Les Mirabeau

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Les Mirabeau
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 568-588).


LES MIRABEAU

Louis de Loménie. — Les Mirabeau, nouvelles études sur la société française
au xviiie siècle. Paris, 1879.


La théorie de l’hérédité que les modernes croient avoir découverte, mais qui remonte aussi haut que la doctrine du péché originel, — qui n’est vraie d’ailleurs que dans une certaine mesure, à condition qu’on ne l’invoque pas toujours et à tout propos comme une loi fatale de la nature humaine, — reçoit une éclatante confirmation de l’histoire des Mirabeau. On comprendrait moins bien le génie et les vices du grand orateur, si on ne connaissait les passions violentes de ses ancêtres, les démêlés de ses parens et les scènes de famille au milieu desquelles il a grandi. « Cette race tempestive, » comme l’appelle le marquis de Mirabeau, revit tout entière dans les deux volumes qui ont été le testament littéraire de M. de Loménie. En possession de tous les documens qu’avait rassemblés le fils adoptif de Mirabeau, autorisé à s’en servir avec la plus complète indépendance, M. de Loménie, qui ne voulait rien donner au hasard, qui aimait la vérité jusqu’au scrupule, a exploré patiemment les moindres recoins de l’histoire du xviiie siècle pour y découvrir quelques renseignemens nouveaux sur le sujet qui l’occupait ; il a poursuivi son œuvre pendant vingt ans, sans s’accorder un jour de repos, et il en corrigeait encore les dernières épreuves sur son lit de mort.

On peut suivre un tel guide avec confiance. Il ne mêle pas le roman à l’histoire, il n’a souci que d’être exact, il n’affirme rien qu’il ne prouve, et si par hasard il ignore, s’il hésite ou s’il doute, il a la bonne foi de nous en avertir. Il ne tombe pas non plus dans le travers des possesseurs de documens qui se croient quittes envers le public lorsqu’ils éditent des textes sans choix, sans discernement, en nous laissant le soin de distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas, en s’épargnant la peine de pénétrer jusqu’à la moelle des choses. M. de Loménie, tout en ne négligeant aucune source d’information, ne se dispense d’aucun effort d’esprit, il cherche résolument parmi les manuscrits dont il est accablé, sous le monceau de lettres ou de mémoires qui encombrent sa table, la page décisive, la seule qui mérite de vivre, et qui conserve pour la postérité un trait de mœurs ou de caractère. Essayons de pénétrer avec lui dans l’intimité d’une famille qui a obtenu plus d’un genre de célébrité avant d’atteindre la gloire. C’est la préface en quelque sorte nécessaire d’une biographie du grand orateur que M. de Loménie préparait de longue date, dont il avait réuni tous les matériaux et que ses héritiers se proposent de publier prochainement.

I.

Les Mirabeau du xviiie siècle se disaient originaires de Florence d’où leurs ancêtres auraient été chassés au moyen âge par les discordes civiles, mais ils n’en fournissaient aucune preuve. Les Arrighetti, Riqueti ou Riquety, — car eux-mêmes écrivaient leur nom de plusieurs manières, — étaient peut-être tout simplement des Riquet de Provence qui, comme beaucoup de leurs compatriotes, se faisaient passer pour Italiens afin de se donner un vernis de noblesse. Le premier d’entre eux qui acquit au xvie siècle la seigneurie de Mirabeau est désigné par lettres patentes tantôt sous le nom de Jehan Riquet, ci-devant premier consul de la ville de Marseille, tantôt sous celui de Jehan Riqueti, marchand de Marseille. Sa noblesse paraît alors si peu authentique qu’on lui réclame le droit de francs-fiefs, comme on l’exigeait de tous les roturiers acquéreurs de biens nobles. Il demande une enquête à la suite de laquelle il est reconnu noble en 1584, il prend le titre d’écuyer qu’aucun des siens n’avait encore porté jusque-là et il transmet à ses descendans, avec une qualité désormais incontestable, le nom sonore de Mirabeau.

La prétention constante de ceux qui viendront après lui sera de sortir des rangs de la noblesse obscure et longtemps contestée pour se faire compter parmi les gentilshommes de vieille souche. Thomas de Riqueti, petit-fils de Jean, donnera un nouveau lustre à sa famille en s’alliant à la maison de Pontevès, une des plus anciennes de la Provence, et en faisant recevoir son fils cadet chevalier de Malte. « Ce fut un nouvel ordre de choses, écrit le marquis de Mirabeau, du moins nous n’avons pas dans nos papiers de preuves faites dans l’ordre avant celles de François de Riqueti. » Quoique l’Ami des hommes lui reproche d’avoir trop donné dans « la gloire » et d’avoir introduit le premier à Marseille des domestiques à livrée rouge que le peuple appelait les suisses de monsieur de Mirabeau, il recueille avec une complaisance manifeste les bénéfices d’une situation agrandie par l’ambition de son bisaïeul. Ce fut, en effet, Thomas de Riqueti qui, ayant reçu dans sa maison, la plus belle de Marseille, le jeune roi Louis XIV, obtint l’érection en marquisat de la terre de Mirabeau. À partir de 1685, les Riqueti de Florence ou les Riquet de Marseille font place aux marquis, aux comtes, aux chevaliers de Mirabeau.

« Ciel brûlant, climat excessif, promenoirs arides, rochers, oiseaux de proie, rivières dévorantes, torrens, ou nuls ou débordés, » dit le marquis de Mirabeau en décrivant le pays où vécurent ses ancêtres. « Des hommes faits, forts, durs, francs et inquiets, » ajoute-t-il en peignant ses ancêtres eux-mêmes. Nous sommes obligés de croire sur parole à l’exactitude de ces portraits, car nous ne connaissons guère les premiers Mirabeau. Ce qui rend tout à fait vraisemblable l’assertion de leur descendant, c’est ce que nous savons de son propre caractère et de celui de son fils. Tels enfans, tels pères. Les traits dominans de la race paraissent bien avoir été la force, la dureté, l’inquiétude. Joignons-y ce que le marquis appelle dans son langage original « un air de singularité tranchante » aussi marqué chez les Mirabeau que pouvait l’être l’esprit chez les Mortemart ou le don de la plaisanterie chez le duc de Roquelaure. Lorsqu’ils se présentaient dans le monde et qu’on entendait prononcer leur nom, on les regardait avec curiosité, comme si l’on s’attendait à l’explosion de quelque emportement soudain ou à quelque trait d’originalité hardie. Le grand-oncle du marquis commença la réputation de la famille en ce genre par un mot justement célèbre. Il était capitaine aux gardes françaises et revenait de la cérémonie que la basse adulation du duc de la Feuillade avait organisée sur la place des Victoires autour de la statue de Louis XIV. En passant avec sa compagnie sur le Pont-Neuf, il dit à ses soldats devant la statue d’Henri IV : « Mes amis, saluons celui-là, il en vaut bien un autre. » Ce sont là des hardiesses qui n’aident point à la fortune d’un officier.

