Les Missions extérieures de la Marine/02

La bibliothèque libre.
Les Missions extérieures de la Marine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 573-596).
◄  01
LES
MISSIONS EXTERIEURES
DE LA MARINE

II.
DÉLIMITATION DU MONTENEGRO.


I

En 1858, je commandais sur la rade de Toulon une des divisions de l’escadre de la Méditerranée. Dans les premiers jours du mois de mai, je reçus soudainement l’ordre de partir avec deux vaisseaux pour Raguse. Sourde aux représentations du gouvernement français, la Porte-Ottomane avait résolu d’en finir avec ce qu’elle appelait la rébellion des Monténégrins. Elle avait dirigé contre eux des troupes de la Roumélie ; elle voulait en envoyer de Constantinople. Cette expédition se préparait dans le Bosphore, malgré les conseils, malgré les instances de M. Thouvenel. Mes instructions me prescrivaient de m’opposer au débarquement projeté. Je partis à la hâte ; mais, lorsque j’arrivai devant Raguse, j’y trouvai une tout autre mission que celle qui m’avait été indiquée. La fortune s’était prononcée contre les Turcs, il ne restait plus qu’à chercher une transaction équitable entre les prétentions des belligérans. Ce fut la tâche d’une commission européenne dans laquelle les lumières et l’activité du consul de France à Scutari, M. Hecquard, nous donnèrent, dès le premier jour, un complet ascendant. Si la délimitation du Monténégro a été un service rendu à la grande cause de la civilisation chrétienne, le principal honneur en revient à la diplomatie française. Dans cette œuvre, intéressante sous plus d’un rapport, je n’entends m’attribuer qu’une part très secondaire. J’aimerais cependant à me persuader que la prudence de ma conduite et la réserve de mon langage, en contribuant à calmer les ombrages de l’Autriche, à désarmer les injustes soupçons de l’Angleterre, peut-être même à modérer le zèle un peu trop ardent de la Russie, n’auront pas été sans quelque influence sur le résultat obtenu.

Tout ce qui touche par un côté quelconque à la question d’Orient est gros de conséquences. Pour avoir voulu préserver le Monténégro d’une première invasion, l’Autriche en 1853 s’était exposée à porter la plus funeste atteinte à la considération du gouvernement du sultan ; pour avoir favorisé trop ouvertement ceux qui en 1858 se proposaient de nouveau d’accabler ce petit peuple, elle venait de compromettre la juste influence que ses services passés lui avaient acquise dans toute la Turquie occidentale. C’est chose délicate sans doute que de prendre parti entre les gouvernemens et les peuples ; mais quand les gouvernemens sont nés de la conquête, quand ils ont derrière eux de longs siècles d’oppression, on ne leur doit que des égards politiques, il faut garder sa sympathie pour les opprimés.

Les Monténégrins sont une tribu serbe. À peine séparés par une étroite bande de terre, la Servie et le Monténégro ont jadis fait partie du même empire. Les états de Douschan le Fort s’étendaient des bords de l’Adriatique aux confins de la Thrace, des rives du Danube et de la Save aux frontières de la Grèce. Malgré les incursions des Hongrois et les invasions des Bulgares, les Serbes étaient encore maîtres de la Bosnie, de l’Albanie et de la Macédoine, quand les vaisseaux génois débarquèrent les soldats d’Amurat en Europe. Attaquée par ces nouveaux ennemis, l’armée du prince Lazare fut presque entièrement détruite dans les plaines de Kossowo le 15 juin 1389. La bataille de Kossowo est restée le grand deuil national de la Servie. Une seule défaite n’aurait pu cependant amener l’asservissement d’un peuple aguerri par cinq siècles de combats ; les divisions intérieures achevèrent ce que les armes de l’étranger avaient commencé. Vers la fin du XVe siècle, la Servie, la Bosnie, l’Albanie et l’Herzégovine subissaient la loi du vainqueur. Le duché de la Zêta, successivement amoindri par les Vénitiens et par les Turcs, gardait seul, au centre du massif montagneux qui domine les ports de Budua et de Cattaro, avec l’étendard de la croix le drapeau de l’indépendance.

Les Turcs avaient renoncé à forcer les vaincus dans leur dernier refuge ; mais le duché, réduit à ce nid d’aigle, n’offrait plus qu’un pouvoir peu enviable aux héritiers des Balza et des Tsernoïevitch. L’un d’eux, qui avait épousé une noble Vénitienne, trouva bon d’abdiquer entre les mains de l’évêque et de se retirer avec sa femme sur l’autre rive de l’Adriatique. C’est ainsi qu’en l’année 1516 le règne des kniazes fit au Monténégro place, à l’autorité temporelle et spirituelle des vladikas. A dater de ce jour, les Monténégrins n’eurent plus d’autres lois que leurs traditions, ne connurent plus d’autre lien social que leur fanatisme. Quand il fallait combattre, les popes et l’évêque marchaient au premier rang ; les bénédictions de l’église. attendaient le guerrier qui, après tcheta, rentrait à Cettigné chargé du plus riche butin ou y rapportait le plus de têtes coupées. Les Turcs, on le croira, sans peine, n’hésitaient pas à prendre de sanglantes revanches. Il y avait autant de têtes de Monténégrins exposées sur les murs du konak de Scutari que de têtes d’Osmanlis rangées sur les créneaux de la grande tour de Cettigné. Les Turcs avaient d’ailleurs sur leurs ennemis iun inappréciable avantage : les balles et la poudre ne leur manquaient jamais. Privés de tout accès à la mer, séparés par les possessions ottomanes du reste des humains, les habitans de la Czernagora, si l’on veut donner au Monténégro son nom serbe, n’auraient probablement pas échappé à la destruction sans l’appui de la république de Venise. Cette union ne fut pas exempte de nuages, mais elle donna aux Monténégrins le moyen de subsister. Il leur fallait de toute nécessité un patronage extérieur, ne fût-ce que pour faire sacrer leur évêque et pour se procurer dans les années de famine du blé, en tout temps des munitions. Aussi, quand la grande république eut cessé d’exister, le Monténégro fut-il fort heureux de trouver la bienveillance et d’obtenir les secours de la Russie.

L’accroissement de la population ne pouvait pas être très rapide dans un pays où l’on tenait à honneur « de ne pas mourir dans son lit. » Les persécutions exercées par les Turcs dans la Bosnie et dans l’Herzégovine se chargèrent de combler les vides qui se produisaient dans les rangs des rebelles. C’était la coutume alors de garnir les frontières de colons militaires, auxquels tout était permis, pourvu qu’ils tinssent l’ennemi à distance. Les incursions de ces enfans perdus, de ces bachi-bozouks, sur les terres voisines n’étaient pas considérées comme une violation de la paix. Pour que la paix fût rompue, il fallait qu’on eût fait marcher l’artillerie. On peut se figurer quel devait être l’état des provinces confinant d’un côté à la Hongrie, de l’autre aux possessions vénitiennes. Les bachi-bozouks y régnaient en maîtres ; le pillage, le meurtre, le viol, l’incendie, désolaient incessamment ces malheureuses contrées. Aussi était-ce de là, de l’Herzégovine surtout, que venaient au Monténégro les recrues qui repeuplaient ses districts ravagés. Dès qu’un Herzegovinien, exaspéré par les mauvais traitemens, avait tué un Turc, il fuyait vers la Montagne-Noire. Dans ces gorges profondes, inaccessibles, trouvaient également un asile ceux à qui les bachi-bozouks n’avaient pas laissé de foyer. Les uscoques formaient une population flottante qui errait généralement sur les frontières, et finissait presque toujours par s’y fixer. Quelquefois des familles émigraient en masse avec leurs richesses et leurs troupeaux. C’est ainsi qu’au temps des premiers vladikas les Petrovitch quittèrent l’Herzégovine, et vinrent fonder non loin de Cettigné le village de Niegosch. Cette famille eut bientôt acquis dans les conseils une grande prépondérance. Les Radonitch seuls, investis des fonctions de « gouverneur civil, » auraient pu la leur disputer, mais l’ascendant des Petrovitch Niegosch se trouva définitivement établi le jour où le peuple du Monténégro eut choisi parmi eux son chef ecclésiastique.

