Les Mississipiens (1852)/Acte 2

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 16-26).
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ACTE DEUXIÈME.


Un riche appartement à Paris, à l’hôtel Bourset. — Un salon donnant sur un jardin de plain pied.

Scène PREMIÈRE.


LA MARQUISE, JULIE, en grande toilette de bal toutes deux.
LA MARQUISE.

Ah ! ma fille, vous voilà mise comme un ange et belle à ravir.

JULIE.

Croyez-vous, maman ? Il fallait bien faire un peu de toilette. Le bal de notre vieux ami sera, dit-on, d’un grand luxe.

LA MARQUISE.

Ce pauvre duc, il fait des folies pour vous, ma chère ! Savez-vous que ce n’est pas bien de tourner la tête à un homme de cet âge-là ? Il peut en mourir.

JULIE.
Allons donc, maman, vous raillez ; vous savez bien que ce n’est pas de moi qu’il est amoureux.


Ah ! quelle charmante surprise ! mon enfant. (Page 18.)

LA MARQUISE.

De moi, peut-être ? Il y a longtemps que je ne fais plus de passion, mon enfant, pas même celle-là. Mais, puisque tu me persifles, je veux te tourmenter un peu à mon tour. Depuis quelque temps tu vas si souvent dans certaines maisons, et si rarement dans les autres, qu’il y a, ce me semble, quelque chose là-dessous. George Freeman ne vous est pas indifférent, Julie !

JULIE.

Cet homme-là ? quel original !

LA MARQUISE.

C’est ce que disent toutes les femmes, et toutes en raffolent.

JULIE.

Vous croyez ?

LA MARQUISE.

Oh ! je m’y connais.

JULIE.

Il est certain qu’on lui fait mille agaceries. Qu’a donc cet Américain de si séduisant ?

LA MARQUISE.

De beaux yeux, de belles paroles, des façons fort étranges, et, par-dessus tout, la réputation d’être invulnérable aux traits de l’amour.

JULIE.

Quelle prétention ! je ne crois guère à cette vertu-là.

LA MARQUISE.

Il me semble, en effet, qu’il ne vous serait pas difficile de la faire broncher.

JULIE.

Je ne m’en mêle pas.

LA MARQUISE.

Coquette, vous vous laissez adorer ! Je l’ai bien observé, moi. Il ne s’approche de vous qu’avec une émotion… et vous ne faites pas un mouvement qu’il ne vous suive des yeux. Au reste, tout le monde l’a remarqué aussi bien que moi.

JULIE.

Oui, plusieurs personnes me l’ont dit ; mais c’est une plaisanterie. Et puis, d’ailleurs, que m’importe ?

LA MARQUISE.

Cela fait toujours plaisir. Un homme devant qui ont échoué les coquetteries de toutes les femmes à la mode, devant qui les plus orgueilleuses se font mignonnes, attentives et raisonnables, et que les gens les plus sérieux et le plus haut placés écoutent avec intérêt, avec respect même ; un homme sans naissance, sans fortune, qui fait plus d’effet par son mérite que les plus grands seigneurs par leurs titres, et les plus riches traitants par leur luxe… oh ! un tel homme est une conquête difficile, glorieuse, et vous n’y êtes pas indifférente, Julie.

JULIE.

Ah ! je vous assure que je le suis parfaitement.

LA MARQUISE.

Point ! Orgueil ou sympathie, vous êtes émue aussi lorsque vous le voyez.

JULIE.

Il est vrai, quelquefois ; mais vous en savez bien la raison.

LA MARQUISE.

Sa ressemblance avec feu le chevalier ? Il est certain qu’elle me frappe maintenant plus qu’elle n’avait fait d’abord ; mais que vous importe ? Entre nous, Julie, tu ne l’as guère regretté, ton pauvre cousin Léonce, et s’il n’était mort à propos pour se rendre intéressant…

JULIE.

Brisons là, ma mère ; quoi que vous en disiez, ce sujet m’est pénible.

LA MARQUISE.

Eh bien ! parlons d’autre chose. As-tu des nouvelles de Louise ?

JULIE.

Ce sujet m’est plus pénible encore que l’autre.

LA MARQUISE.

Oui, mais il y a cette différence que tu as bien fait dans un sens d’oublier le chevalier, et que tu ferais mal de toutes les façons d’oublier ta fille.

JULIE.

Ma fille ! qui peut croire que je l’oublie ? Elle m’a écrit ce matin encore.

LA MARQUISE.

Ah ! et te dit-elle enfin où elle est ?

JULIE.

Pas plus qu’à l’ordinaire. Elle se dit toujours retirée dans un couvent. Elle me recommande de ne pas être inquiète à son sujet ; mais elle déclare, avec cette petite obstination fâcheuse que vous lui connaissez, qu’elle ne veut ni sortir de sa retraite, ni me la faire connaître.

LA MARQUISE.

Pauvre Louise ! Tout cela est bien étrange ! Qui peut donc lui avoir suggéré une pareille détermination ? Depuis plus d’un an, elle est perdue pour nous, et rien n’a pu nous mettre sur ses traces. Elle se trouvait donc bien malheureuse ici !…

JULIE.

Je ne sais pourquoi vous insistez sur ce sujet si cruellement, ma mère ; pensez-vous donc que mon cœur n’en soit pas déchiré ?

(Elle se jette sur un fauteuil avec une sorte d’irritation nerveuse, et, au bout d’un instant, elle rajuste sa coiffure en se penchant vers une glace. La marquise l’observe et soupire.)

Scène II.


Les Précédents, BOURSET.
JULIE.

Eh bien ! Monsieur, nous sommes prêtes, vous le voyez, et il est dix heures. Partons-nous ?

BOURSET.

Pas encore ; j’attends quelqu’un pour compléter l’éclat de notre entrée chez le duc.

LA MARQUISE.

Qui donc ?

BOURSET.

Devinez !

LA MARQUISE.

George Freeman, peut-être.

BOURSET, haussant les épaules.

Celui-là, je ne m’en occupe guère.

JULIE, à sa mère, et regardant son mari.

