint le plus au monde depuis son enfance, c’est le cheval et le froid serpent. » Elles croisent une vieille femme qui revient du palais : « Entre-t-on facilement, ma mère ? — En essayant, les Grecs sont entrés à Troie, mes belles filles ; en essayant, on vient à bout de tout. » — La vieille est partie après avoir débité ses oracles. À l’entrée de la cour du palais, la presse augmente : « Ils se serrent comme des porcs, » dit Praxinoa dans son libre langage. Elle rallie tout son monde près d’elle, pousse avec les autres, non sans dommage pour ses vêtemens, et, avec l’aide d’un brave homme qui les protège de son mieux, elles pénètrent toutes les quatre à l’intérieur : « Toutes dedans, comme dit celui qui enferme la mariée. » C’est alors de la part des maîtresses des exclamations enthousiastes et attendries sur la richesse et l’art des tapisseries brodées et du lit d’Adonis, sur la beauté d’Adonis lui-même, couché sur son lit d’argent, « Adonis trois fois aimé, chéri même aux rives de l’Achéron. » Un voisin, assourdi par leurs éclats de voix, dont la large prononciation dorienne (le plataïsme) accentue la sonorité, a l’idée malheureuse de leur imposer silence : il faut voir comme les deux commères accueillent cette prétention et proclament bruyamment la noblesse de leur origine corinthienne qui les fait compatriotes du héros Bellérophon. Elles se taisent cependant pour écouter le chant d’Adonis, dit par « la fille de l’Argienne. » Le chant et la chanteuse causent un ravissement que Gorgo se charge d’exprimer ; mais elle se souvient que son mari Dieuclidas n’a pas dîné, et, comme c’est un homme qui « ne plaisante pas quand il a faim, » elle donne le signal de la retraite et part en adressant un adieu au bien-aimé Adonis.

Voilà le canevas et quelques traits des Syracusaines. Une analyse complète devrait s’arrêter presque sur chaque mot de cette petite pièce de cent cinquante vers à peine, tant les idées, les sentimens, les faits se pressent dans une composition qui a d’ailleurs tout le naturel de la vie. On voit et on entend ces deux bourgeoises de Syracuse, dont les maris, exerçant je ne sais quelle industrie, sont venus chercher fortune dans la capitale des Ptolémées. Ce sont deux Grecques, qui sont bien de leur race, en ont les caractères et les ressources, nullement embarrassées en pays étranger, vives à l’action et à la parole, prodigues, dans leur parler populaire, de proverbes et de mots francs. Elles aiment la parure, les fêtes et les spectacles de la vie extérieure, tout en restant attachées à leur ménage et à leurs devoirs. On pénètre dans l’intérieur de Praxinoa, on y surprend ses habitudes et ses allures, presque son caractère, vif et décidé. Comme son amie Gorgo, elle daube volontiers sur son mari ; mais de la liberté de leurs propos on ne conclut pas qu’elles soient de mauvaises épouses ; elles ont, au contraire, un certain respect de la famille. S’aperçoivent-elles de la surprise du « petit, » quand son père est traité « d’être malicieux, » elles cherchent, entre deux médisances, à le tranquilliser et à lui donner le change. Au milieu de son effroi, quand un cheval se cabre près d’elle, la mère se félicite de n’avoir pas emmené son enfant dans la foule. Dans tous ces détails, rien de forcé ni de chargé ; c’est un tableau de mœurs fidèle et vivant dans une condition moyenne.

En outre, Théocrite nous fait plus qu’entrevoir une image vive et pittoresque d’Alexandrie et de la cour des Ptolémées. Nous avons l’idée de cette grande ville où se pressent, avec les Égyptiens, des Grecs de toute provenance. Il est seulement à remarquer que les types africains ne figurent pas dans le tableau et que le poète, pour être resté exclusivement Grec, s’est privé d’un élément pittoresque. Du moins, nous nous représentons bien l’appareil et le luxe oriental de cette monarchie hellénique. Le chant d’Adonis, que nous entendons, fait paraître à nos yeux toute la magnificence de la fête. L’or, l’argent, l’ébène, l’ivoire, la pourpre décorent les lits d’Adonis et de Cypris ou brillent dans tout ce qui les entoure. Les objets consacrés par le culte, symboles et délices de cette vie d’un jour rendue au héros syrien, s’embellissent et se transforment par des inventions et des recherches ingénieuses. Des corbeilles d’argent enferment les jardins traditionnels, nés de la veille et destinés à mourir avec lui. Des fioles d’or contiennent les parfums de Syrie. Les pâtisseries, qui sont servies avec des fruits de toute espèce, prennent la forme d’animaux « qui marchent et qui volent. » Au-dessus de bosquets d’anis, voltigent de petits amours. Le lit d’Adonis est orné d’aigles en ivoire « portant à Zeus son jeune échanson. » Enfin ce chant, dit par une chanteuse de métier, qui, dans une cérémonie bien réglée, remplace les lamentations passionnées que faisait entendre, aux anciennes Adonies, chaque femme sur la terrasse ou devant la porte de sa maison, réserve leur place aux flatteries en l’honneur de la reine Bérénice, devenue immortelle, et de sa fille, la reine Arsinoé, « pareille à Hélène. » Nous voilà bien loin de la libre Grèce et de ses petites et glorieuses cités. Quelques traits suffisent ainsi à Théocrite pour étendre et agrandir ses peintures. On sait que c’est l’art des grands écrivains de l’antiquité.

Avec les Syracusaines, on peut ranger parmi les mimes quatre autres idylles : les Pêcheurs, l’Amour de Cynisca, le Jeune bouvier et les Magiciennes. Dans la dernière seule, plus étendue, le poète a déployé toutes les ressources de son talent ; mais les deux premières sont charmantes, et la plus charmante peut-être est l’idylle des Pêcheurs, dont on a voulu, pour des raisons qui ne me paraissent pas décisives, enlever à Théocrite la paternité.


Deux vieux pêcheurs étaient couchés ensemble et dormaient dans une cabane de branches entrelacées, étendus sur un lit d’algues, appuyés contre le mur de feuillage. Auprès d’eux étaient les instrumens de leur travail, les paniers, les roseaux, les hameçons, les appâts tout couverts d’herbes marines, des lignes, des nasses, des labyrinthes en jonc, des cordelettes, les avirons, la vieille barque sur ses étais ; sous leurs têtes une petite natte, avec des vêtemens et des bonnets. C’était toute la vie des pêcheurs, c’était toute leur richesse. Au seuil, il n’y avait ni porte, ni chien : toute précaution leur semblait superflue, car la pauvreté les gardait. Ils n’avaient pas de voisin ; tout près de leur étroite cabane la mer poussait mollement ses flots.


Un des deux pêcheurs, Asphalion, dort d’un sommeil inquiet. La nuit, une nuit d’été pourtant, lui paraît longue. Il a le temps de faire mille rêves ; et il y en a un, le dernier, dont le souvenir le tourmente. Comme il ne fait pas encore jour et qu’on ne peut pas se mettre au travail, il raconte son rêve à son compagnon en lui demandant de l’interpréter : « Que ferions-nous de mieux, couchés sur des feuilles au bord de la mer et ne dormant pas plus qu’un âne dans des épines ou que la lampe du prytanée qui, dit-on, ne s’endort jamais ? » Il a rêvé qu’il péchait, assis sur un rocher. Un gros poisson mord à l’hameçon. Le pêcheur, à force d’adresse et d’énergie, réussit à le tirer de l’eau : c’est un poisson d’or ! Asphalion est pris de peur : ne serait-ce pas un poisson cher à Poséidon ou peut-être un trésor de la glauque Amphitrite ? Il détache sa proie avec précaution et la dépose sur le rivage ; puis il fait le serment de renoncer à la mer et de rester sur la terre ferme pour y vivre en roi avec son or. Une fois réveillé, ce serment l’inquiète : s’est-il engagé à perdre son gagne-pain ? Son compagnon le rassure : « Tu n’as pas fait de serment, pas plus que tu n’as vu ni pris un poisson d’or… Explore, bien éveillé, cette partie de la mer, et tes songes pourront être de bon augure. Cherche les poissons en chair, pour que tu ne meures pas de faim avec tes rêves d’or. »

Tout ce récit est d’un naturel plein de grâce et d’esprit. Le pauvre pêcheur Asphalion, dont la pêche est l’unique ressource et qui ne pense qu’à prendre du poisson pour vivre, a le sommeil troublé par cette inquiétude, et il fait un rêve merveilleux. L’apparition d’un gros poisson d’or, qui lui apporte une fortune royale, vient illuminer un instant sa misérable existence. Son imagination s’enflamme ; mais en même temps une crainte superstitieuse, à laquelle se mêle le sentiment du besoin présent, tourmente l’âme naïve et enfantine du brave homme, vieilli dans son humble labeur. L’ironique bon sens de son camarade tranquillise le rêveur et le ramène à la dure réalité. Voilà un drame bien modeste ; mais comme la touche du peintre est juste et délicate ! et comme cette petite scène s’anime par le sentiment de la vérité humaine, et aussi se pénètre des impressions de la vie des pêcheurs et de la mer qui, pendant qu’ils causent la nuit, « tout près de leur étroite cabane, pousse mollement ses flots ! » Ce n’est pas ici le lieu de discuter les objections qui ont été faites contre l’authenticité de l’idylle des Pêcheurs. Disons seulement que la plus forte s’appuie sur le fait qu’elle se trouve dans plusieurs manuscrits en compagnie assez suspecte. Quant aux critiques de goût, on a quelque raison de se défier d’une délicatesse et d’une rigueur qui dépouillent Théocrite d’un fort joli poème et limitent par des définitions ou des jugemens contestables son souple et libre génie.

Il y a dans les Pêcheurs de légères esquisses de caractères. L’Amour de Cynisca fait pénétrer plus avant dans la nature d’un jeune homme bouillant et passionné. « Toujours le même, mon cher Eschine, lui dit son ami Thyonichos : t’emportant à plaisir, voulant que tout marche à ton gré. » Eschine a fait venir Thyonichos pour lui faire ses confidences, lui raconter son désespoir et la résolution qu’il a prise. Il a été trahi et abandonné par sa maîtresse, et, au bout de deux mois d’abandon, il l’aime encore. Pour guérir le mal qui le possède tout entier et le consume, il prend un parti extrême, à l’exemple d’un camarade qui, en pareille occurrence, y a recouru avec succès : il va traverser la mer et s’engager comme soldat dans quelque troupe de mercenaires. Thyonichos, le voyant bien décidé à s’expatrier, lui conseille de se mettre au service de Ptolémée ; ce qui fournit au poète une nouvelle occasion de louer le roi d’Egypte. Au lieu d’analyser, je me bornerai à citer une partie du récit d’Eschine. Aucune analyse ne vaudrait la simple reproduction d’une peinture où tous les traits se détachent d’eux-mêmes, parce que tout y vit et y parle.