A dater de ce moment, une nouvelle période historique semble s’ouvrir. La dignité de vladika devient héréditaire. L’évêque choisit parmi ses neveux celui qu’il juge le plus digne de lui succéder. Battue de tous côtés en brèche, la domination ottomane perd de tous côtés du terrain. Pendant que la Servie refoule les Turcs dans l’enceinte de Belgrade, que la vie nationale renaît dans ses campagnes, les Petrovitch reprennent lambeau par lambeau le vieux duché. L’autorité du vladika ne s’étend plus seulement à l’ouest de la vallée des Bielopavlitch ; elle embrasse aussi les districts qui se prolongent, à l’est de la Zêta, jusqu’aux terres cultivées par les Kutchi. Quand le vladika appelle ses sujets aux armes, ce n’est pas uniquement aux Monténégrins qu’il s’adresse ; ce sont les habitans du Monténégro et des fertiles Berdas qu’il convoque. La marée a rebroussé chemin.

Toute dynastie a emprunté son prestige à un personnage que l’imagination populaire s’est plu à entourer d’un éclat presque surnaturel. La dynastie des Petrovitch doit son influence, je serais tenté de dire sa légitimité, au grand vladika qui régna cinquante ans sur le Monténégro, et qui, après avoir détruit au combat de Krouché l’armée de Kara-Mahmoud, eut l’honneur de se mesurer avec les Français dans le temps où les armées impériales occupaient les provinces illyriennes. Ce vaillant évêque était à la fois un guerrier et un saint. Les Serbes prêtent encore serment sur ses reliques. Son successeur fut un poète. Pierre Ier avait doublé le territoire de ses états ; Pierre II en vendit plus d’une fois des parcelles à l’Autriche. Toujours à court d’argent, malgré le subside annuel que lui envoyait la Russie, Pierre II voyagea beaucoup ; il composa des piezmas et les fit imprimer, créa un sénat rétribué, des capitaines de nahias et des perianiks, plaça sur le bonnet des uns l’aigle d’or à deux têtes, se contenta de distinguer les autres, simples gardes du corps, par l’aigle d’argent, et introduisit ainsi au sein de la montagne les premiers rudimens de la hiérarchie officielle. Dans les sociétés primitives ou dans celles que le cours des événemens a ramenées à la barbarie, chacun est tenté de s’assigner brutalement son rang et ses prérogatives ; c’est déjà quelque chose que d’y marquer la limite des pouvoirs et d’y régler les questions d’étiquette. Pierre II fut pour le Monténégro ce qu’avait été pour l’Aragon don Pedro le Cérémonieux. Il était réservé au successeur qu’il s’était choisi de compléter son œuvre par des mesures plus essentielles encore.

Ce successeur, le prince Danilo Ier, était un des neveux de Pierre II ; il n’avait pas vingt ans quand il fut appelé en 1851 à recueillir l’héritage de son oncle. Un sentiment naissant avait beaucoup diminué sa vocation pour l’état ecclésiastique. Il dépendait encore de lui de décliner les honneurs de l’épiscopat. Il fit mieux : il forma le hardi projet d’échanger la dignité d’évêque contre le pouvoir de prince temporel. Il fallait faire approuver cette audace à Saint-Pétersbourg. L’empereur Nicolas donna son assentiment. Fort d’un pareil appui, Danilo Petrovitch revint à Cettigné. Un de ses oncles, président du sénat, détenait le pouvoir, et se montrait peu disposé à le restituer. Danilo le lui arracha des mains en présence et aux acclamations du peuple, convoqué sur la place publique ; puis, quand il eut réprimé les complots, chassé les mécontens, confié l’autorité à son frère aîné, le valeureux Mirko, il repartit pour Trieste, où l’attendait la fiancée dont la main devait être le prix de ce coup d’état. La puissance spirituelle fut dévolue à un archimandrite. Après un intervalle de trois cent trente-cinq ans, un kniaze régnait de nouveau à Cettigné.

Cette séparation de l’église et de l’état contenait en germe toute une révolution. Depuis le départ du dernier des Tsernoïevitch, le Monténégro s’était enfoncé avec une sorte de sauvagerie farouche dans son isolement. Il avait vécu en dehors du monde, n’en voulant rien connaître, n’en voulant surtout rien imiter. Entièrement dévoué à la politique qui avait le plus abaissé le croissant, il soupçonnait à peine qu’il pût y avoir en Europe d’autres chrétiens que les Russes. D’un signe, la Russie le déchaînait contre ses ennemis. Les pans de murs noircis, les ruines dont Raguse est encore entourée, attestent l’influence de ces excitations. Quand éclata la guerre de Crimée, le prince Danilo se montra moins docile. La France avait un représentant à Scutari, et ce représentant, investi de la confiance du capitaine des Mirdites, eût pu appeler aux armes les tribus catholiques de l’Albanie, de temps immémorial ennemies et rivales des tribus monténégrines. M. Hecquard s’était au contraire employé à faire renouveler les trêves. Pour prix de cette intervention bienveillante, il ne demandait qu’une chose : que le prince observât la marche des événemens et fût aussi prudent que l’était à cette heure le prince de Servie. Danilo resta neutre. Nos succès raffermirent naturellement dans sa politique expectante, et, lorsque vint la paix, il se crut le droit, puisqu’un congrès s’occupait de remanier la carte du monde, d’envoyer réclamer, lui aussi, auprès des représentans assemblés à Paris, « la rectification de ses frontières. » Personne dans le congrès ne parut animé d’une sympathie bien vive pour le Monténégro. La Turquie protesta contre des prétentions qui impliquaient la reconnaissance d’une indépendance qu’elle n’avait jamais admise ; la Russie fut froide et réservée, l’Angleterre dédaigneuse, l’Autriche presque hostile. Sur ces entrefaites, le prince prit la résolution de venir lui-même à Paris. Sa foi dans l’avenir et son jeune enthousiasme attirèrent l’attention de l’empereur ; il partit emportant la promesse d’une bienveillance dont les effets ne se firent pas attendre. Tant que le gouvernement ottoman se bornait à envoyer des troupes dans les provinces voisines du Monténégro pour y rétablir l’ordre, le gouvernement impérial ne jugea point à propos de s’en occuper ; mais, le jour où ces troupes se concentrèrent sur la frontière et se disposèrent à marcher sur le district de Grahovo, une note insérée au Moniteur se chargea de rappeler à la Porte qu’elle allait excéder son droit. De nouvelles représentations furent adressées à Constantinople, deux vaisseaux furent expédiés de Toulon à Raguse, et le gouvernement de l’empereur invitâmes puissances signataires du traité de Paris à s’entendre « pour aviser aux moyens de prévenir un conflit entre les Monténégrins et les Turcs. » Tel est l’enchaînement de circonstances qui me conduisit sur les côtes de la Dalmatie, et qui me retint pendant six mois sur la rade de Gravosa.


II

La rade de Gravosa est un des cinq ou six grands ports que possédait autrefois la petite république de Raguse. On sait que cette république est restée pendant de longs siècles un état indépendant, bien qu’elle payât 20,000 sequins aux Turcs, 10,000 aux Vénitiens, et se crût même tenue d’envoyer chaque année quelques faucons de Bosnie au roi d’Espagne. C’était une république fort riche et fort industrieuse, adonnée au commerce, hardie et entreprenante dans ses navigations ; mais dès le XVIe siècle on reprochait à ses habitans « d’être de leur naturel soupçonneux et de faire volontiers d’une mouche un éléphant. » On ne les voyait pas, disait-on, se plaire aux nobles exercices de la chasse, faire des armes ou monter à cheval. Pacifiquement dévots, ne connaissant et ne voulant d’autres distractions que les cérémonies de l’église romaine, « affectionnés au gain, » ils formaient avec leurs voisins du Monténégro le plus complet contraste. La domination autrichienne, succédant à la domination française, ne paraît pas les avoir changés. Leur activité commerciale a diminué ; leurs habitudes n’en sont devenues que plus paisibles. Assise entre deux ports, Lacroma et Gravosa, ports excellents, mais presque toujours vides, la ville de Raguse est, de toutes les cités du monde, celle où l’on fait assurément le moins de bruit. Quand on parcourt ses longues rues pavées de larges dalles, qui ne résonnent jamais sous le fer des chevaux, et, où les passans mêmes semblent craindre d’élever la voix, on se croirait vraiment transporté dans quelque nécropole antique. Ces murs silencieux renferment cependant une population heureuse, — si heureuse et si calme que le moindre incident l’effarouche. La seule ombre que le ciel ait mise à sa félicité, c’est le voisinage d’un état dont elle a bien souvent maudit l’indépendance. Si le ciel n’avait pas créé les Monténégrins, les Ragusais n’auraient connu sur cette terre que des jours sans nuages et des nuits sans inquiétudes ; mais la vue de leurs villas saccagées leur rappelait l’invasion de 1807, et ce souvenir, bien qu’il ne fût plus fait pour troubler leur sécurité, hantait encore leurs rêves et entretenait leurs rancunes. L’annonce que des vaisseaux français allaient prêter main-forte au peuple turbulent, éternel objet de leur antipathie, ne pouvait qu’exciter l’indignation des honnêtes bourgeois de Raguse. Le moment était en effet bien choisi, disaient-ils, pour venir au secours de pareils brigands ! Assaillie, sur la route de Klobuk pendant qu’elle essayait d’opérer sa retraite, l’armée d’Hussein-Pacha avait été détruite ; l’Herzégovine se trouvait complètement ouverte, l’agitation gagnait la Bosnie et l’Épire. Que n’avait-on plutôt laissé faire les Turcs ? Toutes ces interventions de consuls, ces suspensions d’armes exigées au nom de l’humanité, n’avaient jamais profité qu’au plus déloyal et au plus perfide. Ce beau zèle venait d’aboutir au désastre de Grahovo. »