Il a un sourire étrange.

LA MARQUISE, bas à Julie.

Bon Dieu ! Léonce lui serait-il apparu ? Nous en parlions tout à l’heure, et on dit que, quand on parle des morts oubliés, cela les fait revenir.

JULIE, bas

Oh ! maman, quelle triste gaieté vous avez ce soir !

BOURSET.

Je vois bien que vous ne devineriez jamais. Mais tenez… une voiture s’arrête dans la cour : c’est notre revenant… Eh bien ! vous pâlissez toutes deux ?

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! qu’as-tu donc ?

JULIE, à part, regardant Bourset qui se frotte les mains.

C’est quelque chose de fâcheux pour moi, il est trop gai.


Scène III.


Les Précédents, LOUISE, en costume de novice bénédictine.
JULIE.

Ma fille !

LA MARQUISE, s’élançant vers Louise, et l’embrassant avec transport.

Ah ! quelle charmante surprise ! ma pauvre enfant !

LOUISE, tombant aux pieds de sa mère.

Ah ! maman, vous n’êtes donc pas malade ? Dieu soit béni ! on m’avait trompée.

JULIE.

Il a donc fallu vous tromper pour vous ramener vers moi, Louise ?

BOURSET.

Tu me le pardonnes, ma Louison ? tu n’es pas fâchée de voir que ta mère se porte bien ?

LOUISE, embrassant son père.

Oh ! mon papa, vous voyez que j’en suis bien heureuse. Maman, embrassez-moi aussi.

JULIE.

Vous m’avez fait bien du mal, ma fille !

BOURSET.

Point de reproches, s’il vous plaît ; ce jour est un jour de bonheur. Louise a eu tort de nous quitter. J’ai fini par découvrir sa retraite, et, grâce à une ruse innocente, je vous la ramène. Elle doit être pardonnée le jour où elle rentre sous le toit paternel.

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! que je suis heureuse de la revoir, cette méchante enfant ! Ah ! tu ne nous quitteras plus, j’espère ! Vilaine, est-ce que nous pouvons vivre sans toi ?

LOUISE.

Chère bonne maman ! il faudra pourtant que je rentre ce soir : la règle de mon couvent le prescrit.

LA MARQUISE.

Comment ! la règle de ton couvent ? Est-ce que tu t’es faite religieuse, petite mauvaise tête ? Heureusement je vois que tu as un voile blanc… Voyez comme elle est jolie en novice ! Tout lui sied, c’est juste comme moi quand j’avais son âge.

LOUISE.

Je ne suis encore que postulante, bonne maman.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que c’est que cela, postulante au noviciat ? Mais tu es donc folle, jolie comme tu l’es, de songer à prendre le voile ? Nous ne le souffrirons jamais.

BOURSET.

Nous causerons de tout cela plus tard, s’il vous plaît, Mesdames. Ce n’est pas le moment ; il faut maintenant aller au bal, Louise ; j’exige que vous veniez avec nous, mon enfant.

LOUISE.

Moi, mon père ! Oh ! mais c’est impossible !…

JULIE.

Au bal dans ce costume ? mais cela aurait l’air d’une mascarade !

BOURSET.

Aussi je lui ai fait préparer depuis ce matin, par la meilleure tailleuse de la cour, la plus jolie parure de bal qui se puisse imaginer. Allez dans votre chambre, Louise, et faites-vous arranger. Hâtez-vous, nous vous attendrons.

LOUISE.

Mon père, je vous en supplie, n’exigez pas que j’aille au bal ; je n’ai jamais vu le monde et je n’ai pas envie de le voir… J’y serais si gauche… si contrainte… Maman, priez mon papa de me laisser vous attendre. Je veillerai dans votre chambre, afin de vous embrasser quand vous rentrerez, et au jour je retournerai au couvent pour l’heure de la prière.

JULIE, à Bourset.

En effet, pourquoi contrarier ses idées religieuses ! Commencerez-vous, pour la réconcilier avec la maison paternelle, par la contrarier mortellement ?

BOURSET lui jette un regard sévère et se tourne vers sa fille.

Louise, je vous ai promis de vous écouter et de faire droit à toute chose raisonnable de votre part ; mais il me semble que vous devez commencer par condescendre aux désirs de votre père, surtout quand il exige de vous une chose de peu d’importance. Allez, mon enfant ; si vous voulez me trouver indulgent, soyez soumise.

LOUISE, abattue.

J’obéis, mon père ! (Bourset l’embrasse au front.)

LA MARQUISE.

Je vais l’aider à sa toilette, et je suis sûre qu’en se voyant bien belle elle prendra son parti devant le miroir.

(Elles sortent.)
JULIE, à Bourset.

Je crois que vous prenez un mauvais moyen…

BOURSET, séchement.

Je sais ce que je fais, Madame, et ne veux point ici de résistance à ma volonté. — Allons ! ne boudez pas ; voici le collier de diamants que vous désiriez tant ! (Il tire un petit écrin de sa poche et le lui présente.) Mistress Law n’en aura pas un plus beau ce soir… Mais ne le vendez pas, entendez-vous ? l’argent devient rare et dangereux. Les diamants sont des valeurs qu’aucun arrêt de confiscation ne peut atteindre.

JULIE.

Que vous êtes aimable d’avoir pensé à ce collier ! Mais que parlez-vous d’arrêt ?

BOURSET.

D’un arrêt qui sera publié demain matin et qui fera mordre les doigts à bien des gens. Le régent et d’Argenson ont imaginé, pour discréditer entièrement les valeurs monnayées et pour brusquer l’émission du papier-monnaie, dont on commence à se dégoûter d’une manière effrayante, de faire défense à qui que ce soit de garder entre ses mains une somme d’or ou d’argent excédant cinq cents livres, sous peine de la Bastille.

JULIE.

Cela est bon à savoir. Que ferez-vous de vos quatre-vingt mille livres que vous avez reçues tantôt ?

BOURSET.

Je les ai déjà échangées contre du papier.

JULIE.