L’Argien, moi, le conducteur de chars thessalien Apis et Cléonicos le soldat, nous buvions chez moi à la campagne. J’avais tué deux poulets et un cochon de lait, et débouché en leur honneur du vin de Bybliné qui sentait, malgré ses quatre ans, comme s’il sortait de la cuve. Avec cela des oignons, des pétoncles, des colimaçons de mer. C’était une charmante fête. Quand elle fut bien en train, on décida de boire du vin pur, chacun à la santé qu’il voudrait ; seulement, il fallait nommer. Nous buvions donc en disant les noms, comme il était convenu ; mais elle… aucun ! et en ma présence ! Juge de mon état ! « Tu ne parleras pas ? » — « Tu as vu le loup[3], » dit un plaisant. « Quel devin ! » s’écrie-t-elle, et le feu lui monte aux joues : tu y aurais sans peine allumé une lampe. Lycos, tu sais Lycos, le fils du voisin Labas, un garçon grand, délicat, que bien des gens trouvent beau : c’est pour lui qu’elle brûlait de cette belle flamme. On me l’avait bien un jour glissé tout bas à l’oreille ; mais je n’y avais pas pris garde, malgré ma barbe au menton. Nous étions tous les quatre dans les fumées du vin ; l’homme de Larisse : Mon cher Lycos… » C’est le commencement d’une chanson thessalienne qu’il entonnait, la méchante bête. Aussitôt Cynisca fond en larmes, plus abondamment qu’une fillette de six ans qui s’en est allée pleurer dans le sein de sa mère. Alors moi, — tu me connais, Thyonichos, — je lui applique le poing sur la joue, et je redouble. Relevant sa robe, elle s’enfuit au plus vite. « Ah ! fléau de ma vie, je ne te plais pas ? Un autre t’est plus doux au cœur ? Va caresser un autre ami. Voilà donc pourquoi tes joues sont inondées de larmes ! » L’hirondelle, après avoir donné la becquée à ses petits nichés sous le toit, s’envole vite pour leur chercher d’autre pâture : plus vive, Cynisca s’élance de son siège moelleux tout droit à travers le vestibule et la grande porte, et s’en va où remmènent ses pieds.


Théocrite, sans doute, connaissait fort bien les pièces de la comédie nouvelle. Il avait lu les jolies scènes de mœurs et les naïfs récits d’amoureux, dont les imitations de Térence nous donnent une idée. Sans vouloir faire de Théocrite aussi un imitateur de Ménandre ou de Diphile, on peut supposer que dans ce riche répertoire que nous avons perdu, il se rencontrait quelque scène ayant de l’analogie avec l’idylle de Cynisca. La comparaison, si elle était possible, serait instructive à la fois sur l’art des comiques et sur celui du poète de l’idylle. Il y aurait des nuances délicates à étudier dans les effets différens produits par l’emploi de l’ïambe, l’instrument plus agile de la comédie, et par celui du mètre dactylique que Théocrite plie à l’expression de ses vives saillies. On peut affirmer que, dans aucun récit d’un comique, ne se rencontreraient des vers comme ceux où la fuite rapide de la jeune fille est comparée au vol de l’hirondelle, empressée à nourrir sa nichée. Ceci est d’une inspiration homérique et rentre dans le ton pastoral. Mais c’est assez s’arrêter sur une pure hypothèse.

Je dirai tout à l’heure quelques mots du troisième des petits mimes, celui qui a pour titre le Jeune bouvier. J’arrive tout de suite au grand mime des Magiciennes, le plus beau de tous, celui où l’art de Théocrite est le plus puissant. On sait quelle admiration elle inspirait à Racine, et, si elle lut moins goûtée des faiseurs d’idylles du XVIIe et du XVIIIe siècle, il n’y a qu’une voix aujourd’hui sur le mérite d’une pareille œuvre. C’est cependant un simple mime, qui ne met en scène, suivant l’usage, que des personnages d’une condition commune. Simaetha, la femme qui accomplit des cérémonies magiques, n’est pas une courtisane ; elle dit de son amant : « Il a fait de moi, misérable, au lieu d’une femme, une fille avilie et déshonorée. » Mais la médiocrité de sa situation se montre dans plus d’un détail. Elle vit dans son modeste logis seule avec une esclave ; elle va voir une fête en compagnie d’une nourrice, sa voisine. Pour cette occasion, la belle jeune fille se pare ; elle met une tunique flottante de byssus ; mais il lui faut, pour compléter sa parure, emprunter un manteau à une amie ; elle consulte les vendeuses de charmes ; elle est en relations avec la mère d’une joueuse de flûte, qui, dans un repas de jeunes débauchés, où elle exerçait son industrie, a eu la preuve de la trahison de Delphis. Cette partie du récit est dans le ton familier du mime ordinaire ; c’est à la comédie, et nullement à la grande poésie amoureuse, qu’on pourrait rapporter le discours de l’amant dans cette première entrevue que Simaetha a provoquée. Cette galanterie, délicate à sa manière et hardie, l’aisance avantageuse de ce héros de gymnase élégant et beau diseur, sa florissante jeunesse, toute à la force du corps et à l’amour, se sentent et se voient dans ses paroles, et cela sous une forme très déterminée, très grecque, fortement empreinte de ce que les artistes appellent le caractère :


Il me regarda, cet homme sans amour ; puis, les yeux baissés vers le sol, il vint s’asseoir sur mon lit et, assis, il me parla : Vraiment, Simaetha, tu ne m’as devancé qu’autant que l’autre jour j’ai devancé à la course le beau Philinos ; en m’appelant dans ta maison, à peine as-tu prévenu ma visite,

Car j’y serais venu moi-même ; oui, par le doux amour, j’y serais venu, sitôt la nuit close, avec deux ou trois amis, portant dans les plis de mon manteau des pommes de Dionysos, la tête ceinte du peuplier blanc consacré à Hercule, tout entier enlacé de bandelettes de pourpre.

Et si vous m’aviez accueilli, si cela vous avait agréé, — entre tous les jeunes gens je passe pour agile et pour beau, — je me serais tenu heureux de baiser seulement tes belles lèvres ; mais si vous m’aviez repoussé et si le verrou avait tenu la porte close, alors vous auriez eu affaire aux haches et aux torches ;

Mais, maintenant, je me suis dit que ma reconnaissance appartenait d’abord à Cypris, et qu’après Cypris c’était toi, ô femme, qui, en m’appelant ici dans ta demeure, m’avais arraché des flammes, tu le vois, à demi consumé. Car, souvent, l’amour allume des feux plus brûlans que ceux d’Héphæstos à Lipara.

Par ses transports furieux, il chasse la jeune vierge de sa chambre, et la nouvelle épouse de la couche encore chaude de son mari.


Après l’avoir entendu, on est peu surpris de l’infidélité de Delphis. Sans vouloir faire passer les légères peintures de Théocrite à l’état de documens historiques, on peut y entrevoir comme une région particulière de la société dans les îles voisines de l’Asie et dans les villes grecques de la côte, où se recrutait de toutes parts une population mêlée, aux mœurs faciles et voluptueuses. L’amant de Simaetha est Carien, la joueuse de flûte qui la visite est Samienne. On a quelque raison de penser que le lieu de la scène est ici cette île de Cos, bien connue de Théocrite, où il était peut-être né, où s’était faite son éducation poétique et où se passe l’idylle des Thalysies, la plus personnelle par les détails, la plus étendue et, au jugement de beaucoup, la plus belle des pièces agrestes.

On trouve donc dans les Magiciennes ces traits de réalité commune qui forment le caractère traditionnel des mimes. Ce qui pourrait porter à l’oublier, c’est que de cette réalité assez vulgaire sortent des accens de passion profonde ; c’est que l’impression des rites magiques, sans aucune recherche du surnaturel, est vraiment rendue ; c’est que cette scène à laquelle préside la lune divine, au bord de la mer silencieuse comme l’air, dans le calme mystérieux d’une nuit étoilée qui pénètre malgré elle Simaetha et élève son langage, prend une poétique grandeur ; c’est enfin que cette femme superstitieuse et possédée par toutes les ardeurs de l’amour physique a servi de modèle à la Didon de Virgile. Et, en effet, c’est l’honneur de Théocrite qu’il ait inspiré une pareille imitation, et qu’on ne puisse parler des plus belles expressions de l’amour antique, sans citer sa magicienne à côté de l’amante que fait parler Sapho, de la Phèdre d’Euripide, de la Médée d’Apollonius, de l’Ariane de Catulle, de ce chœur de grandes amoureuses rapprochées dans nos souvenirs par l’énergie de la passion et la beauté plastique.

Sainte-Beuve a écrit une analyse de l’idylle grecque[4]. L’ingénieux et spirituel critique a vengé Théocrite des dédains de La Motte de manière à contrister les amis de celui-ci, s’il en existait encore, et a prouvé une fois de plus son admiration pour l’antiquité ; mais comme il était préoccupé des fausses délicatesses de La Motte et de Fontenelle, ce qui l’a surtout frappé, c’est cette différence de mœurs et de conception de l’art qui donne tant de force aux œuvres antiques. « La nudité énergique et naïve » de la peinture de l’amour, voilà ce qu’il admire le plus chez Théocrite ; voilà ce qu’il voit presque uniquement dans Simaetha, et il conclut « qu’il ne faut la comparer ni à la Didon de Virgile ni à la Médée d’Apollonius, si riches toutes deux de développemens et de nuances, mais qu’elle a sa place entre l’ode de Sapho et l’Ariane de Catulle. » Ce n’est pas dire assez ; si l’on doit mettre hors de pair Virgile, et j’ajouterai Euripide, le peintre de Phèdre, Théocrite ne me paraît le céder à aucun autre, et l’on ne saurait trop admirer la puissance d’une peinture enfermée dans ce petit cadre et réduite aux proportions d’un poème si court. Elle déborde, pour ainsi dire, au dehors et s’empare de l’imagination.

Il est très vrai que l’amour de Simaetha est décrit en traits de feu. L’invasion subite de la passion n’a jamais été mieux rendue :


J’étais déjà au milieu de la route, près de la maison de Lycon, quand je vis Delphis s’avancer avec Eudamippos. Leurs barbes naissantes étaient plus blondes que l’hélichryse, et leurs poitrines brillaient bien plus que toi, ô Séléné ; ils venaient de quitter les beaux travaux du gymnase.

À peine les vis-je, quelle fureur me saisit ! Malheureuse, quel coup atteignit mon cœur ! L’éclat de mes joues disparut, je ne vis rien de la procession, je n’ai pas su comment j’étais revenue chez moi ; un mal desséchant me consuma, et je restai gisante sur mon lit dix jours et dix nuits.


Terrassée par la souffrance, à bout de forces, elle se décida enfin à envoyer sa servante guetter Delphis à la palestre :


… Elle alla, et emmena dans ma demeure le brillant Delphis. Et moi, lorsque je le vis franchir d’un pied léger le seuil de ma porte,

Je devins tout entière plus froide que la neige, de mon front la sueur tombait comme les gouttes de la rosée, et aucun son ne pouvait sortir de ma bouche, pas même comme le faible murmure que l’enfant adresse en dormant à sa mère : tout mon beau corps devint raide comme une poupée de cire.