Les vaincus, il faut bien le dire, avaient beaucoup contribué à accréditer cette idée. Il est rare qu’on n’essaie pas d’expliquer ou de déguiser sa défaite, et c’est chose tentante que de pouvoir l’attribuer à la trahison ! Les Turcs prétendaient donc avoir été trahis. Ils avaient d’abord accusé le secrétaire du prince, un jeune Français plein de feu et d’action, que le prince avait envoyé sur les lieux. Peu s’en fallait à cette heure qu’ils n’accusassent les consuls. Comme le pauvre Mercutio, ils trouvaient qu’on s’était fort mal à propos interposé entre eux et leurs ennemis, puisque leur armée n’en avait pas moins été battue, et ils se seraient volontiers écriés avec l’adversaire de Tybalt : « A plague o’ both your houses ! I was hurt under your arm ; — que le diable vous emporte ! j’ai été frappé pendant que vous cherchiez à nous séparer. »

De semblables dispositions ne nous présageaient pas évidemment un accueil empressé. Je n’en fus pas moins très surpris quand une notification officielle vint m’apprendre que l’Autriche avait divisé ses ports en deux classes : les ports militaires, tels que Cattaro et Pola, où sous aucun prétexte les navires de guerre ne devaient être admis, les rades fortifiées, où ces mêmes navires ne pouvaient s’arrêter, s’ils n’y étaient contraints par quelque grave avarie. C’était en termes polis nous inviter à vider les lieux. Heureusement, avant d’insister, on eut l’excellente idée d’en référer à la cour de Vienne. La cour envoya l’ordre de nous laisser tranquilles ; cependant elle fit en même temps partir un bataillon de Pesth pour renforcer à tout événement la garnison de Raguse.

Ces ombrages et ces démonstrations nous auraient peut-être paru peu dignes d’une grande puissance, mais l’aspect des choses ne tarda pas à changer. Le général qui commandait « le cercle de Raguse, » un des plus charmans esprits que j’aie rencontrés sur ma route, était absent au moment de notre arrivée. Il s’empressa de venir reprendre son poste, et nos rapports se trouvèrent bientôt établis sur le pied de la plus intime confiance. Les vues de nos deux gouvernemens dans la question qui avait motivé l’envoi d’une division française à Raguse ne pouvaient pas aussi facilement s’accorder. L’Autriche est une puissance slave presque au même degré qu’une puissance allemande. Malheureusement pour elle, parmi ses sujets slaves, un grand nombre appartient à la religion orthodoxe. Ceux-là se trouvent rattachés par un lien bien plus fort qu’on ne pense à l’empire des tsars. Pour ces populations, que le schisme a conquises dès le XIVe siècle, l’Autrichien n’est qu’un compatriote, le Grec orthodoxe est un frère. Au moment de la guerre de Crimée, les Croates ne firent aucun mystère de leurs sympathies ; on les vit manifester très hautement la répugnance qu’ils éprouveraient à prendre les armes contre le défenseur des croyances qui leur sont chères. Si l’Autriche rencontre de pareilles tendances chez les populations de son propre empire, que doit-elle attendre de celles qui aspirent à se détacher de l’empire ottoman ! Elle est la protectrice naturelle de tous les chrétiens catholiques, mais en Turquie les chrétiens de cette communion sont infiniment moins nombreux que les autres. Plus opprimés par les Grecs orthodoxes qu’ils ne pourraient l’être par les Turcs eux-mêmes, ils forment dans les provinces occidentales des états du sultan une minorité infime, timide, misérable, objet de la plus injuste animadversion. La haine que les schismatiques leur portent s’étend à leurs protecteurs. L’Autriche a donc grand intérêt à maintenir en Turquie le statu quo. Les préjugés religieux ont confondu sa cause avec celle du sultan. Peu d’hommes d’état voudraient admettre à Vienne que la dissolution de l’empire ottoman soit faite pour profiter à une autre puissance que la Russie. Le gouvernement autrichien ne devait donc voir qu’avec déplaisir nos fatales complaisances pour des idées qui lui paraissaient chimériques ; il devait s’irriter de nos illusions, alors même qu’il ne suspecterait pas notre bonne foi.

Notre présence sur les côtes de la Dalmatie eut bientôt attiré l’attention de l’Europe. Toutes les cours s’en émurent, et la très petite question du Monténégro devint en peu de temps une sorte de champ-clos diplomatique. L’Angleterre, dont l’approbation nous était si précieuse, — car cette approbation répondait, à elle seule, de la sagesse et de la modération de nos desseins, — l’Angleterre ne témoignait nul penchant à nous suivre dans la voie nouvelle où nous nous montrions disposés à nous engager. Rien ne lui est plus antipathique et souvent plus suspect que la politique de sentiment. Il fut heureusement très facile de lui faire comprendre que nous n’étions pas venus à Raguse pour y favoriser les empiétemens du Monténégro, que nous voulions au contraire empêcher le conflit de s’étendre. Je ne sais trop en effet si dans cette circonstance nous ne servîmes pas tout autant la Turquie que le peuple qui nous avait appelés à son aide. Ce ne sont pas les 15 ou 20,000 fusils dont dispose le Monténégro qui eussent mis l’empire ottoman en péril ; c’est l’exemple que ce peuple de 120,000 âmes venait de donner. La victoire de Grahovo était une torche jetée dans un champ de blé mûr. Nous posâmes le pied sur ce tison fumant, et nous étouffâmes la flamme.

Pendant que l’Angleterre se rassurait, que l’Autriche prenait son parti d’une intervention qui n’avait pas justifié ses craintes, un nouvel incident vint réveiller les soupçons de ces deux puissances. La frégate russe le Polkan, commandée par le capitaine Youschkof, mouilla dans le port de Gravosa. Cette frégate devait, d’après les instructions remises à son capitaine, me seconder activement dans la protection du Monténégro. C’était la première apparition que faisait le drapeau russe sur la scène politique depuis sa malheureuse campagne de Crimée. Il y avait une certaine habileté à ne pas montrer ce drapeau isolé, mais on comprendra que nous fussions moins empressés à nous targuer d’une solidarité qui pouvait à la longue devenir compromettante. Dans une question où nous ne voulions apporter que des tempéramens, les Russes apportaient au contraire une ardeur parfois excessive. L’échec infligé aux armes du sultan les comblait de joie, ils n’avaient nul désir d’en atténuer la portée ; l’occasion d’humilier l’Autriche leur semblait précieuse, le mécontentement de l’Angleterre les inquiétait peu. Ils avaient oublié leurs griefs contre ce brave petit peuple qui venait de venger si bien la chrétienté. Ils auraient voulu le soutenir à outrance, peut-être même le pousser en avant, au lieu de l’apaiser.

Le sultan cependant était parvenu à intéresser la diplomatie à sa cause. Il promettait de ne pas violer la trêve qu’on l’avait contraint d’accepter, de ne rien entreprendre contre le Monténégro ; il demandait seulement à circonscrire l’incendie en faisant passer des troupes dans l’Herzégovine. L’Autriche lui offrait ses ports pour le débarquement. La prétention de la Porte était juste. Il y avait deux questions très distinctes : celle du Monténégro, dont les puissances protectrices se refusaient à laisser menacer l’existence, celle des uscoques, dont la soumission ne devait plus être retardée. Pour résoudre ces deux questions d’un seul coup, il suffisait de fixer les limites du Monténégro. Le principe de la délimitation admis par la Porte, on pouvait l’autoriser sans crainte à augmenter l’effectif de ses troupes. On était bien certain qu’elle n’empiéterait pas sur un territoire solennellement soustrait à son autorité. De son côté, le Monténégro aurait tout intérêt d’ajourner ses prétentions pour se saisir de l’importante concession qui lui était offerte. Le Monténégro n’avait jamais admis, il est vrai, le moindre lien de vassalité entre Cettigné et Constantinople. Ce n’en était pas moins un étrange phénomène que cette autonomie microscopique tolérée par les deux grandes puissances qui l’enserraient. Vivre désormais sous la garantie de l’Europe, avoir une existence officiellement reconnue, était pour le Monténégro un incalculable avantage. Le prince Danilo le comprit, et tous ses efforts tendirent dès ce jour à calmer l’excitation, qui avait été jusque-là son meilleur allié.