Le marquis Jean-Antoine, père de l’Ami des hommes et grand-père de l’orateur, ne sut jamais non plus tenir sa langue. Quoiqu’il fût un des plus beaux hommes de son temps, très brave et très vigoureux officier, criblé de blessures, il ne réussit point à dépasser le grade de colonel. La liberté de son langage fit tort à son avancement. On cite de lui bien des traits singuliers et plaisans. Il n’était encore que capitaine lorsqu’un commissaire inspecteur, envoyé par Louvois, ne le trouvant point à la tête de sa compagnie, voulut le porter absent ; il revint sur l’entrefaite, et ne pouvant obtenir, malgré ses réclamations, d’être considéré comme présent, cravacha le commissaire en lui disant d’un ton dégagé : « Puisque je suis absent, mettez que ceci se passe en mon absence. » Devenu colonel sans devenir plus prudent, à la suite d’un combat où son régiment avait été écrasé et lui-même blessé, il rencontra le frère de Chamillard, maréchal de camp de fraîche date, qui devait toute sa fortune à ce lien de parenté. « Monsieur, dit le courtisan en s’approchant du colonel et en le félicitant de sa belle conduite, je vous promets que j’en rendrai bon compte à mon frère. » Chamillard était alors ministre de la guerre, ce qui n’empêcha point le marquis Jean-Antoine de répondre insolemment : « Monsieur, votre frère est bien heureux de vous avoir, car sans vous il serait l’homme le plus sot du royaume. » On fit une promotion de maréchaux de camp ; naturellement on n’y comprit pas l’auteur de cette réponse.

Quoiqu’il eut une grande vénération pour Louis XIV, on raconte que, présenté au roi par le duc de Vendôme, il lui dit fort librement : « Sire, si, quittant les drapeaux, j’étais venu à la cour payer quelque coquine, j’aurais mon avancement et moins de blessures. » Au sortir de cette audience, Vendôme, fin courtisan, ne put s’empêcher de dire à son protégé : « Désormais je te présenterai à l’ennemi, mais jamais au roi. » Dans les circonstances les plus embarrassantes, l’esprit audacieux de sa race lui soufflait un de ces mots imprévus et plaisans qui tranchent les nœuds gordiens. Pendant la campagne d’Italie, quelques déserteurs de son régiment s’étaient réfugiés dans un couvent dont on lui refusait l’entrée en invoquant le droit d’asile. Il allait faire enfoncer les portes lorsque l’abbé parut sur le seuil, suivi de tous ses moines et précédé du saint-sacrement. Le marquis hésita un instant, puis, se tournant vers son major, il lui dit : « Dauphin, qu’on appelle l’aumônier du régiment et qu’il vienne retirer le bon Dieu des mains de ce drôle-là ! »

Original jusque dans sa bravoure, qui n’était plus de son siècle, le marquis Jean-Antoine gardait quelque chose des temps héroïques de la chevalerie française. Il entendait la guerre à la façon de Du Guesclin ou de Bayard. Chargé en 1705 de garder un pont, au combat de Cassano, il fait coucher ses soldats à plat ventre, reste seul debout et offre à l’ennemi sa haute taille comme point de mire ; un premier coup de feu lui casse le bras droit ; il prend une hache de la main gauche ; un second coup de feu lui traverse la gorge, lui coupe la jugulaire et les nerfs du cou ; il tombe, et toute l’armée du prince Eugène lui passe sur le corps. Il vivait encore cependant, on réussit à le sauver, quoiqu’il eût le cou à moitié séparé des épaules, et trois ans après, la tête soutenue par un collier d’argent caché sous sa cravate, il épousait Mlle  de Castellane, dont il eut sept enfans. Deux de ses fils, le marquis et le bailli de Mirabeau, méritent l’attention de la postérité.

M. de Loménie nous donne un portrait très nouveau et très attachant du bailli, que l’on connaissait moins que son frère et qui gagne à être connu. C’est le meilleur, le plus droit, le plus sensé des Mirabeau du xviiie siècle, quoiqu’il soit, lui aussi, incapable de contenir à certaines heures la fougue de son tempérament et d’assouplir la fierté hautaine de son caractère. Né pour jouer les premiers rôles, il reste au second rang, malgré son énergie, son application et la supériorité de son esprit ; — non que les occasions lui aient manqué, — mais parce qu’il ne se résigne jamais à aider les événemens. Disons tout de suite à son honneur qu’il vécut dans un temps où l’on ne pouvait guère arriver au pouvoir que par des moyens bas et que son âme fière et loyale n’eut même pas la tentation de les employer. Il n’en servit pas moins bien son pays sans se faire illusion sur la faiblesse de ceux qui en dirigeaient les destinées.

Toutes les publications qui viennent de se succéder sur le règne de Louis XV, et qui nous font pénétrer plus avant dans les intrigues de la politique française au xviiie siècle, la vie du dauphin écrite par M. Emmanuel de Broglie, l’ouvrage de M. le duc de Broglie, intitulé le Secret du roi, les Mémoires du cardinal de Bernis, les extraits du journal de Montcalm donnés par M. de Bonnechose, les deux volumes de M. de Loménie aboutissent à des conclusions accablantes contre le gouvernement de cette époque. L’inertie et la frivolité d’un pouvoir sans dignité paralysent les plus nobles efforts, les plus beaux dévoûmens, de grands talens et de grandes vertus. La société française est encore riche en hommes de mérite et de cœur, aux armées, sur mer, dans les administrations publiques ; mais on les sacrifie, on les abandonne dans les pays lointains, où ils soutiennent l’honneur du drapeau, on fait échec aux négociations déjà si difficiles de la diplomatie officielle par les menées équivoques d’une diplomatie occulte, on inflige à de braves gens l’humiliation dangereuse de servir sous des chefs incapables et reconnus comme tels, déjà ridiculisés par la cour avant d’être chansonnés par les soldats. C’est le temps où nos fautes consolident la monarchie prussienne, détruisent notre marine et livrent aux Anglais avec nos colonies l’empire incontesté de la mer. La longue décadence du règne de Louis XV prépare et rend inévitable la révolution qui va éclater sous son successeur. Tous les esprits sagaces en ont le pressentiment ; le père et l’oncle de Mirabeau l’annoncent à plusieurs reprises, sans croire peut-être qu’elle soit aussi prochaine, sans soupçonner surtout qu’un héritier de leur nom en deviendra bientôt la plus éloquente, la plus puissante personnification.

La violence des passions se transmet si naturellement avec le sang chez les Mirabeau que le plus sage d’entre eux, l’honnête bailli, commence par des excès. Admis dès l’enfance dans l’ordre de Malte et dans la marine royale avant l’âge de treize ans, il ne passait pas huit jours de l’année hors de la prison, « et sitôt qu’il voyait le jour, dit son frère, il courait se perdre d’eau-de-vie, et de là tomber sur le corps de tout ce qu’il trouvait en son chemin jusqu’à ce qu’on l’abattît et le portât en prison. » Personne ne pouvait l’arrêter ; ce qui le distingue de la plupart des siens, c’est qu’il s’arrêta tout à coup de lui-même. Il eut sur eux l’avantage d’être jeté tout jeune au plus fort de l’action, trempé par la rude discipline de la mer, condamné à des travaux, exposé à des périls où se dépensa sans s’user la fougue de sa jeunesse. A vingt-trois ans, il avait déjà fait une longue croisière en Amérique et commandé la mousqueterie d’un bâtiment de guerre dans un engagement contre une escadre anglaise ; à vingt-sept ans, il prenait part à une grande bataille navale et y recevait une blessure au pied ; à vingt-huit ans, une nouvelle blessure, beaucoup plus grave que la première, le faisait tomber entre les mains des Anglais et le retenait trois mois au lit. Nommé capitaine de vaisseau à trente-cinq ans, il trouvait, -l’année suivante, dans les fonctions de gouverneur de la Guadeloupe le plus noble emploi d’une activité toujours jeune, toujours exubérante.