Ces vers connus, qu’il fallait bien citer encore, puisqu’il s’agit ici de marquer le caractère de Théocrite pour savoir ce que son art est devenu après lui, sont en partie imités de Sapho ; mais comme l’imitateur est original ! Comme il ajoute à son modèle ou le transforme, en substituant au mouvement lyrique le ton et les nuances d’une narration qu’il faut lire tout entière pour l’apprécier à sa valeur ! C’est la vérité et la vie mêmes. Un détail, par sa familiarité, conserve bien au personnage sa réalité et son caractère : « Tout mon beau corps devint raide comme une poupée de cire. »

Il y aurait encore d’autres vers à rappeler : bornons-nous à ceux-ci :


Il est chez les Arcadiens une plante, l’hippomane : pour elle saisies de fureur, jeunes jumens, cavales rapides, toutes se précipitent dans la montagne : ainsi puissé-je voir Delphis s’élancer furieux hors de la palestre luisante pour franchir le seuil de cette maison !

Il est assez curieux de trouver au début de ce passage où éclate l’emportement sauvage de la passion physique, cette forme d’exposition d’un fait singulier assez alexandrine. Ce qui n’est pas moins expressif, c’est ce cri de douleur que Simaetha laisse échapper, comme dans l’angoisse subite d’un élancement, au milieu de l’accomplissement d’un rite magique : « Hélas ! hélas ! cruel amour, pourquoi, attaché à moi comme une sangsue des marais, as-tu bu tout le noir sang de mon corps ? »

Sainte-Beuve a donc eu raison d’insister sur la violence et l’expression hardie de l’amour chez Simaetha ; peut-être n’a-t-il pas assez vu la grandeur de la peinture. Quoi de plus grand que ce mélange de l’émotion humaine avec les impressions de la nature : « Vois ; la mer se tait, les vents se taisent ; mais ne se taisent pas mes tourmens dans ma poitrine. Non, je brûle tout entière pour lui… » Voilà la première idée des vers célèbres d’Apollonius et de Virgile. Immédiatement auparavant, par un contraste qui ne pouvait échapper à Sainte-Beuve, le bruit de la cymbale répondait aux hurlemens des chiens. L’amante superstitieuse, les entendant tout à coup, interrompait une invocation à Hécate : « Thestylis, entends-tu ? .. La déesse est dans les carrefours : vite ! fais résonner l’airain. »

Cette idylle, qu’un monologue remplit tout entière, est un véritable drame, varié malgré la simplicité du sujet, et dont l’unité et le progrès sont produits par la marche naturelle des sentimens de l’unique personnage, sur qui tout est concentré. Les premiers mots font voir Simaetha agissante et émue : « Où sont les lauriers ? Apporte-les, Thestylis. Où sont les philtres ? Couronne le vase de laine empourprée, afin que j’enchaîne le cher amant qui me tourmente… » Et l’impression d’une nuit sereine et brillante, qui va dominer et ennoblir toute la scène, s’établit presque aussitôt : « Lune, brille d’une belle lumière, car c’est à toi, calme divinité, que s’adresseront nos chants, ainsi qu’à l’infernale Hécate, devant qui les chiens tremblent quand elle s’avance parmi les tombeaux et le sang noir des morts. » Les deux femmes, comme l’indique un mot, sont près de leur maison, qui sans doute est à une extrémité de la ville, presque déjà dans la campagne ; elles voient librement le ciel et la mer. Après l’invocation aux deux divinités, commencent les opérations magiques. C’est Simaetha qui décrit chacune d’elles par les ordres qu’elle donne à son esclave ou par les paroles dont elle accompagne chacun de ses actes.

On a pu voir quels mouvemens et quelles émotions varient la succession de ces rites. Chacun a sa place dans un groupe de quatre vers précédé et suivi par un vers d’incantation qui forme comme un refrain : « Oiseau magique[5], attire mon amant vers ma demeure. » Cette incantation, ramenant à intervalles réguliers son chant monotone et soumettant toute l’action à un rythme mystérieux, fait contraste avec le trouble involontaire et les élans de passion de la jeune femme. Cette passion, au milieu de tous les détails du sacrifice, est toujours en scène et l’on ne perd pas un instant de vue la physionomie mobile de celle qu’elle possède. Quelle vérité touchante dans cette réprimande à son esclave, trop lente à lui obéir : « Malheureuse, où ton esprit s’est-il envolé ? Est-ce que toi aussi, misérable, tu me prends pour ton jouet ? » La marche générale du développement n’est pas moins vraie. Après avoir épuisé toutes les sortes de charme qu’elle avait préparées, après la période d’action, Simaetha, restée seule (elle a envoyé Thestylis frotter d’herbes magiques le haut de la porte de l’infidèle), soulage sa douleur par une longue confidence adressée à la lune, la divine Séléné, dont le nom revient dans le vers intercalaire qui coupe régulièrement la plus grande partie du récit. Elle prend un triste plaisir à repasser dans tous leurs détails la naissance de son amour, ses souffrances, sa première entrevue avec son amant, la manière dont la trahison lui a été révélée et dont la lumière s’est faite dans son esprit. Elle se laisse aller à représenter les diverses scènes, elle redit ses émotions, répète les paroles de Delphis qui se sont gravées dans sa mémoire ; en un mot, elle vit de nouveau tout ce temps de courtes joies et de cruelles souffrances dont elle se sent en ce moment même torturée. La preuve de son abandon qui termine son récit lui arrache une menace de vengeance. S’il l’afflige encore, ce ne sera plus à des philtres qu’elle aura recours, mais à un poison puissant qu’un Assyrien lui a donné. Mais aussitôt, après cette dernière violence, la fatigue et une sorte de calme douloureux s’emparent d’elle sous l’influence de la nature sereine et réglée qui l’environne. Dans cette âme incomplète qui ne paraît exister que par la passion, se fait jour un sentiment confus de la triste réalité, c’est-à-dire de son impuissance et de son irrémédiable misère, avec une demi-résignation : « Et maintenant adieu, ô déesse ; dirige tes chevaux vers l’océan ; pour moi, je porterai ma peine comme jusqu’ici je l’ai portée. Adieu, Séléné à la face brillante ; adieu, vous aussi, astres, cortège du char silencieux de la nuit. » Ce ne sont que des nuances, discrètement indiquées par le poète grec ; l’impression n’en est peut-être que plus pénétrante.

Telle est la fin de cette belle composition, qui donne la mesure de l’originalité de Théocrite. Il en avait pris en partie l’idée dans un mime de Sophron. En interprétant une ou deux indications données par des commentateurs anciens, on peut supposer que l’imitation se bornait à la première moitié du poème, à la scène d’incantation. Les diverses opérations, l’oiseau magique et la toupie d’airain, la farine, le laurier, le son, la cire, la frange de manteau, sacrifiés dans le feu, ces détails ou d’autres analogues étaient sans doute chez Sophron. La magicienne était aussi accompagnée d’une esclave ; mais celle-ci parlait et avait même un rôle d’une certaine importance, si l’on en juge d’après la critique inintelligente d’un auteur d’argument, qui reproche son infériorité à la Thestylis de Théocrite. Nous connaissons les bonnes raisons du poète pour faire de celle-ci un personnage muet. Tout dans sa conception est subordonné à la peinture de Simaetha et de son amour. De là les beaux développemens et les effets sur lesquels il a été suffisamment insisté, et qui, on peut l’affirmer, lui appartiennent. De là aussi l’art de la disposition qu’il adopte. La violence de la passion s’empare dès le début de notre imagination et presque de nos yeux, et cette forte impression ne nous quittera plus ; le récit des circonstances qui l’ont fait naître, si émouvant lui-même, ne vient qu’après, et tout suit, dans l’exposition des faits, les mouvemens de l’âme que nous voyons s’agiter et souffrir. Il y a une période d’un intérêt moindre ; ce sont les douze jours d’attente pendant lesquels l’amante délaissée soupçonne son malheur ; elle est indiquée rapidement par le poète, qui n’aurait pu y placer que des peintures plus faibles. Il aime mieux s’arrêter un instant, avant la belle conclusion qui termine son œuvre, sur le petit tableau de mœurs dans lequel il insère la révélation de l’infidélité, cause déterminante de la scène nocturne qu’il décrit. Sa composition y gagne en variété et en agrément. Rappelons enfin, puisque nous voulons dire ce que Théocrite a pu ajouter à l’ouvrage de son devancier, que son mime est un poème d’une poésie singulièrement expressive, élégante et forte, vraie de la vérité la plus familière et s’élevant sans effort à une noblesse suprême, dont l’art attentif et savant, s’astreignant à des formes déterminées comme les couplets réguliers et les vers intercalaires, laisse toute sa liberté et toute sa souplesse à l’expression des sentimens.

Pour arriver de l’idylle des Magiciennes aux mimes d’Hérondas, il faut descendre beaucoup. Le petit poème qui porte dans le recueil de Théocrite le numéro XX et qui est intitulé : le Jeune bouvier, pourrait, sinon par la date, du moins par ses caractères littéraires, servir de transition d’un poète à l’autre. Il n’est pas de Théocrite ; c’est l’opinion générale et elle paraît tout à fait autorisée ; mais il se rattache directement à son école. Ahrens l’attribue à un certain Cyrus, contemporain de Théodose II. C’est se transporter bien loin ; on a pu penser avec quelque vraisemblance à Bion ou à Moschus, surtout au premier, à cause de quelques particularités de la langue. La pièce n’est pas sans valeur, et l’on comprend que Saint-Marc Girardin ne l’ait pas jugée indigne d’une appréciation favorable dans son Cours de littérature dramatique ; mais, ni pour l’originalité, ni pour la vivacité de l’exposition et la grâce du style, elle ne supporte la comparaison avec les idylles de Théocrite, dont elle s’est visiblement inspirée.