Quand les conquérans sont devenus les plus faibles, il leur sert peu d’invoquer les droits de la conquête. Les Herzégoviniens, les Bosniaques, avaient enfin appris à mépriser ces maîtres sous lesquels ils avaient longtemps tremblé. Les persécutions, les avanies, dont ils n’avaient jamais cessé d’être l’objet, leur semblaient d’autant plus odieuses qu’il ne leur aurait fallu qu’un effort vigoureux pour s’en affranchir. A chaque instant, quelque explosion soudaine venait nous rappeler des haines implacables et conseiller à la diplomatie de se hâter. Dans le courant du mois de juillet, les chefs insurgés de l’Herzégovine, cédant aux exhortations des consuls, obéissant surtout aux invitations péremptoires du prince Danilo, se résignèrent à faire leur soumission. De leur côté, les grandes puissances signataires du traité de Paris envoyèrent à Raguse une commission chargée de procéder à la délimitation du Monténégro. Un mois auparavant, j’avais fait le voyage de Cettigné ; j’y avais vu le prince, je m’étais assuré de l’immense ascendant qu’il exerçait sur son peuple, et je n’avais pas craint de me rendre garant de son influence aussi bien que de ses bonnes intentions. Continuer à vivre de la vie des klepktes, c’eût été pour le Montenegno se résigner à n’être jamais que l’humble satellite de la Russie. Le prince Danilo voulait sincèrement mériter la bienveillance de l’Europe.


III

Pour me rendre à Cettigné, je fus obligé d’aller débarquer au port de Budua. C’est sur cette rade que je conduisis l’Algésiras et l’Eylau. Pour rejoindre le vaisseau qui portait mon pavillon, je fis un long détour, car je tenais à profiter de l’occasion qui m’était offerte de jeter en passant un coup d’œil sur le vaste bassin de Cattaro. Je contournai ainsi une partie du district que domine de toutes parts la haute cime du Lobtchen. Les autres districts, plus boisés, plus fertiles, sont des conquêtes récentes. La Katounska ; immense bloc calcaire que des convulsions souterraines ont disloqué à diverses reprises, est le cœur du Monténégro. Sous l’effort qui a redressé et brisé ses assises, ce bloc est devenu un entassement de roches à travers lequel il eût été difficile de percer des routes. Les Monténégrins n’ont pas même voulu qu’on y traçât des sentiers. C’est parce que leur pays était impraticable qu’ils ont pu le défendre. Les chevaux bronchent souvent sur ces pierres glissantes ; à chaque instant, il faut que les guides les soutiennent. Les vallées de la Katounska, d’un accès difficile, sont étroites et profondes. On dirait des cirques autour desquels se dresse un amphithéâtre de collines. A l’angle d’une de ces vallées, Ivan, fils d’Etienne, a bâti en 1490 le couvent de Cettigné. Une herbe maigre et fine couvre comme d’un tapis de mousse le fond de ce sombre entonnoir ; quelques arbres rabougris ont pris racine dans les fissures de la roche. Le vieux couvent, semblable à un guerrier qui chancelle ; s’adosse à la colline. Le palais du prince se déploie dans la plaine avec son enceinte crénelée qui lui prête de loin le pittoresque aspect d’un manoir féodal.

Le pays qu’il habite n’a pu donner au Monténégrin une grande habitude de l’équitation ; mais ce vigoureux produit d’une nature sauvage est si souple, si hardi, que, dès qu’on lui amène un cheval, il n’hésite pas à sauter en selle. Au moment où nous arrivions en vue de Cettigné, un groupe de cavaliers partit à fond de train des abords du palais et s’avança comme un tourbillon à notre rencontre. Jamais troupe plus brillante ne s’était offerte à nos regards. On eût dit Sobieski venant au-devant de l’empereur d’Autriche. Le roi de Pologne avait probablement un cortège plus nombreux, mais on n’eût point vu à sa suite de plus beaux dolmans brodés d’or, de plus riches bonnets garnis de martre noire. Le luxe du Monténégrin, ce sont ses vêtemens et ses armes. Pendant que nous descendions par une rampe abrupte et scabreuse au fond de la vallée, ce groupe tout étincelant sous les feux du soleil s’était brusquement arrêté. Recueillis pour la plupart sur le champ de bataille de Grahovo, les chevaux de Syrie se cabraient impatiens sous la main de leurs nouveaux maîtres. Il fallut nous frayer un chemin à travers leurs courbettes pour arriver jusqu’au prince Mirko, car c’était à son frère en personne que le kniaze avait confié le soin de nous introduire dans sa capitale et de nous conduire jusqu’à sa demeure. Cettigné n’était alors qu’un village habité par un très petit nombre de familles et comptant beaucoup moins de maisons que de masures. Seul, le vieux monastère qu’habitèrent les vladikas, et qu’habita également le prince Danilo au début de son règne, y évêque encore le glorieux passé historique. Quel contraste entre ce noir couvent et le riant cottage à la porte duquel nous mîmes pied à terre ! Le cottage est cependant un palais aussi, puisqu’un prince y réside, mais c’est un palais ouvert à tout venant, et qui n’a d’autre prétention que d’être la plus grande maison du village. Le mur crénelé dont on l’environna n’a point été fait pour repousser les assauts des Turcs. C’est une élégante décoration de théâtre. Grâce à la chaux dont a été badigeonnée cette habitation modeste, l’héroïque refuge de la nationalité serbe, la capitale de la Montagne-Noire, est devenue dans les piezmas modernes la blanche Cettigné.

Le prince nous attendait ; préparée par les soins de M. Hecquard, l’entrevue ne pouvait être que cordiale. L’œil vif et intelligent, la physionomie énergique du prince Danilo auraient suffi d’ailleurs pour nous prévenir en sa faveur. Le costume monténégrin rehaussait encore sa bonne mine. Ce costume convient bien à un chef de guerriers. Le cou nu donne à la contenance je ne sais quoi de mâle et d’audacieux ; les jambes enfermées dans des guêtres de laine blanche ornées de festons d’or rappellent à l’esprit les Grecs « bien chaussés » d’Homère ; le gilet et la veste serrent le corps à la façon d’une armure ; la jupe flottante descend jusqu’à la hauteur des genoux, et ne le cède en rien pour la grâce et pour la souplesse à la fustanelle des palikares. C’est ainsi qu’ont dû se présenter au combat les compagnons de Milosch Obilitch. Il est rare que des habitudes chevaleresques ne créent pas un costume élégant. Quand les peuples dépouillent le vêtement national pour adopter le maussade uniforme que nous a fait la civilisation, on peut être certain que c’en est fait de leur originalité.