Vous avez fait là une grande sottise. Comment, avec votre habileté, ne voyez-vous pas que ce papier est une grande friponnerie, et va nous ruiner tous ? Personne n’en veut déjà plus, l’ignorez-vous ?

BOURSET.

Julie ! vous vous êtes embarquée sur une mer orageuse le jour où vous avez épousé Samuel et sa fortune. Si c’est une bonne affaire que vous avez faite, il faut en profiter ; si c’est une sottise, il faut la boire.

(Il sort.)

Scène IV.


JULIE, seule.

Oh ! je l’ai bu tous les jours de ma vie, ce calice amer ! et ce bonheur, que par une odieuse ironie le monde feint de m’envier, est un poison qui me dévore ! Ô tortures de l’orgueil brisé ! Ô soif de vengeance qu’une lâche terreur enchaîne ! je finirai par t’assouvir ! C’est trop souffrir, c’est trop sacrifier à la fausse gloire d’un semblant de bonheur et de vertu ! Je veux une fois dans ma vie connaître l’ivresse des passions, et me venger, dans l’ombre et le mystère, des outrages que je reçois dans le secret de ma vie domestique. George ! tu m’aimes, je n’en puis douter ! Par une intention bizarre de la destinée, tu ressembles au premier, au seul homme que j’aie osé aimer ! C’est toi qui vengeras le chevalier ! Puisque c’est la seule représaille que la femme puisse exercer contre la tyrannie de l’homme, j’en goûterai le plaisir terrible ! George Freeman, je veux t’aimer ! et il me semble que je t’aime déjà.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. George Freeman.

JULIE, à part.

Ah ! Dieu le veut !


Scène V.


JULIE, GEORGE. Ils se saluent avec cérémonie.
JULIE.

Vous êtes bien rare depuis quelque temps, Monsieur ; mais il serait peu gracieux de vous faire des reproches quand vous nous revenez. Il faut vous savoir gré du peu que vous faites pour vos amis.

GEORGE.

Vous me parlez aujourd’hui avec beaucoup de bonté, Madame.

JULIE.

Croyez qu’il m’en coûte pour être aussi bonne, car, franchement, vous ne le méritez guère. Vous avez partout la réputation d’un ingrat.

GEORGE.

Je ne sais comment je l’ai méritée ; mais, puisque vous me dites des choses si obligeantes, je vous dirai avec ma franchise accoutumée que je craignais d’être importun.

JULIE.

Mon apparence est donc bien trompeuse ? Moi aussi pourtant, j’ai la réputation d’être franche.

GEORGE.

Votre réputation est trop bien établie à tous égards pour que j’ose vous contredire ; mais, enfin, ne m’est-il pas permis de croire qu’avec des opinions aussi différentes des vôtres sur bien des points, pour ne pas dire sur tous… je suis accueilli chez vous avec plus de politesse que de bienveillance ?

JULIE.

M. de Puymonfort peut être fort poli ; quant à moi, je ne pensais pas mériter ce reproche.

GEORGE.

Vous ne sauriez croire, Madame, combien je suis heureux de vous trouver dans ces sentiments. Je désirais précisément avoir l’occasion de détruire les préventions que je vous supposais contre moi.

JULIE.

Des préventions ! je vois que votre réputation de franchise est usurpée ; vous savez trop que toutes les préventions sont en votre faveur.

GEORGE, à part.

Quel changement !… (Haut.) Je vous assure, Madame, que je vous supposais quelque éloignement pour moi. Il m’a toujours semblé que ma présence vous causait une impression désagréable.

JULIE.

Désagréable !… oh ! non… mais triste, je l’avoue… Une ressemblance inouïe… avec une personne qui n’est plus…

GEORGE.

Je le sais, Madame.

JULIE.

Comment ! vous le savez ? quelqu’un vous l’a dit ?

GEORGE.

D’autres personnes que vous ont remarqué cette ressemblance. Et d’ailleurs j’ai des raisons plus particulières pour savoir combien elle est fidèle.

JULIE.

Ô mon Dieu ! auriez-vous connu ?… Oui, en Amérique ! cela est possible ; vous avez pu rencontrer une personne… qui portait le même nom que moi.

GEORGE.

Le même nom que porte aujourd’hui M. Bourset.

JULIE, à part, le regardant.

Il est des instants où je crois que c’est lui-même qui me parle ! (Haut.) Ainsi vous l’avez connu ?

GEORGE.

Intimement, Madame.

JULIE.

Et vous ne m’avez jamais parlé de lui !

GEORGE.

Je pensais que cela vous serait pénible.

JULIE.

Non, au contraire, j’éprouve une curiosité…

GEORGE.

Une curiosité ?…

JULIE, à part.

Comme c’est là son regard ! (Haut.) Oui, une émotion profonde… Dites-moi, je vous en prie, il a dû se plaindre de moi avec amertume ?

GEORGE.

Il ne s’est jamais plaint, Madame, même à son meilleur ami.

JULIE, le regardant avec attention, et commençant à douter.

Mais alors comment pouvez-vous savoir ?…

GEORGE.

Je sais seulement qu’il a horriblement souffert.

JULIE, à part.

Mon Dieu ! comme il dit cela ! si c’était lui ! (Haut, avec une émotion jouée.) Pauvre Léonce !

GEORGE, ironiquement.

Ah ! vous l’avez beaucoup aimé, Madame ?…

JULIE, à part.

Quel ton étrange ! ce ne peut pas être lui. (Haut, essayant de sourire.) Est-ce donc lui qui vous l’a confié ?

GEORGE.

Il ne s’est jamais vanté, pas plus qu’il ne s’est plaint.

JULIE.

Oh ! c’était un honnête homme !…

GEORGE.

Oui, Madame.

JULIE.

Et une belle âme ! aussi belle que son visage, qui ressemblait tant au vôtre !

GEORGE.

Le mien doit vous sembler une bien pâle et bien déplaisante copie, Madame.

JULIE, à part.

Il en est jaloux ! ce n’est pas lui. (Haut.) Le vôtre est cent fois plus mâle, plus noble et plus expressif.

GEORGE.