La première pensée vient de la XIe et de la VIe idylle, qui ont pour sujet l’amour du Cyclope pour Galatée. Le monstrueux berger y est opposé à la nymphe délicate de la mer, qui se joue de lui et le repousse. « Je sais, ô gracieuse jeune fille, pourquoi tu me fuis. C’est parce que sur tout mon front, d’une oreille à l’autre, s’étend, tout velu, un seul et long sourcil, parce que j’ai un seul œil et qu’un large nez descend sur ma lèvre. » Cependant, le Polyphème de la XIe idylle, qui adresse cet aveu à Galatée, fait valoir, comme compensation, ses richesses pastorales et son talent de musicien et son amour ; il voudrait même, avec une naïveté presque enfantine, se consoler des mépris de celle qu’il aime par le succès qu’il croit avoir auprès d’autres : « Bien des jeunes filles, la nuit, m’invitent à jouer avec elles, et elles rient toutes aux éclats quand je les écoute. Cela prouve que, moi aussi, je suis quelqu’un dans le monde. » Le Polyphème de la VIe idylle va plus loin et ne se refuse pas la beauté : « L’autre jour, je me suis regardé dans la mer, — elle était calme, — et ma barbe apparaissait belle, à ce qu’il m’a semblé ; belle aussi, mon unique prunelle ; et la blancheur de mes dents brillait plus éclatante que le marbre de Paros. »

Si de ces idylles, surtout de la XIe, on passe à la XXe, on trouve que tout, idées et sentimens, s’est fort amoindri. La scène n’est plus au bord de la mer de Sicile entre un personnage mythologique et une nymphe, mais dans une ville entre un bouvier et une courtisane, qui, comme Polyphème et Galatée, se font contraste par la différence de leurs natures et de leurs habitudes. Le jeune homme a eu la fantaisie d’aller voir la courtisane Euneica et lui a demandé un baiser ; cet amant rustique a été repoussé par la citadine. Un pareil sujet a quelque chose de curieux et de suspect : dans les pièces de Théocrite non contestées, l’intérêt et le piquant sont ailleurs. La nature des imitations de détail éveille encore plus nos doutes. Revenu à la campagne, le bouvier, offensé « qu’une méchante courtisane se soit moquée d’un beau garçon comme lui, » prend à témoin les autres bergers du manque de goût de cette femme, et il énumère complaisamment tous ses avantages physiques, ses talens et ses succès. On y reconnaît plus d’un trait emprunté à la XIe et à la VIe idylle :


Il me semblait qu’un charme de beauté était répandu sur moi, comme le lierre s’étend sur l’arbre ; qu’il parait la barbe de mes joues ; que ma chevelure foisonnait sur mes tempes, pareille au sélinum ; qu’un front blanc brillait au-dessus de mes noirs sourcils ; que mes yeux avaient bien plus d’éclat que les yeux étincelans d’Athéné ; que la blancheur de mon corps était plus brillante que celle du lait pressé, et que de mes lèvres ma voix coulait plus douce que le miel ne coule des rayons. Harmonieux sont mes chants quand je fais chanter la syrinx, ou la flûte droite, ou le roseau, ou la flûte obliqué. Toutes les femmes dans la montagne disent que je suis beau et toutes m’embrassent.


Le sujet n’a rien de poétique ; malgré son habileté à jouer de toutes les espèces de flûte pastorale, ce jeune bouvier, qui s’est égaré dans quelque faubourg de la ville voisine, où sans doute il est venu vendre son lait, n’est pas poétique non plus. Aussi est-on un peu surpris d’entendre sortir de sa bouche les noms de Cypris, de Séléné, de Cybèle ou de Rhéa, les divines amantes des bergers Adonis, Endymion et Attis. Cette mythologie inattendue est une nouvelle imitation. Elle est prise de la IIIe idylle, où, il est vrai, c’est un simple chevrier qui rappelle les légendes des déesses et des héros ; mais ce chevrier ne raconte pas sur lui-même une aventure vulgaire, il chante avec son cœur et son imagination, et dans cette charmante pièce, d’un caractère si délicatement tempéré, Théocrite a su montrer encore, au IIIe siècle, comment en Grèce les dieux inspirateurs de la poésie étaient près de la nature et de la naïveté champêtre.

On ne peut en dire autant de l’auteur de la XXe idylle. Ce qu’elle renferme de plus original et de plus vivant, c’est le refus méprisant de la courtisane Euneica et les paroles par lesquelles le berger soulage son dépit. C’est là aussi qu’est toute l’idée du poème. Le poète inconnu a voulu renouveler ces thèmes qui avaient si heureusement inspiré la pastorale de Théocrite. Ces chants, dont l’élégance alexandrine était toute pénétrée des impressions de la campagne et de la mer et comme soulevée par le souffle de la passion ou d’une idéale poésie, se sont réduits à un petit tableau d’une réalité vulgaire, auquel l’invention ingénieuse d’un cas très particulier est destinée à donner du piquant. Ce genre d’effet nous amène assez près des mimïambes d’Hérondas.


II

L’auteur de la XXe idylle est un imitateur de Théocrite. Hérondas, qui n’est venu qu’une vingtaine d’années après celui-ci et qui appartient ou se rattache à l’école de Cos, subit son influence et l’imite aussi ; mais il y a chez lui un parti-pris plus décidé d’innover ; il veut faire quelque chose de très différent. La part de l’imagination était grande chez Théocrite : ce peintre de la nature aimait à rendre les grandes ou gracieuses impressions de la campagne, du ciel et de la mer ; dans les mimes proprement dits, ses simples esquisses de l’âme humaine donnaient de préférence l’image touchante de la passion ou la reproduction délicate et spirituelle de l’âme humaine. Hérondas est ce qu’on appellerait aujourd’hui un réaliste ; c’est franchement la réalité vulgaire qu’il veut mettre sous les yeux.

Et d’abord, il choisit un instrument expressif, approprié au genre d’effet qu’il recherche. Au lieu de l’hexamètre dactylique de Théocrite, auquel une construction et des coupes particulières donnaient son harmonie musicale, mais qui se pliait comme notre alexandrin à l’expression de la grâce et de la grandeur, il va reprendre le mètre que le vieux poète Hipponax avait façonné pour ses satires, le choliambe, c’est-à-dire l’ïambe boiteux. La tradition rapporte qu’Hipponax était laid et contrefait ; on a supposé qu’elle avait fait de sa personne comme un symbole vivant de son vers, dont la chute lourde, rompant brusquement la vive allure du mètre, surprenait désagréablement l’oreille. Cette laideur intentionnelle était pour des Grecs, si familiarisés par leur riche poésie lyrique avec les délicatesses de ce genre, un puissant moyen d’expression. C’est ce que comprendront sans peine les habiles artistes qui mettent en œuvre aujourd’hui les ressources beaucoup plus bornées de notre versification française. Quant aux sujets traités par Hérondas, ils ne se prêtaient pas aux violences d’Hipponax. C’étaient, comme paraissent l’avoir été ceux de Sophron, des représentations de la vie sans aucune recherche de l’extraordinaire. La vie de tous les jours, ses côtés communs, ou grossiers, ou ridicules, sans que la peinture soit forcée ni même poussée jusqu’aux dernières limites ; non plus la passion, mais le vice avec les industries qui s’y rattachent : voilà le champ où il s’exerce, et ces petits tableaux de genre, assez analogues à ce que seront beaucoup d’œuvres de la peinture hollandaise, ont encore de quoi plaire. S’ils ne causent pas de vives émotions, ils peuvent amuser par le piquant des détails de mœurs et par la saveur des expressions. On les a appelés, non pas simplement des mimes, mais des mimïambes, d’un nom qui, pour les anciens, indiquait à la fois la nature du mètre employé et le ton choisi par l’auteur.

La pièce la plus agréable est celle qui occupe la première place dans le recueil. Malgré le titre, l’Entremetteuse, et le sujet qu’il annonce clairement, elle est d’une délicatesse relative et inspire une certaine sympathie pour un personnage qui paraît vrai. Une jeune femme, Métricha, est restée seule dans sa maison, pendant que son mari est allé en Égypte, sans doute pour quelque négoce ; une vieille vient la trouver pour lui proposer un amoureux ; Métricha la repousse sans hésiter. Il y a dans le développement de ce petit thème un certain talent de mise en scène et d’exposition, des esquisses de caractères et des traits de mœurs qui ne manquent pas d’intérêt. Le début est un souvenir du début des Syracusaines. De même que dans cette idylle, on assiste à l’arrivée d’un des deux personnages principaux :


Métricha : Thressa, on frappe à la porte. Vois s’il ne nous arrive pas quelqu’un de la campagne. — Thressa : Qui frappe ? — Gyllis : C’est moi. — Thressa : Qui, toi ? Tu crains d’approcher ? — Gyllis : J’approche, me voici. — Thressa : Qui es-tu ? — Gyllis : Gyllis, la mère de Philænium. Va m’annoncer à Métricha ; appelle-la. — Métricha : Qui est-ce ? — Thressa : Gyllis. — Métricha : La mère Gyllis. Tourne les talons, esclave. Quel hasard, Gyllis, t’a décidée à venir chez nous ? Pourquoi es-tu aussi rare qu’une épiphanie ? Par les Parques, voilà bien cinq mois, je pense, qu’on ne t’a vue même en songe à cette porte. — Gyllis : J’habite loin, mon enfant…


Le rapport avec le commencement des Syracusaines est sensible.


Gorgo : Praxinoa y est-elle ? — Praxinoa : Chère Gorgo, comme tu viens tard ! J’y suis. C’est merveille que tu arrives même maintenant ! Allons, un siège, Eunoa. Ici. Mets-y un coussin. — Gorgo : C’est très bien comme cela. — Praxinoa : Assieds-toi. — Gorgo : Oh ! ma pauvre vie ! C’est à grand’peine que je vous l’ai sauvée, Praxinoa. Quelle foule ! .. Et cette route est interminable…


Dans les deux pièces, le poète met en scène les détails de l’arrivée, les politesses de l’accueil, les fonctions de l’esclave, les excuses de l’arrivante. Les personnages sont différens, et leur ton diffère aussi. Il est à remarquer que la vieille Gyllis est reçue avec une bienveillance affectueuse dont elle va se montrer peu digne. M. Weil suppose qu’elle est la nourrice de Métricha, et cette supposition, suggérée par un sens que peut avoir un mot du texte, ne répugnerait pas au rôle qui est attribué aux nourrices dans le théâtre ancien. Mais comment se fait-il qu’en se nommant, Gyllis, au lieu de rappeler ce titre, sa meilleure recommandation, se présente comme la mère de Philaenium ? Il semble plus probable qu’elle est simplement la mère d’une amie de Métricha, et l’on pourrait craindre qu’elle n’ait pas donné à sa fille la meilleure direction, si l’on en jugeait par ce qu’elle vient faire elle-même en ce moment.

Ses paroles, sous une forme un peu vulgaire, ne manquent pas d’habileté. Elle insiste d’abord sur l’état d’abandon où l’absence prolongée de son mari laisse Métricha : « Depuis combien de temps restes-tu ainsi veuve, mon enfant, fatiguant seule la couche commune ? Voilà déjà dix mois que Mandris est parti pour l’Egypte, et il ne t’envoie pas une lettre d’écriture ; il t’oublie et boit à une nouvelle source. » Vient alors une énumération où s’accumulent, en partie à la gloire des souverains, qu’Hérondas, à l’exemple de Théocrite, ne perd pas cette occasion de louer, toutes les séductions de l’Egypte. Il y en a, — et ce mélange dans son étrange confusion a un caractère bien hellénique, — pour les yeux, pour le corps et pour l’esprit :


Le temple de la déesse (c’est-à-dire de Bérénice-Aphrodite), les richesses, la palestre, la puissance, la sérénité des jours, la gloire, des spectacles, des philosophes, de l’or, des jeunes garçons, le sanctuaire des dieux frère et sœur (c’est-à-dire Ptolémée II et d’Arsinoé), un excellent roi, le Musée, du vin, tout ce qu’on peut souhaiter, enfin des femmes nombreuses, par la fille d’Hadès, à défier le ciel de porter autant d’étoiles, belles à égaler les déesses qui vinrent se disputer devant Paris le prix de la beauté… Et toi, malheureuse, quelle patience est la tienne de rester ainsi à échauffer ta chaise ? Tu te flétriras sans que tu t’en doutes, et la cendre avalera ta jeunesse. Porte le cap ailleurs, change d’idée pour deux ou trois jours et arrête-toi à prendre du bon temps avec un autre : un navire mouille mal sur une seule ancre.