La pensée dominante du bailli de Mirabeau fut d’appliquer au gouvernement de la colonie ces idées d’humanité et de justice qui font tant d’honneur à la philosophie française du XVIIIe siècle, et qui pénétraient alors dans toutes les classes de la société. Parmi les gentilshommes qui recueillaient, même sans le vouloir, les enseignemens de la philosophie, et que tourmentait le besoin de réformes, il y en eut peu que l’élévation naturelle de leurs sentimens rendissent plus accessibles aux idées nouvelles que le bailli et son frère. Le sens profond de l’humanité qui éclate dans les discours du grand orateur, la chaleur de cœur avec laquelle il s’intéresse aux misères humaines, lui viennent de sa famille, au même titre que l’héritage des passions violentes et déréglées. Les lettres que le gouverneur de la Guadeloupe écrit au marquis de Mirabeau semblent inspirées, à certains momens, par l’esprit même de la révolution. L’insolence et la cruauté des blancs à l’égard des nègres révoltent tous ses instincts généreux. Le préjugé de la couleur, si puissant alors aux colonies et qui a duré si longtemps chez les Anglo-Saxons, n’existe pas pour lui. A ses yeux, un nègre est un homme aussi digne, de vivre et d’obtenir justice qu’un blanc. Pour comprendre ce qu’il y a de nouveau et de courageux dans une opinion de ce genre publiquement exprimée, confirmée d’ailleurs par des actes, il faut se rappeler qu’avant l’arrivée du bailli de Mirabeau à la Guadeloupe, il était d’usage de ne jamais punir le meurtre d’un nègre. Le nouveau gouverneur employa toute son énergie, à déraciner un si odieux abus. « L’on ne peut se cacher, écrit-il à son frère, qu’un nègre est un homme, et un philosophe qui considérerait l’humanité de sang-froid dans ce pays-ci donnerait peut-être la préférence aux nègres. Je sais les divers reproches que l’on fait, aux gens de cette couleur ; mais, en approfondissant, je ne vois, moi, confesseur de tout le monde, que le crime des blancs. Qu’un homme fasse travailler un autre homme autant que ses forces le lui permettent, et refuse de lui donner la nourriture la plus vile, si celui qui est si cruellement traité commet quelque crime, qui a tort ? C’est l’histoire perpétuelle de ce pays-ci. » Ailleurs il écrivait encore : « L’on a dans ce pays et l’on remporte assez communément une prévention contre les nègres, qui est injuste. Je regarde ce peuple-là comme tout à fait le même que nous, à la couleur près. Je doute même que l’esclavage ne nous rendît pas pires que lui. » Sur cette question de l’esclavage, les deux frères parlent en chrétiens ou plutôt encore en philosophes, car on doit dire, à l’honneur de la philosophie, que le christianisme tout seul n’a pas réussi à extirper l’esclavage ; il y a fallu, le concours et la propagande des idées philosophiques. « On ne peut concevoir l’esclavage avec le christianisme, disait le marquis de Mirabeau. Comment s’est-il donc introduit si généralement dans le Nouveau-Monde ? C’est une chose inconcevable. Je sais bien que si j’étais ministre de la marine demain, je ferais passer un édit qui déclarerait tout nègre libre. » Ne croit-on pas entendre d’avance dans la bouche du père de Mirabeau un fragment de la « Déclaration des droits de l’homme ? »

Les bureaux des ministères aiment rarement les novateurs et les idées nouvelles, la routine administrative s’accommode à merveille du statu quo. Le bailli en fit l’expérience. Son frère qui, par attachement pour lui et par dévoûment aux intérêts de sa famille, allait s’enquérir à Versailles de, ce qu’on pensait du nouveau gouverneur de la Guadeloupe, en rapportait des impressions peu favorables. Les commis de la marine reprochaient au bailli de montrer trop de zèle et d’envoyer de trop longs mémoires sur les abus du pays. « D’abord c’est trop tôt, disait-on, comme pour l’accuser de précipiter son jugement sur les hommes et sur les choses ; ensuite il doit, penser qu’il y a des choses, que nous voyons sans avoir la force d’y remédier, d’autres auxquelles nous ne voulons pas remédier. » La mauvaise humeur causée aux bureaux par les idées novatrices du bailli fut sans doute une des causes qui l’empêchèrent plus tard de s’élever au premier rang. Peu lui importait, du reste, il n’était pas. homme, à, sacrifier ses principes à son ambition. « Je t’ai toujours dit, cher frère, écrivait-il, qu’il y a longtemps que j’ai renoncé à la fortune ; si elle vient, tant mieux ; mais cette vile maîtresse du genre humain n’aura pas seulement la gloire de me faire fléchir le genou… Si c’est pour moi que tu te donnes le souci d’aller à Versailles, n’y va pas ; tu auras beau faire et beau dire, je ne ferai pas fortune, c’est moi qui te l’assure, quoique je te promette de me conduire très sagement ; mais je te demande ton avis net, quoique mon parti soit pris sans lui. Veux-tu que je sois honnête homme et me casser le col, ou bien veux-tu que je fasse une fortune dont je rougisse pendant la vie et frémisse à l’article de la mort ? »

Obligé par le dépérissement de sa santé de rentrer en France, le bailli de Mirabeau ne repoussa pas absolument l’espérance que caressait son frère de le voir servir son pays en grand. Il aborda même la cour, mais avec peu de patience et en courtisan toujours prêt à fuir. « Je te répéterai, écrit-il au marquis, ce que je t’ai dit mille fois : les coups de vent, les coups de mer et de canon, la faim, la soif, la peste, sont choses auxquelles les enfans d’Adam furent condamnés en punition de leur père commun, et jamais je n’ai trouvé ces choses assez dures pour projeter de tout planter là pour m’y soustraire ; mais les antichambres me feraient devenir fol. » Jean-Antoine-la-Bourrasque, comme l’appelait son frère, était plus fait pour affronter les canons anglais que pour subir les lenteurs et les dégoûts de la cour. Fatigué des antichambres, il alla respirer un air plus pur en s’embarquant sur la flotte que La Galissonnière conduisait à l’attaque de Minorque. Il prit part au combat naval dans lequel l’amiral Byng fut vaincu par l’escadre française et retourna à Versailles où l’appelaient de nouveau les espérances tenaces du marquis.

Le public crut, pendant quelque temps, que le bailli de Mirabeau serait adjoint au ministre de la marine, Berryer, ancien lieutenant de police, tout à fait étranger aux choses du métier. Le ministre lui-même sembla accueillir cette pensée en le faisant venir au ministère et en lui parlant des affaires de son département. « Je n’y vois qu’un étang, lui dit-il, mais avec votre secours j’espère relever la marine. » La marine ne se releva point, et le bailli ne fut pas nommé. Il passait pour une tête chaude, les bureaux exploitèrent probablement contre lui cette réputation ; Mme de Pompadour, qui avait paru d’abord s’intéresser à, lui, l’abandonna, et tout fut dit. Quel besoin cependant n’avait-on pas d’une expérience et d’une énergie telle que la sienne ? C’était le moment où Louisbourg et l’Ile Royale, la clé du Canada, venaient de tomber entre les mains des Anglais. « Notre marine est perdue, s’écriait avec tristesse l’honnête marin, nous n’aurons bientôt plus de vaisseaux ; ils pourrissent mal soignés dans les ports ; on nous en a pris douze ; nous en avons perdu en tout vingt de ligne et une multitude de frégates. » Malgré tant de désastres, il ne désespérait pas encore : il connaissait le courage des officiers et des marins ; il savait de quel héroïsme des équipages bien commandés seraient capables. On avait fait des pertes énormes ; mais il restait encore de plus grandes ressources. Un chef résolu pouvait tout sauver ; c’est ce chef qu’appelait la marine et qu’elle croyait avoir trouvé dans le bailli de Mirabeau. Celui-ci voyait fuir avec une profonde tristesse l’unique occasion qui pût lui être donnée de sauver nos colonies. Le langage qu’il tenait alors n’est point celui de l’ambition déçue ; il songe à la France plus qu’à lui-même lorsqu’il regrette l’inaction où on le laisse. Son frère et lui avaient au plus haut degré le sentiment du patriotisme ; c’est encore là une vertu et une force que Mirabeau trouvera dans son héritage de famille. « Rien n’est perdu, écrivait le bailli après la prise de Louisbourg ; je connais l’énorme perte que nous faisons, mais je connais nos ressources et ne crains que Versailles. Un bon plan d’administration réveillerait tous les cœurs engourdis… j’ai vu avec un sentiment que je pourrais appeler tendresse la crinière de notre jeunesse se hérisser à cette terrible nouvelle, et tout son sang prêt à se verser avec joie pour réparer ce qu’ils appellent un affront et l’opprobre éternel de notre nation. »