Vous me raillez ! Il est impossible qu’un premier amour soit effacé à ce point ; quiconque aurait la prétention de vous le faire oublier serait bien présomptueux !

JULIE, avec coquetterie.

Vous croyez ?…

GEORGE.

Et quiconque en aurait le désir serait bien malheureux !

JULIE, encore plus coquette.

En êtes-vous bien sûr ?

GEORGE, ému malgré lui, et avec une amertume qu’il ne peut contenir.

Le chevalier a pu l’être autrefois, mais ce fut une assurance bien ridicule de sa part, n’est-ce pas, Madame ?

JULIE, à part et bouleversée.

Du dépit ? Ah ! grand Dieu ! c’est bien lui ! (Haut et se remettant tout de suite.) Je vois que vous méprisez beaucoup les femmes, monsieur Freeman !

GEORGE, se reprenant.

Si j’avais eu quelque raison pour le faire, vous m’eussiez converti, Madame.

JULIE, à part.

Ah ! tu crains de te trahir, à présent ! C’est déjà fait ! va.

GEORGE.

Vous aurais-je offensée ? J’ai eu tort de vous parler du chevalier ; je m’étais promis de ne jamais le faire.

JULIE.

Pourquoi donc ? C’est un homme dont le souvenir me sera toujours cher, Monsieur. Si je lui ai fait du mal en épousant M. Bourset, j’ai expié cet acte de soumission envers mes parents par de longs regrets et des larmes bien amères. Si je me suis attachée à mon mari, c’est par devoir, non par inclination ; mais je suis restée fidèle à la mémoire du chevalier, car je n’ai point eu d’amants. Le monde le sait !

GEORGE, à part.

Le monde le dit !

JULIE, à part.

Lui inspirer du respect, c’est le plus sûr à présent.

GEORGE, à part.

Après tout, elle dit peut-être la vérité. (Haut.) Si le chevalier revenait à la vie, il serait touché de vous entendre parler ainsi, Madame.

JULIE.

Si le chevalier revenait à la vie, Monsieur, je ne pourrais plus prétendre à son amour, et je ne le voudrais pas, car le devoir a pour les âmes élevées d’austères consolations ; mais je me flatte que le chevalier m’estimerait et serait mon meilleur ami.

GEORGE, ému.

Je crois aussi que cela serait si vous le vouliez, Madame.

JULIE.

Puisque le sort a tranché le fil de sa vie, je désire du moins que son ami reporte sur moi un peu de cette honnête affection que j’eusse voulu lui faire connaître.

GEORGE.

Oh ! Madame, je vous prends au mot avec reconnaissance.

(Il lui baise la main, puis se promène avec quelque agitation.)
JULIE, à part.

Oh ! je te tiens maintenant, et tu m’aimeras toujours, mais, comme par le passé, en pure perte ; car un tel lien serait dangereux désormais. La colère et la jalousie se déchaîneraient à la moindre familiarité.

GEORGE, à part, se promenant dans le salon.

Oui, je crois qu’elle a conservé des sentiments élevés et que je puis lui parler. Le moment est venu. (Il se rapproche.) Madame, puisque vous me traitez avec une si généreuse confiance, j’oserai m’enhardir jusqu’à remettre en vos mains un secret où ma conscience est intéressée et mon honneur engagé.

JULIE.

Parlez, monsieur George, parlez-moi comme à une sœur. (À part.) Où veut-il en venir à présent ?

GEORGE.

Je veux vous parler de votre fille. Elle n’est point auprès de vous. Le bruit court dans le monde qu’elle s’est retirée au couvent par vocation religieuse. Vous-même vous le croyez peut-être ?…

JULIE, pâlissant.

À cet égard, monsieur George, je n’ai de comptes à rendre qu’à Dieu, ce me semble !

GEORGE.

Aussi Dieu vous demandera un compte sévère ! permettez à un frère de vous le rappeler.

JULIE, à part.

Peut-on voir rien de plus pédant ! (Haut.) Mon cher monsieur Freeman, j’espère que Dieu trouvera mon cœur pur. Voyons, que vouliez-vous dire ?

GEORGE.

Si vous vous blessez au premier mot !…

JULIE.

Non, je sais que vous êtes philosophe et que vous n’agissez comme personne. Dites toujours.

GEORGE.

Vous ignorez où est votre fille… et je présume que vous désirez vivement le savoir.

JULIE, vivement.

Le savez-vous donc, vous ?

GEORGE.

Oui, et je vous l’apprendrai, quand vous m’aurez promis de veiller sur elle avec un peu plus de sollicitude et d’énergie que vous n’avez fait jusqu’ici.

JULIE.

C’est elle qui s’est plainte de moi à vous ?

GEORGE.

Non, c’est moi qui ai observé.

JULIE.

Mais cela est fort singulier ! Il y a précisément un an que ma fille est au couvent, et je ne crois pas que vous l’ayez jamais vue auparavant.

GEORGE.

Je l’ai vue il y a un an précisément… un jour que je venais pour me présenter dans votre maison.

JULIE.

Le jour où elle a disparu, peut-être !… C’est vous qui l’avez enlevée ?… Oh ! elle avait la tête montée pour vous avant de vous avoir vu, je le sais ! Avouez donc tout, vous l’avez séduite, dites, Monsieur, dites !

GEORGE.

Séduite ! oh ! Madame ! vous ne m’en croyez pas capable… Mais le hasard… Si vous daignez m’accorder un peu d’attention, je vous conterai tout ce qui s’est passé.

JULIE.

Ah ! vous l’avez revue depuis ! (À part.) Une intrigue où je suis affreusement jouée !…

GEORGE.

Vous êtes trop irritée contre moi dans ce moment…

JULIE, d’un ton forcé.

Nullement, Monsieur, nullement !… Mais il me semble si étrange que, me connaissant à peine, vous soyez l’ami et le confident de ma fille !… Je suis sa mère avant tout ; et, quelque légère que je semble, quelque philosophe que vous paraissiez, j’ai le droit de trouver fort suspecte une intimité mystérieuse entre ma fille et vous !