Gyllis ajoute quelques lieux-communs sur l’incertitude de l’avenir ; puis, baissant le ton, après s’être informée si personne ne peut l’entendre, elle arrive à l’objet de sa visite. Gryllos, illustré par cinq victoires remportées aux jeux, riche d’une richesse bien acquise, l’honneur même, « un cachet intact, » a vu Métricha à la procession de la déesse Misé[6]. C’était de même à une fête religieuse que Simaetha, la magicienne de Théocrite, avait vu le beau Delphis. Comme elle, Gryllos a été pris d’un amour subit. Depuis ce temps, il ne quitte la maison de Gyllis ni jour ni nuit ; il la supplie, il pleure, il meurt de désir. « Métricha, ma chère enfant, dit en terminant la messagère, accorde-moi cette seule faute, accommode-toi à la déesse (à Vénus)… Tu recevras plus que tu ne crois. Réfléchis, écoute-moi, moi ton amie, je t’en prie par les Parques. »

Métricha refuse avec indignation, et elle s’exprime tout d’abord avec une vivacité que ne peut contenir une bienveillance persistante pour sa vieille amie :


Gyllis, les cheveux blancs t’affaiblissent l’esprit. Par le retour de Mandris et la faveur de Déméter, je n’en aurais pas écouté ainsi une autre, mais je lui aurais appris à marcher de travers comme ses paroles et à craindre le seuil de cette porte. Pour toi, ma chère, ne viens plus m’apporter un seul mot sur un pareil sujet. Réserve pour les filles des propos qui sont faits pour les femmes mitrées[7] ; mais quant à Métricha, fille de Pythêas, laisse-la échauffer sa chaise, car nul ne se moque de Mandris.


Après avoir ainsi défendu sa dignité et celle de l’époux absent, la belle jeune femme, indulgente et douce, fait préparer une coupe de bon vin et l’offre à Gyllis. Celle-ci balbutie quelques mots d’excuse et accepte le présent, dont elle fait l’éloge : « Je n’ai jamais bu de vin plus délicieux. » Et elle part en laissant pour adieu à son hôtesse des vœux de bonheur.

La scène se passe dans l’île de Cos, où nous avons dit qu’habitait peut-être la magicienne de Théocrite. Nous remarquions dans la peinture de celui-ci quelques traits où paraissent se révéler les mœurs particulières de ces villes gréco-asiatiques. On voit encore mieux dans le mime d’Hérondas cette facilité d’habitudes, au moins chez une certaine classe. Une honnête femme est en rapports familiers avec une femme d’une conscience facile et la vertu simple s’accommode d’un milieu assez dépravé. Ces petites pièces, pour être appréciées à leur valeur, doivent être lues dans le texte. Les traductions ne rendent ni l’effet du rythme, ni l’allure vive et naturelle du langage, ni les familiarités du ton et, particulièrement, ces locutions proverbiales que le poète multiplie suivant la tradition du genre. Ces productions légères, qui valent surtout par les particularités de la forme, sont comme dépaysées en passant dans une autre langue.

Tous les intérieurs de femme peints par Hérondas ne sont pas aussi édifians que celui de Métricha. Dans celui de Coritto, par exemple, où nous transporte le sixième mime, la Conversation intime, nous entendons de tels propos que nous nous demandons avec quelque inquiétude où le poète nous a conduits. « Nous sommes entre femmes, » dit la maîtresse de la maison pour autoriser la liberté de son langage : l’excuse vaut ce qu’elle vaut ; elle semble cependant, avec les précautions que prennent les deux interlocutrices, indiquer un certain souci des apparences qui s’expliquerait moins bien dans l’hypothèse qui se présente d’abord à l’esprit. Coritto et son amie Métro sont deux bourgeoises vicieuses, dont le vice s’étale avec une impudeur presque naïve, tant elle leur paraît naturelle. Métro a vu chez une connaissance commune un objet qui l’a émerveillée et dont elle voudrait se procurer le pareil. Comme il avait appartenu originairement à Coritto, elle vient lui demander le nom et l’adresse du fabricant. Quel est ce précieux objet ? Le premier interprète, M. Rutherford, avait pensé que le baubon, — c’est le nom grec, — était une espèce de coiffure ; supposition qui paraît assez singulière quand on voit que l’ouvrier qui l’a fait est de son état cordonnier et travaille le cuir. M. Weil, avec le secours d’Aristophane, a reconnu qu’il s’agit d’un instrument de débauche solitaire à l’usage des femmes. Voilà le sujet qui a tenté la muse d’Hérondas, et il a employé tout son talent, soit à décrire les perfections d’un pareil chef-d’œuvre, que Coritto détaille avec une complaisance voluptueuse, soit à peindre les mœurs, les impressions, les physionomies dans ce monde peu recommandable dont l’agitation malsaine est mise sous les yeux du lecteur. La corruption de ces femmes, leurs petites intrigues entre elles, leurs cachoteries et leurs indiscrétions, l’ardeur de leurs convoitises, leur bavardage, leur légèreté et les allures de ces amitiés que noue la complicité dans le mal, tout cela se révèle et vit dans un dialogue qui ne manque ni de vivacité ni d’esprit.


Métro. — Je t’en prie, ma chère Coritto, dis-le-moi sans mentir, qui donc l’a fait, ce baubon rouge ?

Coritto. — Où l’as-tu vu, Métro ?

Métro. — Nossis, la fille d’Érinne, l’avait il y a trois jours ; un beau présent, par ma foi !

Coritto. — Nossis ? D’où le tenait-elle ?

Métro. — Tu me trahiras, si je te le dis.

Coritto. — Par mes doux yeux, chère Métro, jamais personne n’entendra de la bouche de Coritto rien de ce que tu auras dit.

Métro. — C’est Eubulé, la fille de Bitas, qui le lui avait donné, en lui recommandant que personne n’en sût rien.

Coritto. — Ah ! les femmes ! cette femme-là me fera périr. J’ai cédé à ses supplications et je le lui ai donné, Métro, avant de m’en servir moi-même ; et elle, s’en emparant comme d’une trouvaille, en fait cadeau, et à qui il convient le moins ! Bien le bonjour à une amie de cette espèce ! Qu’elle en cherche de ses yeux une autre à notre place ; qu’elle ait désormais pour amie Nossis. Celle-là, —…Adrastée me pardonne ! — quand j’en posséderais mille, elle n’en aurait plus de moi un seul, fût-il pourri.

Métro. — Que la colère ne te monte pas tout de suite au nez, Coritto, pour un méfait que tu apprends ; une bonne femme doit savoir tout supporter. C’est moi qui suis cause de tout cela par mon bavardage ; il faudra me couper la langue. Mais pour en revenir au sujet qui me tient au cœur, dont je t’ai parlé avec tant d’insistance, quel est l’artiste qui l’a fait ? Si tu m’aimes, dis-le-moi… Pourquoi me regardes-tu en riant ? Est-ce aujourd’hui la première fois que tu vois Métro, ou bien que signifient ces mines ? Je t’en supplie, Coritto, dis-moi qui.

Coritto. — Allons, qu’as-tu à me supplier ? C’est Cerdon.

Métro. — Quel Cerdon, dis-moi ? Car il y a deux Cerdon : l’un avec des yeux bleus, le voisin de Myrtaliné, la fille de Kylaethis ; mais il ne saurait même pas coudre un archet pour une lyre. L’autre habite près de la maison commune d’Hermodore, à la sortie de la place. C’était autrefois, oui, c’était quelqu’un ; mais maintenant il est vieux. Il était l’amant de Pymaethis ; elle est morte : que les siens gardent son souvenir !

Coritto. — Ce n’est aucun des deux dont tu parles, Métro ; mais celui-là vient de Chios ou d’Érythrées, je ne sais ; il est chauve et petit : tu affirmeras que c’est Praxinus ; tu ne saurais mieux comparer une figue à une figue ; excepté quand il parlera ; tu reconnaîtras alors que c’est Cerdon, et non Praxinus. Il travaille chez lui et vend en cachette, car aujourd’hui toutes les portes redoutent les collecteurs des droits. Mais ses ouvrages égalent ceux d’Athéné : tu croiras reconnaître la main d’Athéné et non celle de Cerdon. Pour moi, — il en avait deux en venant chez moi, Métro, — quand je les ai vus, les yeux me sont presque sortis de la tête à force de regarder…

Métro. — Comment as-tu laissé échapper le second ?

Coritto. — Que n’ai-je pas fait, Métro ? À quel moyen de persuasion n’ai-je pas recouru ? J’embrassais Cerdon, je grattais sa tête chauve, je lui versais du bon vin, je le caressais doucement ; un peu plus, je me serais livrée à lui.

Métro. — Il fallait le faire, s’il te l’avait demandé.

Coritto. — Il fallait, paraît-il, que le moment ne s’y prêtât pas.


En effet, est survenue une interruptrice. Des mots ambigus, obscurs pour nous, montrent que c’est une esclave de mœurs infâmes. Il est encore question d’une femme utile, qui a renseigné Coritto et lui a envoyé Cerdoh, et Métro s’en va, munie de toutes les instructions qu’elle désirait.

L’introduction de cette conversation intime est une petite scène de gronderie où la maîtresse malmène son esclave à propos de rien. Métro vient d’entrer, et Coritto la fait asseoir :


Lève-toi et avance un siège… Il faut que je lui dise tout… Tu ne ferais rien de toi-même, malheureuse. Par ma foi, tu n’es pas une servante dans la maison, mais une vraie pierre ; mais quand tu mesures ta farine, tu la comptes grain à grain, et s’il en tombe seulement ça, toute la journée tu grondes et tu tempêtes à fatiguer les murs… Voilà maintenant que tu le frottes et le fais briller : c’est bien le moment ! Brigande, sacrifie à mon amie ; sans elle, tu connaîtrais la saveur de mes mains.

Métro. — Ma chère Coritto, tu uses le même joug que moi ; moi aussi, jour et nuit, je montre les dents et j’aboie comme un chien contre ces misérables. Mais l’objet de ma visite…

Coritto. — Débarrassez-nous de vos personnes, pendardes, qui n’êtes bonnes qu’à nous boucher l’esprit. Elles ne sont qu’oreilles et langues ; d’ailleurs, pour elles, c’est fête tous les jours.


Ces emportemens des maîtresses contre leurs servantes paraissent avoir formé dans les mimes d’Hérondas une espèce de lieu-commun qui sert à varier le développement et à en marquer le ton familier. C’est ainsi que, dans une autre pièce, une petite querelle de ce genre forme comme un intermède au milieu d’une description des statues et des peintures qui ornent un temple. Une des deux femmes qui les regardent donne une commission à son esclave, qui s’oublie à regarder :


Cydilla, va appeler le sacristain. Hé ! c’est à toi que je parle, toi qui regardes bouche bée, à droite et à gauche. Mâ ! tient-elle le moindre compte de ce que je dis ? Elle reste là à me regarder avec des yeux de crabe. Va, te dis-je, appeler le sacristain. Gouffre vorace, tu n’es bonne ni dans le temple ni en dehors ; partout aussi lourde. Je prends à témoin ce Dieu, Cydilla, car tu me fais bouillir malgré moi ; je le prends à témoin pour le jour où le rasoir te raclera la tête. (Elle permettait à son esclave de porter les cheveux longs.)