Chargé par le maréchal de Belle-Isle d’inspecter et de réorganiser les milices gardes-côtes de Picardie, de Normandie et de Bretagne, le bailli trompe sa douleur par son activité. Il éprouve même une joie passagère en se retrouvant au milieu de ces officiers de marine dont il connaît le dévoûment, dont il se sait aimé, qui accompliraient des prodiges de courage sous des chefs dignes d’eux. Sa correspondance déborde alors de patriotisme et de sympathie pour tant de gens de cœur. Dans des lettres que M. de Loménie ne pouvait publier tout entières et dont nous devons la communication à l’obligeance de Mme  de Loménie, on trouve des passages pleins de feu, les confidences émues d’une âme qui reste jeune et que l’amour du pays ne cesse de consumer. Le 28 août 1758, le bailli écrit de Brest à son frère : « J’ai la satisfaction de voir qu’une brillante jeunesse, qui est encore dans l’âge de bien penser, veut bien me regarder comme une sorte de boulevard, et je sais que je suis en opposition avec ceux qu’elle regarde comme lâchement vendus et énervés. » Dès qu’une action d’éclat s’accomplit sur la côte, il la raconte à son frère avec orgueil ; les malheurs de la patrie lui paraissent moins cruels lorsqu’il voit se continuer parmi les jeunes marins les vieilles traditions de la valeur française. « Il y a deux jours que deux de nos jeunes gens ont fait avec deux frégates la plus jolie action du monde, ont sauvé un convoi dont ils étaient chargés à la barbe de cinq vaisseaux anglais… Le petit Du Chillot, commandant une corvette, vient de sauver peut-être Saint-Malo. Il a manœuvré avec toute l’audace et le sens droit et rassis que je désirerais, après près de trente ans de service. »

Au sentiment d’admiration que lui inspire tant de courage se mêle chez le bailli un accent de tristesse, lorsqu’il songe au peu que fait la cour en faveur de ces jeunes gens. « La marine est pleine d’excellens sujets, dit-il, mais on les étouffe de bonne heure. » Il semble même indiquer dans une autre lettre inédite que les beaux faits d’armes de nos marins sont plus appréciés par nos ennemis que par le gouvernement français. « Je t’ai marqué, écrit-il, les actions de deux ou trois de nos jeunes gens. M. Duguay-Trouin, s’il vivait, aurait été flatté d’en augmenter ses mémoires… Un de nos jeunes gens de vingt ans aussi, nommé Trobriant, attaqué la nuit dans un mouillage par deux frégates anglaises plus fortes que lui, les combat, en démâte une et se sauve. Il part de là pour aller considérer et donner des nouvelles de la flotte anglaise. Il est attaqué, se bat cinq heures contre deux frégates plus fortes que lui ; trois autres arrivent, il se bat encore une heure, et est pris, comme tu juges bien. Cela se passa à la vue du duc d’Harcourt, et le combat fut si vif et si long qu’il a fallu, pour que nous pussions penser qu’une pareille frégate l’eût soutenu, que nous l’ayons appris par l’Angleterre, où on a la générosité de respecter un enfant qui a paru respectable. »

Le marquis de Mirabeau ne sent pas moins vivement que le bailli les malheurs de la France et l’insuffisance des gouvernans. Les confidences qu’échangent les deux frères pendant la guerre de sept ans se terminent presque toujours par des plaintes amères sur les fautes de la monarchie. Après la bataille de Minden, le marquis exprime son indignation dans une lettre inédite qui vaut la peine d’être citée : « Jamais telle boucherie de notables et le tout pour être conduits par un aveugle. Nous jouons le jeu de nous faire détruire à la fin ; nous parions, avec tous les outils de l’anarchie, contre la puissance la plus économe et la plus ordonnée. » La nation elle-même, lasse d’être si mal gouvernée, lui paraît prise de vertige et entraînée sans le savoir vers les catastrophes. « Au dedans, tout le monde extravague, les bons comme les méchans, les habiles comme les ignares ; tous semblent placés exprès par la Providence au lieu et au moment où ils peuvent le plus promptement accélérer le bouleversement. » Dans une autre lettre également inédite, parlant d’un acte de trahison reproché à un officier général par l’héroïque Chevert, il laisse échapper le cri d’un honnête homme épouvanté du trouble des esprits : « Si ces faits, que celui qui me l’a dit tient de Chevert lui-même, sont vrais, il faut avouer qu’un siècle corrompu influe terriblement sur les êtres qui le composent, car assurément celui-là n’était point né pour de telles manœuvres ! Mais on devient méchant par théorie en vivant. » Lui-même sera un exemple de la vérité de cette dernière réflexion. Il y aura des montons dans sa vie où tous les principes de sagesse et d’honnêteté dont il s’est muni seront emportés par la fougue des passions ou par le désir d’écraser ses adversaires. Il est temps d’étudier cet étrange personnage, ce composé de vertus et d’imperfections, de raison et d’utopie, qui fut le père, le tyran et la victime de Mirabeau.