GEORGE.

Vous auriez grand tort de suspecter son innocence et ma loyauté.

JULIE.

Ah ! de grands mots, je connais cela. Mais il n’est pas moins vrai, Monsieur, que vous faites à mon insu la cour à ma fille. Vous plaira-t-il de me dire où vous l’avez cachée ?

GEORGE.

Je venais exprès pour vous l’apprendre ; mais, si vous me parlez ainsi, je ne vous dirai rien. Il me semblait que votre premier mouvement serait la joie et l’impatience de la revoir ; je ne trouve en vous que froideur pour elle et méfiance envers moi. Je me retire, je vous trouverai peut-être mieux disposée un autre jour.

JULIE.

J’attendrai donc, pour vous écouter, que vous soyez mieux disposé vous-même. Peut-être sentirez-vous que le rôle que vous jouez en ce moment est indigne d’un homme aussi grave et aussi vertueux que vous avez la réputation de l’être. J’espère qu’à notre prochaine entrevue vous me déclarerez nettement vos intentions à l’égard de ma fille… afin que je voie le parti que j’ai à prendre…

(George la salue.)
JULIE, à part, lui rendant son salut.

Ah ! ceci ne peut se supporter. Il feignait de m’aimer ! Je me vengerai de cet outrage ! J’ai été jouée indignement !

(Elle se retire dans ses appartements. George, au moment de passer dans le jardin, voit entrer Louise et s’arrête ; Louise est en toilette de bal.)
GEORGE.

Est-ce un rêve ? Vous ici, Louise, et ainsi parée, quand je vous ai laissée sous le voile et derrière la grille du couvent ?

LOUISE.

Oh ! vous êtes bien étonné, n’est-ce pas, mon ami ? Je le suis encore plus que vous, peut-être ; moi aussi, je crois rêver. Mais vous venez au bal, à ce que j’ai ouï dire ; nous pourrons peut-être nous parler.

GEORGE.

Au bal ! au bal chez le duc ?

LOUISE.

C’est chez le duc ? je ne le savais pas. Oh ciel ! je ne veux plus y aller ; on ne m’y traînera pas de force. Ah ! si vous saviez comme on m’a trompée pour m’amener ici ! On m’a dit que ma mère était mourante.

GEORGE, à part.

Ils ont quelque méchant projet. (Haut.) Allez au bal, Louise, je vous y suivrai ; je ne vous perdrai pas de vue, soyez tranquille.

LOUISE.

Vous êtes agité, monsieur Freeman ! que se passe-t-il donc ?

GEORGE.

Je ne sais, mais je crains quelque trahison.

LOUISE.

Oh ! moi, je ne crains rien, vous êtes près de moi.

GEORGE.

Fiez-vous à moi, mon enfant ; mais ne vous fiez pas trop à vous-même. Vous allez au bal ; ne craignez-vous pas que l’enivrement de ce premier triomphe que vous allez remporter ne vous réconcilie avec les projets de votre père ?

LOUISE.

Ô mon ami, vous ne le croyez pas ! Et d’ailleurs… si vous le craignez… voyez, je puis m’échapper encore, retourner au couvent, et n’en plus jamais sortir.

GEORGE.

Non, Louise ; vous savez bien que je vous détourne autant que je le puis de ces idées. Il est temps que vous voyiez le monde, que vous sachiez quels sont ses avantages et ses séductions, et ce que vous devez choisir, d’une vie modeste et pure, ou d’une ivresse d’ambition et de vanité.

LOUISE.

Oh ! mon choix sera bientôt fait. Tenez, George, ce n’est pas bien ; vous êtes toujours porté à croire que les femmes sont vaines et coquettes ; vous me soupçonnez moi-même, comme si vous ne me connaissiez pas, depuis un an que je vous dis toutes mes pensées. Il faut que vous ayez été bien trompé dans vos amitiés pour être si méfiant, même envers moi !

GEORGE.

Chère, excellente enfant ! (À part, avec tristesse.) Pourquoi suis-je né quinze ans trop tôt !

LOUISE.

Ô ciel, mon père !… George, ayez l’air de ne me pas connaître.

(Ils s’éloignent l’un de l’autre précipitamment. Bourset entre et les observe.)
BOURSET, à part.

Julie ne m’a pas trompé : ils s’entendent à merveille. (Haut.) Ma fille, votre mère vous demande ; allez la trouver.

(Louise va pour sortir, un domestique se présente avec un bouquet.)
BOURSET.

Qu’est-ce que cela ?

LE DOMESTIQUE.

Avec la permission de monsieur le comte, c’est un bouquet pour mademoiselle.

BOURSET.

De quelle part ?

LE DOMESTIQUE.

De la part de M. le duc.

BOURSET, lui donnant de l’argent.

Tenez, mon ami. (À Louise.) Prenez ce bouquet, ma fille.

LOUISE.

Oh ! mon papa, je n’aime pas les fleurs.

BOURSET.

Vous les aimez, au contraire. Prenez, vous dis-je.

(Louise obéit, regarde George, et laisse tomber le bouquet.)
BOURSET.

Ramassez votre bouquet, ma fille.

LOUISE.

Mais, mon papa, l’odeur des fleurs me fait mal.

BOURSET.

Elle vous fera du bien aujourd’hui. Ramassez votre bouquet.

LOUISE ramasse le bouquet.

Oh ! il est si lourd, c’est fort incommode au bal ! Que peut-on faire de ce gros vilain bouquet ?

BOURSET.

Emportez-le, et allez trouver votre mère.

(Louise sort en effeuillant le bouquet.)

Scène VI.


BOURSET, GEORGE.
BOURSET.

Votre serviteur, monsieur Freeman ; j’ai deux mots à vous dire, ni plus ni moins. Vous voulez épouser ma fille, cela ne se peut pas.

GEORGE.

Je ne me suis pas expliqué à cet égard, Monsieur ; mais, si telle était mon intention, je crois que vous ne me la refuseriez pas.

BOURSET.

Vous vous trompez. Ma parole est irrévocable. Ma fille est promise.

GEORGE.