Les femmes monténégrines auraient moins à perdre à cette transformation. Le lourd costume qui les emprisonne semble en quelque sorte l’emblème de leur condition sociale. L’homme, au Monténégro, quel que soit son rang, mène une existence libre et fière. Tout en lui, jusqu’à ses vêtemens, respire la liberté. La femme est au contraire asservie aux plus durs travaux, assujettie aux plus austères devoirs. La laine l’enveloppe, et, de quelques broderies qu’on le puisse charger, l’étroit corsage ne laissera jamais voir sous ses plis sévères que la froide gravité de la matrone. La princesse Darinka, quand nous lui fûmes présentés, nous apparut dans le joyeux éclat d’une des brillantes toilettes qu’elle avait rapportées de Paris. Elle semblait alors l’heureuse compagne d’un prince épris des nouveautés, et prêt à renverser les barrières qui, depuis cinq siècles, séparaient le Monténégro du reste du monde. Le lendemain, elle avait repris l’habit des femmes monténégrines ; sa gaie physionomie de dix-huit ans en était comme attristée. Ce n’est point sous ces lourdes draperies que pourrait battre à l’aise un cœur frivole. Le costume presque monastique de la princesse eût convenu à l’existence que menaient autrefois au fond de leur castel les nobles dames dont les maris ne connaissaient d’autres plaisirs que la chasse, d’autres occupations que la guerre ; mais pour qui sait à quel point l’enthousiasme, le dévoûment à une idée généreuse, peuvent, s’emparer d’une jeune âme, c’était bien ce vêtement austère qui convenait à la compagne du prince Danilo. Il était le symbole de ses vœux les plus ardens et de ses aspirations les plus chères. Tout était serbe à Cettigné, tout y respirait la poésie d’un autre âge : ces perianiks mandataires de la justice du prince et gardiens de sa personne, ces sénateurs qui portaient tout un arsenal à la ceinture. Les anciens chevaliers devaient avoir cette haute stature, ces larges épaules et ces mains puissantes. Cet œil clair et ces traits épanouis n’indiquaient pas des gens dont l’imagination fût troublée par les subtilités qui nous assiègent. Il n’eût pas fallu croire cependant que nous avions seulement sous les yeux des héros ; nous avions aussi des poètes. Dès qu’ils avaient accompli quelque brillant fait d’armes, ces géans naïfs éprouvaient le besoin de le chanter. Chaque soir les rassemblait sur la place du village, chaque soir ajoutait quelque nouveau couplet à la piezma. Pas un incident qui pût échapper à la verve des improvisateurs. Ils avaient chanté la bataille de Grahovo ; ils chantaient maintenant l’arrivée des vaisseaux français dans le port de Raguse. « Napoléon a dit à son roi des mers : Pars, hâte-toi, vole vers la blanche Cettigné. J’entends le canon du Turc maudit. Mes amis t’attendent ; porte-leur ce message : Ils se sont battus en braves ; je ne les abandonnerai pas. » C’est peut-être ainsi qu’a été ébauchée l’Iliade. Le Monténégro n’a pas d’autre chronique que les chants de ses rhapsodes. Qu’un grand poète les recueille, il en fera l’épopée nationale.

On éprouve je ne sais quel regret peu philosophique, je l’avoue, mais dont il est difficile de se défendre, à voir s’effacer les derniers vestiges d’une époque où l’homme apparaissait dans toute la majesté de sa force et de son individualité. La civilisation est comme un vent puissant qui empêche les âmes de dépasser un certain niveau. Mes longs voyages m’ont offert la race humaine sous plus d’un aspect. Il y a loin des Monténégrins aux habitans du Céleste-Empire. On assure qu’on a vu les magots de Pe-king, quand le bruit des derniers événemens est venu jusqu’à eux, se montrer beaucoup moins frappés de l’étendue de nos désastres que du chiffre énorme de l’indemnité qui nous avait été imposée. Ils avaient douté que nous fussions un grand peuple, tant qu’on ne leur avait parlé que de nos victoires ; ils en ont été convaincus le jour où on leur a dit que nous étions un peuple qui pouvait payer cinq milliards. Est-ce donc à cet ordre d’idées que le monde s’achemine, et, le jour où l’homme cessera d’être une bête fauve, faudra-t-il qu’il devienne un mandarin ?

Les Monténégrins, à l’époque où je visitai Cettigné, en étaient encore au point où les avaient laissés les successeurs de Douschan le Fort. La guerre pour eux était l’état normal. Les trêves, quelle que fût la solennité qu’on mît à les conclure, ne constituaient jamais qu’une situation précaire ; on les rompait sous le moindre prétexte. Voici en général comment le conflit s’engageait : le temps de faire les foins venu, les Turcs s’apprêtaient à faucher une prairie. « Que fais-tu, Turc maudit ? leur criait de loin quelque Monténégrin. Tu viens ici voler l’herbe qui m’appartient. — Cette herbe ne t’a jamais appartenu, répliquait le musulman indigné. Tu n’as qu’à venir à Podgoritza, je te montrerai les titres de ma propriété. » De ces premières paroles échangées, on en venait promptement aux injures, des-injures aux coups de fusil. Les femmes appelaient de nouveaux combattans, et leur clameur volait de montagne en montagne. Tout Monténégrin est soldat. Il n’y a point d’âge fixé pour prendre les armes ; il n’en est point où on les dépose. Les enfans et les femmes portent les messages, les vieillards ne restent au conseil que lorsqu’ils sont tout à fait incapables de se mouvoir ; mais c’est une race saine, vigoureuse, nourrie d’un air salubre, les infirmités ne l’atteignent pas. Il n’arrive point d’ailleurs très fréquemment qu’un Monténégrin ; soit exposé à mourir de vieillesse. Son lot le plus ordinaire est de trouver la mort dans quelque rixe ou sur le champ de bataille. Il ne faudrait pas croire pourtant que le courage des farouches habitans de la Czernagora ne soit compliqué de beaucoup de prudence. Lorsqu’une action générale s’engage, les combattons ; au début, se dispersent ; on les voit se glisser entre les buissons, courir en se courbant d’une roche à l’autre, et ne songera mettre en joue leur longue carabine que lorsqu’ils ont rencontré un suffisant abri. Le plus souvent, ils ont eu soin de laisser à distance leur bonnet et de le poser en évidence sur quelque roche, afin de tromper l’ennemi et d’attirer par ce stratagème, le feu sur leur coiffure plutôt que sur leur tête.

La surprise de ces rusés guerriers fut grande lorsqu’au combat de Grahovo ils virent un Français : dédaigner fièrement les précautions. dont ils lui donnaient l’exemple. M. Delarue venait de quitter le bureau des longitudes, où il entassait, depuis cinq ou six ans, des montagnes de chiffres. Secrétaire intime du prince Danilo, à qui M. Hecquard l’avait présenté, il fut chargé d’un message urgent pour les consuls. Cette mission le jeta en plein dans la bagarre ; il y fut tout simplement héroïque. J’ai entendu plus d’une fois les Monténégrins parler avec stupeur des étranges allures de cet homme, qui se promenait impassible au milieu de la fusillade. Son maigre habit noir, et son chapeau rond le désignaient particulièrement aux coups des tirailleurs ; mais lui, sans s’émouvoir, se contentait par un mouvement nerveux de chasser les balles que, pour la première fois, il entendait bourdonner de si près à ses oreilles. Voilà un genre de courage que les Monténégrins admirent, mais qu’ils n’imiteront pas.

Comment une insignifiante escarmouche devient-elle si souvent un combat acharné ? Par le zèle que chacun met à rapporter son trophée du combat. Un Turc tombe, les Monténégrins sortent de leurs abris, et s’élancent de toutes parts sabre en main. De leur côté, les Turcs veulent sauver le blessé ou enlever le cadavre ; on se bat sur ce corps. De nouvelles victimes jonchent bientôt le terrain et entretiennent la lutte. A Grahovo, les victimes se trouvèrent si nombreuses que les vainqueurs n’auraient pu emporter du champ de bataille toutes les têtes qu’ils avaient coupées. Ils se contentèrent d’apporter à Cettigné des nez et des oreilles. Ce fut un cri d’horreur en Europe quand on y apprit cet affreux détail. Le prince en était désolé et confus ; mais il n’avait pas dépendu de lui de réformer sur ce point les mœurs de ses sujets. Lorsque je connus mieux les chefs monténégrins, je voulus user de mon influence pour les faire renoncer à un si atroce usage. Ils m’écoutèrent avec attention, approuvant mes exhortations de la tête et du geste. Lorsque j’eus fini ma harangue : « Vous avez raison, me dirent-ils, nous ne couperons plus la tête qu’aux Turcs. »

Le Turc, pour le Monténégrin, ce n’est pas un homme, c’est l’ennemi séculaire, la bête malfaisante qu’il faut exterminer. J’ajouterai que c’est le seul ennemi avec lequel on ne puisse entrer en composition. Dans un pays où chacun n’a eu longtemps pour gage de sa sécurité personnelle que l’arme qu’il portait à ses côtés, la vengeance devait devenir un devoir social ; sous peine d’infamie, on était tenu de venger ses proches. Cette solidarité créait entre les familles d’éternelles représailles, mais elle était aussi, hâtons-nous de le dire, un frein salutaire à la violence. On avait la main moins prompte quand l’acte pouvait avoir de pareilles conséquences. Un seul meurtre mettait pour des années deux familles « en sang. » Telle était l’expression par laquelle on désignait l’état de guerre ouverte où vivaient les deux groupes qui avaient du sang répandu entre eux. Toutefois ce sang pouvait se racheter. Quand la lutte avait été longue, qu’une des deux parties était épuisée, et qu’il ne lui restait plus d’autre alternative que la fuite ou la soumission, des amis s’interposaient. Ils traitaient des conditions auxquelles l’ennemi qui s’avouait vaincu et qui demandait grâce pourrait être reçu à merci. Ces conditions réglées, la famille dont on avait obtenu le pardon s’assemblait. L’homme admis à payer la rançon de sa vie s’avançait en rampant ; il jetait au loin ses armes et déposait à terre la somme convenue. La partie offensée le relevait, l’embrassait, et tout souvenir de la lutte mortelle était effacé dès ce jour.