II

Il avait servi dans sa jeunesse au régiment de Duras, et commencé, comme il nous ledit lui-même, par des excès « étonnans. » Vauvenargues, son ami et son parent, peignait alors en quelques traits l’originalité de son caractère : « Vous, mon cher Mirabeau, lui disait-il, vous êtes ardent, bilieux, plus agité, plus superbe, plus inégal que la mer et souverainement avide de plaisirs, de science et d’honneurs. » Le marquis lui-même ne se faisait aucune illusion sur ses défauts ; comme le dit très justement M. de Loménie, il jugeait ses folies avec sa raison. A aucune époque de sa vie, il ne fut maître de ses sens. Pendant sa jeunesse, ce fut une véritable obsession, une infirmité humiliante qu’il transmit à son fils. « La volupté, écrivait-il, est devenue le bourreau de mon imagination, et je paierais bien cher mes folies et le dérangement de mœurs qui m’est devenu une seconde nature. » Sa première grande folie fut de quitter le service à vingt-huit ans, et de se marier avec une femme qu’il connaissait à peine, dont il devait dire plus tard qu’elle avait eu « la plus pestilentielle et impudente éducation. » Il ne lui fallut pas longtemps pour s’édifier sur le compte de ses beaux-parens et particulièrement de sa belle-mère, « bonne femme au fond, mais la plus tracassière, tracassée et tracassante femme de l’univers ; elle a le malheur d’avoir l’esprit si gauche que rien n’y entre comme dans un autre. » La seule qualité de fille unique et de future héritière que possédait Mlle de Vassan décida de ce mariage. Une des idées fixes du marquis, idée qu’il tenait des premiers Riqueti ou Riquet, reconnus gentilshommes, était de laisser à ses descendans une grande situation sociale. C’est ce qu’il appelle, dans son langage original, le sentiment du futur appliqué à l’esprit de famille. Dès sa jeunesse il se traça un plan et travailla pour ses fils, avant même que ceux-ci fussent nés. En attendant qu’il pût faire, comme il le souhaitait, « d’une maison en Provence une maison en France, » il eut à subir les soucis, les humiliations et les orages de l’union la plus mal assortie. La durée de la vie de « l’éternelle » belle-mère recula de bien des années la prise de possession de l’héritage, et lorsque la succession de Mme de Vassan s’ouvrit, la totalité en fut réclamée par sa fille, alors en guerre ouverte avec le marquis. Celui-ci travailla, spécula, économisa, entreprit un canal, acheta un duché, exploita une mine de plomb, pour se trouver à la fin de sa vie débiteur de 678,740 livres et menacé d’une séparation de biens qui pouvait lui enlever tous ses revenus disponibles. L’agitation perpétuelle et les tendances chimériques de son esprit le conduisirent presque à sa ruine, sans lui laisser un jour de repos. « J’ai gâté, dit-il, bien des choses par vivacité et précipitation, et ne me suis mêlé d’aucune avec entendement. »

Il a gâté surtout sa vie par la folie de son mariage. « Quiconque a une femme destructrice, écrit le bailli à son frère, travaillera en vain à faire une maison, si habile qu’il soit. Or depuis la création du monde, on ne vit pas une femme de l’espèce de celle que Dieu t’a donnée, ni des enfans de l’espèce des tiens. » Quoique le marquis parût d’abord supporter les défauts de sa femme avec plus de patience qu’on n’aurait pu l’attendre d’un caractère tel que le sien, quoique tout semblât se tourner entre eux en conjugalité, il jugeait sans illusion la mère de ses onze enfans, comme le prouve le portrait qu’il trace d’elle pour une de ses filles, Mme du Saillant. Il ne semble même pas tenir compte, tant il est emporté par le ressentiment, de l’inconvenance qu’il commet en étalant sous les yeux d’une fille les défauts de sa mère. Il reproche à sa femme de n’avoir ni ordre, ni tenue, ni propreté, ni pudeur. « Hommes et femmes, ouvriers, marchands, oisifs, valets, tout entrait dans sa chambre, qu’elle fût au lit ou non. On la voyait échevelée, dépoitraillée, courant après un mantelet ou un mouchoir ; tout en désordre dans sa chambre, enseigne distinctive de l’appartement des filles de joie. » Toute contrainte, tout effort lui étaient odieux ; à table même, au lieu de tenir sa place de maîtresse de maison, elle suivait sa fantaisie, sans s’occuper des convives. L’impuissance absolue de se contenir et de se dominer semble avoir été le trait principal de son caractère. Son fils, qui tenait d’elle, écrivait à Mme de Monnier : « Elle sera toujours la dupe de sa violence. » Pendant dix ans néanmoins la vie commune parut supportable. Le marquis se plaint quelque part « de la sorte d’attachement turbulent dont sa femme le fait enrager ; » mais, tout en s’en plaignant, il s’y résigne. Il s’y résignera longtemps encore, jusqu’à ce qu’il découvre des papiers qui ne lui laissent aucun doute sur les dérèglemens de la marquise. Elle avait eu l’effronterie de remettre à un de ses amans, peut-être même à plusieurs, un certificat de leurs relations écrit de sa main et signé de son nom. C’est ce que le marquis appelle « le fumier qu’un honnête homme ne peut couvrir de son manteau. »

À partir de ce moment, la séparation était inévitable ; elle aboutit bientôt entre les deux époux à une lutte acharnée où le mari se défend avec des lettres de cachet, où la femme essaie de ruiner le mari à force de procès. Leurs enfans grandissent au milieu de ces fureurs, détestés par leur mère quand ils se rapprochent de leur père, et par celui-ci quand ils se rapprochent de leur mère. Voilà l’école de violence et de cynisme à laquelle fut élevé Mirabeau. Il y perdit le sens de la délicatesse morale et la notion du devoir. Confident des griefs réciproques de ses parens, il apprit malheureusement à ne les estimer ni l’un ni l’autre et à ne suivre dans ses relations avec chacun d’eux que l’impulsion de son intérêt. Le rôle de négociateur ne lui ayant point réussi, sa mère ayant déchargé sur lui un pistolet parce qu’il parlait de conciliation, il prit parti, suivant le besoin, tantôt contre le marquis, tantôt contre la marquise, avec une égale véhémence et un égal détachement de tous deux. On connaît surtout ses invectives contre son père qui ont eu plus de retentissement ; mais M. de Loménie, dont les informations sont si justes, établit qu’à d’autres momens il n’a pas non plus ménagé sa mère.

Au milieu de cette famille divisée et furieuse apparaît une personne d’un caractère plus calme, habituellement maîtresse d’elle-même, aimable et insinuante, mais que l’embarras d’une situation équivoque et peut-être même une disposition naturelle entraînent à plus d’un artifice. Le marquis de Mirabeau paraît avoir rencontré vers 1755, douze ans après son mariage, la femme la plus propre à lui procurer le genre de bonheur qu’il ne pouvait trouver auprès de la marquise : le repos et l’égalité d’humeur dans l’affection. Mme  de Pailly, née en Suisse, d’une famille protestante d’origine française, femme d’un officier suisse au service de la France, possédait des qualités qui formaient le contraste le plus complet avec les défauts de Mlle  de Vassan. Sans apporter dans le monde une intention marquée de coquetterie, elle plaisait généralement et s’insinuait peu à peu dans les bonnes grâces de chacun. Dès que le marquis la connut, le charme opéra sur lui et lui rendit la présence de Mme  de Pailly aussi douce que celle de sa femme lui était pénible. La première trace d’une intimité qui allait devenir durable et publique se retrouve dans une lettre adressée par le marquis à son frère. Exilé au Bignon en 1760, l’Ami des hommes y emmène avec sa femme Mme  de Pailly et semble se consoler de la présence de la première par l’agrément que la seconde apporte dans un intérieur ordinairement fort maussade. « Il y a déjà longtemps que tu as jugé cette digne femme, écrit-il au bailli, mais il faut la voir en société avec des gens difficiles pour bien connaître ce que c’est. » Difficile ou endormie, voilà le portrait que le marquis trace de la marquise, tandis qu’il ne tarit pas en éloges sur le compte de Mme  de Pailly. Racontant l’emploi de ses soirées à Mme  de Rochefort, il termine ainsi : « Ma femme s’endort, et nous causons encore une heure, Mme  de Pailly et moi, et quelque commensal ou survenant, ce qui nous mène à minuit, heure de la retraite. » La marquise ne put ignorer longtemps une liaison qui ne se cachait guère, et plus tard, séparée de son mari, elle se servit contre lui de cette faiblesse comme d’une arme presque aussi redoutable que les papiers infâmes dont il pouvait se servir contre elle.