Ce sont les petites misères de la condition servile. Il y en a de plus grandes, dont Hérondas nous montre une variété dans le cinquième mime. Là, un esclave est aimé de sa maîtresse, et celle-ci est jalouse, d’une jalousie terrible. Le malheureux, excédé de la vie qui lui est faite, dit, aux premiers mots d’une nouvelle scène : « Je suis esclave, fais-moi ce que tu veux, et ne bois pas ainsi mon sang jour et nuit. » Et Dieu sait cependant de quels traitemens il est menacé. Dépouillé de ses vêtemens et lié durement avec une corde, il va être conduit ainsi par la ville, un lambeau d’étoffe à peine jeté sur sa nudité, chez une sorte de tortionnaire (bourreau public), qui devra lui donner mille coups sur le dos et autant sur le ventre… « C’est ma mort ! » s’écrie le pauvre esclave… Sa maîtresse presse son départ, et on l’emmène. Elle le rappelle presque aussitôt ; mais c’est pour donner l’ordre qu’on le marque au front. Cependant, il échappera pour cette fois à ces traitemens barbares. Il a pour lui la pitié d’une jeune esclave que Bitinna, la maîtresse, a élevée et aime, dit-elle, comme sa propre fille, Batyllis, et sans doute aussi quelque sentiment personnel de la jalouse. Elle pardonne, en menaçant encore, mais on soupçonne que le pardon est obtenu par l’intercession secrète de sa passion autant que par les instances de sa favorite.

Cette peinture d’une explosion de jalousie est d’une vérité brutale, et les mœurs qu’elle nous révèle nous paraissent étranges. Bitinna n’appartient pas à la dernière classe ; elle a une maison montée, au moins quatre esclaves ; c’est une mère qui a de la tendresse pour sa fille : et le vice est installé à son foyer, il fait partie de sa maison. Celui qu’elle honore de ses faveurs, et dont elle réclame la possession exclusive, est un misérable esclave : « elle l’a élevé au rang des hommes, » dit-elle elle-même ; et, si l’on s’en fiait au nom de cet esclave, Gastron (le ventru), ce ne serait pas l’élégance de sa personne qui l’aurait fait choisir. En tout cas, la vulgarité de sa maîtresse se montre par une grossièreté de langage et une crudité d’expression qui rendent certains vers intraduisibles. M. Rutherford pense que la patrie de cette énergique matrone pourrait être Cyzique. C’était assurément une ville de la Grèce asiatique. Ce laisser-aller dans les mœurs, ce mélange de sensualité et de cruauté ont un caractère bien oriental.

C’est aussi la cruauté qui caractérise la scène représentée dans une autre pièce, le Maître d’école. Le mot n’est pas trop fort ; d’autant plus qu’ici il n’y a pas seulement des menaces, mais un supplice réel auquel on assiste. La victime est un mauvais écolier, et l’on voit que la fonction de correcteur rentre dans les attributions propres du maître, car l’enfant lui est amené par sa mère pour qu’il le châtie. Le lieu du châtiment n’en est pas moins sous l’invocation des Muses. Leur nom est le premier et le dernier que la mère prononce en entrant et en sortant ; il est dans la bouche de l’enfant lui-même pendant qu’on le torture ; leurs images sont dans l’école, car on leur promet comme un spectacle agréable la vue du coupable sautant les entraves aux pieds. Elles assistent et paraissent présider à tout. Ce détail de mœurs ne pouvait exister qu’en Grèce. L’éducation n’y était pas tendre, et les punitions corporelles faisaient partie des moyens d’enseignement du grammatiste. Certains avaient passé en Italie, où la rudesse romaine n’était pas faite pour en atténuer la rigueur. Dans une peinture d’Herculanum, on voit un enfant subissant le supplice des verges. Le maître frappe le dos nu du coupable, qui est placé sur les épaules d’un camarade ; un autre lui tient les pieds pour que le corps soit bien étendu. Cette peinture est le commentaire des vers d’Hérondas. Ils décrivent sommairement les procédés de correction qui s’y trouvent représentés. Ils contiennent, de plus, une vive image de la férocité du maître et des souffrances de l’élève. Le maître demande à grands cris le plus rude de ses fouets, « la queue de bœuf qui lui sert contre ceux qui sont entravés et mis à part. Vite ! qu’on le lui donne avant que la bile ne l’étrangle. » (Le Grec dit : « ne le fasse tousser. ») On pourrait croire qu’il fait la grosse voix pour faire peur à l’enfant. Celui-ci est bien réellement supplicié. Il a beau demander grâce, supplier par les muses et par la barbe du maître, multiplier les promesses : le supplice ne cesse que lorsque sa peau est « bariolée comme une couleuvre. » Et encore, il lui faudra recevoir, en plus, une vingtaine de coups lorsqu’il sera sur son livre, « quand même il lirait mieux que la muse Clio. »

Il y a un personnage plus barbare que le maître d’école ; c’est la mère. Elle ne se déclare pas satisfaite : « Non, ne t’arrête pas, Lampriscos ; écorche-le jusqu’à ce que le soleil se couche. » Quel est donc le crime du coupable ? Il existe aujourd’hui dans les rues de nos villes et de nos villages et il a dû exister dans les villes et les villages de l’antiquité beaucoup de criminels de son espèce. Il aime plus le jeu que l’étude et fait l’école buissonnière. Il est vrai qu’il pousse loin l’amour de la paresse et du vagabondage. Ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’il joue, non pas seulement avec des osselets, mais avec des pièces de cuivre, et en compagnie de vauriens. Sa mère est désolée. C’est une femme du peuple pauvre, qui a pour mari un vieillard à peu près aveugle et sourd, et qui voulait faire instruire son fils dans l’espérance de trouver en lui un soutien pour ses vieux jours. Elle ne peut prendre son parti de sa déception ; elle pleure l’argent qu’elle donne au maître, et celui que lui coûte autrement encore un garnement qui ne promet rien de bon pour l’avenir. Il faut au moins qu’il soit châtié d’importance. Tout cela n’est pas exposé par l’auteur, mais ressort vivement du langage naturel de la brave femme. Le mieux est de l’entendre elle-même :


Que les chères muses te donnent du plaisir et t’accordent les biens de la vie, Lampriscos, aussi vrai qu’il te faut l’écorcher de la bonne manière, jusqu’à ce que sa méchante âme lui vienne au bord des lèvres. Il m’a mis, hélas ! ma maison à sac, en jouant avec des pièces de cuivre ; car les coquilles ne lui suffisent plus, Lampriscos, et le voilà en plus belle passe. Où se trouve la porte du grammatiste, où l’amère échéance du trentième jour me réclame le prix de l’école, quand même je pleure comme sur Nannacos[8], il aurait de la peine à le dire ; mais le rendez-vous de jeu des drôles et des esclaves fugitifs, il le connaît bien et l’indiquerait à d’autres. La malheureuse tablette, que je me fatigue, chaque mois, à enduire de cire, elle gît abandonnée devant son grabat, près du pied voisin du mur, à moins que, un jour, la regardant comme s’il voyait Hadès, au lieu d’y tracer quelque chose de bien, il ne la racle tout entière ; mais ses dés, il les garde dans ses sacs et dans ses filets, plus reluisans que notre fiole qui nous sert pour tout. Il ne sait même pas reconnaître la syllabe a, à moins qu’on ne le lui crie cinq fois aux oreilles. Avant-hier son père lui dictait lettre par lettre Maron : de Maron il a fait Simon (nom d’un coup de dés), le brave enfant ! et je me suis dit que j’étais bien sotte de ne pas lui apprendre à garder les ânes, au lieu de lui faire étudier les lettres, dans l’espoir d’avoir un soutien pour ma vieillesse. Lui demandons-nous de réciter quelque chose, comme on demande aux enfans, ou moi, ou son père, un vieillard malade des oreilles et des yeux, c’est comme si nous filtrions d’un vase percé. « Apollon chasseur ! lui dis-je, ta grand’mère elle-même te dira tout ce que tu voudras, bien qu’elle soit illettrée, et aussi le premier Phrygien venu. » Si nous nous avisons de grogner un peu plus haut, ou bien pendant trois jours il ne connaît plus le seuil de la maison et s’en va tondre sa grand’mère, une vieille femme sans ressources, ou bien, juché sur le toit, il reste là assis, les jambes pendantes à regarder en bas, comme un singe. Et moi, malheureuse, quelle bile penses-tu que je me fasse à le voir ainsi ? Et ce n’est pas là le plus grave ; mais toute la toiture est ployée comme de l’osier et en morceaux, et, à l’approche de l’hiver, je paie en pleurant trois demi-oboles pour chaque tuile ; car il n’y a qu’une voix dans toute la maison : « C’est l’ouvrage de Kottalos, fils de Métrotimé… »


Le quatrième mime met en scène deux femmes du commun apportant une offrande à Esculape dans un temple que le dieu avait à Cos, pour le remercier d’une guérison. On voit comment les choses se passaient en pareil cas. Elles arrivent au petit jour ; en entrant, l’une d’elles, celle que la guérison intéresse le plus directement et qui offre le sacrifice, adresse un salut à Esculape et aux divinités avec qui il est en rapport, et expose l’objet de leur visite :

Salut, divin Paeon, qui règnes sur Tricca et qui as habité la douce Cos et Epidaure, et, avec toi, salut à Coronis qui t’a enfanté et à Apollon ! salut à Hygie, que touche ta main droite, et à celles dont voici les autels vénérés, Panacé, Épio et Iaso ! Salut aussi aux destructeurs du palais et des murs de Laomédon, guérisseurs des cruelles maladies, Podalire et Machaon, et à tous les dieux et à toutes les déesses qui habitent ton foyer, ô vénérable Paeon ! Montrez-vous favorables, acceptez les morceaux les plus délicats de ce coq, héraut de ma maison, que je sacrifie. Car nous ne puisons pas en abondance ni à notre gré ; autrement, ce serait, au lieu d’un coq, un bœuf ou une truie chargée de graisse, qui serait notre offrande pour les maladies que tu as guéries, ô dieu, en étendant tes douces mains. — Coccalé, dresse la table votive à droite d’Hygie. — « Ah ! ma chère Cynno, les belles statues ! »


Coccalé, qui pousse cette exclamation, se met à regarder de tous ses yeux les belles statues et les beaux bas-reliefs. Cependant, sa compagne pense à envoyer chercher le néocoros, ou sacristain. En l’attendant, toutes deux continuent à regarder les œuvres d’art qui les entourent. Au bout de quelques instans, le néocoros paraît. Il annonce, dans des termes dont l’habitude a fait presque une formule, que le sacrifice a été favorablement accueilli et présage un heureux avenir. Cynno, la plus expérimentée des deux femmes, accepte pieusement ces bonnes paroles en souhaitant qu’elle-même et son amie puissent revenir en bonne santé avec leurs maris et leurs enfans, apportant de plus belles offrandes. Puis, en se retirant, elle donne à Coccalé des instructions de dévote experte où l’on sent aussi la bonne ménagère :


Coccalé, n’oublie pas de couper avec soin la petite cuisse du coq et de la donner au néocoros ; et garde un silence religieux en mettant le gâteau dans le trou du serpent et en arrosant les pâtisseries sacrées (le reste fera notre repas à la maison) ; et, ne l’oublie pas, je veux emporter du pain de santé[9] ; donne-m’en ; car, dans un sacrifice, le pain de santé vaut mieux que la portion.