Je le sais, Monsieur ; mais, comme vous aurez toujours un million à rendre à M. le duc de Montguay, quand le moment sera venu, vous ne serez pas obligé de lui livrer votre fille.

BOURSET, à part.

Est-il sorcier, ou le vieux duc tombe-t-il en enfance jusqu’à raconter ainsi nos affaires ? (Haut.) Et d’où êtes-vous si bien informé. Monsieur ?

GEORGE.

Peu importe ! il me suffit que ce soit la vérité. Ainsi ce ne serait pas là le prétexte plausible de votre refus.

BOURSET, à part.

Ce diable d’homme me déplaît. (Haut.) Serais-je donc obligé de motiver mon refus ?

GEORGE.

Vous ne voudriez pas me faire d’insulte.

BOURSET.

Eh bien, s’il vous fallait une raison, il y en aurait une bien simple : c’est que vous n’avez pas le sou.

GEORGE, à part.

À la bonne heure ! voici le Samuel d’autrefois ! (Haut.) Mais, Monsieur, lorsque vous donnerez votre fille à M. le duc de Montguay, vous n’aurez pas le sou vous-même, comme il vous plaît de le dire ; autrement vous rembourseriez le million, et ne donneriez pas votre fille, je le suppose, par goût, à un octogénaire. Ainsi ce n’est pas encore là la raison.

BOURSET.

Eh bien ! Monsieur, il y en a une autre, c’est que vous n’avez pas de nom.

GEORGE.

On peut toujours en acheter un !

BOURSET.

Comme j’ai fait, vous voulez dire ! Mais il faut avoir de l’argent pour cela, ça coûte cher !

GEORGE.

Et cela ne sert à rien.

BOURSET.

Si fait, cela sert à tout ; avec un nom on a du crédit et de la faveur : ma fille sans dot sera duchesse, et bientôt, veuve d’un octogénaire, comme vous dites, elle pourra épouser un prince.

GEORGE.

Et, pour peu qu’il ait quatre-vingt-dix ou cent ans, elle pourra en troisièmes noces épouser le roi.

BOURSET.

Vous avez de l’esprit !

GEORGE.

Et vous aussi. Mais allons au fait : vous faites un calcul que vous croyez bon, et je vais vous prouver qu’il ne vaut rien. Vous croyez que la roture s’élève en s’accrochant à la noblesse, vous vous trompez : c’est la noblesse qui s’abaisse en se rattrapant à la roture.

BOURSET.

Ah ! je sais bien que la noblesse dégringole ; mais, avant qu’elle soit par terre, nous serons tous morts.

GEORGE.

Il est possible qu’elle se soutienne jusque-là dans l’opinion ; mais, en fait d’argent et de pouvoir, elle est déjà morte. La manie qu’ont les traitants de s’anoblir n’est qu’une sotte vanité qu’ils tâchent de se dissimuler à eux-mêmes en se persuadant qu’elle aide à leur fortune. Ils se trompent ; on se moque d’eux, et voilà tout.

BOURSET, à part.

Voilà un original bien osé, de me parler ainsi en face !

GEORGE.

Et puis, comme la noblesse est incontestablement ruinée…

BOURSET.

Elle ne l’est pas encore, c’est moi qui vous le dis.

GEORGE.

Elle le sera dans six mois, dans six jours peut-être, grâce à vous et à vos confrères, vous le savez bien. Que pourra-t-elle vous donner quand vous lui aurez tout pris ? Ses titres, ses armoiries ? Qu’en ferez-vous alors ? Vous voyez bien qu’il n’y a là que mensonge et fumée.

BOURSET.

Vous raisonnez serré, maître Freeman, et votre conclusion est que vous devez épouser ma fille par la raison que vous n’avez ni argent ni blason ! Il n’en sera pourtant rien, je vous jure.

GEORGE.

J’aurai un blason quand je voudrai, et de l’argent, à coup sûr, j’en aurai.

BOURSET.

Ouais ! seriez-vous un homme adroit ?

GEORGE.

Non, mais je suis aussi laborieux que vous, et beaucoup plus intelligent.

BOURSET.

Ah ! oui ! vous êtes philosophe ! ça vous mènera loin.

GEORGE.

Je suis cultivateur, Monsieur, et négociant, et je suis en train de faire fortune.

BOURSET.

Eh bien ! quand ce sera fait, vous reviendrez, et on verra.

GEORGE.

Je serai riche le jour où vous serez ruiné. Prenez garde qu’alors je ne vous en dise autant.

BOURSET, à part.

Quel diable d’original ! C’est peut-être un habile compère. (Haut.) Expliquez-moi ça.

GEORGE.

Vous savez bien qu’il y a de belles et bonnes terres à la Louisiane, et vous savez bien aussi qu’il n’y a pas de mines d’or ? Vous savez bien que Crouzat a cédé son privilège pour rien ?

BOURSET, effrayé.

Monsieur, doucement, doucement ! ne criez pas si haut des choses que vous ne savez pas.

GEORGE.

Oh ! mon Dieu, j’étais présent à la signature de l’acte.

BOURSET, à part.

Aïe !

GEORGE.

Et j’ai travaillé dix ans avec Crouzat à la recherche des mines.

BOURSET, baissant la voix et ouvrant les yeux.

Eh bien ! ces mines ?

GEORGE.

Il n’y en a pas, vous le savez de reste…

BOURSET, hébété.

Qu’y a-t-il donc ?

GEORGE.

Des forêts, des troupeaux, des pâturages ; il ne manque que des bras, et c’est absolument la fable du trésor caché dans le champ du laboureur. En le cherchant, on remue la terre, on la fertilise, et c’est ainsi, et non pas autrement, qu’on s’enrichit en Amérique.

BOURSET, tâchant de reprendre de l’assurance, et d’un ton brutal.

Vous ne savez pas ce que vous dites !

GEORGE.

Oh ! j’en fournirai la preuve à qui me la demandera.

BOURSET, à part.

Que la peste étouffe le philosophe ! Heureusement je le tiens par son côté faible. (Haut.) Vous êtes donc amoureux de ma fille ?