Mme  de Pailly ne fut certainement pas la cause de la rupture des deux époux, comme on l’a dit quelquefois. Ils se seraient brouillés et séparés sans elle, mais elle rendit plus difficile la situation du marquis. Celui-ci, au lieu de prendre, comme il en avait le droit, l’attitude d’un mari offensé qui demande justice, en fut réduit à se tenir sur la défensive. Dans la lutte engagée entre le mari et la femme, c’est le mari qui conserve des ménagemens ; c’est la femme qui essaie de déshonorer celui dont elle porte le nom, qui publie et fait publier contre lui par son propre fils des mémoires outrageans et qui remplit la France du scandale de ses démêlés domestiques. À coup sûr, la violence du tempérament y est pour beaucoup ; mais la femme serait moins audacieuse et le mari moins prudent si celui-ci n’avait rien à se reprocher. Parmi les accusations que la marquise portait contre son mari avec une exagération et une mauvaise foi manifestes, il y en avait une qui atteignait le marquis au point le plus sensible de son cœur. On ne nommait pas encore Mme  de Pailly ; mais on pouvait un jour prononcer son nom, et en attendant on la menaçait à mots couverts. Mirabeau, le plus véhément des adversaires du marquis, la désignait effrontément au mépris public en écrivant que la place de sa mère était déjà remplie « par une de ces femmes intrigantes, séductrices dangereuses, qui, n’ayant point assez de vertus pour être mères de famille, ont assez d’adresse et d’impudence pour en usurper les droits. »

Le marquis, qui aimait à jouer au baron féodal et qui parlait volontiers de son « règne » dans les mémoires qu’il écrivait pour sa postérité, était au fond beaucoup moins hardi qu’il ne paraissait l’être. Poussé à bout, comme il le fut par son fils, il pouvait abuser de son autorité et remplacer la justice par la lettre de cachet ; il pouvait même, dans un accès de colère qui dépassait sa pensée, exprimer le désir de faire disparaître au fond de quelque oubliette, connue de lui seul et du souverain, ce fils incorrigible. Mais, au lieu d’habiter un donjon et de régner sur des vassaux, il vivait sous les regards implacables d’une société frondeuse, déjà pénétrée de l’esprit de la révolution et qu’il savait disposée à prendre parti pour le plus fort contre le faible. Il ne se dissimulait pas que l’autorité n’était point en faveur, et c’est d’un acte d’autorité qu’il aurait eu besoin pour en finir tout de suite avec sa femme. Ses amis attendaient de lui plus de vigueur qu’il n’en montra d’abord. Outre la crainte du blâme et de l’impopularité qu’il ne réussit point à détourner de sa tête, outre le danger d’exposer au déshonneur le nom de la femme qu’il aimait, un fonds de bonté et de générosité le retenait encore. Mme  de Pailly, qui le connaissait bien et qui eût peut-être été plus courageuse que lui, quoiqu’elle risquât davantage, signale ce trait curieux de son caractère à Mme  de Rochefort : « Il n’y a que l’autorité, dit-elle, mais de la vouloir conseiller à notre ami, c’est vouloir coudre un morceau de drap à de la mousseline. Il fera bien un acte de force dans un mouvement de chaleur, mais cet acte sera isolé, n’assortira à rien ni pour le passé ni pour l’avenir. »

Les hommes, même les plus forts, sont rarement tout d’une pièce ; on ne les juge bien qu’en tenant compte des nuances. La fougue du tempérament, l’énergie apparente ne doivent point nous cacher ce qu’il y avait de bon et même de tendre dans l’âme du marquis. Admirable de dévoûment pour sa mère et pour son frère, mieux disposé pour ses enfans qu’aucun de ceux-ci ne l’était pour lui, il a été le plus fidèle et le plus sûr des amis. L’ouvrage si intéressant que M. de Loménie a consacré à Mme  de Rochefort en fournit des preuves nombreuses ; l’histoire de sa liaison avec Mme  de Pailly les complète par de nouveaux traits. Il y a là un de ces liens illégitimes que la société indulgente du xviiie siècle couvrait de sa tolérance, qui avait cependant besoin, pour être tout à fait accepté, de l’épreuve du temps et de la constance. L’affection et le dévoûment que les deux amis se témoignèrent jusqu’au bout leur assurèrent le respect de ceux qui les connaissaient. Mme  de Pailly apporta dans ces relations de plus de trente années, avec l’agrément habituel de son commerce, la sagacité d’un esprit très net, très avisé, dont les conseils devinrent indispensables à son ami ; elle l’aida à faire face aux complications d’une existence presque toujours troublée par des soucis financiers, par des luttes domestiques, par d’interminables procès ; elle prit courageusement sa part de difficultés sans cesse renaissantes et engagea même une partie de son modeste avoir pour diminuer les charges d’une maison obérée. Le marquis, de son côté, lui témoigna la tendresse la plus attentive. Quoiqu’elle fût d’humeur enjouée, elle était sujette à des vapeurs, à des accès de tristesse involontaire qu’expliquent suffisamment l’embarras d’une situation irrégulière, le remords de la faute commise, et la difficulté de soutenir un rôle si délicat au milieu d’une famille si violente et si divisée. Le marquis eut à la défendre successivement contre chacun des siens et il le fit d’un ton si résolu, avec une telle sincérité d’émotion qu’il fit presque tomber les armes des mains de ses adversaires. On vit qu’il s’agissait de ce qui lui tenait le plus au cœur, du fond même de sa vie.

Sa mère, qui avait horreur de la marquise, qui lui préférait de beaucoup Mme de Pailly, mais que tourmentaient de grands scrupules religieux, ne supporta pas toujours facilement la présence sous son toit d’une étrangère dont elle ne pouvait ignorer les relations avec le maître de la maison. Des scènes violentes éclataient quelquefois entre les deux femmes, et le marquis, maltraité par toutes deux, s’épuisait en efforts pour les réconcilier. A la suite d’une de ces discussions, il écrivait à Mme de Rochefort : « Je ne suis, quant à moi, pauvre bouleux, sur le théâtre de notre société que comme celui qu’on paie à la comédie pour recevoir les coups de pied et les soufflets. » Il y a loin de cette situation bourgeoise, presque comique, au grand rôle de justicier que s’arroge quelquefois le marquis et qu’on lui attribue trop fréquemment. M. de Loménie, préoccupé avant tout de découvrir et de fixer toutes les nuances de la vérité, ramène les choses à des proportions plus justes et replace les personnages dans le cadre plus modeste qui leur convient. Le marquis, qu’on croit si dur et si absolu, avait un tel besoin d’affection qu’il ne pouvait se passer de Mme de Pailly ; c’est même le sentiment du bien qu’elle lui faisait et du mal irréparable qu’elle lui aurait causé en le quittant qui décida cette femme dévouée à rester auprès de lui, quoique le fils aîné du marquis, le futur orateur, eût réussi à ameuter contre elle presque toute la famille. Le père le sait et en témoigne son irritation dans une lettre où il résume ce que tous les siens doivent de reconnaissance à son amie. « Je vous ai dit, à vous mon fils, l’article sur lequel je n’entends point de composition et qui me hérisse la tête en me navrant le cœur… Au fond, il est injuste que quelqu’un qui a voué son être tout entier, son savoir-faire unique, son temps et sa vie au maintien continuel et journalier d’une famille n’en reçoive que haine, prévention et suspicion. « Il compare même, avec une amertume bien justifiée, la conduite de ses enfans à celle de Mme de Pailly. « Tandis que mes enfans me dévoraient, il me fallait d’autres secours que des conseils ; je les ai toujours trouvés là. »