Bien des sujets faisaient naître ces inimitiés implacables. Le plus fréquent était l’inexécution des promesses par lesquelles deux familles s’étaient engagées à unir leurs enfans, et on s’engageait souvent à les unir pendant qu’ils étaient encore au berceau. Une des premières réformes du prince Danilo eut pour objet de proscrire à jamais ces obligations téméraires. « Si un prêtre, dit-il, célèbre le mariage contre la volonté de l’une ou de l’autre des parties, il sera chassé de l’église. Si une jeune fille, de son propre mouvement et à l’insu de ses parens, s’unit avec un jeune homme, on ne pourra maltraiter les époux, ni leur adresser des reproches, car ils auront été unis par l’amour. » La condition de la femme, quand je visitai le Monténégro, y était peu digne d’envie. On la mariait très jeune, et, dès qu’elle était mariée, on l’occupait à cultiver la terre ou à filer la laine. Il n’est pas de voyageur qui n’ait eu dans les montagnes de la Katounska ce spectacle : la femme ployant sous un énorme fardeau, le mari marchant leste et dispos à ses côtés avec la carabine sur l’épaule. On ne connaît au Monténégro d’autres bêtes de somme que cette plus belle moitié du genre humain. J’ai honte de le dire, mais ce furent des femmes qui portèrent nos malles de Budua à Cettigné, et qui les rapportèrent à Budua quand nous revînmes à notre point de départ en passant par Cattaro. Ces pauvres créatures sont, on le comprendra, de très bonne heure fatiguées et flétries. Il y avait heureusement pour elles tout un avenir de radieuses promesses dans l’ère nouvelle qui venait de s’ouvrir. La tendresse et les égards dont le prince Danilo entourait sa jeune femme devaient être d’un salutaire exemple dans un pays où, plus encore qu’ailleurs, chacun est habitué à se régler sur le prince.

Le successeur de Pierre II avait, comme lui, voyagé, et, mieux peut-être que le vladika poète, il avait pu se convaincre que le degré de civilisation où en est arrivé un peuple se mesure sinon à l’influence de la femme sur les affaires publiques, du moins au rang qu’on lui réserve au foyer conjugal. Rien n’était plus touchant que l’aspect de l’aimable intérieur dans lequel nous avions été introduits. La jeunesse a le don de tout embellir ; il semble qu’elle répande autour d’elle le parfum de ses espérances. En écoutant le prince, nous nous laissions gagner invinciblement aux illusions qu’avait fait naître la victoire de Grahovo, et, tout en prêchant la modération, nous en venions à comprendre que les vœux d’un peuple qui rompt ses entraves ne sauraient jamais être très modérés. Le Monténégro, il ne faut pas l’oublier, peut à peine, tel qu’il est constitué, nourrir ses habitans. Quand on est obligé de cultiver les céréales dans la moindre anfractuosité que présente la roche, au fond de ces puits sombres que visitent rarement les rayons du soleil, et où le blé apparaît comme quelque plante rare élevée dans un pot à fleurs, on est bien excusable de tenir opiniâtrement aux parcelles de terrain qu’après de longs combats on a pu reconquérir. On avait facilement obtenu du prince une suspension d’armes ; mais il eût cent fois mieux aimé recommencer la lutte que céder aux Turcs une seule de ses prairies. Les prairies pour les Monténégrins, ce sont des provinces.

Le grand office du prince au Monténégro ne consiste pas à commander l’armée, il consiste à rendre la justice. Chaque jour, le prince descend sur la place de Cettigné ; il y entend les causes et prononce les sentences. Toutes les sociétés ont commencé ainsi ; saint Louis sous son chêne, le bey de Tunis sur l’estrade de la grande salle du Bardo étaient également des juges. Il semble même que les peuples à l’origine des choses n’aient institué un pouvoir suprême que pour lui confier le soin de régler leurs différends ; les rois ont été les premiers arbitres. De là vient peut-être le caractère sacré dont l’opinion ne tarda pas à les investir. Toutefois ces juges, dont les décisions étaient sans appel, ont éprouvé le besoin d’éclairer leur conscience ; ils se sont entourés de conseillers. Le Monténégro a déjà son parlement. Composé des sénateurs que le prince a choisis parmi les chefs les plus considérables, ce conseil donnerait au besoin plus de force aux arrêts prononcés par le souverain ; mais il est sans exemple qu’on ait protesté contre une sentence rendue. On pourra au Monténégro tramer une révolte, conspirer la perte du prince, menacer secrètement ses jours ; on ne contestera jamais l’étendue de son pouvoir. Un prince dont les prérogatives seraient limitées ne serait plus un prince aux yeux des Monténégrins.

L’héritier des vladikas disposait en 1858 sans contrôle du produit des impôts, du revenu qu’il devrait aux libéralités des puissances étrangères. C’était avec ces ressources qu’il se procurait des armes, qu’il accumulait des munitions, qu’il achetait dans les années de sécheresse le blé nécessaire aux semences, qu’il faisait des largesses au peuple, et payait, la dotation des sénateurs. Le traitement de chacun de ces hauts dignitaires. Avait été fixé à 200 francs par an, somme peu considérable sans doute, mais en rapport avec un budget qui ne dépassait pas alors 300,000 francs.

Longtemps le Monténégro avait vécu sans lois, la coutume était le seul code qu’on y invoquât. Le 22 avril 1855, le peuple apprit par une proclamation du prince à quelles prescriptions il devrait désormais se soumettre, et sur quel texte écrit il serait à l’avenir jugé. Quatre-vingt-treize articles avaient suffi au législateur pour fixer la tradition, et sur quelques points pour la réformer. La loi de Dieu est plus brève encore, mais elle est aussi moins indulgente. Ce qui avait grossi le code monténégrin, c’étaient les ménagemens qu’il avait fallu garder avec certains préjugés séculaires. « Tu ne tueras pas, » est un précepte sans doute indispensable, mais sur lequel il importe cependant de s’entendre. « Celui qui donnera la mort à un autre Monténégrin, disait le code promulgué à Cettigné, ne pourra être absous au prix d’aucune somme ; il sera pris et fusillé. » Voilà le principe ; voici maintenant les tempéramens : « si l’on a une vengeance à exercer, on ne peut tuer les parens du meurtrier lorsqu’ils n’ont pris aucune part au meurtre, mais on peut frapper l’assassin ; on peut se battre en duel, pourvu qu’on n’appelle pas une partie de la population à son aide. « Quant aux mandataires de la justice, il leur est spécialement recommandé de ne pas se laisser entraîner par leur zèle et d’avoir soin, dans le rigoureux exercice de leurs fonctions, « de ne pas tuer des innocens. » La mort paraît être d’ailleurs aux yeux du législateur monténégrin le seul accident de quelque gravité. Pour avoir estropié son frère, l’amende varie de 50 à 100 talaris ; pour lui avoir cassé la tête ou lui avoir crevé un œil, il en faut payer 60 ; on ne peut le frapper sans motifs soit avec le pied, soit avec la pipe, on s’exposerait à sortir de son escarcelle 50 sequins d’or. Si celui que vous auriez frappé vous tuait à l’instant, la justice monténégrine n’aurait rien à y voir. Le meurtrier ne doit être poursuivi que s’il attend un ou deux jours pour donner cours à sa rancune. Voilà donc pourquoi les Monténégrins se refusent si obstinément à déposer leurs armes, soit dans les conseils, soit dans les festins. Il est assez naturel qu’on tienne à avoir sa vengeance sous la main, quand il y a de si sérieux inconvéniens à la différer.