GEORGE.

Pourquoi me faites-vous cette question, puisque vous ne voulez pas me la donner en mariage ?

BOURSET.

C’est que vous ne me paraissez pas dépourvu de sens, et on pourrait peut-être s’entendre avec vous par la suite.

GEORGE.

Ce ne sera pas long ; car dans quelques jours le duc aura gagné les douze millions que vous lui promettez, ou perdu celui qu’il vous a confié.

BOURSET.

Il est certain que, s’il y a beaucoup de gens comme vous qui vont décrier nos affaires et nous ôter la confiance publique…

GEORGE.

Il y aura toujours des gens pour dire la vérité et des gens pour l’entendre. Ainsi jouissez vite de votre reste, vous touchez au dénoûment.

BOURSET, à part.

Il me donne froid, ce sauvage ! (Haut.) Et si je suis ruiné, puis-je refuser ma fille au duc de Montguay ?

GEORGE.

Oui.

BOURSET.

Touchez là ! Mais qui remboursera le million ?

GEORGE.

Vous et moi.

BOURSET.

Avec quoi ?

GEORGE.

Avec notre travail et notre probité.

BOURSET.

Hum !… Allons, faites la cour à ma fille, sous les yeux de sa mère, bien entendu ; mais pas un mot de ceci, et pas une démarche qui me discrédite auprès du duc.

GEORGE.

Je ne m’engage à rien de semblable.

BOURSET, à part.

Eh bien ! ni moi non plus, car je ne suis pas encore ruiné ! (Haut.) Nous reparlerons de cette affaire, et, en attendant, partons pour le bal ; il est temps.

GEORGE.

Avec ces dames ?

BOURSET.

Vous irez dans ma voiture ; elles iront dans la leur : nous froisserions leurs atours. Venez-vous ?

GEORGE.

Soit ! (À part.) Je ne te lâcherai pas.

BOURSET, de même.

Je saurai bien te tenir !

(Ils sortent.)

Scène VII.


JULIE, LOUISE, regardant à la fenêtre.
LOUISE.

Partons-nous, maman ? voilà la voiture de papa qui s’en va ; la nôtre attend.

JULIE.

Un instant, ma fille, j’ai quelques mots à vous dire.

LOUISE.

Oh ! j’écoute, maman.

JULIE.

Parlez-moi avec franchise, mon enfant, ouvrez-moi votre cœur comme à votre meilleure amie.

LOUISE, avec effusion.

Oh ! oui, ma chère maman.

JULIE.

Vous connaissez George Freeman ?

LOUISE.

Un peu… maman…

JULIE.

Dites toute la vérité ; votre mère veut votre bonheur, mon enfant. George m’a demandé votre main (Louise tressaille), et j’ai promis de la lui accorder si je puis m’assurer que son affection pour vous est sincère.

LOUISE, émue.

Oh ! s’il vous l’a dit, maman, j’en suis bien sûre.

JULIE.

Mais comment le savez-vous ? Il vous l’a donc dit ?

LOUISE.

Jamais, maman.

JULIE.

Louise, vous me trompez ; vous ne m’aimez donc pas ?

LOUISE.

Oh ! ma bonne mère, aimez-moi, car je ne demande qu’à vous chérir de toute mon âme.

JULIE, la caressant.

Eh bien ! ma fille, il t’a parlé d’amour ?

LOUISE.

Eh bien ! maman, je vous le jure, il ne m’en a jamais dit un mot.

JULIE.

Mais il t’a parlé de mariage, au moins ?

LOUISE.

Pas davantage. Il me disait toujours qu’il avait horreur du mariage, au contraire, et qu’il ne connaissait pas de lien plus avili par l’ambition et la cupidité.

JULIE, à part.

Ceci est pour moi. (Haut.) Et lorsqu’il t’a enlevée, où t’a-t-il conduite ?

LOUISE.

Oh ! il ne m’a pas enlevée ; c’est moi qui voulais me tuer.

JULIE.

Par amour pour lui ?

LOUISE.

Je ne le connaissais seulement pas ! Mais c’est que je m’imaginais !… oh ! pardonnez-moi, maman, j’avais bien tort ; car vous êtes si bonne pour moi ! je m’imaginais que vous ne m’aimiez pas.

JULIE.

Et lui, il t’a persuadé qu’il t’aimait ?

LOUISE.

Oh ! maman ! si vous ne me disiez pas qu’il vous a demandé ma main, je ne le croirais pas, car il m’a toujours traitée comme un enfant. Au couvent, il passait pour mon oncle, et il venait me voir seulement une fois par semaine à la grille du parloir. Et puis peu à peu, je ne sais comment, il est venu plus souvent, et il restait plus longtemps, mais toujours en présence de la tourière ; et il me parlait avec bonté, mais aussi avec une sévérité qui me tenait dans la crainte ; de sorte que je ne sais pas encore s’il m’aime, ou s’il a eu pitié de moi.

JULIE.

Et si tu le crains, tu ne l’aimes pas, toi !

LOUISE.

Oh ! je l’aime plus que je ne le crains, maman !

JULIE.

Et tu consentirais à l’épouser ?

LOUISE.

Oh ! oui, si vous y consentiez !

JULIE.

Et t’a-t-il écrit quelquefois ?

LOUISE.

Oui, maman, quelquefois. Tenez, j’ai encore là une lettre que j’ai reçue hier ; il ne croyait pas me voir aujourd’hui. Voulez-vous que je vous la montre ?

JULIE.

Sans doute.

LOUISE.
La voici.


Assez ! maman, assez !… (Page 24.)

JULIE, parcourant la lettre.

Il vous appelle sa fille ! Il vous tutoie !… Il me semble que c’est le langage de la passion, si ce n’est celui de la folie.

LOUISE.

Mon Dieu ! maman, vous me faites trembler ! Qu’y a-t-il donc dans cette lettre ? Est-ce que je ne l’aurais pas comprise ?

JULIE.

La lettre est fort tendre, à coup sûr ; mais si je t’en montrais une de cette même écriture et de ce même style, plus tendre encore, adressée à une autre femme que toi ?