Malheureusement pour la mémoire du marquis, les côtés aimables de son caractère sont restés dans l’ombre. Il a été livré à la malignité publique par les accusations que portaient contre lui en même temps sa femme, son fils aîné, sa troisième fille, et par les pamphlets outrageans dans lesquels le futur orateur s’essayait à l’éloquence. D’ailleurs il sembla se condamner lui-même lorsqu’à. la fin de sa vie, abreuvé d’amertumes, poussé jusque dans ses derniers retranchemens, il eut recours à la force pour étouffer les voix de ses adversaires. L’opinion publique ne pouvait pardonner à l’Ami des hommes, au philanthrope autrefois populaire, de donner un démenti si éclatant à ses anciennes opinions. Il lui était permis moins qu’à tout autre d’abuser de son crédit auprès des ministres pour faire intervenir l’autorité royale dans ses querelles de famille. De quel droit ce réformateur, qui avait tant écrit sur les abus de la société, invoquait-il à son profit le plus criant des abus de l’ancien régime ? La lettre de cachet pour raisons de famille, dont la magistrature n’avait jamais accepté le principe, eût dû révolter une conscience aussi éclairée que celle du marquis. Il ne se justifia point de l’avoir employée en la désapprouvant. Il ne peut être question ici de le disculper de cette faute sur laquelle il ne se faisait point d’illusion. Il ne sera peut-être pas sans intérêt cependant d’examiner les circonstances qui ont pu troubler son jugement et l’entraîner à des actes si contraires à ses principes.

Qu’on se représente cet administrateur chimérique, qui a englouti beaucoup d’argent dans des entreprises malheureuses, qui a consenti aux plus grands sacrifices pour l’établissement de ses enfans, qui ne parvient à équilibrer son budget qu’à force d’industrie, apprenant tout à coup que son fils aîné, déjà marié, vient de contracter en quinze mois près de 200,000 francs de dettes, et que sa femme, liguée avec sa troisième fille, lui intente un procès qui le ruinera si elle le gagne. Il y eut là, dans cette existence si traversée, une de ces crises douloureuses dont on croit ne pouvoir sortir que par des moyens extrêmes. Il entra dès lors dans une période de luttes où il se crut tout permis contre des adversaires sans scrupules. Son premier mouvement fut un accès de fureur contre Mirabeau. « Mieux vaudrait, écrivait-il au bailli, pour notre repos momentané, écraser ce mauvais fils d’une mauvaise mère. » L’équité oblige ici à reconnaître que Mirabeau ne négligea rien pour pousser à bout un père au désespoir. Condamné par ordre du roi à résider avec sa femme au château de Mirabeau, il fait argent de tout, coupe les bois et vend les meubles ; envoyé en résidence à Manosque, il rompt son ban, maltraite un gentilhomme, est décrété de prise de corps, tombe sous le coup d’un procès criminel, et serait condamné si une nouvelle lettre de cachet ne le faisait enfermer au château d’If, d’où on le transféra au château de Joux, près Pontarlier. On connaît le scandale de ses relations avec Mme de Monnier, leur fuite et leur départ pour la Hollande. Pendant ce temps, la marquise, qui était brouillée avec son fils, qui n’avait point voulu figurer dans son contrat de mariage et qui refusait même de répondre à ses lettres, se rapproche de lui pour continuer sa campagne contre son mari avec un auxiliaire de plus, de nouvelles armes et de nouveaux griefs. À ses récriminations personnelles elle ajoute, afin de produire plus d’impression sur le public, les plaintes d’une mère qui plaide la cause de son enfant. Elle a même l’audace de publier, sans l’autorisation de celui-ci, les lettres injurieuses qu’il écrit au ministre Malesherbes contre son père.

Le cynisme de la marquise de Mirabeau s’étale en plein jour dans sa correspondance avec Mme  de Monnier, qui lui envoie son portrait et à qui elle permet de l’appeler « ma chère maman, » de même qu’elle nomme « mon gendre » l’aventurier Brianson, amant de sa fille, Mme  de Cabris. Elle a certainement une grande part de responsabilité dans l’indigne conduite que Mirabeau tint en Hollande à l’égard de son père. Elle le sait fort gêné et elle lui laisse entrevoir que, si elle gagne son procès, il en profitera plus que personne. Lui-même d’ailleurs n’a pas besoin d’être excité ; son intérêt et sa passion l’animent contre le marquis. Il le poursuit de ses railleries et fait imprimer contre lui à Amsterdam un pamphlet, dont il envoie à sa mère cinq cent cinquante exemplaires. Le bailli, exaspéré de l’outrage qui atteint le chef de sa famille, écrit à son frère : « Le misérable devrait bien se faire assommer dans quelque coin. » Au lieu de retenir le marquis, il le pousse aux résolutions extrêmes. « Je ne crois pas, dit-il, que la plus grande rigueur vis-à-vis de cette mégère et de son indigne fils puisse jamais te donner l’air de la tyrannie. » On comprend, sans l’approuver, que le marquis, profondément ulcéré par ce qu’il appelle « des faits et gestes de parricide, » excité par son frère, cède encore une fois à la tentation d’invoquer contre son fils l’appui de l’autorité, le fasse arrêter en Hollande et enfermer à Vincennes. La lutte a été si vive et les coups portés laissent de telles blessures qu’il annonce cette nouvelle au bailli avec un accent de triomphe. « Je reçus hier avis que le scélérat était serré et aux fers ;… ma conscience me disait qu’indépendamment des crimes qu’il va semant comme la paille, son sort serait finalement de se faire rouer sous notre nom, et ce n’est pas pour souffrir cela que nos pères nous l’ont transmis avec ses avantages. »

Débarrassé de son fils, le marquis se tourne vers sa femme et obtient sur elle une première victoire en gagnant devant le parlement le procès qu’elle lui intente. Mais cette victoire n’est pas sans danger. La marquise, déboutée de sa demande en séparation de corps et de biens, reconquiert, en vertu même de l’arrêt qui la condamne, le droit de rentrer au domicile conjugal qu’elle a quitté depuis quinze ans et fait invasion chez son mari. Elle n’y trouve que des gens de service auxquels elle donne le spectacle de ses violences. Un soir entre autres elle fit scandale. Le suisse de l’hôtel Mirabeau, qui avait reçu du marquis des instructions formelles, refusant de laisser entrer l’avocat de la marquise, celle-ci se jeta à bas de son lit, prit à peine le temps de passer un jupon, se précipita dans l’escalier, traversa la cour, jambes nues, à six heures du soir, et voulut empêcher le suisse de fermer la porte. Elle interpella les passans, invoqua leur assistance et, malgré ses efforts, les domestiques de la maison ayant réussi à s’enfermer, elle entra dans la loge du suisse et harangua la foule par une fenêtre. C’est ce que le marquis attendait ; réfugié chez son ami, le duc de Nivernois, beau-frère du principal ministre, il obtint sans peine que, pour mettre un terme à ces scènes scandaleuses, sa femme fût enlevée par ordre du roi et enfermée au couvent des dames de Saint-Michel. La troisième fille du marquis, Mme de Cabris, personne dangereuse et corrompue, dont son frère disait : « Son moindre vice est d’être une prostituée, » reçut à son tour une lettre de cachet qui la confinait dans un couvent de Lyon. C’était l’adversaire que le marquis redoutait le plus et qui lui avait fait le plus de mal. Cette fille dénaturée, quoique longtemps préférée et gâtée par son père, dans un accès de jalousie contre sa sœur, Mme du Saillant, avait oublié tous les bienfaits qu’elle avait reçus du marquis, avancé à sa mère pour les frais du procès l’argent qu’elle tenait de lui, servi d’intermédiaire entre sa mère et son frère et aidé celui-ci à enlever Mme de Monnier. « Tant que je ne la tiendrai pas sous clé, écrivait le marquis, je ne tiendrai rien, elle est l’âme de cette ligue de brigands, la mère même sera démantelée quand elle ne l’aura plus… Pour celle-là, jamais elle ne démord, elle est du bois précis dont on fait les damnés. »