Pour s’expliquer le peu de cas que les Monténégrins semblent faire d’une blessure, il suffit d’avoir vu avec quelle facilité se guérissent celles qu’ils ont reçues. Je m’étais fait accompagner à Cettigné d’un des chirurgiens de l’Algésiras, nous devions visiter les blessés de Grahovo, et cet habile opérateur s’était promis de leur offrir ses services ; mais jamais un Monténégrin ne consentirait à subir une amputation : la mort lui paraîtrait cent fois préférable. Couchés près du foyer, dans une cabane enfumée où l’on respirait à peine, gisaient sur le sol nu de nombreux blessés que dévorait la fièvre. Les uns avaient eu la cuisse, d’autres le bras brisé par une balle ; la nature les a probablement guéris sans qu’aucun médecin les pansât. Un grand et beau jeune homme découvrit devant nous son épaule fracassée. Il se tenait debout pendant que le vieux praticien de village enlevait soigneusement avec une pince d’acier les esquilles que la suppuration amenait à la surface de la plaie. Le blessé supportait ce supplice sans proférer une plainte ; quelquefois seulement un nuage passait sur son front et trahissait l’intensité de la souffrance. « Comment allez-vous ? demandions-nous à ces malheureux. — Bien, répondaient-ils, si le prince est sain et sauf. » Ce qui est dans le cœur de tous les sujets, il était peut-être inutile de le mettre dans les lois. On a jugé cependant qu’il serait bon de l’y faire figurer, ne fût-ce que pour le cas où le sentiment du respect viendrait à s’affaiblir dans la Montagne-Noire. Tout Monténégrin, « petit ou grand, » doit donc, pour se conformer aux lois, « aimer et respecter ses chefs, ses juges et les vieillards ; il doit leur témoigner toute son estime. Celui qui parlerait mal du prince ou de ses actes serait puni comme un meurtrier. »

Quelques articles règlent les héritages, d’autres assurent les droits de l’autorité paternelle. Il en est qui sont destinés à intimider les calomniateurs. Prouver ce qu’on s’est permis d’avancer n’est pas au Monténégro chose facile. L’avantage, dit la loi, devra rester à celui des deux adversaires qui présentera le plus de gens de bien prêts à jurer pour lui. Nous avons dit déjà quelles mesures tutélaires avaient été prises pour préserver les jeunes filles de la contrainte morale que trop souvent on leur faisait subir. Ce n’est pas la seule disposition qui tende à relever la femme de sa condition d’infériorité. Les divorces, dont on faisait le plus scandaleux abus, ont été interdits, à l’exception de ceux qu’autorise l’église orientale. Il n’est pas jusqu’aux veuves dont l’état ne se soit occupé. Le code de Danilo leur prescrit de ne plus se déchirer le visage avec les ongles, et leur interdit la consolation de se défigurer ainsi pour longtemps. Quant à l’église, la loi n’a fait qu’une légère incursion dans son domaine, incursion vraiment indispensable. Le sacerdoce était devenu chez les Monténégrins une fonction presque héréditaire ; les devoirs en étaient parfois singulièrement négligés. Il était de ces lévites qu’on rencontrait beaucoup plus souvent sur le champ de bataille que dans le temple. Le pope Juro, — pour n’en citer qu’un seul, — ce pope, qui devait trouver la mort au combat de Grahovo, était réputé le plus grand faiseur de tchetas ; on le redoutait jusqu’au fond de la Bosnie. Tel autre s’était signalé par sa profonde ignorance de la liturgie slave ; on l’accusait d’avoir récité, présidant un jour à un enterrement, l’office du mariage. La loi de 1855 a voulu que tout prêtre fût obligé « de venir au temple chaque dimanche ; » celui qui manquerait à ce devoir serait destitué.

Voilà donc les garanties sous lesquelles une réunion d’hommes peut vivre, et qui à la rigueur lui suffisent. Il est vrai que le faible y trouve peu d’appui ; mais quelle est la législation primitive qui ait songé à protéger la faiblesse ? Celui à qui le ciel n’a départi ni vigueur ni courage fera bien de ne pas aller porter ses pénates au Monténégro. C’est un pays où il est bon de pouvoir compter sur soi-même et dans lequel il convient d’inspirer un certain respect aux autres. Les héros d’Homère se vantaient mutuellement leurs prouesses avant d’en venir aux prises. Les Monténégrins n’engagent point non plus de combat sans discours. On les entend célébrer du haut des rochers leur courage, rappeler leurs hauts faits et ceux de leurs ancêtres, se proclamer cent fois les premiers guerriers du monde. Il n’y a que les Albanais qu’ils veuillent bien reconnaître pour des adversaires dignes d’eux, et surtout, parmi les Albanais, la tribu catholique des Mirdites.

Je ne pus prolonger autant que je l’aurais voulu mon séjour à Cettigné, mais j’emportai de tout ce que j’y avais vu les plus favorables augures. Entouré de son frère aîné, d’Ivo Radonitch, de Kerso Petrovitch, de Peter Stephanof, le prince Danilo pouvait braver sans crainte les intrigues des exilés, qui exhalaient à Zara leur colère impuissante. La victoire de Grahovo, l’appui manifeste d’une grande puissance, avaient donné aux Monténégrins une très haute idée de la bonne fortune et de l’habileté de leur prince. Il restait à confirmer cette opinion par un résultat décisif. Tel était le soin qui me rappelait à Raguse.


IV

Les Monténégrins qui m’avaient escorté depuis le moment où j’avais mis le pied sur le sol de Budua ne voulurent pas me quitter avant de m’avoir reconduit au port. Ils jetèrent de nouveau leur longue carabine sur leur vaillante épaule, et d’un pas infatigable entreprirent cette étape qui ne devait lasser ni nos guides ni nos porteuses de bagages, mais qui était bien faite pour lasser nos chevaux. Les Monténégrins sont des amis attentifs et aimables. Je comprends toutefois que l’Autriche les trouve des voisins incommodes. Nos exhortations ne purent tempérer le zèle de notre escorte désireuse avant tout de nous faire honneur. Les salves de mousqueterie dont elle nous accompagnait depuis notre départ nous suivirent jusqu’aux portes de Cattaro. Nous traversâmes la ville, nos guides furent obligés d’en faire le tour ; on ne les y eût pas laissés pénétrer sans les inviter à déposer leurs armes à la porte. Cette précaution blessante n’est pas l’effet de la politique soupçonneuse de l’Autriche, elle remonte à une autre époque. Venise et le Monténégro ne pouvaient se passer l’un de l’autre, Cattaro était le seul marché où les Monténégrins échangeaient leurs moutons contre du blé ou contre de la poudre. Plus d’une fois cependant leur turbulence fit de ce marché, qui se tenait en dehors de la ville, le théâtre de sanglantes querelles. Cattaro fermait alors ses portes, la garnison courait à ses coulevrines, et quelques décharges d’artillerie dispersaient les Monténégrins ; mais ceux-ci à leur tour ne tardaient pas à mettre Cattaro en état de blocus. Des rochers qui surplombent la ville, ils fusillaient sans relâche tout ce qui osait se montrer sur les remparts. Au bout de quelques jours intervenait un accommodement, promettant l’oubli du passé, et se préoccupant peu de trouver des garanties impossibles pour l’avenir.

Les côtes de la Dalmatie fournissent à l’Autriche d’excellens marins, et parmi ces marins il faut mettre en première ligne les Bocchesi du cercle de Cattaro, descendans de ces rudes Esclavons qui montaient autrefois les galères de Venise. Les Bocchesi sont tous par l’origine, s’ils ne le sont plus par les mœurs, un peu Monténégrins. Questi Montenerini, — c’est ainsi que, pendant le blocus de Venise, les marins italiens nous désignaient les marins dalmates, — ont avec leurs frères de la Czernagora de tels rapports de race, de religion, de langage, que la fusion se fût facilement opérée, si, le jour où le général Gautier remit Cattaro aux mains du vladika Saint-Pierre, la politique eût ratifié cette conquête. L’empereur Alexandre en avait ordonné autrement ; ce fut sur son injonction que les Monténégrins durent céder à l’Autriche le bassin qui leur ouvrait un si large accès à la mer. L’abandon de ce territoire est resté pour le Monténégro un sujet d’éternels regrets. Aucune puissance, il faut bien le dire, ne saurait s’asseoir sur les bords de l’Adriatique sans gêner l’expansion de la race serbe. Si jamais l’Autriche devait évacuer l’étroite bande de terre qui, de Stagno à Budua, longe les états du sultan, ses héritiers naturels seraient les Monténégrins. Il est dans les destinées de la race serbe d’empêcher l’Adriatique de devenir une mer fermée. La journée de Lissa n’a pas été le choc d’une flotte allemande contre une flotte italienne. Ce sont les Esclavons qui ont une fois encore vaincu les Génois.