Le ton général de cette scène n’a rien de solennel. Seules, les invocations d’usage aux divinités par lesquelles elle débute et quelques paroles du néocoros ont un caractère de gravité ; mais l’impression religieuse, au sens moderne du mot, est presque nulle. C’est presque partout une conversation libre, même quand il s’agit du culte ; une des interlocutrices ne se gêne pas pour quereller sa servante. La décoration de la partie du temple où elles sont admises n’est pas faite d’ailleurs pour éveiller des pensées pieuses.

Hérondas fait donc une peinture familière d’un sacrifice d’action de grâces à Esculape. Il y joint, — et c’est même le sujet principal, — une description partielle du trésor artistique que possédait le temple de Cos, ou plutôt il s’amuse à dire les naïves impressions produites sur des spectatrices fort étrangères aux choses de l’art. Une scène analogue des Syracusaines a été rappelée plus haut. Les figures brodées sur les tapisseries qui ornent la cour du palais de Ptolémée y provoquent de même une admiration dont l’expression est d’un effet comique. La première idée remonte peut-être jusqu’à Sophron, dont les Femmes aux fêtes de l’Isthme étaient imitées dans les Syracusaines. Chez les femmes d’Hérondas, la vulgarité est plus marquée que chez celles de Théocrite. Elle ressort par leur langage, surtout par celui de l’une d’elles, qui paraît venir pour la première fois, conduite par sa compagne : « Ah ! ma chère Cynno, les belles statues ! Quel est l’artiste qui a travaillé ce marbre et quel est celui qui a fait les frais ? — Les fils de Praxitèle ; ne vois-tu pas ce qui est écrit sur la base ? C’est Euthia ? , fils de Praxon, qui a fait les frais. — Que Paeon soit propice à eux et à Euthias pour ces belles œuvres ! » Un peu plus loin, elle s’écrie : « Par ma foi, un jour les hommes en viendront à mettre la vie dans les pierres. » C’est l’expression de la vie et la représentation de la vérité matérielle, et non pas les beautés-de la forme et les délicatesses de l’art qui la frappent. « Vois, ma chère, là-haut cette jeune fille qui regarde une pomme : ne dirait-on pas que, si elle ne la prend, elle rendra l’âme à l’instant ? » Ailleurs, elle voit un enfant nu. « Cynno, si je pique la peau de cet enfant, le sang ne viendra-t-il pas ? .. » Et, près de lui, elle admire aussi des viandes agitées par l’ébullition et une pincette d’argent « dont la vue ferait sortir les yeux de la tête à Myellos et à Pataeciscos (deux voleurs célèbres), car ils la croiraient réellement en argent. » Un bœuf que l’on conduit au sacrifice l’effraie par le regard oblique de son œil ; elle « crierait, si elle ne se retenait par convenance. »

Ce dernier ouvrage est d’Apelle ; on a pu remarquer tout à l’heure le nom de Praxitèle et la mention de ses fils, sculpteurs comme lui. Les compatriotes d’Hérondas avaient le plaisir de retrouver dans ces descriptions les œuvres bien connues qui ornaient le célèbre temple de leur ville. Cette source d’intérêt a disparu pour les lecteurs modernes, même pour les archéologues, qui n’ont pas sous les yeux les œuvres décrites et cherchent en vain, faute de renseignemens, à rapporter les descriptions à leurs modèles. On ne peut reconnaître avec vraisemblance qu’un groupe de Boëthos, mentionné par Pline : un Enfant étranglant une oie. Le poète grec n’avait qu’à regarder et à décrire à sa façon : on pourrait trouver qu’il n’a pas abusé de cette facilité. Comment ne nous a-t-il pas donné, par exemple, les réflexions inspirées à son personnage par la célèbre Vénus Anadyomène d’Apelle, qui était une des principales richesses du temple de Cos ? Hérondas ne voulait qu’effleurer le sujet et le restreindre à la mesure de la femme qu’il mettait en scène : elle n’a le temps de voir qu’une partie de toutes ces œuvres, et ce qui l’attire, ce ne sont pas les sujets élevés, mais les sujets familiers, qui rentrent dans ce que nous appelons aujourd’hui le genre. Peut-être, le bœuf qui lui cause une telle peur, dans un tableau d’Apelle, faisait-il partie d’une grande composition comme la pompe de Mégabyze, prêtre de Diane d’Éphèse, citée par Pline : elle n’a d’yeux que pour le bœuf et les gens qui le conduisent, un homme à nez aquilin et un autre à chevelure hérissée.

Il y a encore deux mimes dont l’état de conservation se prête à l’analyse et à l’étude. Ils ont ceci de particulier, que le personnage principal, et, dans l’un des deux, le seul qui parle, est un homme. Ce n’est pas assez pour établir dans les œuvres d’Hérondas une division analogue à celle qui avait fait répartir celles de Sophron entre deux groupes, les mimes d’hommes et les mimes de femmes. La pièce la moins bien conservée, la septième, fait reparaître Cerdon, cet artiste en cuir, dont le talent est si apprécié par les femmes peu recommandables du VIe mime. Mais ici, il n’est que cordonnier, cordonnier pour femmes, et on le voit dans l’exercice de sa profession. On retrouve aussi Métro, qui demandait si instamment l’adresse de Cerdon. Il paraît qu’elle a réussi à faire sa connaissance ; elle se fournit chez lui et lui amène des clientes.

Le cordonnier Cerdon est un assez singulier personnage, dont l’analogue se trouverait difficilement dans la société moderne. Son nom, comme il l’indique lui-même dans un a parte, dit son caractère. Cerdon vient d’un mot qui, dans la langue d’Homère, réunit les acceptions de gain et de ruse, et un mot très voisin, cerdo, sert à désigner le renard. Son patron est Hermès, le dieu du gain, de la ruse et de l’éloquence. Il a, en effet, son genre d’éloquence ; sa langue ne s’arrête pas un instant ; il prend tous les tons, il gémit, il enfle sa voix, il est caressant et flatteur, insolent et grossier avec ses visiteuses ; il se moque d’elles, qui le lui rendent, et de lui-même ; il s’amuse de sa propre faconde. Plus d’un trait nous échappe à cause de l’état du texte et de la difficulté que nous éprouvons à comprendre les dictons, les métaphores et les jeux de mots ; il en reste assez cependant pour nous faire voir le genre d’agrément de ce mime. Voici l’analyse ou la traduction d’une partie.

Cerdon, après un long discours qui accompagne l’exhibition d’une paire de sandales et où il parle de sa conscience, de sa vie laborieuse et pénible, des dépenses qui l’épuisent, arrive plus directement à la vente de sa marchandise :


Mais, comme on dit, ce qu’il faut aux affaires, ce ne sont pas des paroles, mais c’est de l’argent. Si cette paire ne vous plaît pas, Métro, on vous en sortira une autre, et puis une autre, jusqu’à ce que vous soyez bien convaincues que Cerdon n’est pas un menteur. Apporte toutes les sandales, Pistos (un de ses trois apprentis), — car il faut, ô femmes, que vous vous en retourniez chez vous bien appâtées. — Regardez : voyez ces chaussures neuves de toute sorte…


Et il débite avec volubilité une vingtaine de noms, qui nous rappellent les énumérations de la comédie antique ou l’abondance rabelaisienne.


Dites chacune ce que votre cœur désire, afin que vous voyiez comme un cordonnier est la proie des femmes et des chiens[10]. — (Une femme) : « Combien veux-tu de cette paire que tu tenais en l’air tout à l’heure ? Et ne va pas enfler ton tonnerre et nous mettre en fuite. — Estime-la toi-même, si tu veux, et fixe le prix qu’elle vaut… » Et il ajoute un a parte à voix basse. La femme reprend : « Qu’est-ce que tu marmottes, au lieu d’énoncer le prix d’une voix franche ? — Femme, cette paire vaut une mine (près de 100 francs), qu’on la regarde en haut ou en bas. Athéné elle-même l’achèterait qu’il n’en tomberait pas la moindre poussière de cuivre. (Athéné ne trouverait rien à redire, tant le poli du métal est parfait ! ) — Il n’est pas étonnant, Cerdon, que ta petite boutique soit pleine de beaux et riches ouvrages. Garde-les bien, car, le 20 du mois Tauréon, Hécatée marie Artacéné, et il faudra des chaussures. Peut-être, par la faveur de la Fortune, ou plutôt certainement, elles t’apporteront ce que tu veux ; mais couds ton sac, pour que les chats ne dispersent pas tes mines. — Qu’il vienne Hécatée ou Artacéné, elle ne l’aura pas moins d’une mine ; après cela, réfléchis, si tu veux. — La bonne Fortune, Cerdon, ne te donne pas de toucher des petits pieds que touchent les Désirs et les Amours, mais tu n’es qu’une gale malfaisante. Quant à nous, tes prétentions sont démesurées ; tu donneras la paire à celle-ci… Et cette autre, combien ? Allons, fais résonner encore quelque chose de formidable, de digne de toi. »

Cerdon, qui ne s’offense pas pour si peu, dira tout à l’heure à celle qui le traite ainsi : « Tu as, non pas une langue, mais un filtre d’où distille le plaisir. » Et il ose ajouter : « Ah ! cet homme-là est bien près des dieux, qui peut presser jour et nuit tes lèvres ! » Il réussit à lui essayer et à lui vendre les sandales dont elle vient de lui demander le prix ; sandales merveilleuses et enviées, pour lesquelles la joueuse de lyre Évétéris le supplie chaque jour d’accepter 5 statères (à peu près 100 francs), mais qu’il lui refuse parce qu’il lui en veut de dire du mal de sa femme. En faveur de Métro, il les donnera pour 3 dariques (somme un peu moins forte). Un dernier compliment enlève l’affaire : les sandales vont aussi bien que si Athéné elle-même les avait taillées ; « tout ce qui est beau sied aux belles. »

Cerdon n’est pas aussi aimable pour toutes ses clientes. Sa galanterie sait choisir. « Toi aussi, dit-il à une autre, donne ton pied. Quel sabot rugueux ! C’est le pied d’un bœuf de travail. » Ces derniers mots sont un a parte. Il s’empresse d’affirmer bien haut, en jurant par son foyer, que, si un tranchet bien aiguisé avait coupé le cuir sur l’empreinte de ce pied, la chaussure qu’il essaie ne s’y adapterait pas aussi juste. Une femme se met à rire : il lui envoie cette apostrophe peu galante : « Et toi, donneras-tu de cette paire 7 dariques, toi qui, près de la porte, ricanes plus fort qu’une cavale ! »

On a sans doute remarqué le prix élevé qu’atteignent les chaussures mises en vente. Ce cordonnier, qui commence par dire familièrement son besoin de mieux faire bouillir sa marmite, demande pour une paire de sandales des sommes qui dépassent de beaucoup, surtout si l’on tient compte des changemens de valeur de l’argent, les prétentions que pourrait avoir aujourd’hui le marchand le plus à la mode. Il fallait que cette partie du costume grec, si simple en apparence, admît des délicatesses et des recherches que nous avons peine à nous figurer. Un bon cordonnier était un artiste. Il fallait aussi que cet artiste fût privilégié, à en juger par la liberté du langage de Cerdon avec ses clientes, et que ces clientes elles-mêmes ne fussent pas des dragons de vertu. Leur familiarité ne le traite pas non plus avec beaucoup de respect ; mais elles lui passent, avec de grossières impertinences, des complimens qui seraient faits pour nous étonner, si nous n’avions vu dans une autre pièce jusqu’où allaient pour le même personnage les dispositions de Métro et de son amie Cotytto.