On ne serait pas équitable envers le marquis de Mirabeau, on ne comprendrait pas le secret de ses fureurs et de ses abus d’autorité, si on ne savait à quels ennemis sans pudeur et sans frein il avait affaire. Tout en reconnaissant ses torts, il est permis de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes, comme le fait avec beaucoup de mesure et en termes excellens M. de Loménie. Cette vie commencée avec tant de courage et de si belles espérances, entourée un moment de tant d’éclat, puis terminée si misérablement au milieu de combats humilians et douloureux, mérite d’être jugée avec plus de compassion encore que de sévérité. Comment se défendre d’un sentiment de pitié lorsqu’on lit dans les lettres du marquis de Mirabeau des passages tels que ceux-ci : « Quelle offrande à la succession de mes vénérables pères ! Quelle fin d’une carrière ambitieuse d’estime et d’une considération méritée, du moins par la modération ! .. On m’a remis une maison saine, florissante, sans dettes, ni procès, parfumée d’honneurs et de dignité, en possession de l’estime générale. En quel état ! .. N’allons pas plus loin, » Le malheureux vieillard s’arrête pour ne pas sonder l’abîme dans lequel s’engloutissent l’honneur et la fortune de sa maison.

Ce qui défend d’ailleurs mieux que tout le reste, contre un jugement trop sévère la mémoire du marquis de Mirabeau, c’est l’inspiration élevée qui, à travers tant de soucis et de combats, entraîne sa pensée vers les plus nobles objets. Son esprit se tourne naturellement vers le grand ; quoiqu’il ait le sentiment très vif de ce qui lui est personnel, il ne se confine guère dans les limites étroites de ses intérêts ou de ses droits ; il en sort d’un coup d’aile, au moment où on s’y attend le moins, pour entrer dans la région de la théorie pure et des idées générales ; même lorsqu’il écrit à son frère et qu’il traite des questions domestiques, il les dépasse presque toujours par des réflexions ou par des développemens qui élargissent le point de vue primitif. Comme les puissans nageurs, il ne s’arrête pas aux bas-fonds où chacun peut prendre pied ; il aime les vagues orageuses et les lointaines perspectives de la haute mer. Cette activité d’esprit s’exerce dans tous les sens. La fécondité du marquis paraît inépuisable ; il ne se fatigue jamais d’écrire ; pendant cinquante années d’une vie presque toujours tourmentée, il entretient une correspondance au moins aussi vaste que celle de Voltaire et y ajoute la rédaction d’innombrables mémoires. « Si ma main était de bronze, dit-il, elle serait usée. » Il y a assurément beaucoup de fatras dans ces improvisations ; mais aussi que d’ouvertures sur ce qu’il y a de plus digne d’intéresser les hommes, que de vues fortes et neuves, quelquefois en opposition, le plus souvent d’accord avec le grand courant d’idées qui entraînait les esprits au xviiie siècle ! Comme l’a dit finement et justement Tocqueville, le marquis de Mirabeau représente « l’invasion des idées démocratiques dans un esprit féodal. » Il est à la fois en arrière et en avant de son siècle, suivant une expression non moins juste de M. Victor Hugo.

Il y a des momens où il revient vers le passé, lorsqu’il voudrait, par exemple, reconstituer une aristocratie provinciale qui tiendrait en échec tous les agens du pouvoir central et ferait contre-poids à la toute-puissance de la royauté. C’est la centralisation excessive de Richelieu et de Louis XIV qu’il propose de réduire en reportant la vie aux extrémités du royaume. L’aristocratie paraît-elle manquer de force pour rétablir l’autonomie des provinces, il abandonne cette conception et reprend l’idée de la décentralisation sous la forme moderne des états provinciaux. Quand il énumère les services que ces états rendaient à la monarchie, ce n’est plus le représentant du passé qui parle, c’est le représentant de l’avenir, c’est le précurseur de Turgot, de Necker et des assemblées provinciales de 1787. Le livre de l’Ami des hommes, qui eut, dit-on, vingt éditions et rendit le nom de son auteur populaire, renferme à coup sûr plus d’un préjugé de caste. Le fond en est cependant patriotique, empreint de la plus noble fierté nationale et du plus pur amour de l’humanité. Le marquis de Mirabeau, comme s’il devinait, dès le milieu du xviiie siècle, l’avènement inévitable de la démocratie, voulait qu’on honorât et qu’on élevât ces classes populaires, dans lesquelles réside la force de la nation. Il prononce déjà de ces mots qui exaltent les foules et font trembler les sociétés vieillies, lorsqu’après avoir adjuré ceux qui gouvernent d’honorer les petits, il ajoute presque aussitôt sous forme de menace : « Ceux qui ne voient pas le danger sont bien aveugles, car nous y touchons. » Le père de Mirabeau ouvrait à son fils le grand chemin de la popularité en attachant à son nom une signification presque révolutionnaire. Mirabeau lui-même ne dira jamais rien de plus hardi que ce qu’écrivait son père en 1760, dans la Théorie de l’impôt, où il commence par établir que le souverain n’a pas le droit d’imposer ses sujets sans leur concours et leur consentement. En face de la monarchie absolue, le père invoquait déjà, avant le fils, les droits et la volonté de la nation.

Nous connaissons maintenant, grâce au travail de M. de Loménie, les élémens divers qui ont concouru à former l’organisation puissante et orageuse de Mirabeau, la source de ses passions, de son audace, de son génie. Il tient de ses ancêtres l’originalité et l’insolence native, — de sa mère un principe de dérèglemens et de folie, ce que le marquis appelle « le coup de hache » des Vassan, — de son oncle et de son père la promptitude et la force des conceptions, la vigueur d’un style incorrect et tourmenté, mais plein de feu et qui, au besoin, ramasse l’idée en une phrase expressive pour la lancer comme un trait, l’habitude de penser librement sur tous les sujets et de ne jamais reculer devant la forme la plus hardie de la pensée, par-dessus tout la générosité et la chaleur de cœur, qui font honneur à l’homme, la sincérité sans les petitesses du patriotisme, le don de s’émouvoir pour les plus nobles causes et de donner une voix aux revendications de l’humanité. Ajoutons-y la marque et l’empreinte personnelle, cette supériorité que le génie porte en soi, qui n’a même pas besoin de grands événemens pour éclater et qui faisait de Mirabeau sortant de prison, condamné à mort, exécuté en effigie, l’oracle et l’arbitre des avocats, lorsqu’il se présentait au parlement dans le procès de son père. Avant lui, il y a eu chez les Riqueti une longue préparation à de grandes destinées, beaucoup d’efforts, de volonté, d’énergie, des ébauches puissantes, mais incomplètes, un reste d’alliage mêlé à l’or le plus pur ; il atteint le premier ce degré au bas duquel se sont arrêtés tous les siens, le sommet que le talent entrevoit, mais où le génie seul s’élève, et il résume en lui, comme en un exemplaire unique, ce que les grandes qualités d’une race ont pu produire de plus puissant et de plus complet.

A. Mézières.