J’avais visité Cettigné au mois de juin. Je ne quittai le port de Raguse qu’à la fin du mois de novembre. Commencée le 25 juillet, la délimitation n’était pas complètement terminée ; mais le protocole qui fixait en principe le tracé de la frontière avait été signé à Constantinople. Il n’est pas facile de délimiter un état dont le territoire n’a jamais été soumis à aucun levé topographique, et dont la configuration indécise ne résulte d’aucun document écrit. La commission européenne se trouvait donc conduite, tout en jalonnant le pays, à s’en faire raconter l’histoire. « Les anciens des villages » promenaient les négociateurs à travers les récits les plus fabuleux. A une époque qui se perdait dans la nuit des temps, un proscrit, disaient-ils, était venu dresser sa tente sur ce pic solitaire ou sur le bord de ce cours d’eau. Les enfans avaient grandi, les troupeaux avaient prospéré, la famille était devenue une tribu. L’état monténégrin n’était qu’une agglomération de familles. Chaque famille avait gardé le nom de son fondateur. Comment séparer du tronc principal les branches qui s’étaient étendues à droite et à gauche ? Pourquoi donner aux Turcs la nahia des Drekalovitch, quand les Drekalovitch n’étaient que les enfans égarés des Kutchi ? L’âpreté avec laquelle le Monténégro défendait ses droits lui assurait une incontestable supériorité sur son nonchalant adversaire ; mais l’Angleterre et l’Autriche avaient pris en main la cause de la Turquie. Les parties se trouvaient ainsi ballottées entre deux influences contraires. Il dépendait presque toujours de la Prusse de décider la question. Sur la plupart des points, la Prusse nous avait donné la majorité ; sur celui-ci, elle demeura inflexible. Nous manquâmes donc malgré nous l’occasion d’arracher quelques milliers d’âmes de plus aux griffes de la Turquie. Ce que nous eussions surtout désiré obtenir pour nos protégés, c’était un port où pût enfin flotter le drapeau monténégrin ; le prince Danilo se fût contenté de la moindre crique. Le droit à la mer est la juste ambition de tous les peuples. Tant que le Monténégro restera une enclave, tant qu’il ne pourra communiquer avec le reste du monde sans la permission de l’Autriche ou de la Turquie, il y aura forcément arrêt dans le développement de ses destinées. Un grand pas cependant avait été fait. Le Monténégro avait désormais un nom dans les archives diplomatiques de l’Europe. Il fallait savoir se contenter de ce premier avantage. L’œuf d’où est sorti l’empire actuel d’Allemagne a été couvé pendant plus d’un siècle par les électeurs de Brandebourg.

Je ne souhaite pas de nouveaux cataclysmes à ce monde trop bouleversé déjà. Que l’empire ottoman continue à subsister, si la vie n’est pas tarie dans son sein, qu’il s’assimile, si les dieux le permettent, les provinces qui ne se sont pas encore soustraites à sa domination ; je ne demande qu’une chose, c’est que, le jour où le colosse viendrait à s’écrouler, on veuille bien se souvenir qu’il existe une nationalité serbe. Cette nationalité saura reconnaître, dans les débris qui joncheront alors le sol, les membres épars qui lui appartiennent. Est-ce à la Servie ou au Monténégro que sera réservé l’honneur de les réunir ? Il importe peu ; ce que doit avant tout désirer cette intéressante tribu de la famille slave, c’est qu’il se trouve quelque part un centre assez puissant pour attirer à lui et pour retenir associés les élémens d’une grande confédération indépendante.

Les voies de la Providence sont mystérieuses, et il lui plaît souvent d’ajourner ses desseins. L’heure de la renaissance devait être sans doute retardée pour les Serbes, car les hommes qui semblaient avoir été appelés à diriger, en Servie aussi bien qu’au Monténégro, le grand mouvement de la rénovation sociale, le prince Danilo et le prince Michel, voyaient à quelques années d’intervalle leur destin abrégé par d’odieux attentats. Que les Serbes y prennent garde, leur histoire jusqu’ici n’a été que l’histoire de leurs dissensions. Il leur faut introduire plus de discipline dans les esprits, plus d’union dans les cœurs. Leur avenir se fermerait brusquement, s’il se rencontrait encore parmi eux des Vuk Brankovitch. On peut douter heureusement que le meurtre du prince Danilo ait été l’effet de quelque instigation politique. C’est un avantage que le Monténégro paraît encore avoir eu sur la Servie. Le 11 août 1860, le prince était à Cattaro avec sa jeune femme. Une barque l’attendait près du quai, il y avait déjà fait embarquer la princesse et allait y descendre lui-même, quand un Monténégrin écarta violemment les gardes, et, à brûle-pourpoint, lui tira un coup de pistolet dans les reins. Le prince chancela ; ce furent les bras de sa femme qui le reçurent. L’assassin avait profité du premier moment de stupeur pour s’enfuir. On parvint à le rejoindre. Il ne fit aucune révélation. A l’occasion de je ne sais plus quel méfait, le prince l’avait exilé. C’était du juge, non du prince, qu’il avait voulu tirer vengeance. Quoique la balle eût brisé l’épine dorsale, l’agonie se prolongea pendant vingt-quatre heures. La princesse Darinka montra un grand courage et une résolution dignes du rang qu’elle occupait. Son neveu, le prince Nicolas, qu’elle avait tenu à faire élever en France, était heureusement auprès d’elle en ce terrible moment. Elle mit sur sa tête le bonnet du prince Danilo, et l’investit ainsi du pouvoir suprême ; puis elle reprit le chemin de Cettigné, suivant à pied le cercueil qui renfermai ? les dépouilles mortelles de son époux. Le prince Nicolas était le fils unique de Mirko. L’influence dont jouissait ce valeureux homme de guerre eût fait rentrer sous terre tous les compétiteurs, s’il s’en était présenté. Le Monténégro n’en subit pas moins les conséquences déplorables de la catastrophe. Une année ne s’était pas écoulée que la guerre ramenait les Turcs sur ses frontières. Une seconde campagne les conduisait jusqu’aux derniers contre-forts qui couvrent la vallée de Cettigné. Il était temps que l’Europe intervînt ; la diplomatie préserva le Monténégro de l’inévitable soumission qui eût annulé le plus précieux de ses titres à la suprématie future. Ce petit pays reste vierge de la domination turque. Le temps d’arrêt qu’il a subi dans son expansion n’est qu’un incident sans importance. L’avenir est aux races qui n’ont pas abjuré et qui croient aux retours de fortune, parce qu’elles n’ont pas cessé de croire en la justice de la Providence.

Je n’essaierai pas de contredire les philosophes qui prétendent que « la vertu est si nécessaire aux hommes et si aimable par elle-même, qu’on n’a pas besoin de la connaissance d’un Dieu pour la suivre ; » je n’en croirai pas moins cette doctrine tout à fait insuffisante pour entretenir dans les âmes le culte exalté de la patrie. Quand l’empire de Douschan et des Nemanja eut été effacé de la carte du monde, ce fut la religion et la poésie qui en conservèrent le souvenir dans la mémoire des hommes. Quelques milliers de bandits réduits à vivre de pillage devinrent, grâce à la persistance de leur foi, les gardiens du précieux dépôt de la nationalité serbe. Le sultan entrait alors en campagne à la tête de 500,000 hommes, il pouvait tirer de ses arsenaux plus de 600 pièces d’artillerie, envoyer devant lui, « pour faire le dégât, » 60,000 Arcangis et A0,000 Azapes. Le monde lui offrait peu de plaines assez vastes pour qu’il y pût asseoir ses camps et passer en revue son armée. Sans compter les troupes auxiliaires, les Tartares de la Bulgarie et les Tartares de la Crimée, les Circassiens et les Kurdes, il voyait chaque soir, à l’appel du muezzin, près de 100,000 spahis ou janissaires et plus de 200,000 Timariotes agenouillés le front dans la poussière, le visage tourné vers La Mecque. Qui eût osé penser que les successeurs de ce potentat en viendraient un jour à traiter de puissance à puissance avec un porcher de la Schoumadia et avec le chef indépendant du Monténégro ? Les plus grandes nations, les plus nobles races sont exposées à fléchir sous le poids de leurs discordes intestines. On les voit alors s’éclipser pendant de longs siècles. L’histoire ne nous offre que trop d’exemples de ces désastreux effacemens ; mais l’histoire nous apprend aussi que ces nations peuvent renaître du moindre germe, lorsqu’elles ont conservé le respect de leur langue, la mémoire des hauts faits du passé et cette dernière étincelle dévie, la foi religieuse, capable à elle seule de tout féconder.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.