Les Minutes de sable mémorial/ProlégomènesHaldernablou

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Fasquelle éditeurs (p. Image-82).

LES PROLÉGOMÈMES
DE HALDERNABLOU

i

Écoutez ce que je vis suspendu sur l’étoile Algol cependant que tombait la pluie de soufre, et comment j’aurais recueilli les pennes du poisson volant si je ne m’étais attardé à écouter les quatre oiseaux symétriques devisant sur le calvaire.


Sous le ciel vert enfer les colonnades haussent de leurs poings dont les veines s’éclaboussent en chapiteaux feuillus les dômes dont luisent les boucliers.

Sous la pluie de soufre et de bitume, la ville railleuse ouvre ses parasols, mais bientôt les grandes tortues aux pattes éléphantiasiques restent hébétées, plantées sur le lac terne où ne se mirent point leurs plastrons d’or.

Et par-dessus passent et repassent, ouvrent et ferment leurs éventails les chauves-souris aux ailes de carton brûlé.

Et toujours la ville hausse ses poings de menace vers le ciel d’où l’accable son Ennemi. Mais Dieu n’accorde point à ses yeux son envergure qui tout traverse : bien loin au-dessous ses orteils ont pour bagues les filons de l’or souterrain, que le divin vendangeur écrase pour qu’en monte comme un parfum la lumière ; bien loin au-dessus sa grande barbe balaie les nuages, et ses doigts quand il réfléchit dans la noire tapisserie firmamentaire percent des trous. Mais de l’étoile Algol — où j’étais monté d’un bond, pour contempler cette scène reculée dont l’image se perd comme les cercles qui s’éloignent d’une pierre qu’on jette à travers l’infini liquide — je vis son Phallus sacré, que les Indous appellent Lingam, ramper à travers un temple croulant. Il inclina sa tour d’ivoire, et son crâne naïf qui n’a point encore de suture sagittale, pareil à l’oeil d’un caméléon albinos.

Et le grand Phallus, comme un serpent d’eau et surtout comme une galère à trois rangs de rames, glissa sur la nappe unie du bitume. Et la foule, aux pieds jusqu’alors soudés comme des mouches en un pot de miel, s’écartant du monstre, rayonna dans les éclats des mille pieds du scolopendre.

Et la voix céleste tomba lente et grave comme un parachute : « Tous ceux périront, qui n’ont point respecté mes lois ; ils périront, les mages, les divinateurs et ceux qui consultent les esprits de Python, car ils ont violé la Norme ; et ceux qui s’unissent aux bêtes, car c’est une confusion, et ceux qui ne veulent point, telle que je l’ai créée, reproduire leur race : car ma Règle les abomine. »

Et la pluie de soufre et de bitume tombait avec la voix du haut des nues, couvrait la terre plate et montait peu à peu comme une mer. Et les mages, les divinateurs et ceux qui consultent les esprits de Python et tous ceux que Dieu condamna, semblaient dans la marée montante descendre très lents, ou fondre comme un cierge qu’on pose sur un fer chaud. Et comme le Phallus regardait l’un d’eux, le mage pour l’écouter et retarder la mort intempestive, releva sur sa tête et étendit sur ses bras les grandes ailes de sa robe, abritant sous lui le sol contre la pluie de feu et découvrant à mes yeux son sexe, beau comme un hibou pendu par les griffes.

Et la voix de hautbois module : « Par moi et malgré moi périront ceux qui n’obéirent point à mon Maître et ne m’ont point conservé mon rôle ; ceux qui rêvèrent des sexes plus purs que ceux par Dieu sortis du limon, et inventèrent les dièses et les bémols d’Éros, succédant au plain-chant brutal. »

Et honteux d’en avoir trop dit, honteux d’avoir pitié de ceux qui disparaissent dans le bitume ouvrant ses trappes, de ses flancs jaillirent soudain deux roses ailes de phœnicoptère — du moins elles me parurent telles à la lueur du feu liquide — et il monta tout droit, après avoir rasé la ville plongeante, planant comme un poisson volant.

Sans délai surgit au ciel un cormoran gris de fer, dont le corps lisse couvrait toute la ville, qui le poursuivit en courroux et après lui dans l’air de flamme monta toujours, jusqu’à ce que je ne les vis plus.

Puis je vis soudain comme une neige de grandes plumes tourbillonnantes, tombant du ciel et du couchant invisible, et que flaireront les groins marins des tapirs. Et je descendis pour marcher sur la route où je savais que gisaient maintenant, dans la vallée lointaine, les grandes pennes blanches et noires belles comme des squelettes de baleine.

Je m’avançai vers la Croix d’Or. — César-Antéchrist vous dira. —

II

Vulpian et Aster s’assirent sur les rocs haut-enamourés de leurs simarres. Ô la lubricité de leurs yeux verts et le givre digital de leurs regards de marronnier ! Vulpian et Aster ont dans leurs yeux les bonnes joies des morts, violateurs du néant. Et l’éventail de leurs yeux verts palpite comme les palmiers libyens.

Vulpian. — Je te le dis, ce jour est le jour de notre déshonneur mortel. Où sont les rideaux que nous avons soufflés comme les fumées des arbres ?

Aster. — Le vent aux trois mains a quintuplé son fouet de sibylle. Verse tes doigts sur mes genoux comme la trompe d’un éléphant mort. Le tonnerre a dit : J’écrirai. Et il a mis son tricorne en tempête.

Vulpian. — La Nuit et ses opaques épaules d’ivoire a fermé mes yeux sans besicles. Aster, les genêts ont ramifié leurs fulgurites et petites fusées. Et les ajoncs ont fleuri comme des moules qu’on ouvre.

Aster. — Les rocs ont reverdi, et le froid avare a remporté le caviar de ses œufs sous ses paumes, Pourquoi as-tu versé la nuit du reflet de tes dix phallus d’ivoire ?