Les Missives/Epistre a ma fille
EPISTRE
A MA FILLE.
I la fable d’un excellent poëte a
mis Enee entre les celestes, pour
avoir tiré son pere & les simulacres
de ses Dieux hors de la flame
qui bruloit Ilion : combien
avec plus de raison, l’histoire
veritable d’un siecle non ingrat devra faire honorable
mention de toy (ma Fille) qui par vive foy
porte au cueur l’image du grand Dieu, & par le vol
de ta plume sans mendier l’aide d’autruy prends
peine de me tirer hors des nuitz Cimerienes, où
l’ignorãce & la viellesse me tenoient ensevelie ? Tu
resembles au vert rameau, qui par sa naïve grace
eft cheri de la douce aure, des gratieux ruisseaux,
& des rayons temperez du Soleil: lequel rendant
loyer du bien receu par la fertilité de ses fleurs en
tout temps multipliees, n’oublie jamais la vielle
souche qui luy a donné un peu de matiere sans forme :
mais il est tousjours curieux de cacher son defaut,
& le defendre de la violance des vents, du
tonnerre, & du temps. Ainsi (ma Fille) je t’espreuve
sans fin comblee d’amour & de pieté, m’eslevant
l’ame & le ceur à quelque loüable entreprise. Et voicy la troisiesme fois que ta force m’encourage
de parler en public, où je ne puis m’empescher
d’estre saisie d’un peu de crainte par l’exemple de
Mantuan. Il dit que le Tout-puissant apres avoir
puni le premier pere de sa desobeissance, & mis
hors du Paradis des delices, il le rendit fermier de
la terre, avec condition d’en avoir soing, de croistre
& multiplier. Dieu va au ciel, l’homme demeure
sur la terre, qui estant nouvellement touchee par la
main divine, devint si fertile que nos aieux (quasi
sans pain) y vivoient en tous plaisirs : & firent en
peu de temps naistre un grand nombre de beaux
enfans. Le Seigneur qui avoit soing d’eux les voulut
visiter plus doucement que la premiere fois : Adam
le sçait, qui advise son espouse de la venuë du maistre.
La mere prevoiant combien la chasteté donneroit
d’ornement à la femme, pense que ceste
faute de ne l’avoir pas assez gardee, avoit quelque
chose de cõmun avec le larcin du fruict defendu :
& pource (voulant dissimuler) elle cache soudain
une partie de ses enfans au foin, en la paille, en la
créche : l’autre est lavee, paree, acoustree selon son
loisir. Mais le Seigneur plus prompt a des-ja resequé
sa grandeur pour estre un de leur petitesse, qui
reçoit ceste faveur en toute humilité : il regarde ce
nouveau peuple d’un œil favorable & benin : il le
bien-heure, l’un de la monarchie, l’autre du regne,
l’autre de la principauté. La mere (toute pleine d’aise)
fait venir ceux qui pour sõ peu de loisir n’estoiẽt du
tout si bien parez : celuy dont la puissante main n’est jamais r’acourcie, leurs donna les graces de
l’entendement, les propheties, les oracles, la cognoissance
des conversions & revolutions des choses, les
loix universelles. Les seconds si bien partagez, Eve
tire promptemẽt les autres du cachot, esperant qu’il
y eust encore assez de richesses pour eux : mais le
Seigneur des-ja parti ne voit point la troisiesme
bande des freres, bien qu’ils ne fussent pas moins
agreables que les premiers. Tu sçais (ma Fille) à quel
propos je renouvelle ce discours : toutesfois si tu es
resoluë de marcher, je diray comme ce Romain, Je
suis sain Brutus : & proteste dés maintenant, que ny
mon mal de teste, ny ma douleur d’estomac, ny
ma fievre ordinaire, ne m’empescheront d’aller où
mon desir me porte : puis que ta volonté est telle,
me voicy ma Fille.