LOUISE, pâlissant.

Oh ! mon Dieu ! je dirais que je me suis trompée, qu’il ne m’aime pas.

JULIE.

Cependant il te demande en mariage ! Comment expliquer ceci ! Tiens… regarde !

(Elle tire une lettre de sa poche.)
LOUISE, toute tremblante, ouvre la lettre convulsivement, et lit :

« Votre indifférence me tuera… Vous ne m’aimez pas. Vous croyez que j’en aime une autre…. (Sa voix est étouffée.)

JULIE, prend la lettre et la continue.

« Mais c’est vous seule, c’est vous pour qui je veux vivre et mourir… »

LOUISE, tombant dans un fauteuil.

Assez ! maman, assez !…

JULIE, à part, remettant la lettre dans sa poche.

Tu ne te doutais pas, pauvre chevalier, en m’écrivant ce billet dans toute la candeur de tes dix-sept ans, qu’il me servirait dix-sept ans plus tard à déjouer tes perfidies… Allons, le coup est porté ! (À Louise.) Eh bien ! Louise, avez-vous donc si peu de dignité que vous pleuriez un homme qui vous trompe ? Allons, remets-toi, oublie-le, et allons au bal.

LOUISE.

Au bal ? Le revoir ? oh ! jamais ! je mourrais de honte !… Partons, maman, partons !

JULIE.

Où veux-tu donc aller ?

LOUISE.
Au couvent, au couvent pour jamais !


Louise seule, arrachant les fleurs de ses cheveux. (Page 25.)

JULIE.

Pour qu’il aille encore t’égarer par de nouveaux artifices ?

LOUISE.

Dans un autre couvent, où il ne pourra ni me découvrir ni m’approcher.

JULIE.

Ce serait peut-être là le meilleur parti à prendre si tu t’en sentais le courage.

LOUISE.

Oh ! oui, maman, j’aurai du courage, je vous en réponds ! Ah ! mon voile, ma robe de novice ! Rendez-moi tout cela, maman, afin que je m’en aille bien vite !

JULIE.

Je vais te les chercher. La voiture nous attend, nous pouvons aller à Chelles.

LOUISE.

Où vous voudrez, maman, pourvu que ce soit bien loin de lui.

(Julie sort.)
LOUISE, seule, arrachant les fleurs de ses cheveux.

Oh ! cette parure maudite que je portais déjà avec orgueil en songeant qu’elle m’embellirait à ses yeux !… il ne l’avait pas seulement remarquée… Il était mécontent, inquiet de me voir aller au bal. Sans doute, celle qu’il aime doit s’y trouver, et ma présence les eût gênés… Mais, après tout, il ne m’a jamais rien promis. (Se laissant tomber sur un fauteuil, les cheveux épars et ses parures gisant à terre.) Quel rêve ai-je donc fait ? Insensée que je suis ! Ah ! je l’aimais, moi, et j’aurais su me faire religieuse, et vivre à jamais retirée du monde, cloîtrée, oubliée de tous, pourvu qu’une heure, un instant, qu’une fois dans l’année, il fût venu me dire au travers de la grille : « Mon enfant, je veille sur vous. » Mais à présent je ne peux pas, je ne veux pas le revoir… Et mes jours se consumeront dans l’ennui mortel de la solitude, dans l’horreur de l’abandon… car personne ne m’aime, moi ! personne ne m’a jamais aimée. Que cette idée fait de mal… elle donne la mort… Oui, je me sens mourir !… Maman !… J’étouffe.

(Elle veut se lever, chancelle et retombe évanouie sur le fauteuil.)
JULIE rentre avec le voile et la robe de novice.

Allons, Louise, du courage… Eh bien ! Elle ne répond pas… Louise… vous souffrez donc beaucoup ? Comme elle est froide !… Oh ! je lui ai fait bien du mal… Oui, cela fait bien du mal, un premier amour brisé !… On en rit, on dit que ce sont des larmes d’enfant… On croit que le luxe, la parure, l’enivrement de l’orgueil, vous consoleront en un jour… On le croit soi-même… Et cela n’est pas vrai, on souffre longtemps… On souffre toujours !… On n’aime plus, mais on a honte de soi-même, et à chaque déception, à chaque douleur qu’on rencontre dans la vie, on se dit : C’est ma faute, j’aurais pu être heureuse… Je ne l’ai pas voulu… j’ai manqué de courage… J’ai eu peur de la misère !… Louise !… Louise !… ma fille, ah !… je l’ai tuée… J’ai tué ma fille !

(Elle la saisit dans ses bras et tâche de la ranimer. Louise revient à elle-même, la regarde d’abord sans la reconnaître, puis se jette dans ses bras et fond en larmes.)
JULIE, pleurant.

Ma fille, vous êtes bien mal.

LOUISE.

Partons, maman.

JULIE.

Non, mon enfant, vous ne le pouvez pas… Je serais trop inquiète de me séparer ainsi de vous ; venez, vous allez vous reposer sur mon lit.

LOUISE.

Eh bien ! maman, comme vous voudrez. Allez au bal, j’attendrai votre retour.

JULIE.

Non, je ne vous quitterai pas. Jamais, jamais, je ne te quitterai plus…

LOUISE.

Oh ! que vous êtes bonne pour moi, maman ! vous m’aimez, vous ?

(Elle se jette à son cou.)
JULIE.

Et si je vous aime, Louise, vous vous consolerez, n’est-ce pas ?

LOUISE.

Oh ! maman, je l’aurais haï, mais je l’aimerai pour m’avoir raprochée de vous aujourd’hui ! Ah ! j’étais bien ingrate de douter de votre cœur ! Il sera mon refuge dans l’avenir.

JULIE, à part.

Et le lien sera mon refuge aussi contre le passé. (Haut.) Viens dans ma chambre ; tu dormiras, je veillerai près de toi. (À part et soutenant sa fille dans ses bras.) Mon Dieu ! voici pourtant une idée de bonheur ; pourquoi ne l’avais-je pas encore comprise ?