Le mime dont il reste à parler est en partie une parodie. Hérondas va chercher dans les mœurs peu relevées de la vie galante un personnage dont il est souvent question dans la nouvelle comédie athénienne et dans l’imitatrice de celle-ci, la comédie latine, le maître d’une maison de débauche, de son nom latin le léno, et il le met en présence d’un tribunal de Cos. C’est sa plaidoirie qu’il nous fait lire. Voici le sujet qui l’amène devant les juges. Un jeune homme, nommé Thales, est venu la nuit, sans doute au sortir de table, demander l’entrée de sa maison. Comme on ne lui ouvrait pas assez vite, il a frappé violemment à la porte, fait mine de la brûler et en a peut-être noirci le linteau avec la flamme des torches qui l’éclairaient ; enfin, il a fait irruption à l’intérieur et s’est emparé brutalement d’une femme qu’il a emmenée. Ces faits, qu’il est assez facile de discerner sous les exagérations de l’accusateur, n’ont rien d’invraisemblable, et l’on pourrait supposer, si l’on voulait, qu’ils formaient le fond réel de la composition du poète. La parodie consiste à reproduire les formes juridiques en usage, en mettant dans une pareille bouche, pour une pareille cause, les argumens consacrés par des chefs-d’œuvre de l’éloquence attique, comme le discours contre Midias. C’est peut-être un peu pour cette raison que M. Weil, excellent éditeur de Démosthène, goûte surtout ce mime et le préfère aux autres. Le fait est que cette pièce est pleine d’esprit et habilement composée. Elle met en scène un plaideur qui sait son rôle et dont le langage révèle le caractère en même temps qu’il s’approprie à ses intérêts.

L’affaire se plaide devant un tribunal démocratique, et la procédure suivie ressemble fort à celle qui était usitée à Athènes. Le plaignant a intenté une action pour voies de fait, qui, d’après une loi, la loi de Chærondas, entraîne de fortes amendes pour chacun des actes délictueux, suivant leur degré de gravité, une mine, mille, deux mille drachmes. Il fait lire cette loi par le greffier, en ayant soin qu’on arrête pendant la lecture la clepsydre, l’horloge à eau qui mesure le temps accordé aux plaideurs. Il produit sa pièce de conviction, la femme violentée. Il offre ses esclaves à la torture et s’y offre lui-même (proposition peu sérieuse), à condition que, conformément à la loi, la partie adverse dépose la somme qui représente la valeur des torturés. Comme il est à Cos étranger domicilié, il parle de son patron et le met en cause. Le tout dans un discours coupé d’interpellations aux juges, à l’adversaire, au témoin, sorte d’action animée, qui réserve aussi leur place aux argumens généraux et aux développemens de situation. Les principaux ont dû reparaître des centaines de fois devant les tribunaux démocratiques : c’est l’opposition du riche et du pauvre, c’est le devoir de protéger le second contre l’insolence du premier, c’est le droit à l’égalité, la nécessité de respecter les lois. C’est ici que la comparaison avec la Midienne se présente naturellement à l’esprit. M. Weil l’a fort bien faite, et il faut la lire dans son analyse. Voici seulement un passage du mime, qui est caractéristique :


Si, parce qu’il navigue sur un navire qui vaut 5 talens (un peu moins de 30,000 francs), dit-il ailleurs, ou parce qu’il porte un beau manteau du prix de 3 mines attiques, tandis que moi, qui vis sur la terre ferme, je n’ai qu’un surtout râpé et traîne de vieilles savates, il doit venir emmener sans mon consentement une de mes femmes, et cela pendant la nuit, c’en est fait des garanties de la cité, juges, et cette liberté, dont vous êtes fiers, la voilà détruite par Thalès ! lui qui, sachant de quelle boue il est pétri, devrait vivre comme moi dans le respect craintif du moindre des citoyens.


Ce Thalès est un exemplaire d’un type assez commun dans la comédie antique. Si l’on en croit son accusateur, il vient on ne sait d’où ; il s’appelait autrefois Artimmès ; il n’a pas de patrie (combien de fois les tribunaux grecs ont-ils retenti d’imputations analogues ! ), il habite, suivant le hasard de ses pérégrinations, un jour Abdères, un autre Bricindères (nom d’ailleurs inconnu) ; il ne sait pas ce que c’est qu’une ville civilisée, et, quand il s’arrête dans une cité riche comme celle de Cos, il y dépense grossièrement le gain de ses voyages. Le léno Battaros, de son côté, est bien le personnage comique que l’on connaît, insolent et effronté, hypocrite et brutal, d’un extérieur grossier. Il est vieux, et répond par ce trait à la description des masques qu’on lit dans Pollux :


O vieillesse ! s’écrie-t-il comiquement après le récit des violences de Thalès, qu’il t’offre un sacrifice : sans toi, il eût rendu son sang par la bouche, comme autrefois à Samos Philistos l’agréable… Tu ris ? Je suis prostituteur et ne m’en cache pas, et je m’appelle Battaros, et mon grand-père était Sisymbros, et mon père Sisymbriscos, et ils étaient tous prostituteurs ; et, quant à ma vigueur, je me ferais fort d’étrangler un lion, si le lion était Thalès.


On voit qu’il n’est pas moins impudent que vantard. Ce qui l’achève, c’est une petite scène où il prend un ton paternel pour parler à la femme qu’il présente au tribunal. Il lui tient ce langage admirable :


Approche, Myrtalé, et fais-toi voir à tout le monde. N’aie point de honte ; en voyant ces juges, pense que tu as devant les yeux des pères et des frères. Voyez, juges, comme ses cheveux ont été arrachés ; voyez en haut et en bas les places blanches faites par ce saint homme lorsqu’il l’entraînait brutalement.

Voilà un pendant imprévu de la fameuse exhibition de Phryné par Hypéride.

Battaros termine par une péroraison noble, où il confond sa cause avec celle de tous les étrangers domiciliés et fait sentir qu’il y va de l’honneur de la ville de Cos, cette cité hospitalière entre toutes, illustrée par les souvenirs de Mérops et de sa fille Cos, de Thessalos et de son père Hercule (les habitans se disaient Héraclides), pour laquelle Esculape avait abandonné le séjour de Tricca, où Phœbé était venu mettre au monde Latone. Tel est le divin cortège dont le léno apparaît comme entouré. De même, les plaideurs réels faisaient intervenir en leur faveur les personnages les plus considérables. Ses derniers mots, qui contiennent sous forme de proverbe une injure à l’adresse de son adversaire, le ramènent au ton habituel de son éloquence.


Ces analyses et ces citations suffisent, sinon pour donner l’intelligence complète de l’art particulier d’Hérondas, du moins pour faire connaître la variété et la souplesse de son talent. Ces diminutifs de comédie, où ne manquent ni l’esprit, ni la verve, ni la gaîté, nous fournissent un intéressant exemple de la manière dont les genres peuvent se continuer en se renouvelant. Hérondas continue Théocrite ; mais, par un mouvement assez naturel, il laisse les côtés élevés ou distingués, le sentiment de la nature, la passion, la délicatesse, l’élégance, par lesquels son maître touche à la grande poésie ; il s’attache aux côtés familiers et vulgaires, qui paraissent avoir dominé dans les premières œuvres du genre, celles de Sophron, et c’est là qu’il cherche et trouve son originalité. Il est à remarquer que ces productions tardives de la poésie grecque, déjà fatiguée et appauvrie, étaient encore douées d’une vitalité remarquable. De la Grèce asiatique elles passèrent à Rome, où il est question de mimïambes écrits par Cn. Matius, contemporain de César, et par Vergilius Romanus, contemporain de Pline. Mais, à Rome, ce n’est pas cette variété particulière du mime qu’on appelle mimïambe, c’est le mime proprement dit, transmis d’abord par la Sicile et la Grande-Grèce, qui est florissant et fécond. M. Rutherford croit que les pièces d’Hérondas ont été représentées, ce qui est fort invraisemblable ; il est très certain qu’à Rome le mime s’empare de bonne heure de la scène ; il y passionne le public, et, sous sa forme la plus populaire, il obtient encore, au IIIe siècle après Jésus-Christ, un succès qui offense la chasteté chrétienne et fournit des armes à Tertullien. L’étude du mime à Rome est un vaste et curieux sujet qui appartient à la fois à l’histoire littéraire et à l’histoire des mœurs et de la religion.


JULES GIRARD.


  1. Le public du cercle Saint-Simon a fort goûté une causerie élégante et délicate de M. Alfred Croiset sur les mœurs de la société qu’Hérondas nous fait connaître. La Revue des Études grecques a publié, dans son cahier de juillet-septembre 1891, un intéressant et utile travail de M. Théodore Reinach sur Hérondas et ses poèmes. M. Weil a analysé et étudié de nouveau ces poèmes avec sa science d’helléniste et la sûreté de la critique dans le Journal des Savans, cahiers de novembre 1891 et de janvier 1893.
  2. La Pastorale dans Théocrite, 15 mars et 1er mai 1882 ; articles reproduits dans mes Études sur la poésie grecque.
  3. D’après une croyance populaire, celui qui avait rencontré un loup et que le loup avait vu le premier perdait la parole. Lycos, nom d’un personnage dont il va être question, signifie loup ; d’où la plaisanterie par allusion.
  4. Portraits littéraires, t. III. — Théocrite.
  5. Le torcol qu’on attachait à une petite roue.
  6. Divinité orphique, en relation avec Déméter.
  7. Les courtisanes seules portaient le genre de coiffure indiqué par ce mot.
  8. Locution proverbiale pour dire : comme dans une lamentation funèbre. Nannacos était, disait-on, un ancien roi de Phrygie.
  9. Sans doute analogue à notre pain bénit.
  10. Plaisanterie insaisissable en français et même, comme d’autres, assez obscure. On voit que Cerdon veut s’attribuer une générosité sans limites, une prodigalité insensée dans son commerce.